La Papesse Jeanne/Partie 5/Chapitre V

Éditions de l’Épi (p. 243-252).


V

La Dernière Aventure


Si fut tantôt faict un édict
Que jamais Pape ne se fist
Tant eust-ils de science au nas
S’il ne montrait le doy petit
Enharnaché de son hamas.
(Poésie du xve siècle. Auteur inconnu.)


Ioanna monta à cheval. C’était une bête paisible et immaculée qu’on lui offrait, et d’ailleurs la selle de cuir blanc lui sembla commode. En même temps, les premiers pas de la jument lui montrèrent qu’elle pourrait sans doute aller jusqu’au bout sans trop souffrir.

La procession s’organisait selon son ordre coutumier. On dressait le dais géant qui devait abriter le Pape sur sa monture et les enfants jeteurs de fleurs, à la façon païenne, commencèrent de se mettre en marche. Ils avaient des robes blanches et bleues et des petits paniers portés sur la hanche. L’immense odeur de rose répandait devant la procession une sorte d’hymne parfumée.

Ce fut le départ.

Ioanna regardait tout, sous un auvent doré. Autour d’elle ses dignitaires favoris, ses soldats vêtus de leurs plus beaux habits et une cohue de prêtres attentifs à suivre dans la cérémonie les usages déjà anciens se pressaient fiévreusement. Il y eut deux séries d’enfants, les tout-petits, qui étaient des deux sexes puis les plus grands, qui étaient des adolescents portant sur le dos des ailes de carton couvertes de plumes blanches.

Et trois d’entre eux menaient par des galons de soie un condamné à mort qui serait gracié par sa Sainteté à l’entrée de Saint-Jean de Latran. On le livrerait alors à l’autorité civile, représentée par les soldats de l’Empereur, qui… en feraient selon leur gré.

Derrière les enfants et le condamné venaient des massiers portant des croix d’or, ou des encensoirs. Ils étaient vêtus de pourpre et suivis chacun par un enfant blanc.

Alors, sur des coussins dorés apparaissaient les saintes reliques. Il y avait d’abord la pointe de la lance de Longin, le légionnaire romain qui frappa le Messie Jésus sur la Croix. Cette pointe avait été découverte par la mère du grand Empereur Constantin en 316.

Ensuite, venaient treize morceaux de la vraie croix, faite comme chacun sait, avec l’arbre même de la Science du Bien et du Mal, qui, déraciné de l’Éden par le Déluge, était venu se planter ensuite au pied du Golgotha, où les charpentiers juifs le retrouvèrent pour en fabriquer l’instrument de supplice sur lequel devait mourir le Sauveur.

C’est encore à Hélène, mère de Constantin, que l’on devait la découverte des fragments de la vraie croix. D’autres étaient à Constantinople. Ils devaient être rapportés vers 1180 par Baudouin, après la Croisade…

Enfin il y avait le portrait de Jésus fait par saint Luc, tableau miraculeux s’il en fut, puisqu’il a réalisé maint miracle dont celui de guérir Abgare, roi d’Édesse, d’un eczéma. Il est vrai que le patriarche de Byzance prétendait aussi avoir la véritable Sainte Face, mais Sa Sainteté le Pape Vitalien, qui fut le soixante-dix-septième successeur de saint Pierre, avait certifié la relique de Rome la seule authentique.

Derrière suivaient quatre mille reliques diverses de saints, dont une empreinte des genoux de saint Pierre, portée par quatre hommes sur un drap rouge.

Et c’était alors la foule serrée des dignitaires aux fonctions vagues ou réelles, créés par une lignée de plus de cent papes, et qui, une fois leur office précisé, ne disparaissaient jamais. Il y en avait dont les noms mêmes étaient devenus incompréhensibles parce que depuis trois siècles leur rôle exact se trouvait oublié. D’autres étalaient leur importance immédiate dans des costumes surchargés de dorures. Ainsi du joaillier papal. Ainsi des danseurs de Sa Sainteté, qui devaient disparaître à Rome car leur titre rappelait un peu le paganisme, mais restèrent jusqu’au vingtième siècle à participer aux fêtes religieuses de quelques villes d’Espagne. Et ils y usent encore des castagnettes…

Il y avait enfin toute la hiérarchie, complexe déjà, des abbés, des évêques et des cardinaux. Car certains cardinaux n’étaient pas prêtres, d’autres étaient simples diacres, et d’autres évêques, de même que quelques abbés étaient mitrés. Chacun, jaloux de sa place, la tenait avec raideur dans son costume de cérémonie, et en surveillant ses voisins afin que nul ne marchât devant le rang qui lui était dévolu.

Tout ce monde ecclésiastique vivait, en temps normaux, à Rome ou alentour, dans le plus complet désintéressement des choses de l’Église. Ils chassaient, buvaient, se livraient à toutes les joies de l’amour et des amours, sans tirer souci de leurs grades dans le monde religieux.

Mais, pour les processions importantes, ils apparaissaient nantis d’une gravité démesurée et le peuple s’émerveillait avec naïveté de voir tant et tant de personnages inconnus orner le cortège de Sa Sainteté.

Après le défilé des gens d’Église et soutiens de la papauté, encadrés de soldats aux rudes faces et qui, pour fidèles, ne l’étaient sans doute pas au delà de la solde qu’on leur versait, venait enfin la haquenée papale.

La précédant, marchaient, à la façon asiatique, des porteurs de flabellums. Ils agitaient leurs éventails au bout de longues perches dorées.

Devant le cheval venait le porteur de Tiare. Il la tenait sur un coussin blanc. C’était celle de saint Sylvestre, avec une seule couronne. Au temps des Papes d’Avignon on y adjoignait seulement en hauteur une seconde couronne, puis Urbain V en plaça une troisième…

Pour être plus légère qu’avec trois couronnes la Tiare de Sylvestre était déjà lourde, et peu de Papes la portaient durant les processions. Ioanna en avait une imitation d’étoffe d’or sur le front.

Deux fanons garnis de pierres précieuses pendaient sur ses joues.

Enfin, à droite et à gauche de Sa Sainteté, sous le vaste dais, marchaient deux chapelains mitrés. L’un d’eux portait l’astérisque d’or sur quoi on partage l’hostie, l’autre le chalumeau avec lequel les fidèles aspirent une gorgée du vin consacré. Il est également d’or et se tenait debout dans un calice d’argent.

Ioanna cependant tremblait de douleur, et chacun pouvait suivre son angoisse comme une preuve de dévotion ardente, d’inspiration divine et de mysticité.

Mais c’étaient les douleurs de l’enfantement.

Son cheval tenu à droite et à gauche par six cordons de soie aux mains de six prêtres fidèles avançait avec trop de lenteur. Les psaumes roulaient sous le ciel d’avril et parfois un des dignitaires jetait une phrase latine qui résonnait, et que redoublaient cent voix fraîches d’adolescents.

Ioanna, les mains abandonnées, les yeux presque clos, tendait toute son énergie pour aller jusqu’au bout de ce supplice. Elle sentait son ventre éclater, ses cuisses étreignaient la selle avec violence et la houle des crispations musculaires destinées à évacuer l’enfant allait en croissant de minute en minute.

Elle murmura :

— Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Des paroles privées de sens tournoyaient dans sa tête vide. L’immense tumulte de la procession se répandait en elle comme un appel de mort et elle n’avait plus la force de soulever la main pour bénir.

Elle voulut prier. Quoi, il fallait une heure au plus et ensuite elle irait à Saint-Jean de Latran, dans la chambre secrète, où elle se délacerait, puis libérerait l’autre vie qui voulait sortir…

Elle pria un peu, mais les mots n’avaient plus de sens et le rêve infernal de la nuit reparut.

La sueur coulait de son visage jauni. Le dos voûté, les regards éteints, l’oscillation de son torse à chaque pas du cheval, disaient sa torture que nul ne pouvait comprendre.

Et le malheur imminent advint.

On passait entre l’Église Saint-Clément et l’Amphithéâtre de Domitien nommé Colisée.

Il y a là une place où la foule était rassemblée et chantait un psaume, lorsque soudain… Ioanna évanouie chut en avant sur le garrot de sa monture, puis glissa de côté et tomba lourdement à terre.

Personne n’a vu par devant cet accident inattendu, et on continue à progresser et à chanter.

Mais la foule, frappée par cette chute, s’élance familièrement et déborde les soldats. Le Pape est là, à terre, jambes écartées et il gémit sourdement.

Une Romaine familière, sans plus de façons, soulève Ioanna et tente de l’asseoir en murmurant des paroles à la fois respectueuses et cordiales.

Mais elle pousse un cri, retrousse la robe blanche, défait hâtivement les linges que la Papesse s’est roulés autour du ventre, fouille, puis se relève avec un cri de stupeur, mais sans honte.

Elle tient un enfant entre ses mains, un enfant dont la chair mouillée luit sous le soleil.

Et les prêtres qui accourent, les cardinaux, les soldats, les curieux, tous, hébétés, voient cette chose en quelque sorte miraculeuse :

Le Pape qui vient d’enfanter.

Une cohue prodigieuse s’accumule. Des rires et des lazzis sonnent dans le silence apitoyé ou haineux. On ne sait que dire et que faire.

Ioanna, étendue sur le sol sous le col de sa jument paisible qui la contemple d’un œil rond, agonise sans que personne se soucie d’elle et sans reprendre connaissance.

Elle offre à tous les regards sa féminité étalée. Sous la robe blanche brodée d’or, une large tache de sang progresse et fait un ruisseau. Sa face est blême et creuse. Les yeux sont fermés. Le Grec Macaire reconnaîtrait l’accouchée de la route d’Engelhem. C’est seulement sa fille…

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Au-dessus, le ciel de printemps répand son azur comme une bénédiction dernière. Des oiseaux chantent. Au loin, on continue, sans rien savoir de l’extraordinaire aventure, à jeter des fleurs.

Et, à travers le monde, la vie qui ne connaît point d’arrêts coule selon le même rythme, sans souci de cette chose étrange qui vient d’advenir durant la procession papale des Rogations. Peut-être un ironiste dira-t-il que ce fut là un beau jour car les Rogations consistent à demander à Dieu la fertilité et la prospérité des choses humaines.

Et ne venait-il pas d’y naître précisément un enfant.

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Ioanna, Papesse, fut enterrée sans les pompes de l’Église, mais le peuple romain ne l’oublia pas car elle aimait à faire l’aumône et ne persécutait point les pauvres. On éleva donc sur sa tombe un monument qui la représentait, tiare en tête.

Le Pape Benoît III fit détruire ce monument.

Depuis lors les nouveaux élus des Conciles furent tenus, presque jusqu’à nos jours, de montrer qu’ils étaient hommes dans un fauteuil percé fabriqué de telle sorte qu’en passant dessous la vérification du sexe fut possible. On voulait que l’élection de Ioanna ne se renouvelât jamais plus. Le maître des cérémonies du Pape Léon X, entre tant, nous a laissé le détail de la cérémonie du fauteuil percé. Mabillon a décrit aussi ce siège curieux.

Quant à l’enfant de la Papesse Ioanna, il fut emporté par la femme qui avait accouché la malheureuse, et on tenta en vain de le retrouver.

Il nous plaît de croire que son destin fut original, que ses descendants devinrent illustres.

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Ainsi vécut et mourut Ioanna, enfant du hasard, moine, soldat, mendiant, brigand, prostituée, épouse de pachas, chamelière, philosophe, évangéliste et Papesse.