La Papesse Jeanne/Partie 5/Chapitre I

Éditions de l’Épi (p. 211-219).



CINQUIÈME PARTIE

SOUS LA TIARE


Ils[1] lui fournirent toutes les drogues nécessaires pour l’empoisonner dans son voyage, lorsqu’il en aurait la facilité.
Les Lettres et Épîtres amoureuses d’Héloïse et d’Abélard.
(Au Paraclet. T. I-43.)



I

Jean VIII


Pour figurer dans nos rangs
Le ciel n’a créé les femmes.
Le sort destina ces dames
À des soins bien différents.
Jeanne d’Arc ou le Siège d’Orléans. Fait historique mêlé de Vaudeville, par MM. Dieulafoi et Gersin (1812).


Or, un matin que guérie et songeant à elle ne savait quel avenir, Ioanna méditait dans son lit, elle entendit parler à travers la cloison.

Elle se trouvait dans un immeuble ancien et caduc appartenant à une belle proxénète, protégée jadis à Rome par le Pape Sergius. C’étaient des chambres minuscules, séparées les unes des autres par de minces cloisons, et, dans chacune, venait loger, avec ses amants de rencontre, l’une ou l’autre des innombrables filles galantes du quartier.

Ioanna avait été soignée dans une de ces chambres et pouvait se tenir au courant des nouvelles par les bavardages voisins. Elle entendit donc ceci, qui la surprit :

— Hé Augusta, que nous contes-tu de neuf, toi qui viens déjà de courir la ville ?

— Peu de chose. Ah si ! nous avons un nouveau Pape.

— Dieu soit loué. Comment est-il ?

— Il serait, dit-on, jeune et beau.

— Cela changera de ce pauvre Léon que l’on avait, je me souviens, surnommé grouin de porc.

— Oui ! Mais on ne sait où est le nouvel élu. Flora, qui vient de me dire cela et le tient de son amant, m’a certifié qu’on cherchait Sa Sainteté et qu’on pensait qu’il fût à Naples…

— Il avait donc quitté Rome ?

— Oui, avec une mission du feu Pape.

— Tiens, j’ai couché l’autre jour avec un beau moine qui n’a pas voulu me dire d’où il venait. Ce serait amusant que j’eusse connu le Pape lui-même.

— Tes péchés seraient remis.

— Loué soit Dieu qui l’a peut-être permis. Car des péchés nous en commettons tant…

— Comment se nomme-t-il ton Pape.

— Il se nommerait Jean.

— Eh bien ! que Sa Sainteté Jean nous protège contre les soldats de ce maudit roi Lothaire qui nous cherchent noise si souvent !

— Qu’il envoie ce roi en Enfer, et au plus tôt.

— Qu’il nous permette de n’avoir que des amants riches et fort généreux.

— Pour la fortune, Augusta, mais, pour l’amour, qu’ils soient jeunes et ardents.

— Oh ! moi, tu sais…

C’est ainsi, en écoutant deux filles sans vergogne, que Ioanna sut qu’elle venait d’être élue Pape.

Pape, en vérité, mais plutôt Papesse…

Elle se leva et regarda sa blessure.

C’était, en somme, cicatrisé. Le coup de couteau avait frôlé des organes délicats dont la blessure est redoutable, mais ce n’avait été qu’une caresse.

Elle pesa sur la cicatrice. Une douleur légère seule se percevait.

Elle étendit la jambe, plia sur les jarrets et vit que la guérison était acquise.

Seule, la trace rouge, mince comme une lettre ornée d’évangéliaire, se voyait au pli de la cuisse jouxtant le ventre.

Et la jeune femme médita sur ce coup donné en remontant et qui faisait disparaître à Naples tant de pauvres prostituées que l’on voulait éviter de payer. Il était à la fois érotique et napolitain. Elle avait donc failli mourir de sa propre luxure. Mais que lui fallait-il faire maintenant ?

La première de ses pensées fut de fuir hors d’Italie. Elle ne pouvait pas accepter la Tiare papale, étant femme et en crainte de se voir surprendre dans son vrai sexe, scandale énorme et qui entraînerait des conséquences mortelles.

Mais elle éloigna cette pensée. Elle avait trop vécu pour que la peur gardât longtemps son influence sur cette âme dure, trempée dans des épreuves répétées.

Et Ioanna se mit à rire nerveusement.

Elle allait repartir pour Rome et se livrer au Trône de Saint-Pierre.

Le comique de sa situation lui apparut après le danger. Il était lui aussi très grand, et étrange, à mille égards.

Quoi, elle avait vécu avec modestie, et sans offenser personne. Son existence devait paraître studieuse et fidèle, et cela suffisait pour en faire un Pape…

Mais pourquoi donc élisait-on le plus souvent des prélats immoraux, plongés dans la débauche et dans la simonie ? Car il devait bien y avoir toujours, parmi les éligibles, un prêtre ou un évêque sain de cœur et d’âme, désireux seulement de justice et de bonté, propre à tenir enfin, dans son rôle d’intercesseur entre les hommes et Dieu, une place digne de cette prodigieuse situation. On ne prenait jamais ceux-là.

Pour une fois que l’on choisissait un être sans ambition, éloigné de toute brigue et de tous désirs vaniteux, il fallait que ce fût une femme…

Ioanna laissa ainsi flotter sa pensée sur les mille avenues de cette idée surprenante qu’elle était élue Pape, et, finalement, décida de gagner Rome.

Elle se vêtit d’une robe neuve que l’entremetteuse sa protectrice lui avait offerte pour séduire. On voyait paraître les seins avec une précision tentante et une fente, de chaque côté des hanches, pouvait durant la marche donner des aperçus charnels aux passants.

Ioanna mit tout cela sans méditer et s’apprêta à descendre. Comme elle était au rez-de-chaussée, elle rencontra sa sauveuse :

— Enfin, te voilà guérie, Ioanna. Je le savais, et j’avais même pris sur moi de te convoquer aujourd’hui un amant qui aime les filles viriles comme tu l’es.

La jeune femme dit doucement :

— Je reviens dans une heure. Il me faut un peu prendre l’air.

— Ne t’attarde pas. Il va venir dans un instant. Si tu crains de souffrir tu useras d’une finesse pour le satisfaire, n’est-ce pas ?

— Je n’y manquerai pas !

Et Ioanna s’en alla.

Elle tâtait, au fond de sa poche, quelques pièces d’or qui devaient lui permettre d’acheter un âne ou de payer son voyage dans une société de gens gagnant Rome.

Elle préféra acheter l’âne ; il était d’ailleurs harnaché à souhait et visiblement sortait des mains d’un voyageur d’Église. L’enfourchant et le menant à coups de pied, elle fut bientôt hors de la ville. Des huées l’accueillirent ça et là, et elle craignit une fois que des soldats ne lui fissent la mauvaise plaisanterie de l’arrêter pour joqueter, mais enfin elle finit, sans malheur, par se trouver seule dans la campagne emplie de soleil et elle pressa sa monture. Celle-ci s’attestait sans faste, mais par chance obéissante.

Le troisième jour elle reconnut l’endroit où ses vêtements ecclésiastiques étaient cachés, descendit de son âne, attendit que fussent en avant, et loin, quelques voyageurs et paysans ironiques, puis retrouva son costume.

Elle le revêtit, mit à la place sa vêture galante et repartit. Avec la perruque rousse en moins, son visage mâle reprenait une gravité nouvelle et personne ne soupçonna rien quand elle descendit dans une auberge pour y coucher et souper.

Et comme l’aubergiste lui disait, en manière de conversation, qu’on était très anxieux de la disparition du nouveau Pape, qui eût dû se trouver à Rome, Ioanna dit :

— C’est moi.

L’aubergiste à genoux, sa femme, ses serviteurs et d’autres accourus se mirent à crier d’émerveillement. Ioanna dut distribuer des bénédictions à foison et un cavalier partit aussitôt pour annoncer à Rome que le Pape était retrouvé.

Le lendemain, personne ne voulut permettre à Sa Sainteté de monter sur son âne qui manquait vraiment de gloire, malgré l’exemple du Christ dans l’Évangile.

On découvrit aux environs une voiture à rideaux de cuir que l’on couvrit de coussins et qu’on tendit d’un drap blanc. Ensuite le Pape monta dans ce carrosse primitif, accompagné d’une douzaine de cavaliers aux mines rébarbatives, mais visiblement heureux de constituer une escorte papale.

Et on se mit en route.

Le cortège grossissait d’heure en heure parmi les exclamations et les agenouillements au bord de la route.

C’est ainsi que le lendemain, à une heure inattendue, les églises romaines averties se mirent à sonner toutes ensemble.

À ce moment franchissait les portes de la ville éternelle un humble char de marchand, dans lequel se tenait, la face dure et déjà papale :

Sa Sainteté le nouveau Pape : Jean VIII.

  1. Les moines de Saint-Gildas.