La Papesse Jeanne/Partie 5/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 235-242).


IV

La Procession


Thémire un jour, dans son boudoir
Avec un disciple d’Apelle,
S’explique ainsi sur son vouloir :
Mon cher Artiste, lui dit-elle,
Rendez-moi ce séjour charmant,
Mais ne me faites pas d’enfant.
Œuvres de Boufflers, 1792.
(à Mme de la Reynière).


Le corps de Gontram fut transporté en quelque cachette puis, le soir venu jeté au Tibre sans nul souci. On était assez accoutumé, autour des Papes, à ces abolitions étranges et à ces visites de personnages qui ne reparaissaient jamais. La Majesté papale couvrait tout d’ailleurs de sa prestigieuse grandeur. Il fallut quelques rois mal éduqués pour se plaindre parfois que leurs légats franchissaient les portes du Palais papal puis s’effaçaient comme par une trappe. Léon IV avait même eu, pour cela, maille à partir avec Lothaire. En ce qui concernait Gontram, il ne possédait ni le prestige, ni la suite, ni la fonction qui eussent pu attirer l’attention sur sa disparition. Nul ne songea à lui.

Le renom de Ioanna ne fut donc point atteint. Les seuls êtres connaissant l’aventure, tout au moins dans sa conclusion, furent des serviteurs spécialisés dans toutes besognes meurtrières. D’abord ils ne parlaient jamais de rien, ensuite, trouvaient la mise à mort d’un ennemi chose trop naturelle.

Et s’ils eussent pu se plaindre c’est parce que Ioanna ne leur donnait pas assez de besogne criminelle à accomplir.

Croire que la Papesse pût avoir quelque remords serait aussi errer. Elle sentit un moment la tiare chanceler sur sa tête. Lorsque Gontram était entré ç’avait été une émotion terrible au fond de son corps terrifié. Se savoir libérée de ce danger lui apportait plutôt une joie profonde, une sorte de certitude apaisée d’amener sa vie à un terme normal dans le poste magnifique auquel, habituée, elle trouvait un charme prodigieux.

Mais que sa sexualité se fût émue lui faisait sentir le danger de vibrer autrement que d’esprit. Elle jura de ne plus savoir qu’elle était femme et la chasteté serait désormais sa loi.

Par un phénomène sans doute explicable, du jour où elle prit le parti d’oublier à jamais les délices de la chair, elle fut hantée par les souvenirs de sa vie aventureuse et rêva sans cesse des scènes d’amour qu’elle avait jadis vécues.

Ce fut un âpre débat au fond de cette conscience murée.

Une voix insidieuse lui disait que s’abandonner à quelque homme de sa suite, en le tuant après, n’aurait aucune conséquence et la soulagerait de sa hantise.

Elle souffrit de ne pouvoir confier à personne le combat farouche que se livraient sa volonté et son désir. Si elle eût eu un ami, un confident, la chose aurait sans doute cessé de ravager sa conscience. Mais obligée de celer tout au fond d’une pensée hermétique, elle connut maintes fois la peur de verser dans une sorte de folie.

Elle recommença de croire en Dieu. Une vague mystique la ressaisit et elle édifia tout le monde par les marques d’une dévotion exaltée. Les temps où, à Fulda, elle sentait vraiment la foi inonder son cœur comme un dictame, reparurent et la remplirent de voluptés.

Elle s’émacia et devint plus dure contre les prêtres débauchés, contre les évêques simoniaques qui pullulaient, et contre les dignitaires épris de luxe et de sybaritisme.

Elle décréta des limitations alimentaires pour la table des notables, et ce fut un beau tohu-bohu dans Rome.

Ensuite elle interdit aux évêques d’avoir des équipages de chasse, comme certains qui poussaient même bien plus loin le goût, tout en étant d’Église, de suivre les plaisirs séculiers. Elle signa d’importantes bulles pour régler la vie dans les monastères et fit brûler vifs trois moines de Prum qui avaient violé une bergère.

C’est alors que le plus terrible souci remplaça tous ceux qui la harcelaient et qui lui semblèrent désormais des ombres.

Elle se découvrit enceinte.

Gontram, avant de mourir, l’avait donc fécondée, le jour tragique où il la possédait durant l’audience si atrocement close.

Ioanna eut une crise de fureur et de haine qui la tint trois jours au fond de son palais, sans que personne ou presque pût la voir. Ensuite elle reparut, mais chacun nota son regard dur, ses gestes nerveux et ses paroles rares.

On pensa qu’un poison lent agissait, administré par Benoît, prêtre de Saint-Calliste, qui ambitionnait de succéder à Jean VIII. Cependant Ioanna vivait toujours. Elle suppliait Dieu sans répit de libérer du faix qui grandissait dans ses entrailles et qui devait, sans nul doute, causer sa perte.

Mille projets étranges la hantèrent durant des mois. Elle pensa fuir en secret et disparaître en se vêtant en mendiante. D’autres fois, elle faillit faire venir une avorteuse célèbre. Mais les impossibilités de tant d’actes désespérés apparaissaient vite. Ioanna avait dressé autour d’elle un mur de protection si solide et si savant qu’elle n’en pouvait elle-même sortir désormais.

Elle passa des nuits misérables à pleurer et crut parfois que c’était le remords de ses fautes. De là lui vint une nouvelle fièvre de foi et de contrition. Sachant l’impossibilité de se confesser à un prêtre, elle se confessa à Dieu et suivit des pénitences folles qu’elle croyait ordonnées par le ciel.

Puis son humeur changea. Elle s’éloigna de la religion et chercha un autre Dieu à invoquer. Elle pria successivement toutes les divinités connues, et son affection revint à celles de l’Olympe hellénique. Ioanna pensa qu’elles la punissaient de son infidélité.

Le temps marchait cependant et elle sentait son enfant peser sur ses lombes, alourdir sa marche et troubler le fonctionnement de ses organes.

Elle se mortifia, espérant ainsi chasser cette vie acharnée à la perdre au fond de sa chair. Ce fut en vain. Il semblait qu’une volonté inexorable la menât au bout terrible de son destin de femme ayant usurpé un pouvoir surhumain.

On arriva en avril 855.

Ioanna, sanglée et le corps tenu étroitement dans des bandes d’étoffe, avait jusqu’alors pu dissimuler tout, sauf qu’elle fût malade. Ses yeux cernés et son visage las permettaient toutefois bien des espoirs à ceux qui ambitionnaient de lui succéder.

Or, le 17 avril de cette année-là, l’Église célébrait à la mode antique la fête des Ambarralia, comme on disait aux temps païens, ce que l’on nommait désormais les Rogations.

Ce jour-là une immense procession quittait la Basilique de Saint Pierre, pour se rendre à Saint Jean de Latran. C’était, au renouveau, une des cérémonies les plus aimées des Romains et elle se faisait avec tout un attirail de costumes éblouissants, de pieuses reliques, d’objets consacrés que le peuple ne voyait guère qu’en cette circonstance-là.

Le Pape, au centre de la procession, était à cheval selon la coutume. Il bénissait à droite et à gauche et la foule romaine poussait des vivats en se mettant à genoux.

Ioanna avait enfin décidé, de recourir à la fameuse empoisonneuse Herunia, dont on disait qu’elle sût libérer les femmes enceintes, sans les faire souffrir, en peu d’heures. Son dessin était de la faire venir à la suite de cent plaintes portées contre elle et de lui imposer la libération d’une femme dont elle ne verrait pas le visage. Un de ses fidèles, une brute épaisse, assassin dévoué qui, en quittant la demeure papale, risquait toujours de se faire pendre, mènerait l’empoisonneuse dans la pièce où Ioanna, après l’avoir reçue d’abord, se serait étendue, masquée, et offrirait son corps nu pour se voir enfin séparée de l’enfant qui l’accablait.

Ce parti pris lui donna le repos de l’esprit. Il ne fallait plus attendre que le surlendemain. Son fidèle savait la demeure de l’empoisonneuse et la surveillait. Il l’amènerait lui-même, dès l’aube, quand tout dort à Rome.

Ce soir-là, enfin, elle serait redevenue maîtresse de son avenir. La nuit passa. Ioanna ne dormit que quelques minutes. Un rêve affreux la tourmentait. Elle s’y voyait brûlant aux flammes de l’Enfer, avec, dans sa chair, un long morceau de fer chauffé au rouge qui jamais ne refroidissait. Cela lui apportait un tourment si affreux qu’à l’imaginer la sueur coulait sur son visage et les ongles de ses mains entraient dans sa peau.

Enfin le soleil se leva. Le lendemain, à pareille heure, elle serait délivrée. Cependant, on hâtait tous les préparatifs de la procession qui avait lieu avant le milieu du jour.

Ioanna, lasse et anxieuse, se serra fortement le corps dans une pièce d’étoffe mince et solide, but deux verres d’un alcool violent destiné à lui donner la force nécessaire pour accomplir à cheval le lent périple processionnel, et se sentit plus vigoureuse.

Elle prévit le cas d’une chute de sa monture et se vêtit les cuisses d’une sorte de culotte destinée à protéger le secret de son corps. Elle pensa à tout avec une grande lucidité. L’esprit clair et la parole brève, elle donna aussi des ordres pour que la procession pût avancer un peu plus vite qu’à l’accoutumée.

Et le moment vint…