La Peine de mort (Simon)/Le récit/X

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 157-168).
◄  IX
XI  ►


X


Je ne vous dirai pas les jours qui suivirent, ni tous les incidents de la procédure nouvelle qui s’instruisit. La mort de Brossard n’était qu’un incident dans le procès de Le Pridoux et de Jean Brien, car on relevait contre eux deux autres assassinats. Ils persistèrent jusqu’à la fin à soutenir que les frères Nayl avaient accompagné la bande volontairement chez Brossard, qu’ils avaient su ce qu’on y allait faire, et qu’ils avaient assisté en armes à l’exécution. Quand ils furent mis tous en présence, les Nayl repoussèrent ces déclarations avec la plus grande énergie ; ils soutinrent que les réfractaires leur avaient complétement caché leur dessein ; que quand ils purent soupçonner un crime, ils firent tous leurs efforts pour s’y opposer, et que même au moment où l’on porta le premier coup à Brossard une lutte s’engagea entre eux et les assassins. Jean-Louis montra les traces de deux écorchures assez graves, qu’il affirma lui avoir été faites pendant la lutte ; mais ils furent bâillonnés, garrottés, réduits à être spectateurs impuissants du crime. Depuis ce moment, ils erraient au milieu des autres, plutôt comme des prisonniers que comme des compagnons, et menacés d’être tués à la première tentative d’évasion. Yvonic raconta dans les plus grands détails comment ils étaient parvenus à s’enfuir dans une alerte, et à se réfugier dans une hutte de charbonniers, où la gendarmerie les avait arrêtés dès le lendemain. Ce récit, dans lequel les trois frères n’avaient jamais varié, et qu’ils faisaient tous les trois avec l’air et le ton de la vérité, faisait impression, malgré son invraisemblance, sur l’esprit du magistrat instructeur. Les causes avaient été séparées, et les Nayl devaient être jugés aux assises du Calvados, mais on les retenait à Vannes parce qu’ils étaient nécessaires à l’instruction de l’autre procès. On n’abandonnait pas l’espoir d’arriver à quelque découverte qui fût dans leur intérêt. Le procureur du roi avait fait partager sa sollicitude à tout le tribunal, et je puis même dire à toute la ville. On pensait généralement que les jurés de Caen prendraient en considération la condamnation de Le Pridoux et de Jean Brien, les angoisses d’une condamnation à mort, les longueurs d’une seconde procédure, la jeunesse, les bons antécédents des frères Nayl, et ce fait, désormais acquis, que le meurtre de Brossard n’avait pas été commis directement par eux, que leur crime, s’ils étaient criminels, n’était que d’avoir assisté en armes à l’assassinat. S’il ne sortait pas de ce nouveau procès une condamnation capitale, le roi pouvait faire grâce de la peine des galères. Échapper aux galères et à la mort, c’était désormais toute notre espérance ; car la négation obstinée de Le Pridoux et de son complice nous faisait perdre l’espoir d’un acquittement. Lorsque les frères Nayl furent entendus à l’audience de la cour d’assises de Vannes, le public écouta leurs paroles avec anxiété. Tous les yeux se tournaient vers les accusés, et leurs dénégations excitaient dans toute la salle des murmures. Le vénérable M. Le Gall, qui présidait, les conjurait avec larmes de dire la vérité. Tout l’intérêt était pour les condamnés de la veille, dont on commençait à espérer l’acquittement, tandis que tout le monde, sans distinction de parti, voyait avec dégoût les nouveaux accusés ; mais leur réponse fut constamment la même. Ils répétèrent que les frères Nayl étaient allés de leur plein gré, et en pleine connaissance de cause, dans la chambre du malheureux Brossard ; que la lutte dont ils parlaient était une fable sans vraisemblance ; que les réfractaires avaient résolu d’un commun accord, au souper, chez le meunier de Kerdroguen, de frapper un grand coup pour intimider les délateurs ; qu’ils plaignaient sincèrement les Nayl, mais qu’ils ne pouvaient pas mentir pour les sauver. Ces paroles, prononcées avec une imperturbable assurance, déroutèrent toutes les conjectures. L’arrêt fut prononcé dans la soirée, et, dès le matin, une voiture fermée, escortée de gendarmes, emmena les frères Nayl dans la prison de Caen.

Le Pridoux et Jean Brien laissèrent passer le délai de l’appel, de sorte que, trois jours après leur condamnation, le bruit se répandit dans la ville que l’exécution aurait lieu le lendemain. Je me rendis aussitôt chez Marion, pour la déterminer à quitter Vannes sur-le-champ. Je vis en arrivant à la porte une table couverte d’une serviette, sur laquelle on avait posé un crucifix en bois et un bénitier. Madame Nayl était morte dans la matinée. La raison lui était revenue au moment de sa mort, et elle avait connu de nouveau toute l’horreur de sa situation. Le corps était gardé par quelques voisines et par l’abbé Le Ber, qu’on était toujours sûr de rencontrer partout où il y avait des pauvres et des malheureux. Je cherchai des yeux M. Nayl et sa fille, et je fus surpris de ne pas les voir, car je savais que l’habitude des Bretons est de ne pas quitter leurs morts. « Ils sont à la prison avec Moisan, » me dit l’abbé Le Ber. (M. Moisan était l’aumônier des prisons, qui avait la triste et sublime charge de conduire les condamnés au supplice. Il était doublement malheureux ce jour-là, car il partageait nos sentiments et notre conviction, et pour la première fois de sa vie, il préparait des condamnés au supplice, sans pouvoir les aimer.) « C’est la morte, me dit M. Le Ber, qui a voulu qu’ils fissent en son nom une nouvelle tentative auprès des condamnés. — Dites-leur que j’entendrai leurs paroles quand je serai avec Dieu. — Ce sont les derniers mots qu’elle ait prononcés. Nayl s’est levé, il lui a fermé les yeux, l’a embrassée sur la bouche, et ils sont partis… » Je m’agenouillai avec les autres pour prier. Une heure environ s’écoula. On entrait et on sortait, selon l’usage, pour jeter de l’eau bénite sur le corps. Enfin, nous entendîmes un grand bruit et des sanglots. C’était Marion qu’on apportait, l’œil hagard, l’écume à la bouche, en proie à une violente attaque de nerfs qui ressemblait à l’épilepsie. La mort de sa belle-mère, la vue des condamnés, la pensée de leur supplice si prochain, avaient été trop forts pour elle ; cette nature si forte et si calme avait cédé à la fin.

Quand elle était entrée dans le cachot funèbre, quand elle avait entendu les condamnés répéter leurs meurtrières dénégations, quand elle avait vu Nayl découvrir ses cheveux blancs et se traîner à leurs pieds en poussant des sanglots déchirants, elle avait perdu tout empire sur elle-même, et à un moment on avait craint de la perdre. On plaça le cadavre sur des tréteaux, afin d’étendre Marion sur le seul lit qu’il y eût dans cette pauvre demeure. Je souhaitai ardemment que le délire se prolongeât pendant vingt-quatre heures. Le pauvre Nayl serrait dans ses mains tremblantes les mains de sa fille bien-aimée, puis il la quittait pour aller embrasser en pleurant sa vieille compagne. Je sentis cette nuit-là plus de tristesse peut-être, et à coup sûr plus d’accablement, que je n’en avais éprouvé après la condamnation de mes trois amis. On s’était procuré pour tout luminaire une torche de résine. De pieuses femmes se relayaient pour prier. Pour nous, nous demeurâmes en silence toute la nuit ; je voyais de grosses larmes couler le long des joues du vieillard, et je ne cherchais pas à retenir les miennes. Marion s’endormit un peu avant le jour. J’écoutais attentivement le son des cloches, car je savais que le supplice avait lieu de très-bonne heure et qu’on sonnerait l’agonie à toutes les églises. Nayl fit le signe de la croix quand il entendit le premier son lugubre. Marion se dressa sur son lit les yeux ouverts : elle écouta le son des cloches, regarda le corps de sa mère, et je vis qu’elle avait toute sa raison. Comme elle était toute vêtue, elle descendit du lit, embrassa d’abord son père, et se jeta ensuite à mon cou tout en larmes. C’était la première fois qu’elle me donnait une telle preuve d’affection. Elle avait bien raison de me traiter en frère, car j’en étais un pour elle, et je le suis encore après tant d’années. Ce premier moment passé, elle s’essuya les yeux et se mit à ranger toutes choses avec son calme accoutumé. On vint faire la levée du corps ; j’avais demandé que cette triste cérémonie se fît de bonne heure. Il n’y eut que nous trois derrière la bière, et comme nous descendions vers Saint-Paterne, nous eûmes à fendre la foule qui remontait vers le champ de foire, où l’échafaud était dressé.