La Papesse Jeanne/Partie 5/Chapitre II

Éditions de l’Épi (p. 220-227).


II

Le Trône


En amour comme à la guerre, demande-t-on jamais au vainqueur s’il doit ses succès à la force ou à l’adresse. Il a vaincu…
Lettres de Ninon de Lenclos au marquis de Sévigné.
(Amsterdam 1750.)


Les joies du pouvoir absolu ne sont comprises de personne, parce que nul ne sait porter à leur degré total les plaisirs qu’il éprouve à commander et à régner chez lui ou sur les siens.

Mais ces jouissances sont grandes et admirables. Elles donnent même à celui qui les éprouve le sentiment qu’il échappe à l’humaine mesure et se tient désormais au delà des conceptions simplement humaines et de leurs devoirs. D’où le goût facile qu’ont les tout-puissants, quand ils ont un peu médité sur eux-mêmes, de se tenir pour une sorte de surhumanité, ou, tout au moins, de force incarnée par l’au-delà.

Ioanna fut, les premiers temps, grisée par sa propre gloire. Elle crut vraiment que Dieu avait voulu, femme, en faire une Papesse pour sauver les humains et changer tant de misères qui règnent sur la terre du fait des hommes…

Elle demeurait dans un palais incommode et somptueux, bâti derrière l’abside de la Basilique de Saint-Pierre. Là se pressait tout un peuple de serviteurs, parmi lesquels certes les traîtres devaient foisonner, et les empoisonneurs, et les païens. Sa chambre était sise en bas, parce que Léon IV aimait peu à monter les étages, mais Ioanna la transféra au sommet de l’édifice.

Il était très difficile de rien dissimuler de soi à cette cohue de domesticité exigeante et familière qui entrait à tous moments et s’offrait, pour aider le Pape à accomplir les actes les plus intimes, même ceux qu’il semble indispensable de ne mener à bien qu’en solitude.

Ioanna eut besoin de toute sa volonté et de réfléchir devant chaque chose à accomplir pour ne rien trahir d’elle-même.

Au début on voulait la dévêtir pour la coucher. Elle dit que d’entourer son vicaire d’un tel luxe, c’était humilier le Christ qui dormit dans une étable. Les serviteurs furent congédiés. Ioanna ne le fit point sans leur donner des gratifications et des grades.

Ensuite il fallut régler le lever. Il était jadis très compliqué, mais il le fallut ascétique et pour que ses actions fussent interprétées, selon son désir, comme une preuve de modestie, le lit d’ivoire et d’or de Léon IV fut remplacé par une couchette de moine.

Après cela il fut indispensable de régler les audiences. Ioanna quoiqu’elle se crût assez mûrie et virilisée pour tromper même ceux qui l’avaient connue à Fulda, voulut que les sollicitants s’inscrivissent sur des feuilles spéciales qui lui étaient soumises, de sorte qu’elle pouvait refuser de voir tel ou tel.

Chacun trouva la réforme fâcheuse au début, puis admirable à l’expérience. C’est que jadis les audiences papales étaient un hourvari et un pandemonium ahurissant.

Désormais l’ordre y régna et chacun en fut heureux.

Elle régla les questions de nourriture de la même façon et voulut manger avec une sobriété rigoureuse.

D’abord, c’est qu’elle savait combien de ses prédécesseurs avaient été empoisonnés et qu’à Rome florissait une sorte d’académie des toxiques. Or Ioanna voulait vivre…

On fit donc sa cuisine dans la pièce même où elle prenait ses repas, et sous ses yeux. Et ce furent le plus souvent des œufs ou alors des grillades qu’on devait apporter par douze et dont trois étaient d’abord données à des chiens. Toutes ces réformes étaient faites sans nul bruit, mais inquiétèrent les dignitaires qui y voyaient une atteinte à leurs droits.

Car il était admis, dans le monde ecclésiastique d’alors, que supprimer le Pape était véniel et souvent même utile à l’Église.

Ioanna pensa ensuite se créer des amis. C’était, on peut le dire, le plus difficile. Elle avait pendant des années vécu à Rome dans le souci presque exclusif de ne point être reconnue, et cela donnait à ses actes une sorte de brusquerie amère et une froideur qui éloignaient les gens.

Pourtant, dans son poste souverain sur l’Église chrétienne, il fallait se faire des fervents, ne serait-ce que pour être informé de tout ce qui se tramait, pour éviter les traîtrises, les émeutes longuement préparées, et les révolutions de palais.

Ioanna prit le parti d’abord de choyer les anciens amis de Léon IV et de tenter de se les rendre fidèles. Elle les couvrit d’or et leur passa mille extravagances de luxe ou de débauche sans protester, alors que son prédécesseur lui-même et quoique ce fussent là ses fidèles ne laissait pas de les rudoyer pour quelques abus.

La besogne apparut vite vaine. Ioanna avait trop vécu et connaissait trop bien tous les visages de la trahison pour ne pas voir que ces hommes l’avaient en réalité élue, non parce que propre à faire un Pape utile, mais contre tel ou tel autre qui leur était ennemi.

Alors elle changea ses batteries et s’entoura de jeunes prêtres, choisis parmi les plus intelligents et les plus actifs. Elle éloigna ensuite les dignitaires de l’autre règne.

Ce fut chose difficile et non sans danger. On lui dressa des pièges, on empoisonna son cuisinier, on aposta deux bandits à la porte de Saint-Jean de Latran pour lui dépêcher en passant un coup de poignard.

Elle devina tout et usa d’une autre porte.

Alors son orgueil du début s’aiguisa et il ne fut plus question, dans cet esprit ardent et combatif, que d’avoir le dernier mot dans tous grades.

Ses nouveaux amis étaient fidèles et fermes, mais le plus souvent insouciants et sans malice. La maturité leur manquait. Même, les vieux courtisans évincés firent courir le bruit que le Pape entretenait avec quelques jeunes évêques des relations contre la nature.

Ainsi passaient les jours, à dénouer des imbroglios quotidiens, à déjouer des complots renaissants et à constituer une police solide avec un noyau docile de protecteurs incorruptibles.

Quoi qu’il lui en parût, Ioanna se plaisait au fond à ces besognes ingrates. Elle se réjouissait de tromper ses adversaires et tirait une satisfaction puissante des succès que la lutte lui ménageait.

Naturellement, dans ce corps tendu par le besoin de se défendre et pour qui l’esprit n’était qu’une forme supérieure de la prudence, la question sexuelle n’existait plus du tout.

On a pu s’imaginer que la Papesse Jeanne vivait dans la débauche la plus infâme et la plus crapuleuse. C’est le sort des hommes d’attribuer à autrui les vices dont eux-mêmes sans doute useraient si le destin les plaçait assez haut dans l’échelle des pouvoirs.

Mais Ioanna, Papesse, était chaste, d’une chasteté rébarbative et dont il lui arrivait parfois même, intellectuellement, de souffrir. C’est qu’elle se demandait alors, parmi mille embûches connues et mystérieuses, dans un danger tous les jours proche et qui ne s’éloignait jamais, si la vie menée valait ces lourds soucis et cette écrasante besogne. Elle se souvenait de certains délires de ses sens comme un repu qui a mal à l’estomac se souvient de petits repas délicieux pris au temps où ses organes étaient sains. Mais elle savait aussi que le passé embellissait tout cela et que le plaisir sexuel n’est qu’un délire de dix secondes précédé d’un frisson qui ne dure pas plus de quelques minutes.

Tout cela d’ailleurs ne se trouvait même pas sans peine et sans dangers. Du moins il en avait été ainsi pour elle dans le passé. Il valait donc mieux y renoncer.

Lorsque pourtant lui venait le souvenir du temps où ses nerfs de femme étaient en besoin de vibrer sous la possession de l’homme elle eût abandonné volontiers ses précieux habits de soie venus des régions les plus lointaines de l’Orient, avec la Tiare et l’admiration de tous.

Elle éprouvait alors un grand dégoût de sa toute-puissance.

Mais qu’un des espions apostés autour de la Basilique vînt lui apprendre la présence, sur le passage qu’il lui fallait suivre le lendemain pour aller dans Rome, d’une troupe cachée de bandits, alors l’orgueil lui revenait. Son esprit tendu ne pensait plus qu’à déjouer le plan de ses ennemis. Elle faisait cerner les massacreurs et on en torturait trois ou quatre. Ils avouaient généralement avoir voulu sauter sur le Pape et sa suite afin de ne rien laisser de vivant.

Alors, Ioanna riait et se sentait heureuse. Sa félicité comportait une plénitude et une vigueur qui dépassaient de loin les plus cuisantes jouissances de l’amour.

D’autres fois elle surprenait un espion caché et le faisait égorger sans bruit. Elle parvenait aussi à surprendre un de ses irréconciliables ennemis dans une situation obscène avec quelque giton et on le dégradait de ses titres religieux, en grande pompe. Le malheureux, condamné ensuite à être conduit dans un couvent du Tyrol ou de la basse Autriche, était égorgé en route…

Dans cette lutte, pendant plus d’une année, Ioanna eut le dernier mot avec tous. Elle emplit les cachots de Rome de prisonniers dont, au surplus, aucun n’était innocent et on en brancha autant sans bruit dans la campagne romaine. Les grands supplices lui répugnaient, mais elle ne détestait pas de faire torturer, et, souventes fois, assista à des mises au supplice d’une ingéniosité affreuse et crispante.

C’est après ces scènes-là qu’elle retrouvait les ardeurs de Fulda au temps où Gontram l’aimait.