Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 7-20).


LA PATRICIENNE

ÉTUDE DE MŒURS SUISSES


Séparateur


I


Par un clair matin de mars, un jeune homme à la figure intelligente se promenait sur le bord de l’Aar, dont les eaux entourent la ville de Berne. Il suivait le sentier qui serpente à gauche de la rivière, le long d’un petit bois où déjà les oiseaux, heureux sans doute d’avoir échappé aux dangers de la nuit, saluaient de leurs chants harmonieux l’aurore naissante.

Malgré le froid, encore très vif, notre promeneur portait un habit de cérémonie. Le chapeau sous le bras, il laissait ses cheveux d’un blond doré, flotter à la brise matinale. Le teint frais du visage, les traits énergiques et bien dessinés de cette mâle physionomie dénotaient la santé du corps et une force d’âme exceptionnelle. À le voir ainsi, le menton et les joues rasés de la veille, sous ce costume, à cette heure et dans cette saison, on l’eût certainement pris pour un acteur qui, après un souper de longue haleine, serait venu chercher, dans la fraîcheur du premier jour, de nouvelles sensations, plus pures que celles des feux de la rampe. Mais souvent l’apparence est trompeuse. Car, en observant plus attentivement le jeune homme, on devinait bientôt, à ce mélange de noblesse et de simplicité qui le distinguait, que l’on n’avait pas affaire à un habitué des coulisses de théâtre, rompu aux rôles que crée l’imagination des poètes.

Ce promeneur était connu dans le monde universitaire sous le nom de Jean Almeneur, docteur en philosophie. Il sortait d’un bal, où il avait dansé toute la nuit. Au lieu de rentrer directement chez lui, il avait trouvé à propos de faire cette promenade sur le bord de la rivière. Il n’avait d’ailleurs pas sommeil. Heureusement pour lui, toutefois, que la température s’était adoucie depuis quelques jours ; autrement cette imprudence aurait pu lui coûter cher. Il est vrai qu’il était d’une rare vigueur. La fatigue et les maladies mordaient difficilement sur sa robuste nature, pétrie, pour ainsi dire, comme celle d’Achille. Jean était né sur la montagne, dans l’Oberland, où il avait passé sa première jeunesse, quinze années, gardant les chèvres de son père.

Il était donc de forte race, de celle qui donne les hardis chasseurs de chamois. Sa vive intelligence l’avait poussé vers l’étude. Depuis qu’il avait quitté son village, chaque fois qu’il le pouvait, le docteur retournait, le cœur joyeux et le corps alerte, à ses glaciers et à ses hauts sommets. Cette humble origine lui avait imposé bien des privations ; de bonne heure, il avait été réduit à gagner lui-même l’argent qu’absorbaient ses études. D’un autre côté, grâce précisément à cette robustesse naturelle, il était à même de déployer toutes les énergies de son esprit sain et viril.

Ce jeune homme, ainsi bâti à chaux et à sable, trahissait par son allure quelque peu étrange, un trouble moral assez profond. Les choses environnantes n’attiraient même pas ses regards. Ce n’étaient pourtant plus les derniers sons de la valse, ni les fumées des vins fins qui provoquaient cette vague surexcitation, sous l’empire de laquelle le docteur paraissait agir. Était-ce peut-être le souvenir d’un charmant visage entrevu et admiré l’espace d’une seconde ? Mais, alors, notre philosophe aurait dû raisonner plus tranquillement l’impression reçue, et non murmurer toujours :

— Pourquoi justement celle-là ?

Question qui n’amenait jamais de réponse satisfaisante.

Le docteur Almeneur avait été au bal des professeurs. À Berne, cet événement a cela de particulier que les familles patriciennes prennent part à cette réjouissance. C’est une sorte de terrain neutre où se rencontre, sans que, pour cela, on soit obligé de renier ses principes, la classe bourgeoise, aisée et démocrate avec les descendants de l’ancienne noblesse de la ville.

Les ancêtres de plusieurs de ces derniers figuraient déjà aux croisades, et leur arbre généalogique est aussi vénérable que celui de maintes familles régnantes. À l’époque où commence notre récit, leur situation sociale s’était complètement transformée. Elle avait subi le sort de la noblesse dans les pays que l’esprit de la Révolution française de 1789 a réveillés. Peu à peu, ses droits et ses privilèges avaient été attaqués les uns après les autres et finalement détruits. La gloire de celle de Berne s’était éteinte ; il ne lui restait plus que de vieux parchemins jaunis, quelques traditions historiques et la liberté, dont n’usait pas tout le monde, de porter la particule « de » entre leurs prénoms et leurs noms patronymiques. Quelques-unes de ces familles étaient pauvres ; d’autres possédaient de grands biens, mais d’une exploitation difficile ; enfin, des troisièmes avaient gagné de belles fortunes, soit dans l’industrie, soit dans le commerce ou les affaires de banque.

Ils ne faisaient que de rares concessions aux idées modernes et seulement lorsque les exigences des temps nouveaux le commandaient impérieusement. De même qu’à Rome, on les appelait les patriciens. Ils se tenaient à l’écart, ne participaient plus guère à l’administration de l’État. Le français était leur langue de prédilection, bien qu’ils fussent pour la plupart d’origine germaine. Ils se mariaient entre eux ; cependant quelques jeunes nobles, les plus huppés, sinon les plus ambitieux, consultaient parfois l’almanach de Gotha pour trouver une femme.

Il ne pouvait donc être question, pour certaines familles de la bourgeoisie, d’entretenir des relations suivies avec les familles patriciennes. Les bals de professeurs étaient arrivés au bon moment. Sans se compromettre, la noblesse osait bien y paraître, puisque l’Université, comme institution, revendique aussi une haute antiquité, une histoire et une tradition. En outre, aux yeux des patriciens, du moins nous le supposons, tout homme qui a reçu une excellente instruction, s’est acquis en même temps le droit de se présenter partout ; de sorte que, peut-être sans le vouloir et sans y songer, les sages brahmanes qui pontifient dans les universités servent d’intermédiaires entre des familles qui, sans eux, ne se verraient jamais. Tout bien considéré, c’est encore une mission civilisatrice et non la moins ingrate.

Il ne faut pas croire, toutefois, qu’au bal de cette année-là, il y eut un rapprochement plus grand qu’aux bals précédents. Nullement. On distinguait aussi une gauche et une droite, avec cette différence notable que les simples bourgeois occupaient toute la partie droite de la salle, tandis que la société qui s’imaginait être la première s’était emparée du côté gauche. Les professeurs, avec leurs familles, allaient vers les uns et vers les autres, selon leurs goûts et leurs préférences. Cependant, il semblait que quelques-uns montraient beaucoup plus d’empressement autour des patriciens.

Les dames de l’aristocratie ne dansaient naturellement qu’avec des hommes de leur monde. Aussi avaient-elles su très bien s’arranger, pour que, dès le premier moment, elles fussent dans l’impossibilité d’accepter aucune invitation. Si l’un des jeunes gens, professeur ou étudiant d’origine bourgeoise, s’avisaient de demander une danse à l’une ou l’autre de ces nobles dames, ils étaient presque tous éconduits par la même réponse :

— Nous regrettons. Toute notre soirée est déjà prise.

Et avec quelle moue dédaigneuse, quel balancement de tête, ces mots étaient prononcés !

Les patriciens, eux, n’avaient pas ces scrupules, ni ces mièvreries. Il est vrai que, de tout temps, on a vu « des chevaliers » faire danser les filles de paysans et même chercher à gagner leurs faveurs, sans qu’on les accusât de déroger. Toutefois, à ce bal fameux, il en fut tout autrement. Mis en coupe réglée par la malice de leurs femmes et de leurs filles, ils ne purent, ce soir-là, vouer aucune attention aux petites bourgeoises, pourtant nombreuses et quelques-unes jolies à damner des saints.

La fatalité voulut que le docteur Almeneur échouât de même auprès d’une jeune patricienne.

Il l’avait remarquée dès le commencement de la soirée, lorsqu’elle était entrée dans la salle du bal. Elle pouvait avoir dix-neuf ans. Jean ne la connaissait pas. Il interrogea deux ou trois de ses amis, mais inutilement. Aucun ne savait son nom. Craignant de trahir l’intérêt qu’elle lui avait inspiré à première vue, il ne poursuivit pas ses recherches.

La jeune fille attirait irrésistiblement le regard. Sa toilette de bal, simple et riche tout à la fois, révélait un goût parfait. Une robe de soie blanche, d’un prix très élevé, moulait les contours exquis d’une taille souple et élancée. Il y avait une telle grâce dans tous ses mouvements que notre philosophe en fut vivement frappé. Tout en causant, on eût dit qu’un malin esprit animait ses traits, et, quand elle souriait, ses dents étincelaient ainsi que deux rangées de perles enchâssées dans un écrin de corail. L’éclat doux de ses yeux, la suave expression de son visage, le pur ovale de la figure et la belle carnation des joues s’harmoniaient admirablement avec ses blonds cheveux cendrés, bouclés sur le front et les tempes, et relevés en torsade sur une nuque d’ivoire. Et, pourtant, ce n’était pas une beauté dans toute l’acception du mot. Un peintre eût nécessairement découvert quelques défauts, l’une ou l’autre imperfection. Ses yeux, par exemple, étaient trop petits et trop cachés sous le front proéminent. On pouvait encore lui reprocher la mauvaise habitude qu’elle avait prise de fermer à demi et trop souvent les paupières, mouvement qui rapetissait visiblement la pupille. Néanmoins, l’homme qu’atteignait le regard de ces yeux ne trouvait plus rien à blâmer.

En outre, son teint n’était peut-être pas assez brillant, manquait parfois d’éclat. À vrai dire, aussitôt qu’elle s’animait, des couleurs plus vives reparaissaient sur ses joues ; mais, dès qu’elle suivait, en elle-même, le vol de sa pensée, ce qui lui arriva plusieurs fois durant cette nuit de bal, sa peau reprenait sa matité : comme un gris de perle lui recouvrait le cou, les épaules et les bras.

Malgré ces critiques de détails, ce même peintre n’aurait cependant pas souhaité un autre modèle pour représenter Ève s’éveillant au milieu de la jeune création, Ève la blonde, car dans ce corps d’une souplesse caressante, on devinait tout ce qui fait la femme, ses vertus et ses faiblesses, lesquelles ont toujours été, depuis la naissance de l’humanité, et seront sans doute toujours autant d’énigmes difficiles, sinon impossibles à analyser.

Jean Almeneur pensait avec beaucoup de raison qu’on ne va pas au bal seulement pour admirer de loin la grâce et la beauté des femmes. Il résolut donc de se présenter soi-même à elle et de l’inviter à danser.

Il hésita longtemps. La chose offrait bien quelque difficulté. Le docteur ne la connaissait que de ce soir. La jeune fille supposerait elle qu’elle n’était pas une étrangère pour lui ? Bast ! Il se nommerait et donnerait simplement sa carte.

Les dernières mesures d’une mazurka venaient de retentir dans la salle brillamment illuminée. La patricienne était retournée à sa place.

Jean prit alors son courage à deux mains, et d’une démarche très décidée, il s’avança vers elle. Son salut fut-il assez respectueux ? Nous ne savons. Ce qui est plus certain, c’est que, une fois maître de lui, il dit d’une voix légèrement tremblante :

— Permettez, mademoiselle, que je me présente moi-même. Je suis le docteur Almeneur et j’ose vous prier de m’accorder la prochaine danse, ou l’une des suivantes.

La jeune fille l’avait vu s’approcher. Durant une seconde, son visage avait trahi l’impression favorable que produisait toujours la mâle prestance de Jean. Mais, une fois devant elle, dans une posture en même temps noble et presque suppliante ; et, quand il lui eut adressé son invitation et remis sa carte, elle le regarda d’une façon quelque peu singulière et répondit d’un ton calme, en baissant les yeux, sans qu’un aimable sourire vînt adoucir ce que son refus avait de blessant :

— Je regrette, monsieur, je suis déjà engagée pour toute la soirée.

Et le mouvement de sa jolie tête, avec lequel elle souligna ces mots, disait si bien qu’elle n’accueillerait pas mieux une nouvelle tentative, que Jean Almeneur, après s’être incliné rapidement, se retira, le sang bouillonnant dans les veines. L’affront l’avait touché au cœur.

Néanmoins, il ne la perdit pas de vue. On eût dit que son destin était de tourner sans cesse autour d’elle. Il savait toujours dans quel coin de la salle elle se trouvait ; s’il ne l’apercevait plus, une sorte de charme magnétique lui révélait la place qu’elle occupait. Dans cette perpétuelle agitation du bal, il arriva même deux ou trois fois que leurs regards se croisèrent furtivement lorsqu’elle passait près de lui, emportée par le tournoiement rapide de la valse. Et Jean Almeneur s’était imaginé qu’elle l’avait regardé déjà plus longtemps, bien qu’elle se fût cependant hâté de baisser ses longs cils bruns. Cette découverte ne fit qu’augmenter encore l’étrange attrait que la jeune fille avait exercé sur lui, dès leur première rencontre.

La fière patricienne, de même que le docteur, resta presque jusqu’à la fin du bal, qu’elle quitta au bras d’un homme de haute taille, frisant la cinquantaine. L’instant d’après, Jean s’éloignait à son tour et, malgré l’heure matinale et le froid de la saison, il était sorti de la ville et avait gagné le bord de l’Aar où nous l’avons vu se promener, tout en cherchant à se rendre compte de ses nouvelles impressions.

— Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? se demandait-il continuellement, en essayant de dégager sa volonté des pensées qui l’assiégeaient.

Il y avait à ce bal de plus belles jeunes filles : ainsi Marguerite Sylven, l’unique enfant d’un riche fabricant. Elle était d’une beauté ravissante, fine et blonde des pieds à la tête ; l’incarnation de la jeunesse et de la fraîcheur, de la grâce naïve et de la pudeur. Elle avait des bras de Vénus et dansait avec la légèreté d’une sylphide. Tout était pur dans ce corps, d’une nervosité rare. On l’avait proclamée la reine du bal.

Mais, à côté d’elle, le docteur en avait encore remarqué plusieurs autres, particulièrement cette mignonne Francisca, jeune fille à la physionomie idéalement poétique, avec des traits fins et nobles. Ses opulents cheveux noirs faisaient un admirable contraste avec le bleu foncé de ses yeux. Enfin, dans cette revue rétrospective, Jean n’oublia pas Marie Muller, pour laquelle il avait d’abord ressenti le plus vif intérêt. Elle paraissait si douce et si tendre. Sa nature délicate, presque frêle, le rose transparent de ses joues, l’éclat de ses yeux, quoique habituellement à demi voilés, donnaient à son visage, d’un ovale parfait, une expression infiniment touchante. Parfois, l’homme fort s’attache pour toute une vie à ces êtres qui semblent vouloir toujours remonter au ciel. Eh bien, ces souvenirs, si agréables qu’ils fussent, n’empêchaient pas l’esprit de Jean de retourner à la femme qui avait refusé de danser avec lui.

— Est-ce opiniâtreté de ma part ? se disait-il alors, sans trouver de réponse. Ou bien le rang qu’elle occupe, dans le monde m’aveugle t-il à ce point ?

À cette dernière question, il partit d’un éclat de rire. Décidément, il n’y a que l’amour, la passion pour vous rendre absurde. Lui, le fils de la pauvre cabane, qui, pendant dix ou douze ans avait gardé son troupeau de chèvres, sous les glaciers, avoir une telle idée ! Il n’en revenait pas. Car si, par son origine, sa situation sociale, il avait toujours été démocrate, il l’était réellement devenu par l’étude et par l’expérience qu’il avait déjà des hommes et des choses. À ses yeux, les prétentions des nobles, dans un pays libre, avaient à peu près la même signification qu’un squelette antédiluvien qu’on conserve dans un musée. Autrefois, la terre gémissait sous le poids de ces colosses du règne animal, et il devait être difficile, pour le petit et pour le faible, de vivre côte à côte avec le mammouth et le plésiosaure. Mais, cette époque n’existe plus que dans l’histoire. Les défenses des monstres antédiluviens et les épées de la chevalerie se sont depuis longtemps émoussées. À présent, la société transformée par la victoire définitive de l’esprit moderne sur les âges enfuis, se développe librement, déploie toutes ses énergies au beau soleil du dix-neuvième siècle. N’avait-elle pas l’air d’une farce de carnaval, cette ambition grotesque de faire revivre les privilèges et les vieilles armoiries ?

Le docteur ne croyait même plus à la pureté de la race, cependant le grand souci de la noblesse contemporaine, et son dernier orgueil aussi. Il connaissait maints gentilshommes qui ressemblaient terriblement, sous leur frac, à de vulgaires sommeliers ; d’autres qui paraissaient avoir des liens de parenté avec leur concierge. Il est vrai que, dans cette classe exclusive, plusieurs faisaient encore très bonne figure ; mais, par contre, ces derniers étaient entièrement dépourvus d’intelligence. On ne pouvait les employer à aucun travail utile.

Au contraire, Jean appréciait hautement et sans exagération, l’énergie virile du peuple et sa valeur morale. Il n’ignorait pas, lui non plus, les affreux ravages de la misère et des longues privations ; toutefois, cela n’arrêtait point les natures saines et fortes, comme la sienne, dans leur développement harmonieux. C’est pourquoi, et en s’appuyant sur ses propres observations, le docteur Almeneur croyait à la nécessité d’une infusion de sang continue pour rajeunir, par les classes inférieures, les classes supérieures du corps social. Là se trouvait le salut, dans cette poussée, dans cette victoire finale des « nouvelles couches » de l’humanité. C’est le travail lent des siècles, et nous en sommes les enfants. Le genre humain, à chaque âge, a besoin d’un homme nouveau, l’homo novus, comme l’appelaient les Romains, non sans une nuance de mépris. Jean savait ce dont était capable ce nouvel être. N’y avait-il pas, dans le haut de la ville de Berne, la statue en bronze d’un homme d’État qui, parti bien jeune d’une simple maison de paysans, a puissamment contribué à la transformation complète de la Suisse et auquel on a rendu, à juste titre, les plus grands honneurs ?

— Non, non ! mille fois non ! murmurait notre savant. Sa noblesse ne m’en impose pas. Je suis tout aussi noble qu’elle, et le sang qui coule dans mes veines est peut-être plus riche que le sien.

Mais en vertu de quel pouvoir étrange s’était-elle emparée de lui, de ses sens et de sa raison ? Plus il analysait ses impressions, plus celles-ci lui échappaient. Il n’en trouvait pas la clef. Elles lui apparaissaient comme autant d’énigmes qu’un regard de femme avait posées. À la fin, n’y tenant plus, il frappa du pied presque avec colère, en s’écriant :

— Insensé, insensé que je suis !

Sa philosophie ne voulait pas voir qu’entre tous ces divers symptômes qu’il constatait, sans en découvrir les causes, une affection puissante naissait au dedans de lui, qui défiait toute explication raisonnable. Il y a de par le monde végétal de petites fleurs qui osent entr’ouvrir leurs corolles sous les coups répétés de l’orage. Quand la tempête est passée, elles sont épanouies. Si on lui avait dit qu’il était bien près d’aimer la jeune patricienne, il en aurait joliment ri ; ou, sans y attacher aucune importance, il eût considéré ce sentiment comme une simple fantaisie poétique, un caprice d’artiste, d’amoureux épris, non d’une femme, mais de la beauté féminine, de l’harmonie des lignes d’une taille souple et fine.

Tout en rêvant ainsi, et sans trop regarder où il dirigeait ses pas, Jean venait de parcourir un assez long trajet. Il était arrivé à cet endroit bien connu des promeneurs où, à l’aide d’un bac, on peut traverser l’Aar. Justement il aperçut un homme qui réparait des filets sur le bord. Il alla vers lui.

— Voulez-vous me passer de l’autre côté ? demanda le docteur.

— Volontiers ! répondit l’homme. Et laissant son travail, il se mit en devoir de préparer la barque.

Quelques instants après, Jean était sur l’autre rive. Il donna une piécette blanche au passeur et prit un sentier par lequel il atteignit en dix ou douze minutes la voie publique. Le soleil, dans toute sa splendeur, inondait de ses rayons chauds les alentours de la ville. Le froid de la nuit tombait. Sur le ciel clair et pur de ce matin de mars, le Gurten se découpait nettement en une grosse masse grise où déjà l’on semblait remarquer les premières teintes printanières ; les merles et les pinsons chantaient dans les massifs d’arbres ; leurs notes ailées et joyeuses se mêlaient aux voix des garçons de ferme. Et là-bas, dans le fond, la ville de Berne développait en une ligne presque uniforme son horizon de toits bruns et noirs que surmontait, se dressant dans l’air argenté du matin, la tour inachevée de sa gothique cathédrale.