La Papauté, le Socialisme et la Démocratie/01

La Papauté, le Socialisme et la Démocratie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 721-767).
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LA PAPAUTE
LE SOCIALISME ET LA DEMOCRATIE

I.
L’ÉVOLUTION DU SAINT-SIÈGE ET L’ENSEIGNEMENT SOCIAL DE LÉON XIII.

« De quoi donc aujourd’hui vient se mêler l’Église ? et par où la question sociale regarde-t-elle le pape et les curés ? » Ainsi s’exprimait un vieillard, et, en tenant ce langage, il était bien dans la tradition de ce siècle expirant, dans la tradition française, du moins. Le XIXe siècle, — nous en pouvons déjà parler au passé, — s’était flatté d’exclure l’Église des affaires de ce monde. Il lui semblait que la religion, faite pour les choses du ciel, n’avait rien à prétendre aux choses de la terre. Le libéralisme, en faisant profession de respecter la liberté religieuse, avait pris soin d’enfermer le clergé dans ses églises, dans ses séminaires et ses couvens. Le siècle avait fait comme ces maires ou ces sous-préfets qui, de par la loi, font défense au Christ de se montrer dans la rue. La croix ne devait plus se laisser voir que dans la solitude des cimetières, sur la tombe des morts, ou, loin des regards des vivans, sur la flèche des tours perdues, là-haut, dans les airs. A beaucoup il semblait même, par là, servir la religion : c’était la compromettre que de la laisser sortir de son double domaine, la nef de ses églises et le sanctuaire de la conscience. L’y confiner, en fermant sur elle les portes du temple, c’était la ramener à sa mission.

Eh bien ! non, ce n’était là qu’une illusion. Nous avons eu beau séparer le temporel du spirituel, on ne peut ainsi en faire deux compartimens isolés par une cloison étanche. L’Église ne saurait longtemps se désintéresser de tout ce qui vit et s’agite autour d’elle. Ses prêtres ne pouvaient toujours se borner à psalmodier dans l’immobilité de leurs stalles des oraisons latines, à entonner le De profundis devant le catafalque des morts, à faire réciter le catéchisme à des enfans distraits, et à écouter dans le silencieux demi-jour du confessionnal les monotones aveux des dévotes de tout âge. L’Église, il est vrai, tout en protestant contre cette réclusion, semblait peu à peu en prendre l’habitude. On eût dit que le pape, interné au Vatican, allait devenir le symbole vivant de la situation faite à la religion et au Christ. A l’imitation du suprême pontife, les évêques n’apparaissaient guère sous le portail de leurs cathédrales que pour jeter un anathème aux nouveautés du jour. Par ses malédictions chagrines, l’Église semblait elle-même se reléguer à l’écart de ce monde qui se retirait d’elle. Prétendait-elle encore s’adresser à eux, les peuples ne la comprenaient plus. Nombre même de ses enfans ne lui prêtaient qu’une oreille inattentive. C’est qu’elle les fatiguait de ses doléances sur les malheurs des temps, ne cessant de vanter le passé à des générations qui n’avaient d’yeux que pour l’avenir. — Et voilà que cette vieille mère, traitée de radoteuse par l’irrévérence de tant de ses fils, s’est mise à parler aux hommes de ce qui les passionne et les divise le plus. Tout comme aux temps des Grégoire VII et des Sixte-Quint, le pape veut dire son mot sur les affaires humaines ; et le monde ne s’en irrite point, et le siècle ne s’en montre pas trop surpris. C’est encore là un signe des temps qui viennent. Il semble bien que nous assistions à la rentrée en scène d’un des grands acteurs de l’histoire ; — et, sur le vieux théâtre d’où on l’avait crue à jamais bannie, la papauté aperçoit un personnage nouveau, bien différent de ceux auxquels, pendant mille ans, elle a donné la réplique. A la place des dynasties sacrées par ses mains, elle a en face d’elle la démocratie ; émouvante rencontre, en vérité, et d’où dépend beaucoup le dénoûment du drame des temps prochains. La papauté en a le sentiment, et, sans s’attarder à des discours inutiles, elle va droit à la démocratie, et de quoi lui parle-t-elle ? De ce qui tient le plus au cœur du peuple, de la question sociale.

I

Cette intervention de l’Église dans la plus brûlante des questions contemporaines, le saint-siège y avait été, dès longtemps, sollicité par deux des voix les plus retentissantes du siècle, toutes deux françaises, l’une partie du sanctuaire et l’autre du monde ; mais aucune des deux, pour des raisons diverses, n’avait trouvé d’écho à Rome. Voici déjà trois ou quatre générations qui s’éprennent tour à tour du rêve de renouveler les sociétés humaines ; entre tous les esprits qu’a hantés ce beau songe, quelques-uns, plus libres ou moins infatués, sentant que, pour une pareille entreprise, ce n’était pas trop de toutes les forces sociales, avaient osé inviter la vieille Église, à prendre elle-même en main l’initiative de la réforme. C’est ainsi que Paris fit appel à Rome, et que la question sociale, encore novice et déjà hardie, frappa bruyamment, presque impérieusement, deux fois en quelques années, à la porte du Vatican. La première fois, c’était par la main de Saint-Simon, la seconde, par celle de La Mennais, deux prophètes des temps nouveaux presque également téméraires et également superbes, qui, à travers toutes leurs chimères, ont tous deux, à certaines heures, été des voyans. Saint-Simon, La Mennais, voilà les deux grands ancêtres de cet enfant, né d’hier, qu’on appelle le socialisme chrétien.

Alors que tout le siècle semblait se complaire à repousser l’Église loin du monde pour la confiner dans l’ombre mystérieuse de ses cathédrales, c’est de l’école la plus impatiente de nouveautés qu’est parti le plus ancien et peut-être le plus pressant appel à la coopération sociale de la papauté. Qui s’en souvient aujourd’hui parmi les adhérens de M. de Mun ou de M. Decurtins ? Le premier à réclamer pour les classes ouvrières le secours du pontife romain a été Saint-Simon. En cela, l’utopiste était plus clairvoyant que les politiques. Il pressentait que les convulsions des sociétés modernes devaient offrir à la papauté l’occasion d’un rôle nouveau ; seulement, il n’était pas assez catholique pour en apercevoir les conditions. Il avait le tort de croire qu’il fallait, pour cela, renouveler tout le christianisme. La révolution qu’il projetait d’accomplir dans le monde, le gentilhomme socialiste eût voulu la pouvoir placer sous le patronage de la papauté. Dès 1825, dans son Nouveau christianisme, Saint-Simon, s’adressant au pontife suprême, lui disait, en ses pesantes formules : « Vos devanciers ont suffisamment perfectionné la théorie du christianisme, ils l’ont suffisamment propagée. C’est de l’application de la doctrine qu’il faut vous occuper. Le véritable christianisme doit rendre les hommes heureux non-seulement dans le ciel, mais sur la terre. Votre tâche consiste à organiser l’espèce humaine d’après le principe fondamental de la morale divine. Il ne faut pas vous borner à prêcher aux fidèles que les pauvres sont les enfans chéris de Dieu, il faut que vous usiez franchement et énergiquement de tous les pouvoirs et de tous les moyens de l’Église militante pour améliorer promptement l’état moral et physique de la classe la plus nombreuse[1]. » Saint-Simon démontrait à l’Église que, pour garder, ou pour reconquérir son empire sur les peuples, il lui eût fallu s’emparer de la direction de la grande réforme sociale qui se préparait dans le monde[2].

Pareille sommation ne pouvait être entendue de la Rome de 1825. Puis, l’auteur du Nouveau christianisme mêlait à ses vues humanitaires des thèses philosophiques malsonnantes pour un pape. Le vicaire du Christ ne pouvait se faire le prosélyte de Saint-Simon, ou devenir le collègue du père Enfantin, le pape laïque de Ménilmontant. Mais, cinquante ans plus tard, lors de l’avènement du pape Léon XIII, en 1878, le même vœu, sous une forme plus respectueuse et plus acceptable, était adressé, de Paris, au nouveau pontife, par un survivant de l’église saint-simonienne. Cette fois, les temps étaient accomplis ; ce cri de la société nouvelle ne devait pas frapper l’oreille d’un sourd. En relisant l’appel du vieux saint-simonien, on croirait lire, treize ans d’avance, le sommaire, la matière de l’encyclique Rerum novarum. Et pour que cette invocation à l’Église fût plus caractéristique, comme pour mieux montrer à ce siècle orgueilleux l’inanité puérile de ses préventions, il se trouva que le vieux saint-simonien qui suppliait le pape de résoudre « le redoutable problème du paupérisme et du travail » n’était ni catholique, ni même chrétien ; c’était un juif, tant aux esprits émancipés des préjugés de la foule l’intervention de l’Eglise apparaissait légitime et désirable.

« Comment, disait ce juif au pape, l’Église a-t-elle pu ne pas comprendre que la transformation profonde qui s’opérait dans le monde, loin d’être une œuvre impie, destructive du christianisme, était un fait providentiel, une application de l’idée chrétienne dans ce qu’elle a de plus juste et de plus sublime[3] ? » Et si la papauté ne l’avait pas senti plus tôt, l’ancien saint-simonien en rejetait la faute sur l’État, sur la Révolution, sur la guerre inepte faite par de faux libéraux et d’aveugles démocrates à l’Église et à l’idée religieuse. « Jamais, continuait le banquier Israélite, œuvre plus digne d’elle, plus conforme à l’enseignement de son divin maître, ne s’est offerte à la sollicitude de l’Église. N’est-elle pas, par son principe même, la mère de tous les petits, la protectrice de tous les opprimés ? Elle n’a qu’à se rappeler son histoire et sa tradition. Après avoir détruit l’esclavage antique et le servage féodal, l’Église doit encore améliorer le sort de l’ouvrier moderne. Elle accomplira ainsi l’œuvre de rédemption universelle que son divin fondateur a définie par ces deux maximes : « Laissez venir à moi les petits ; — Aimez-vous les uns les autres. »

Tel était le programme que, à la veille de quitter ce monde, dont sa jeunesse avait rêvé la transfiguration, le saint-simonien vieilli osait tracer au nouveau pontife. Il sentait que, pour une pareille œuvre, il fallait autre chose que la propagande de philanthropes enrichis, ou l’agitation de sociétés humanitaires. Par sa bouche, la petite église saint-simonienne, revenue de l’orgueilleuse ambition de fonder un nouveau pouvoir spirituel, abdiquait devant ce pontificat romain, dont le siècle avait cru le rôle à jamais fini. Ce n’était pas seulement, comme le reconnaissait Isaac Pereire, que « le catholicisme est la seule église organisée assez fortement pour exercer une grande action sociale ; » c’est, affirmait-il, qu’elle seule était capable de ce noble apostolat[4]. Et en suppliant le pape Léon XIII de faire prêcher la moderne croisade contre la misère, le vieux juif lui montrait la papauté a replacée au sommet de la pyramide humaine, reprenant son antique prestige et faisant triompher, contre l’individualisme protestant, le principe vraiment chrétien de la solidarité universelle. »

Ce que sentaient si vivement des étrangers au Christ, il était malaisé que des catholiques n’en eussent pas le sentiment. Aussi bien, sous l’immobilité apparente de la surface, y avait-il, depuis longtemps, au fond de l’Eglise, un courant démocratique. Ici encore, l’initiative semble être partie de la France. Le « catholicisme social, » tout comme le « catholicisme libéral, » a eu ses premiers représentans chez nous ; mais, dans notre France, il est longtemps resté à l’état d’aspiration vague. C’est à l’étranger, en Allemagne surtout, qu’il a pris corps, et c’est de l’étranger qu’il nous est revenu. La Mennais, l’homme du siècle, peut-être, dont l’action dans l’Église a été la plus profonde, n’avait pas attendu sa rupture avec Rome, pour s’éprendre de la question sociale. Le fougueux Breton entrevoyait le parti qu’en pourrait tirer l’Église pour le triomphe du nouvel ultramontanisme, rêvé par lui sous les ombrages de La Chesnaie. A ses yeux, déjà, la question sociale était, à la fois, le but et le moyen. Pour mettre la papauté à la tête du mouvement démocratique, il lui demandait, suivant les conseils de Saint-Simon, de se faire, devant le monde, le porte-voix des revendications ouvrières. C’était là un des points du hardi et confus programme de l’Avenir, un des articles de foi du nouveau credo que l’auteur de l’Essai sur l’indifférence eût voulu greffer sur l’ancien. Pour le vertigineux agitateur, la réforme sociale devait accompagner les libres institutions démocratiques que la papauté émancipatrice allait apporter au monde. Il annonçait hautement, dans l’Avenir, que, « à moins d’un changement total dans le système industriel, un soulèvement général des pauvres contre les riches deviendrait inévitable. » Il voyait déjà « la société bouleversée de fond en comble périr dans d’effroyables convulsions[5]. » Pour lui, il n’était pas douteux que l’Église ne dût se tourner du côté des faibles et des petits, et se faire l’avocat des multitudes souffrantes. Et, lorsque la papauté, sommée de se déclarer, refusait de le suivre, le fougueux abbé dénonçait, dans son langage apocalyptique, le pape et les prêtres comme traîtres à l’Évangile et apostats de la loi de charité, pour s’être ligués avec les tyrans et les despotes contre les faibles et les opprimés, les pauvres et les petits que Jésus était venu sauver. Cette idée, chez La Mennais, était déjà entrée si avant que, une fois le prêtre disparu, il ne resta, du nouveau père de l’église, qu’un démocrate socialiste. On sentait, dès longtemps, ce dernier couver sous l’apologiste ; il fit éruption dans les Paroles d’un croyant.

Un tel parrain devait porter malheur à ses filleuls. L’intempérante éloquence de La Mennais était faite pour compromettre toutes les causes qu’elle plaidait. La trace de ses tendances sociales et démocratiques resta, cependant, toujours visible chez son grand disciple, Lacordaire. Et l’on en distinguera et là, des vestiges chez bien d’autres, dans les deux groupes rivaux entre lesquels se partagèrent, vers le milieu du siècle, les catholiques militans. La révolution de 1848 réveilla, un moment, dans l’Église de nuageuses aspirations sociales. A Rome, le langage et les actes du futur pape du Syllabus semblaient autoriser toutes les espérances et toutes les alliances. « Passons aux barbares et suivons Pie IX, » s’écriait Ozanam, à la veille du 24 février. L’Univers prêchait que la démocratie n’était qu’une application du christianisme. Veuillot voyait dans la révolution de 1848, et « dans les principes sociaux qui allaient se formuler en institutions », l’avènement de la pensée chrétienne dans le gouvernement des sociétés[6]. Lacordaire fondait, avec Ozanam et l’abbé Maret, le journal l’Ère nouvelle qui semblait reprendre le programme de l’Avenir. Les plus conservateurs des catholiques se déclaraient, par la bouche de Montalembert, « prêts à descendre dans l’arène, avec tous leurs concitoyens, pour revendiquer toutes les libertés politiques et sociales[7]. » Durant quelques semaines, on put croire à l’alliance de la démocratie et de l’Église sur cette terre vague des réformes sociales. Les journées de juin en France, la république romaine au centre de la catholicité vinrent bientôt décourager les catholiques les plus optimistes. Pour eux, comme pour le pape, les tendances socialistes se confondirent avec les passions révolutionnaires. Pie IX, revenu de ses illusions généreuses, leur gardait les rancunes d’un esprit déçu et d’un cœur blessé. Le Pie IX de 1848 était mort de ses mécomptes ; il ne les devait jamais pardonner à la démocratie. Politiques ou sociales, toutes les nouveautés redevinrent suspectes à Rome. La curie, systématiquement fermée aux voix de ce monde, inclinait à condamner toutes les aspirations du siècle, sous le nom maudit de révolution. C’est ainsi que, après avoir paru un moment à la veille de s’achever, l’évolution sociale de la papauté se trouvait indéfiniment ajournée. Pour qu’elle pût être tentée de nouveau, il fallait un nouveau pape, une nouvelle Rome, une nouvelle Europe.

Durant tout le long pontificat de Pie IX, pour ne pas dire durant tout notre XIXe siècle, la conduite de la papauté et la politique de l’Église ont été dominées par un souci qui, de loin, peut sembler mesquin, celui du maintien de la royauté temporelle des papes[8]. Comment s’en scandaliser, quand il semblait que l’indépendance spirituelle du saint-siège fût liée à sa souveraineté territoriale ? Tout, à Rome, était subordonné à la défense de la chétive monarchie pontificale. C’était la faute des temps plus que celle des hommes, si le Vatican mesurait toutes choses à cette courte mesure. La démocratie semblait une ennemie de la papauté parce qu’elle était une menace pour sa royauté temporelle. La démocratie se personnifiait, pour l’ancien exilé de Gaëte, dans Mazzini et dans Garibaldi, dans les hommes qui s’étaient insurgés contre le trône sacré du souverain pontife, de même que le libéralisme lui apparaissait sous les traits de Cavour, de Ricasoli, de Minghetti, des politiques qui ne craignaient pas de porter une main sacrilège sur l’héritage de saint Pierre. Entre la démocratie et le saint-siège romain, la question romaine semblait creuser un fossé infranchissable. Or, ce fossé a été, en partie, comblé par la ruine même de l’antique monarchie pontificale. De toutes les conséquences de la chute du pouvoir temporel des papes, c’est peut-être la plus considérable et la moins prévue.

Il ne fallait rien moins que cette révolution dans sa capitale pour que le saint-siège put, de nouveau, accueillir le rêve d’une alliance entre l’Église et la démocratie. La papauté, dépouillée par un roi, avec le concours des parlemens et la connivence des chancelleries, devait être amenée à chercher les peuples par-dessous les trônes et les gouvernemens. Le 20 septembre 1870 a coupé le lien séculaire qui semblait enchaîner les successeurs du pêcheur galiléen aux rois, aux princes, aux riches, aux grands de ce monde. La brèche de la Porta Pia a ouvert au saint-siège des perspectives nouvelles. Les bornes du non possumus ont été déplacées. Si le siècle voulait garder une prise sur la tiare, il ne fallait pas la laisser alléger de sa couronne temporelle. La papauté évincée de ses domaines terrestres nous réserve plus d’une surprise. Elle ne saurait voir le monde et les affaires du monde des mêmes yeux que ses prédécesseurs, les papes rois, la dynastie pontificale reléguée, avec les dieux de marbre, au fond d’un palais malsain, n’ayant le choix qu’entre l’internement ou l’exil, condamnée à demeurer captive ou à se faire errante, et déjà redevenue mendiante. Que de fois le siècle n’avait-il pas répété que, en se laissant enrôler parmi les souverains terrestres, en attachant les clefs mystiques à un sceptre et en faisant porter devant elle les deux épées nues, symbole des deux pouvoirs, la papauté avait perdu l’esprit de l’évangile ! Le jugement était dur, et contre lui protestent bien des actes de l’Église romaine. N’importe, en cessant d’être puissance temporelle, la papauté est, en quelque façon, redevenue toute spirituelle. La matière a moins de prise sur elle ; elle ne tient pour ainsi dire plus à la terre ; ayant cessé de compter parmi les princes de ce monde, il lui est plus aisé de se montrer, évangélique. Par sa dépossession même, par sa captivité, par sa pauvreté, par sa faiblesse apparente, elle se trouve plus près du peuple, plus près des pauvres et des petits, qu’elle ne l’avait été depuis mille ans.

Nous le voyons déjà. L’horizon du Vatican a reculé ; il s’est élargi, tout en s’assombrissant, depuis 1870 et la mort de Pie IX. Pour Pie IX et pour Grégoire XVI, — comme pour M. Clemenceau et les pontifes du radicalisme, — la révolution formait un bloc ; Rome en repoussait tout in globo. Entre les idées modernes que La Mennais avait, en vain, voulu lui faire bénir et qui paraissaient également réprouvées par le Syllabus, la curie romaine devait apprendre à faire des distinctions. Elle s’est mise à les trier, elle les a secouées dans le van de ses docteurs, elle les a passées au crible subtil de ses théologiens, et plus d’une a trouvé grâce devant elle. Rome a déclaré que la démocratie, la république, les réformes sociales n’avaient rien pour l’effrayer. Elle ne craint plus de sourire à la société moderne ; au lieu de lui barrer le chemin avec des anathèmes, elle offre de lui aplanir la route. C’est aux petites gens, aux ouvriers, à ceux qui supportent le poids de la chaleur du jour, que semble s’adresser, de préférence, le pape détrôné ; et il leur parle de ce que ces pauvres gens, absorbés par les soucis de la vie, ont le plus à cœur, de leur travail, de leur salaire, de leur pain quotidien. Le Vatican, qu’on s’était habitué à regarder comme la borne de l’immobilité, est, à son tour, dans le mouvement. La papauté, elle aussi, « va au peuple, » la papauté « se fait peuple. »

C’est que les revendications ouvrières offrent au saint-siège un moyen de s’associer aux aspirations du siècle sans rompre avec les doctrines traditionnelles. N’allons pas croire que la tradition ait perdu toute autorité à Rome, que le pape octogénaire se soucie peu d’être d’accord avec ses deux cent cinquante prédécesseurs. Nullement ; la solidarité pontificale n’est pas en cause ; il serait malséant de crier à la contradiction. Pour la papauté, la question ouvrière a, précisément, cet avantage, qu’elle lui permet de donner la main au peuple tout en tournant le dos à la révolution. C’est là un point à retenir. La chaîne sacrée des enseignemens pontificaux est demeurée intacte ; parce qu’elle a été pliée et comme coudée dans une direction nouvelle, il n’y a pas de rupture entre ses anneaux. Ne cherchons pas à mettre les encycliques du pape Léon XIII en opposition avec le bullaire de ses prédécesseurs. Nous n’y réussirions point. A tout prendre, il n’y a pas ici de palinodie. L’importance croissante donnée aux questions sociales n’est pas un démenti à l’Église ; ce serait plutôt un démenti à la révolution, ou à ce que l’Église considère comme un dangereux succédané de la révolution, au libéralisme. Le peuple, longtemps nourri de la viande creuse des théories politiques et enivré de l’eau-de-vie capiteuse des principes abstraits, le peuple réclame des alimens plus substantiels. Cela seul, dit-on à Rome, n’est-il pas la justification de l’Eglise ? et n’avait-elle pas raison quand elle accusait la révolution d’offrir aux peuples des pierres au lieu de pain et du poison sous l’orme de miel ? N’est-ce pas là une défaite pour les arrogantes prétentions du libéralisme parlementaire et des doctrinaires bourgeois qui s’imaginaient suffire à tous les besoins des sociétés avec leur table des droits de l’homme ? Pour apaiser la faim du monstre imprudemment déchaîné et follement investi de la souveraineté, il faut autre chose que des bulletins d’électeurs ou de vagues formules de liberté et d’égalité. — Et, demande l’Église, qu’ont d’autre à lui jeter en pâture le libéralisme bourgeois ou le radicalisme révolutionnaire ? Leurs mains sont vides ; qu’ils les ouvrent : rien dedans.

Ayons la loyauté de le reconnaître : nous avions trop présumé de la liberté. Elle n’a pas tenu toutes les promesses que nous avions faites en son nom, et elle devient, maintenant, victime de l’excès des espérances mises sur elle. Pourquoi ne pas l’avouer ? Le seul fait que, cent ans à peine après la révolution qui devait renouveler la face du monde, les sociétés nouvelles appellent de nouvelles transformations et de nouvelles révolutions est un dur désaveu pour l’orgueil du siècle et pour l’ordre social nouveau. Je ne sais s’il est dans l’histoire spectacle plus attristant. — Mais qu’importe à l’Église ? Pourquoi s’affligerait-elle des déconvenues du siècle ? Que lui fait l’ébranlement de cet édifice à peine achevé d’hier, et qu’il nous semble déjà entendre craquer sur nos têtes ? elle n’en redoute pas la chute ; elle en triompherait plutôt. N’avait-il pas été construit sans elle et parfois contre elle ? La révolution avait prétendu rebâtir la société sans la croix et sans Dieu ; qu’a d’inattendu, ou de lamentable, pour l’Église, l’échec des présomptueux qui avaient obstinément refusé ses bénédictions ? Elle n’a jamais cru à la solidité de leur œuvre ; elle n’a cessé de leur en prédire le renversement. — Puis, en quoi l’Église avait-elle tant à se féliciter de l’ordre social, issu de 1789, qu’elle en dût redouter la précoce décadence ? Que notre orgueilleuse société moderne vienne à s’écrouler, ce ne sera pour la papauté qu’une nouvelle application de l’éternel Nisi Dominus. Voilà bien des années que, sans crainte d’être accusée de radoter, elle nous répète, chaque jour, que si nous voulons raffermir la société, il nous faut la replacer sur la pierre angulaire, sur Dieu et son Christ.

Quand les sociétés nouvelles menaceraient ruine, la papauté, peut-on dire, sait bien que les forces qui en minent les fondemens ne travaillent pas pour l’Église. Ce n’est point pour rétablir la royauté du Christ et de son vicaire que la démocratie ouvrière s’efforce de renverser le règne de la bourgeoisie et du « capitalisme. » Cela est vrai, et Rome a des raisons de ne pas l’ignorer ; mais Rome, malgré tout, se défie peut-être moins de la démocratie et du populaire que des classes moyennes et de la bourgeoisie. L’Église a, de tout temps, témoigné peu de confiance aux légistes et aux parlementaires, en qui s’est incarné l’esprit bourgeois. Elle a trouvé en eux ses adversaires les plus dangereux, sinon les plus ardens : elle craint moins la grossièreté, les coups de tête et les coups de main des masses ignorantes que l’astuce perfide et les hypocrites respects des hommes de loi. N’est-ce pas ces derniers qui, sous le couvert d’un libéralisme souvent plus soucieux de domination que de liberté, l’ont frustrée de son autorité, dépouillée de ses biens, et, ce qui lui est plus sensible, l’ont bannie successivement de toutes les sphères de la vie sociale ? La démocratie, avec ses violences, ses appétits, ses emportemens, le peuple avec sa brutalité et sa férocité, c’est le barbare, le sauvage, si l’on veut ; mais des sauvages et des barbares, l’Église en a tant rencontré dans sa longue existence, elle en a tant baptisé qu’elle se flatte d’avoir aussi raison de celui-là. La brute ne lui fait pas peur ; elle croit avoir de quoi la mater. Libre au monde de taxer sa confiance de témérité ; elle lui répond en répétant les promesses de son divin fondateur. L’église a cette chose unique qui s’appelle la foi ; elle l’a autant, elle l’a plus peut-être qu’à aucune époque des quatre ou cinq derniers siècles. Comme autrefois, dans l’arène du Colisée, sous les regards des Césars et des vestales, elle trouverait des hommes pour descendre, les mains jointes, au milieu des léopards. Apprivoiser les lions, rogner les grilles des tigres lui a toujours paru de sa mission ; elle a, de sa jeunesse, gardé le goût du métier de dompteur.

Un rôle, au contraire, qui, à Rome et partout, commence à lui peser, c’est celui que notre égoïsme s’imaginait fait pour elle, celui de chien de garde à la chaîne, — ou, comme disait Veuillot, celui de gendarme en soutane, le seul que consentissent à lui laisser les maîtres de la société bourgeoise[9]. Une sorte de police spirituelle, complément et auxiliaire de l’autre, c’est bien en effet ce que Thiers comme Napoléon, ce que le patron de la loi Falloux de même que l’auteur du Concordat eussent voulu faire du clergé[10]. Daignait-il reconnaître au christianisme un office social, c’est bien ainsi que ce siècle de peu de foi a généralement compris la fonction de l’Église : une succursale de la gendarmerie. Besogne ingrate, en vérité, et méchant rôle pour les successeurs des Grégoire VII et des Innocent III, des Ambroise et des Augustin, des Becket et des Bossuet ! Y a-t-il quelque part, en Prusse ou en Russie, des clergés qui s’en peuvent contenter, ce n’est point celui du pontife romain ; s’il a parfois semblé s’y résigner, ce ne pouvait être pour longtemps. Comme, naguère, les ministres des monarchies semblaient croire l’Église instituée pour faire la sentinelle autour des trônes ou former aux rois des sujets dociles, les bourgeois enrichis se figuraient qu’elle était faite pour veiller sur leur coffre-fort et sur leur garde-manger, pour permettre à leurs femmes ou à leurs filles de passer en sécurité les nuits à danser, et à leurs fils de souper en joyeuse compagnie dans les cabarets à la mode. Voilà à quoi se réduisait, pour la plupart des hommes du XIXe siècle, l’utilité de la religion. Interrogez M. Prudhomme, c’est pour cela qu’il consentait à voter le budget des cultes. Ce n’est pourtant point pour cela que le Verbe s’est fait chair ; que Pierre de Galilée et Paul de Tarse ont apporté l’Évangile aux nations ; que les Urbain et les Sixte, les Hildebrand et les Alexandre ont lutté dix siècles contre les anciens et les nouveaux Césars. — Et pourquoi ne pas le dire ? nous-mêmes qui prétendions la défendre contre l’inepte fanatisme de bornés libres penseurs, nous nous faisions de l’Église et de la religion une assez piètre idée. Ce que l’humanité a connu de plus divinement sublime, la croix du Calvaire, nous le ravalions au terre-à-terre d’un utilitarisme grossier. Jamais peut-être on n’avait plus ingénument matérialisé la religion. Alors que, par nos égards et par l’affectation de nos respects, pour ne pas dire de nos politesses, envers l’Église et ses ministres, nous nous vantions d’avoir rompu avec l’impiété à courte vue du XVIIIe siècle, nous demeurions, à notre insu, dans la tradition du voltairianisme, mais d’un voltairianisme déniaisé par les révolutions. A l’imitation du Béarnais, la reine d’hier, la parvenue du jour, la bourgeoisie avait dit : « Régner vaut bien une messe ! » Elle sentait le besoin d’avoir entre le peuple et elle, entre les convoitises d’en bas et les jouissances d’en haut, quelqu’un qui.prêchât aux masses la patience et la résignation ; une voix qui, durant ses fêtes ou ses plaisirs, criât aux misérables : « Tenez-vous tranquilles, regardez jouir les autres ; vous aurez votre récompense ailleurs. » Nous croyions, bonnement, que c’était pour cela surtout que la religion méritait de vivre, — et nous nous en cachions si peu que le peuple a appris de nous à s’en méfier, si bien que, pour lui, aussi, la religion a perdu presque toute son efficacité. Après avoir enlevé à l’Église ses biens et ses fondations, après l’avoir dépossédée de ses droits et privilèges, après avoir souvent fermé ses écoles, ses monastères, ses noviciats, et tout en prenant soin de la tenir à l’écart des affaires de ce monde, nous l’appelions volontiers à notre aide pour refréner les passions et brider les appétits du populaire. Le calcul de notre part était sage ; c’était de bonne politique, et d’hommes avisés. L’erreur, la naïve erreur était de croire que l’Eglise dût toujours se prêter à ce jeu.

Si nous lisions encore la Bible, notre manière de procéder avec l’Église, vis-à-vis des masses ouvrières, nous rappellerait une des lointaines histoires du Pentateuque, celle du prophète Balaam que le roi de Moab va chercher pour maudire le camp d’Israël et arrêter par ses imprécations l’invasion des douze tribus. Nous, aussi, nous avions, en quelque sorte, été chercher la vieille Église pour exorciser les foules et arrêter, au seuil de nos demeures, l’irruption des hordes inquiétantes qui campent à nos portes. Nous nous promettions de l’entendre maudire les revendications téméraires qui menacent notre repos et l’héritage de nos enfans. Et comme Balaam, en présence des tabernacles d’Israël, la vieille Église, amenée devant les foules démocratiques, s’est mise à parler un langage qui nous a surpris et qui n’était pas celui que nous attendions d’elle. Elle, aussi, a refusé de maudire ; au lieu d’anathèmes, elle a répandu sur les tribus des travailleurs ses bénédictions. « J’ai reçu commission de bénir, » nous répond-elle, à son tour, comme Balaam à Balac, roi de Moab. Aux foules démocratiques, rangées devant elle en bataille pour la conquête du monde, elle a dit que leurs souffrances étaient imméritées et que leur cause était juste. — Voulez-vous sortir des arides régions du désert où vous peinez, depuis des générations, suivez-moi, leur a-t-elle dit, et je vous conduirai dans la terre de Chanaan où vos enfans trouveront l’abondance. Tel est, en substance, avec des précautions de langage, le discours tenu par la papauté à la démocratie. Encore une fois, ce n’est pas tout à fait celui que le monde attendait d’elle. Quelques-uns en ont pris scandale. Ils ont tort. Comme Balac, roi de Moab, ils ont oublié qu’on ne fait pas la leçon aux prophètes ; que lorsque l’Église ouvre la bouche, c’est pour répéter les paroles que Dieu lui met sur les lèvres. Or, le Dieu de l’Évangile est avec les petits, et ses faveurs sont pour les pauvres. Ils sont les bénis du Père céleste.

II

Ce n’était pas, il est vrai, sur les classes ouvrières que semblaient, de préférence, tomber les bénédictions que, de la loggia de Saint-Pierre, le pape, les bras étendus, jetait solennellement urbi et orbi. Aujourd’hui, les ouvriers sont les pèlerins les mieux accueillis du pure commun. Ils sont devenus les fils chéris de l’Église ; le pape fait pour eux ce qu’il n’accorde point aux princes ; il les reçoit dans son palais et tient à les avoir pour ses hôtes ; il descend vers eux dans la grande basilique et déploie, à leur intention, le fastueux cérémonial dont le pontificat en deuil semblait avoir oublié les pompes.

Pour être une nouveauté dans l’histoire du siècle, ces démonstrations de tendresse paternelle n’en sont pas moins dans la tradition de l’Église. La papauté devait, un jour, se pencher vers le peuple ; elle y était prédestinée. Ce qui doit étonner, c’est qu’elle ne l’ait pas fait plus tôt, qu’elle ait attendu si longtemps pour entendre les revendications des masses ouvrières : le pourquoi, nous en avons dit quelques raisons, nous dirons les autres tout à l’heure. Par son principe, par l’esprit de ses enseignemens, le siège romain est naturellement porté à prendre le parti des faibles et des misérables. En principe, dans la théorie chrétienne, sinon toujours dans la pratique, la pauvreté n’a jamais cessé d’être, aux yeux de l’Eglise, un titre de faveur, un privilège, une dignité. N’est-ce pas aux pauvres que le Christ a été d’abord envoyé : Evangelizare pauperibus misit me. Bossuet, en plein XVIIe siècle, osait dire que « l’Église est proprement la ville des pauvres, que dans son premier plan elle n’a été bâtie que pour les pauvres, et qu’ils sont les véritables citoyens de cette bienheureuse cité que l’Écriture a nommée la cité de Dieu. » Les riches, ne craint pas d’ajouter l’évêque de Meaux, les riches étant de la suite du monde, n’y sont soufferts que par tolérance. A-t-elle quelquefois paru l’oublier devant les grands de la terre, l’Église devait, tôt ou tard, se rappeler pour qui elle avait été spécialement construite. Si, dans ses mains, la symbolique balance de la justice, toujours malaisée à tenir en équilibre, devait pencher d’un côté, ce ne pouvait être longtemps du côté des privilégiés de ce monde. L’Église a-t-elle quelque prédilection, c’est, comme toute mère, envers les plus petits, ou les plus débiles de ses enfans. Pour que nous ayons pu nous y tromper, il faut que, sur ce point, nos idées aient été singulièrement faussées, ou que nous ayons cru l’Église, dégénérée et mondanisée, à jamais incapable de revenir à sa mission première. Le « malheur à vous, riches, qui avez reçu votre récompense en ce monde ! » n’avait pourtant pas été rayé de l’Évangile, et le terrible mot d’Abraham : Fili recordare quia recepisti bona in vita tua, est toujours demeuré sur les lèvres de l’Église, lors même qu’elles s’efforçaient de sourire aux heureux de la terre. Une fois placée, par notre siècle industriel, en face des revendications de la multitude courbée sur les métiers de nos manufactures ou rampant au fond des mines, la papauté devait répéter, sur la foule des ouvriers, le misereor super turbam du Sauveur, devant les milliers d’hommes affamés dans le désert.

Le monde va, depuis quelques années, parlant, comme d’une nouveauté, de la religion de la souffrance humaine. Cette religion-là n’est pas nouvelle ; ce n’est ni Dostoïevski, ni Tolstoï, — ni leur maître, le moujik, près duquel tous deux se vantent de l’avoir apprise, — qui l’ont inventée. Cette religion, elle est aussi vieille que le Calvaire. C’est tout bonnement l’Évangile, le christianisme, et, en particulier, le catholicisme, celle de toutes les Églises chrétiennes qui a le plus aimé les misérables, parce qu’elle a le plus ressenti la folie de la croix, et que jamais elle ne s’est lassée de baiser les pieds saignans du Crucifié. Pendant longtemps, elle a cru pouvoir soigner tous les maux des membres souffrans du Christ avec l’aumône et la charité, avec la main virginale de ses sœurs et de ses frères, des frères de Saint-Jean-de-Dieu ou des filles de Saint-Vincent-de-Paul, également propres à panser les plaies du corps et les ulcères de l’âme. L’Église avait en ce genre, depuis un ou deux siècles surtout, un choix de spécialités unique au monde ; elle s’était ingéniée à ne laisser sans secours aucune des innombrables infirmités humaines. Nulle part cette charité multiforme n’avait été pratiquée avec plus d’amour et plus de variété que dans la Rome papale, devenue, déjà, presque aussi ancienne pour nous que la Rome impériale. Les papes semblaient avoir mis leur orgueil à faire de leur capitale la ville de la charité et la cité des pauvres. Ils y avaient même trop bien réussi. Dans leur zèle de père et de prince, ils avaient péché par l’excès de leur bienfaisance, décourageant involontairement l’esprit d’initiative et de travail, à force de parer à toutes les suites de l’imprévoyance ou de la fainéantise. Rome, avec ses palais des pauvres, avec ses orphelinats, ses hospices, ses hôpitaux, ses refuges, ses asiles de toute sorte, Rome elle-même donnait la démonstration de l’impuissance de la charité, publique ou privée, à guérir tous les maux de l’humanité.

Le monde, aujourd’hui, dit que l’aumône ne suffit point, en quoi il a raison. Le monde se révolte contre le vieux mot de charité, caritas, en quoi il a tort, car il n’en comprend plus le sens. Riches et pauvres l’ignorent presque également. La foule des déshérités se réclame de la justice. Cela n’est pas fait pour effrayer l’Église. Ce n’est point là un vocable qu’elle n’entende point. La justice, elle en a faim et soif. Bienheureux ! va-t-elle répétant, depuis le Sermon sur la montagne, ceux qui sont altérés de justice. Il y a des siècles qu’elle la prêche aux grands, comme aux petits, sans l’isoler de la charité, car, pour sa sagesse, plus profonde que celle de nos modernes réformateurs, justice et charité sont inséparables, toutes deux n’étant que les deux faces d’une même vertu. Justice, solidarité, fraternité, autant d’idées ou de sentimens d’origine chrétienne. C’est le christianisme qui les a apportés à notre monde méditerranéen, et il les avait trouvés dans l’héritage de ses ancêtres de Judée. La justice, au sens social aussi, est un mot de son vocabulaire ; il a passé du psalmiste et des prophètes aux apôtres et à l’Église. C’est de là qu’il est venu à ceux qui l’emploient en dehors d’elle, et parfois contre elle ; ils le lui ont dérobé, et, en le lui enlevant, ils en ont souvent faussé le sens. Ce n’est pas une raison pour que l’Église ne le reprenne point. Au contraire, dès qu’il se pose dans le monde une question de justice, l’Église ne peut se taire. Il faut que la papauté parle, car elle seule a qualité pour cela. Le pape est, de droit divin, le gardien de la justice. La chaire romaine a été fondée pour l’enseigner aux hommes, et nous aurons beau chercher entre toutes les puissances de ce monde, nulle n’a pareille autorité pour en faire entendre la voix aux peuples ou aux classes en lutte. Le jour où ceux qui paient l’ouvrage et ceux qui exécutent l’ouvrage se disputent sur les limites de la justice, se demandant où elle commence, où elle finit, il était impossible que la papauté n’intervînt pas. S’enfermer dans le silence eût été abdiquer.

Et dès que Rome parlait, quel langage pouvait-elle faire entendre ? Faut-il nous demander ce qu’eussent dit les douze pêcheurs de Galilée devant les revendications de ces artisans, de ce menu peuple des villes, par lequel l’Évangile a conquis Rome et vaincu les Césars ? Et le restaurateur du christianisme évangélique au moyen âge, le doux François d’Assise, si peu tendre à la féodalité guerrière, croyons-nous qu’il eût hésité à se prononcer ? ou que, dans cet âpre débat entre ceux qui ont la puissance de l’argent et ceux qui n’ont d’autre richesse que leurs bras, « le Christ de l’Ombrie » se fût toujours mis du côté de l’argent, avec les riches et les patrons ? S’il se fût gardé d’inciter les foules à la révolte, saint François, escorté de ses « mineurs, » n’eût pas manqué de se faire, devant les princes de la finance ou les barons de l’industrie, le champion des droits du « pauvre peuple. » — Les défenseurs du pauvre peuple, les saints l’ont été, de tout temps ; de Chrysostome à Vincent de Paul, tel a été leur rôle de prédilection. En se retournant vers la plèbe, l’Église, loin de s’écarter de sa tradition, y est rentrée. Elle revenait à son principe ; et, comme le dit Léon XIII, pour les institutions religieuses, de même que pour les États, revenir à son principe, c’est souvent se retremper dans sa jeunesse.

Faut-il le dire ? Entre l’Église et le monde, il y avait un malentendu séculaire. Cela datait de la révolution, ou, plus exactement, cela datait de la fin du moyen âge, du XVe, du XIVe siècle, des temps de Rome ou d’Avignon, où la papauté était devenue riche et quasi-mondaine ; où l’Église, secouée par le schisme et par l’hérésie, avait pris l’habitude de s’appuyer sur les monarques et sur les monarchies. Cela, depuis Luther et depuis Voltaire, semblait convenir à la débilité de ses vieux jours. C’est ainsi que nous nous étions accoutumés à voir dans l’Église du Christ l’auxiliaire naturelle des princes, des grands, des riches. Mais ce que notre myopie ou notre irréflexion prenait comme une condition normale de son existence n’était, dans l’histoire de l’Église, qu’une phase passagère. Le temps devait venir où, lasse d’alliances qui tendent parfois à se changer en servitudes, l’Église, se ressouvenant de sa jeunesse, chercherait à se dégager de solidarités souvent plus gênantes que profitables.

Les temps sont venus, en effet, et plus vite qu’on ne l’eût supposé au Vatican. Ceux d’entre nous qui se plaisent à chercher dans la couleur du ciel et dans la direction des vents les signes des changemens de saisons ne s’y sont pas trompés. Ils n’ont pas attendu que le pape parlât pour annoncer que, du fond de sa prison volontaire, la papauté, dépossédée par un roi, s’allait tourner vers la démocratie. Un homme dont les yeux aiment à percer par-delà l’horizon, M. E.-M. de Vogué, en faisait part aux lecteurs de la Revue, dès son retour de Rome, au printemps de 1887[11]. A beaucoup de bons esprits les prévisions de l’audacieux écrivain paraissaient quelque peu chimériques ; il a suffi de quatre ans pour qu’elles fussent, en grande partie, justifiées. Ce qui semblait paradoxe sera bientôt lieu-commun. La question sociale s’est officiellement imposée à la sollicitude de la curie romaine. Nous-même, s’il nous est permis de le rappeler, nous avions, quelques années plus tôt, indiqué, à cette place, les surprises que pouvait ménager à notre inattention l’attitude de l’Église vis-à-vis de la démocratie. Pardessus les combinaisons de la savante diplomatie du pape Léon XIII, nous entrevoyions, dans le lointain, la possibilité d’une double évolution de la papauté, et sur le terrain social et sur le terrain politique.

« Au risque de la scandaliser, écrivions-nous alors, on pourrait presque prédire à la papauté une évolution républicaine. De même que, au moyen âge, elle s’est faite souvent l’alliée des libres communes contre les empereurs du Nord ou les rois du Midi, elle pourrait, un jour, selon les conseils qu’elle a jadis repoussés de la bouche de La Mennais, « abandonner les rois pour les peuples, » passer, avec les pauvres et les humbles du Christ, à la politique démocratique. Ce ne sont pas les textes évangéliques qui feraient défaut pour autoriser une telle conversion. Bien plus, ajoutions-nous, rien n’interdirait au saint-siège d’emprunter la tactique essayée déjà par les catholiques dans plusieurs États, de chercher, lui aussi, à tirer parti des revendications sociales, de faire valoir, à son profit, les intérêts des classes déshéritées, de prêcher au monde, avec la fraternité chrétienne, la rénovation économique de nos vieilles sociétés[12]. »

Ce que nous osions à peine annoncer, en 1883, la papauté l’accomplit, sous nos yeux, presque simultanément, dans les deux directions indiquées par nous. Le pape sourit, en même temps, à la démocratie sociale et à la république. Il dit, ou il fait dire aux conservateurs français : Acceptez le régime populaire et la royauté du suffrage universel ; ne vous faites pas scrupule de jouer la Marseillaise ou de marquer vos maisons du R. F. ; au lieu de vous effrayer de la démocratie et de ses applications politiques, apprenez à les faire tourner au profit de l’Eglise. Il dit aux riches et aux classes dirigeantes : Écoutez les voix qui montent d’en bas, et efforcez-vous de satisfaire les vœux des multitudes qui crient vers vous, car la situation du peuple est dure et ses réclamations sont justes.

Ce langage nouveau sur les lèvres pontificales, nous l’attendions moins, il est vrai, du pape Léon XIII que de ses successeurs ; mais les années courent vite de nos jours, et, à Rome aussi, dans la somnolente cité naguère immobile, le temps précipite sa marche. Rien, au début de son pontificat, ne faisait présager encore, en Léon XIII, le pape de la démocratie. Il n’avait pas renoncé au vieux jeu de la curie ; il paraissait plus préoccupé des gouvernemens que des peuples. S’il rompait avec les erremens des dernières années de Pie IX, c’était pour renouer des négociations avec les cours catholiques ou hétérodoxes. Il s’adressait de préférence aux chanceliers et aux empereurs-rois ; il semblait chercher, jusque parmi les fils de Luther, l’épée d’un nouveau Charlemagne qui relevât le trône et l’ascendant de la papauté. L’ancien nonce de Bruxelles s’annonçait surtout comme un pape diplomate ; mais c’était en même temps un pape politique, et, n’ayant pas trouvé chez les empereurs ce qu’il avait espéré d’eux, il s’est retourné vers les peuples.

Rien ne ressemble moins à un coup de tête que le coup de barre vers la démocratie donné par le vénérable pilote à la barque de saint Pierre. A l’inverse de son ardent prédécesseur, Léon XIII n’est pas l’homme des impulsions soudaines. Tout, chez lui, est pesé, calculé. Des sept vertus dont ses yeux rencontrent partout l’image sur les murs de son palais, la prudence est sa préférée. Il en a donné la preuve jusque dans son apparente témérité. Le mouvement qui entraîne l’Eglise vers la démocratie et les questions ouvrières n’est pas, en effet, parti de Rome. Le pape, en réalité, l’a plutôt ralenti ou modéré qu’il ne l’a accéléré. L’initiative n’est pas venue de Léon XIII. En lui faisant prendre position sur le terrain social, le saint-père n’a pas fait exécuter à l’Église et aux milices ecclésiastiques, comme à une armée docile au commandement, un demi-tour soudain. Tout au contraire, le saint-siège a suivi le clergé et les catholiques dans la voie où laïques, prêtres et moines s’étaient déjà engagés d’eux-mêmes. Presque partout, depuis quelques années, les influences religieuses tendaient à s’immiscer dans les questions sociales. Les hommes que leurs adversaires se plaisent à désigner du nom équivoque de cléricaux s’efforçaient de s’emparer de la direction du mouvement ouvrier pour ramener les foules au giron de l’Église. L’impulsion ici ne pouvait guère venir du Vatican. La cour de Saint-Damas, isolée à une extrémité de la vieille Rome, est peut-être un des endroits du monde ou retentissent le moins les revendications ouvrières. Pour s’y faire entendre, il a fallu qu’elles y fussent apportées par des voix lointaines dans toutes les langues du monde catholique.


III

On se représente souvent l’Église romaine, avec son chef omnipotent, comme une machine dont toutes les parties sont mues du centre par un moteur unique. Rien de plus erroné : en dépit de la concentration graduelle de tous ses pouvoirs dans une seule main, l’Église, aujourd’hui comme au moyen âge, demeure un corps vivant, composé de membres et d’organes vivans qui, d’une extrémité à l’autre de ce corps gigantesque, conservent cette grande chose, la spontanéité de la vie. Cette spontanéité, la tension même de l’autorité n’a pu l’étouffer. L’Église la plus centralisée du monde est peut-être encore celle où l’initiative individuelle, — partout le grand ressort du progrès, — garde le champ le plus large. On ne lui demande guère que de ne pas franchir les limites du dogme. L’individu, sous le nom de, saint ou de bienheureux, a toujours dans l’Eglise joué les grands rôles, sans même avoir besoin pour cela de titres ni de dignités. Nulle part peut-être le plus humble des hommes ne peut exercer une action aussi lointaine et aussi profonde. Le XIXe siècle en a fourni plus d’un exemple, et, phénomène presque nouveau dans l’histoire ecclésiastique, ceux qui donnent le branle à l’Église, ceux qui jettent l’idée ou lancent la parole répercutée par tous les échos du monde catholique, ce n’est pas seulement les clercs, les oints, les évêques, les moines, mais, bien aussi, les laïques, les simples fidèles, sans place ni fonctions dans le sanctuaire. Cela est si vrai que, à certains momens, en telle contrée, les pasteurs ont eu l’air d’être conduits par les brebis. Le siècle a ici réagi sur l’Église, et la cité terrestre sur la cité de Dieu. La presse et la tribune ont introduit dans la vie, sinon dans le gouvernement, de la société chrétienne un facteur nouveau. Les hommes habitués, par la politique, à se jeter dans toutes les luttes qui passionnent les peuples ont pris, eux aussi, leur part des combats livrés autour de la religion. Et l’Église a été heureuse d’avoir ses journalistes et ses tribuns. C’est ainsi que jamais, à aucune époque, les laïques n’ont eu plus d’influence dans l’Église ; et, naturellement, avec les laïques, devaient pénétrer dans le sanctuaire les préoccupations du dehors. L’attention et les efforts de la hiérarchie ont dû se tourner vers des questions, en elles-mêmes, plus intéressantes pour la masse des fidèles que pour le corps des pasteurs. Cela seul eût introduit la question sociale dans l’Église.

Autre remarque et autre fait connexe. Dans la société religieuse comme dans la société civile, et dans l’Église, de même que dans l’État, les grandes initiatives partent rarement du gouvernement, de l’autorité suprême. Cela, pour l’Église, a été particulièrement vrai du XIXe siècle. Si nous laissons de côté le dogme, l’impulsion est venue plus fréquemment des membres que de la tête, de la circonférence que du centre ; elle est venue, généralement, d’au-delà des monts ou d’au-delà des mers, si bien que la papauté l’a plus souvent reçue de l’Église qu’elle ne la lui a donnée. Rome n’est pas le moteur dont tout part ; c’est le centre où tout aboutit et qui coordonne tous les mouvemens. Rome, toujours fidèle au vieux génie romain, ne fait souvent que codifier, que réduire en lois et en corps de doctrine ce qui a été pensé, rêvé, prêché, ce qui a été tenté ou élaboré par ses enfans des quatre parties du monde. Ainsi a procédé le siège romain pour la question sociale. Léon XIII, cédant aux pieuses instances de ses fils, a rédigé en latin pour l’universalité de l’Église, afin de donner plus d’unité à l’action catholique, une solennelle consultation sur des problèmes remués, depuis des années, loin des académies romaines, par des évêques tels que Ketteler, Manning ou Gibbons, par des curés, tels que Winterer, par des laïques, fils d’anciennes familles ou fils du peuple, tels que de Mun ou Decurtins.

Allemands, Belges, Suisses, Autrichiens, Américains, Français même, les catholiques, pour s’attaquer à la question sociale, n’avaient pas attendu le mot d’ordre de Rome. Ils avaient, dès longtemps, pris les devans. En Allemagne, le mouvement était déjà ancien, il était contemporain du pontificat de Pie IX. Le principal instigateur en a été un noble prélat, le baron von Ketteler, évêque de Mayence. Il y a partout beaucoup d’aristocrates de naissance parmi les fauteurs des revendications ouvrières ; on sent parfois, chez ces nobles patrons du « quatrième état, » comme une pointe de rancune féodale contre le règne usurpateur du bourgeois. L’évêque baron de Ketteler a été plus qu’un précurseur. Il ne se contentait pas, comme La Mennais, d’un vague socialisme de rhéteur. Au rebours de ce que nous attendions naguère de l’Allemagne, l’idée sociale catholique sortait, avec Ketteler, des brouillards de la spéculation pour entrer dans l’étude pratique des questions ouvrières. L’action de Ketteler a été considérable, surtout dans les pays de langue allemande, de la Schlucht au Wienerwald. Catholiques, protestans, juifs, libres penseurs étaient du reste, en Allemagne, tous entraînés dans la même direction. C’était, entre les différens groupes politiques et religieux, comme une course où chacun cherchait à dépasser ses rivaux. La question sociale était inscrite en vedette sur les drapeaux de tous les partis. Il y avait le socialisme conservateur inauguré, dès avant 1848, par Rodbertus Jagetzow, — le socialisme chrétien ou évangélique de l’ex-pasteur de la cour, Stocker, — le socialisme de la chaire des professeurs d’université, jaloux de donner à l’Allemagne une « économie nationale » différente de celle de la France ou de l’Angleterre, — le socialisme d’État de M. de Bismarck et des bureaucrates, heureux d’étendre encore l’action de l’état prussien. Il fallait bien qu’il y eût, aussi, un socialisme catholique ou un catholicisme social. C’était l’époque du Kulturkampf ; les catholiques, obligés de se défendre contre l’administration prussienne et toutes les forces du nouvel empire, n’avaient pas le choix ; pour faire front à la coalition des junkers piétistes et des pseudo-libéraux, il leur fallait se retrancher au fond des couches populaires et, pour ainsi dire, dans le cœur même du peuple. Ce n’est qu’en faisant cause commune avec l’ouvrier de Westphalie et de Silésie, en prenant en main les mieux fondées de ses revendications, en multipliant les associations ouvrières et les Bauernvereine, que Windthorst et le « centre ultramontain » ont fini par battre le grand tacticien de Friedrichsruhe. C’est avec la pioche du mineur et le ringard du puddleur que le vieux guelfe a remporté la plus grande bataille qu’ait gagnée l’Église depuis Lépante, et conduit le très victorieux empereur Guillaume et son très orgueilleux chancelier jusqu’aux portes de Canossa.

Quel exemple pour les catholiques voisins ! Puisque l’Église militante semblait, plus que jamais, vouée aux combats et aux assauts, n’y avait-il pas là, pour ses défenseurs, une tactique nouvelle à opposer aux nouvelles machines de guerre de l’éternel ennemi ? Il ne suffisait plus à l’Église de recruter ses soldats dans les classes dirigeantes, parmi les gentilshommes épris des souvenirs du passé ou les fils de la bourgeoisie satisfaits des jours présens ; il lui fallait chercher des recrues là où sont le nombre et la force, dans les classes intérieures, parmi les masses ouvrières mécontentes de l’ordre social actuel. Grand changement pour les habitudes et pour les goûts des leaders catholiques ! C’était une révolution analogue à celle qui a déjà, deux ou trois fois, transformé les conditions de la guerre, quelque chose comme la substitution des roturières armées de fantassins à l’ancienne chevalerie bardée de fer. « Pour le peuple et par le peuple ! » tel était le mot d’ordre jeté par les novateurs au camp catholique. La nouvelle tactique trouvait d’ardens et nombreux partisans dans presque toute l’Europe continentale, germanique ou latine. L’Irlande avait, dès longtemps, donné l’exemple. Aux États-Unis, en Angleterre même, comment les évêques et le clergé eussent-ils hésité ? La clientèle catholique étant, en grande majorité, composée d’ouvriers et d’artisans, il leur fallait prendre leur point d’appui sur les masses, ou se résoudre à l’effacement et au dépérissement. Pareille résignation ne va guère au caractère anglo-saxon. Les Américains se sont lancés dans la mêlée avec l’énergie de leur tempérament. Quand le pape Léon XIII, qui n’était pas encore le pape des ouvriers, s’apprêtait à condamner les « chevaliers du travail, » le cardinal Gibbons accourait au Vatican arrêter les foudres pontificales. On sait avec quelle vaillance l’octogénaire cardinal Manning s’est constitué l’avocat des dockers de la Tamise ; après cela, il ne craignait guère d’entendre les rues de Londres lui crier : no popery. Tout le poids du monde anglo-saxon et des espérances mises par Rome sur cette race dont l’ubiquité est rivale de la sienne était jeté dans la balance ; l’Europe et l’Amérique la faisaient pencher du même côté.

Rome a cédé ; c’est ainsi que, après avoir failli mettre en interdit les knights of labour, le pape Léon XIII est, à quatre-vingts ans, devenu le pape des prolétaires. Évêques, prêtres, moines, laïques, tout ce qu’il y avait de hardi et d’entreprenant dans l’Église la poussait dans le même sens, se félicitant d’avoir enfin donné à la vieille mère, si longtemps négligée, une prise sur ses filles ingrates, les nations modernes. « Allez au peuple ! répétaient au pape des voix d’Orient et des voix d’Occident, des voix du Septentrion et des voix du Midi, et, par le peuple, vous rétablirez l’ascendant du Christ et vous préparerez le triomphe de son Église. » Léon XIII, après de longues réflexions, s’est rendu à ces conseils ; sa réponse a été l’encyclique Novarum rerum, la bien nommée ; car, si elle parle de choses en réalité aussi vieilles que le monde, du travail, de la souffrance, du pain gagné à la sueur du front, elle le fait avec des accens nouveaux dans l’église, en des termes inconnus du latin ecclésiastique. Ce n’était plus pour réprouver les aspirations du siècle que le saint-père s’adressait aux peuples, c’était pour leur montrer qu’elles ne pouvaient être satisfaites que par la religion et par le Christ.

Et ce n’était pas là, de la part du pontife romain, pure habileté politique. Certes, l’ascendant qu’elle a trop souvent perdu sur les classes populaires, il est permis à l’Église de chercher par quels moyens elle peut le rétablir. Mais il y a autre chose ici. Pour emprunter le langage du maître de la politique réaliste, la question sociale n’est pas seulement une carte dans le jeu du Vatican, un atout tenu en réserve, que, en joueur habile, le pape jette sur table, au moment venu, pour gagner une manche de l’interminable partie engagée entre l’Église et l’État moderne. Non ; — qu’il en soit ainsi, en certains pays, de différentes écoles sociales, plus ou moins chrétiennes, nous n’y contredirons point. Avec le régime électif, tout, pour les partis, devient tactique électorale ; et, le sort des élections dépendant des masses démocratiques, chacun s’ingénie à s’affubler en démocrate. C’est ainsi que, presque partout, les halles publiques, où se fait la criée des votes du peuple, retentissent de surenchères démoralisantes. Gauche ou droite, républicains ou monarchistes, — le socialisme est la fausse monnaie dont les joueurs de la politique paient les voix du peuple. La papauté a trop de loi dans sa mission pour se résigner à de pareils marchés. Je ne sais rien, — de nos jours du moins, — à lui comparer pour la sincérité. Que de fois n’a-t-elle pas montré qu’elle craignait peu de froisser les sentimens du siècle ! La politique et les considérations humaines ont-elles eu leur part dans la conduite de Léon XIII, c’est dans un sens plus élevé qu’on ne le croit d’ordinaire. Si lente que Rome ait été à s’y décider, cette évolution démocratique rentre dans le plan général qu’avait longuement médité, à Pérouse, le grand pontife qui a succédé à Pie IX.

Quel est le but que paraît s’être donné le cardinal Pecci en acceptant l’anneau du pêcheur ? Un double but, semble-t-il ; il visait deux choses simultanément, et l’une par l’autre. Il voulait réconcilier l’Église et la société moderne, et il voulait, par cette réconciliation, relever l’ascendant du saint-siège et restaurer son indépendance. La paix de l’Église et de la société moderne, entre lesquelles le Syllabus de Pie IX semblait creuser un fossé, tel était le premier article du programme pontifical, apporté de l’Ombrie. Relisez les deux lettres pastorales de « l’archevêque-évêque » de Pérouse sur l’Église et la civilisation[13]. S’il était permis de se servir ici de comparaison profane, nous dirions, à l’américaine, que ces lettres pastorales ont été la plate-forme de l’élection de Léon XIII. Elles contenaient, dans ses grandes lignes, tout un programme de gouvernement spirituel[14]. Les quatorze années du pontificat de Léon XIII n’en ont guère été qu’une application. Si le pape a parfois semblé hésitant, tâtonnant, vacillant, c’est sur les voies et les moyens, non sur le but. Pie IX avait laissé l’autorité du saint-siège fortifiée dans l’Église et affaiblie au dehors ; il laissait la papauté, dépouillée de sa couronne temporelle et nimbée de l’auréole de l’infaillibilité, en guerre avec presque tous les États et toutes les puissances de ce monde. Léon XIII a voulu réconcilier le saint-siège avec les puissances, en même temps qu’avec la société moderne ; — et parmi ces puissances, il a rencontré la souveraine des temps nouveaux, la démocratie, et derrière la démocratie, la question sociale.

Léon XIII était, ainsi, par la logique de ses propres idées, silencieusement conduit là où le poussait bruyamment la pression du dehors. Comment donc un pape, si peu avare de ses enseignemens, a-t-il attendu d’être octogénaire pour se prononcer sur la plus pressante des questions et nous donner l’encyclique de Conditione opificumb C’est que, si bien des considérations inclinaient l’Église vers la démocratie, d’autres la retenaient sur cette pente. L’évolution que d’aucuns veulent attribuer uniquement à la politique, la politique l’a retardée longtemps. Des liens multiples et anciens liaient le siège romain à la politique conservatrice. Le long pontificat de Pie IX l’y avait attaché par des nœuds qu’aucuns doigts ne semblaient pouvoir dénouer. La guerre, ouverte ou sournoise, menée en tant de pays contre l’Église, au nom de la démocratie, avait, plus que jamais, rejeté la papauté vers les idées d’autorité et les « principes conservateurs. » Alors que le saint-siège, traqué jusque dans les murs de la ville sainte, ne trouvait guère de dévoûment que parmi les classes intéressées au maintien de l’ordre social actuel, il était malaisé à la papauté d’avoir l’air de déserter le camp de ses défenseurs pour se ranger du côté de ses ennemis. Le Vatican ne pouvait guère encourager les revendications ouvrières que le jour où, par calcul ou par entraînement, l’élite des classes conservatrices se déciderait elle-même à leur prêter l’oreille. Or, ce jour est venu. La mode est aux questions sociales. L’homme du monde, le clubman n’en a plus peur, et les politiciens de toute origine leur font bon visage. Elles ont, pour elles, ce qu’il y a de plus généreux et ce qu’il y a de plus intéressé dans le cœur des hommes, avec ce qui subsiste de sérieux dans les cervelles frivoles. Les uns, en quête d’idéal, rêvent d’acheminer nos vieilles sociétés vers un vaporeux Eldorado ; les autres, en quête des moyens de parvenir, s’ingénient à capter les faveurs du nouveau souverain. Les espérances que les générations précédentes avaient placées sur la liberté politique, les générations nouvelles, désabusées de la politique, tendent à les reporter sur les réformes sociales. La foi dont ont besoin les peuples et la jeunesse a changé d’objet. Ce siècle, à son déclin, qui se croyait revenu de tout, se reprend, lui aussi, à croire. On l’a dit ici même : il y a, dans la vieille et sceptique Europe, un état d’esprit socialiste[15]. Les cercles et les salons nous font assister à un spectacle qui n’est pas sans analogie avec celui de 1789. Il nous semble, par momens, revoir les bergeries idylliques de Berquin et de Gessner. Les idées vagues, les formules creuses d’un humanitarisme naïvement optimiste foisonnent autour de nous. Les gentilshommes libéraux de 1789 ont des descendans qui font complaisamment risette aux revendications du quatrième État, comme jadis leurs ancêtres de la révolution, à celles du tiers ; — puissent les fils être mieux récompensés que les pères !

Une autre considération retenait naguère encore la papauté. Le saint-siège, depuis trois ou quatre siècles, depuis la révolution surtout, s’était habitué, nous l’avons dit, à faire cause commune avec les souverains et les princes. Le pape, le pontife-roi se regardait comme solidaire des rois ; l’autel s’adossait au trône. Rome mettait volontiers son espoir dans les monarchies. C’est là, faut-il le répéter, une confiance bien ébranlée aujourd’hui. Ici encore, se manifestent au Vatican des signes d’une évolution peut-être plus importante pour les destinées de l’Europe. On commence à se poser dans les antichambres pontificales des questions dont l’entourage de Pie IX se fût scandalisé, que Léon XIII, lui-même, au début de son pontificat, eût peut-être regardées comme singulièrement déplacées. On se demande à demi-voix, au Vatican, si la révolution qui a renversé la vénérable royauté pontifical est arrivée, en Italie et en Europe, à son dernier terme. Lui aussi, le frêle et vaillant vieillard, sur qui est tombée la succession de Pie IX, il s’était promis l’aide des monarchies et des gouvernemens. A. tous, à l’Allemagne, à l’Angleterre, à l’Autriche-Hongrie, à l’Espagne, à la Russie, à la France même, il ne se lassait point d’offrir l’alliance du saint-siège ; sa plume infatigable leur prouvait doctement que les intérêts des princes et des États et les intérêts de l’Église étaient connexes. Il ne désespérait point de trouver, au-delà des Alpes, un appui vis-à-vis de l’usurpateur subalpin. Peu de papes ont autant compté sur la politique et sur la diplomatie ; elles lui ont valu, en Allemagne surtout, quelques succès mêlés à plus d’une déception. Le vengeur de l’Église, vainement attendu, ne s’est pas encore levé, et rien n’annonce son approche. Aujourd’hui, l’on se demande, sous les loges vaticanes, si les cours et les monarchies ne seraient pas de précaires soutiens à qui oserait s’appuyer sur elles. On se demande si Rome ne va pas, une fois encore, être témoin des révolutions des États, et si le flot qui a emporté la royauté terrestre des papes doit longtemps s’arrêter au pied des trônes laïques, de droit héréditaire ou de droit populaire. On se dit que l’Eglise, qui a les promesses de la pérennité, ne doit pas s’enchaîner aux choses qui passent : ni aux institutions vieillies, ni aux dynasties vieillissantes ; qu’elle seule n’est point caduque, et que, autour d’elle, les formes politiques et sociales peuvent se modifier, sans que son antique jeunesse en soit atteinte. Après avoir vu le vieux monde passer de la cité romaine à la commune du moyen âge, et de l’anarchie féodale aux grandes unités monarchiques, pourquoi la papauté s’effraierait-elle d’assister à une nouvelle évolution des sociétés qui lui ont été données en héritage ? A-t-elle toujours eu tant à se louer des monarchies modernes, absolues ou constitutionnelles, que sa dignité ou sa liberté en doivent redouter l’ébranlement ? — Mais, s’il n’est pas du rôle de l’Église de faire obstacle aux transformations sociales ou politiques, il ne lui convient pas davantage de hâter l’écroulement des institutions édifiées par les siècles. Ce n’est pas à elle d’anticiper sur les solutions de l’avenir ; et, sans s’épouvanter des révolutions de demain et des ruines prochaines, elle n’a pas pour mission de les précipiter. A ses mains sacrées a toujours répugné la pioche des démolisseurs.

Certains voyans, lui montrant les signes entrevus à Sainte-Hélène par Napoléon, ont beau lui crier que, avant cent ans, l’Europe, comme l’Amérique, ne connaîtra plus que de libres républiques ; — certains Anglo-Saxons, lui représentant le déplacement graduel du centre de gravité de notre monde civilisé, ont beau lui conseiller de traverser les mers[16], — la papauté réside encore, dans sa vieille Rome, en Europe ; et dans cette Europe arriérée, empereurs et rois font toujours quelque figure. Kaisers et tsars, monarques et chanceliers ne sont pas encore quantité négligeable. Si la papauté ne sent plus le besoin de lier son sort au leur, elle ne se sent pas le droit de les heurter sans y être contrainte. Tant que les ennemis des trônes ont été seuls à lever le drapeau de la réforme sociale, le Vatican devait hésiter à faire campagne, avec les novateurs, contre les vieilles dynasties, ses anciennes et incommodes alliées. Mais quel scrupule peut avoir le saint-siège à remuer, à son tour, les questions ouvrières, quand il a vu des chanceliers les soulever bruyamment pour emporter un vote parlementaire, et des souverains s’efforcer de s’en emparer pour rehausser le lustre pâlissant de leurs couronnes ? Ce qu’a tenté un empereur novice, désireux de donner au principe monarchique une force nouvelle, en faisant du souverain l’arbitre des luttes de classes, pourquoi un pape n’en aurait-il pas l’audace ? S’il peut y avoir un empereur des ouvriers, pourquoi n’y aurait-il pas un pape des prolétaires ? Et si, de ces deux hommes que le moyen âge appelait les deux luminaires du monde, et le poète, les deux moitiés de Dieu ; si du vieux pape et du jeune césar, il en est un qui mérite d’être taxé de témérité, et qui, en prétendant raffermir la société, risque de la bouleverser, — assurément, ce n’est pas celui qui n’a que des âmes à conduire, qui n’est pas responsable de la paix de l’usine et de l’atelier, qui ne peut donner aux peuples que des conseils et non des lois, qui en prêchant la réforme des sociétés n’est pas chargé de l’exécuter ; celui surtout qui, alors même qu’il encourage les revendications populaires, garde toujours un frein contre le déchaînement des convoitises ; celui qui dans ses doctrines, dans sa foi, dans les mœurs chrétiennes, peut présenter au monde une solution toute prête. Car tel est l’avantage du pape et de l’Église sur tous les souverains et les ministres, sur les réformateurs d’en haut ou les révolutionnaires d’en bas. Seul, en s’adressant aux foules, en les conviant à prendre une place plus large au maigre banquet de cette vie terrestre, il a, de par l’Évangile, de quoi mater leurs appétits et discipliner leur grossièreté native. Seul, il sait ce qu’il promet et ne peut être accusé de chimère ou de charlatanisme, parce qu’il possède les clés du paradis rêvé, et que, si les peuples consentaient à le suivre, il saurait les conduire aux terres nouvelles où rognent la paix et la justice.

IV

Rome a parlé : l’Église a désormais une doctrine sociale. Dans l’ardeur de leur foi, j’entends des catholiques nous assurer que la question est à jamais tranchée par le magistère du juge infaillible. A leurs yeux, plus de problème social ; il n’y a qu’un enseignement à mettre en pratique. Pour les plus confians, l’application ne saurait se faire attendre longtemps. Deux cents millions de catholiques, réunis en immense et docile équiperont opérer de concert, au signal pontifical, et, d’un même coup d’épaule, pousser en mesure la société vers le but marqué.

Ce sont là de vastes espérances. A part leur hardiesse, je ne sais si c’est bien comprendre la portée de l’acte pontifical et le langage de Léon XIII. Est-il interdit de se demander si les questions économiques sont de celles qui peuvent être résolues par le Roma locuta est ? C’est à quoi il vaut la peine de réfléchir quelques instans. A parler franc, nous ne soupçonnions point que les problèmes sociaux fissent partie du mystique dépôt de vérités dont le successeur de Pierre a la garde. Peut-être, étions-nous dans l’erreur ; mais l’erreur naguère était commune. Le large champ des questions économiques nous semblait une terre ouverte où, clercs ou laïques, les plus scrupuleux des catholiques se pouvaient mouvoir en liberté. Il y a vingt-cinq ans, un vieil ami disait à mon frère qui commençait ses études économiques : « Jeune homme, vous faites de l’économie politique, c’est très bien ; mais il faut faire de l’économie politique chrétienne. » Le mot, à cette époque reculée, nous fit l’effet d’un non-sens. De l’économie politique chrétienne, — quoique certains écrivains, tels que Villeneuve-Bargemont ou Perrin de Louvain, en eussent déjà posé les principes, — cela ne nous semblait guère moins bizarre que de la physique ou de la chimie chrétienne. Les temps ont changé, et il en va autrement de nos jours. Mais, même après l’encyclique De conditione opificum, y a-t-il bien une économie politique catholique, avec un formulaire arrêté no varietur, dont aucun croyant ne puisse s’écarter sans péril d’hérésie ? Nous connaissons, en Europe et en Amérique, de nombreux catholiques qui prétendent faire de l’économie sociale chrétienne, c’est-à-dire, si nous comprenons bien, s’inspirer, dans les questions économiques, de l’esprit de l’Évangile. Hier, encore, ils étaient partagés, sur des points essentiels, en écoles diverses. L’an dernier, ces divergences s’étaient bruyamment manifestées au « congrès de Liège » convoqué pour les faire cesser. A Liège, en 1890, comme cet automne à Malines, on était entre économistes catholiques : l’unité de foi religieuse n’empêchait pas la diversité des tendances sociales. Les uns se déclaraient partisans de la liberté individuelle, les autres en faisaient bon marché. Ceux-là redoutaient l’intervention de l’État, ceux-ci la réclamaient. De ces deux sortes d’économistes chrétiens, les uns sont-ils devenus hétérodoxes, et va-t-il y avoir, pour les catholiques, une orthodoxie économique comme il y a une orthodoxie théologique ?

Si singulier que cela nous semble, c’est bien ainsi, paraît-il, que l’entendent certains des patriarches, primats, archevêques, évêques auxquels Léon XIII s’est adressé dans son encyclique. Le souverain pontife s’est prononcé, nous affirme-t-on ; il a parlé ex cathedra ; les catholiques n’ont qu’à s’incliner. Autrement, écrivait naguère à son clergé le primat d’Afrique, « un schisme, une hérésie seraient bientôt à craindre[17]. » Faire ici des distinctions entre les enseignemens du vicaire de Jésus-Christ, prétendre que « dans l’ordre des faits qui intéressent pratiquement la religion et l’Église, » ses conseils ou ses préceptes n’ont pas un droit absolu à la soumission des catholiques, a c’est là, maintient l’archevêque d’Alger, une erreur grave, condamnée par le concile du Vatican, avec les autres erreurs de l’ancien gallicanisme. » — « Rien ne peut être plus funeste que les conséquences d’une telle distinction dans les temps troublés où nous vivons. » Et le cardinal conclut par cet avertissement : Sur les points décidés par Léon XIII, la libre discussion était permise jusqu’ici ; elle ne l’est plus après l’encyclique.

Il ne nous appartient pas de discuter ici l’opinion de l’ardent cardinal ; il nous suffit de la signaler. Les conséquences en mèneraient loin. Elles n’iraient à rien moins qu’à faire de l’économie politique, comme autrefois de la philosophie, la servante, « l’ancelle, » de la théologie. Nous doutons que cela soit de l’intérêt de l’Église. Ses adversaires ont coutume de dire que, chez elle, il ne reste plus de place pour la science, parce qu’il ne reste plus de place pour la liberté. N’y a-t-il pas inconvénient à rétrécir sans cesse, jusque dans les sciences profanes, le domaine abandonné aux libres discussions des hommes ? Si l’autorité pontificale devait, à chaque génération, rendre ainsi plus étroit le terrain où se meut la science humaine, le savant catholique ressemblerait bientôt à un homme attardé sur une plage de l’Océan, en face de la marée montante, et obligé de reculer, pas à pas, pour n’être point gagné par le flot. Les artistes du moyen âge représentent le pape Grégoire le Grand avec une colombe lui parlant à l’oreille. La symbolique colombe va-t-elle souffler aux successeurs de Grégoire le Grand les vérités économiques avec les vérités théologiques ? et les héritiers d’Adam Smith et de J.-B. Say devront-ils se borner au commentaire des paroles pontificales ? Dans ce cas, il faudrait ajouter au catéchisme un chapitre sur les vérités et les erreurs économiques. Cela, paraît-il, est déjà fait ; certains ecclésiastiques ont, du moins, réduit les leçons de Léon XIII en formules à apprendre par cœur[18].

Il nous semble, quant à nous, que, au point de vue théologique même, il y aurait, dans les encycliques de Léon XIII, une distinction à faire entre la partie morale et la partie économique des enseignemens du souverain pontife. Pour la morale, aucun doute : d’après la tradition et les conciles, elle rentre assurément dans les attributions de l’Église et du saint-siège. Qu’il s’agisse de morale sociale ou de morale privée, les préceptes du siège apostolique ont, pour le croyant, la même valeur ; ils ont force de loi, ils sont sans appel. En est-il de même des doctrines économiques ? Cela, je l’avoue, me paraîtrait une nouveauté : ce serait étendre la sphère de l’infaillibilité pontificale à des matières que, d’habitude, les théologiens n’y faisaient pas rentrer. Rassurons-nous, du reste, l’encyclique Rerum novarum est bien moins une leçon d’économie politique qu’une instruction morale. Le saint-père s’y tient, de préférence, sur le terrain où l’incrédule même aurait mauvaise grâce à nier sa compétence. Dans ces irritantes questions sociales, obscurcies par l’égoïsme d’en haut et par l’égoïsme d’en bas, le père commun s’attache surtout aux principes de morale, au point de droit. Son encyclique est, avant tout, un code de morale sociale. Le pape, du haut de la chaire de vérité, énonce les principes de justice que, dans les rapports sociaux, les chrétiens doivent toujours avoir dans leur cœur ; — et, en même temps que ces principes, il indique, sans prétendre l’imposer, la méthode qui lui paraît la plus apte à en assurer l’application. S’il vient à toucher les questions proprement économiques, questions d’ordre pratique surtout, avec quel tact, avec quelle mesure il le fait ! et cela, en s’appuyant sur la raison et les vérités d’ordre naturel, plutôt que sur les vérités révélées. Lui, le docteur par excellence, il semble alors éviter de dogmatiser ; il se défend, au besoin, de nous apporter des solutions toutes faites ; il nous renvoie aux leçons de l’expérience et à l’étude des faits. Ce n’est pas ainsi, nous paraît-il, que se libellent les dogmes. Sur les points les plus contestés, on chercherait vainement les formules nettes, catégoriques, décisives, habituelles au siège romain, quand il tranche des questions dogmatiques. Je ne retrouve pas ici, comme dans les suprêmes arrêts rendus sur les querelles théologiques, l’intention formelle de mettre fin à toute controverse, en proclamant la vérité des uns et l’erreur des autres. L’encyclique sur la condition des ouvriers est quelque chose de plus et de mieux qu’un programme économique ; c’est un baiser du Christ à ses pauvres, et l’embrassement du peuple par l’Église. C’est un acte, — l’acte d’un père qui se jette entre ses enfans, mis aux prises par la jalousie, pour les rappeler à leurs devoirs mutuels d’amour et de condescendance. Le pape a vu la société moderne coupée en deux armées ennemies, et il est descendu au milieu des combattans rangés en bataille, et entre les deux camps, il a planté la croix.

Après cela, peu importe la valeur dogmatique de cet enseignement social. La question en elle-même n’a aucune importance pratique. La réponse qu’y peuvent faire les docteurs n’a d’intérêt qu’autant qu’elle montre comment on entend dans l’Église les décrets du concile du Vatican : quel orbite reconnaît la théologie à l’infaillibilité du souverain pontife. Or, nous le voyons ici : pour la plupart des catholiques, pour le clergé notamment, l’infaillibilité fait au pape comme une auréole éblouissante dont l’éclat rayonne en tout sens, au-delà même de la sphère dogmatique. Laissons aux théologiens le soin de décider jusqu’à quel point les enseignemens de l’encyclique Rerum novarum, et des encycliques en général, sont obligatoires pour tous les fils de l’Église. La thèse soutenue, à cet égard, par certains prélats ou certaines feuilles religieuses ne fait que confirmer nos prévisions sur les conséquences de la définition de l’infaillibilité pontificale[19]. Les catholiques ne se demandent plus si le pape est infaillible ; ils se demandent si, en telle matière, le pape a parlé comme docteur infaillible. Le différend entre « ultramontains et gallicans, » déjà, en 1870, plus théorique que pratique, a seulement été déplacé et reporté plus loin. Si l’esprit d’amour et d’union n’avait banni de l’Église l’esprit de dispute, il y aurait toujours, pour ce dernier, matière à chicanes ; la dent des ergoteurs aurait encore de quoi mordre aux encycliques ou aux bulles pontificales. En proclamant le souverain pontife infaillible, le concile du Vatican n’a pas rigoureusement précisé les conditions dans lesquelles s’exerce cette infaillibilité[20]. Le pape est infaillible en matière de doctrine sur la foi et sur les mœurs ; mais où finit la morale et où commence la politique ou l’économique ? Le pape est infaillible quand il parle ex cathedra, comme pasteur et docteur suprême de l’Église ; mais quels sont les signes certains de l’ex cathedra ? Les théologiens ne semblent pas tous l’entendre de la même manière ; à en croire plusieurs, et non des moindres, l’ex cathedra n’est hors de doute, et l’infaillibilité doctrinale ne s’impose à la foi des fidèles que lorsque les enseignemens pontificaux sont corroborés par un anathème contre les rebelles qui ont l’audace de les repousser[21].

Parmi les catholiques également agenouillés devant les clefs pontificales, persistent encore, tacitement, les deux tendances qui les divisaient avant 1870. Les uns, de tout temps jaloux de faire intervenir le Roma locuta est, sont portés à étendre, en tout sens, sur les sciences humaines, l’ombre ou la lumière de l’infaillibilité pontificale. Les autres, désireux de ne point voir rétrécir le champ des « opinions libres, » restent enclins à ne pas agrandir la sphère de l’autorité doctrinale. Et de même que, avec le Syllabus et l’encyclique Quanta cura, on avait voulu fermer la bouche aux catholiques suspects de libéralisme politique, certains docteurs de la chaire ou du journal voudraient, aujourd’hui, avec l’encyclique De conditione opificum, clore les lèvres des catholiques suspects de libéralisme économique. A entendre tel apôtre du catholicisme social, tout catholique est tenu d’être « interventionniste, » sous peine de cesser d’être orthodoxe[22]. En revanche, tel adversaire de l’intervention de l’État conclut déjà, de la même encyclique, que les apologistes de l’ingérence de l’État doivent, sous la même peine, renoncer à leur système. Le document pontifical est ainsi tiré en sens opposé par les écoles rivales. Comment s’en étonner, dès lors qu’on prétend trancher de telles questions par voie d’autorité ? Il reste, en effet, aux plus soumis des fils de l’Église un droit dont ni pape, ni concile ne les a privés, le droit de commenter les actes pontificaux. C’est le seul dont la plupart osent user, mais prêtres ou laïques, les plus scrupuleux en usent à l’occasion. Au lieu de disputer sur la valeur dogmatique des encycliques pontificales, on en discute le sens. Les théologiens les plus larges, ceux qui étendent le moins le domaine de l’infaillibilité, professent, en effet, que, alors même que le pape ne parle point ex cathedra, en pontife infaillible, il y a témérité, orgueil, partant péché, à ne pas se courber devant les enseignemens du chef de l’Église. L’obéissance est devenue la première vertu du catholique ; mais, le plus souvent, par la faculté d’interprétation, la liberté d’opinion trouve moyen de se concilier avec l’obéissance. A cet égard, il en sera des encycliques de Léon XIII comme du Syllabus et des encycliques de Pie IX. Elles, aussi, échapperont malaisément à la diversité des interprétations, quoique, aujourd’hui, dans l’Église, on semble se faire un devoir de jeter, sur toutes les divergences, le voile du silence. Si bien disciplinés que soient les catholiques, il restera, parmi eux, dans les questions sociales, comme dans les questions politiques, deux tendances : ni ici, ni là, l’unité absolue n’est de ce monde. Est-il quelqu’un pour s’en plaindre, ce ne sera point nous. Qu’il s’agisse de M. Freppel ou de M. de Mun, des disciples de Le Play ou des imitateurs de Ketteler, il nous déplairait de voir mettre des cadenas à des bouches éloquentes, fût-ce celles de nos contradicteurs.


IV

Si, en matière sociale, les enseignemens du souverain pontife ont quelque autorité, il est désormais interdit à un catholique de se dire socialiste. On s’en est aperçu, cet automne, au « congrès » de Malines. Un avocat de Bruxelles, M. Dumonceau, avait engagé les catholiques à ne pas se montrer hostiles au socialisme, à ne point avoir peur d’un mot. Ce langage a soulevé les protestations de l’assemblée et provoqué de véhémentes répliques de la part de M. le chanoine Winterer, comme de Mgr d’Hulst. Le débat a été résumé aux applaudissemens du « congrès » par M. Hellepute, professeur à l’université catholique de Louvain. « Un socialisme chrétien, a-t-il dit, serait celui qui admettrait les principes que tous les socialistes rejettent. Il faudrait alors changer le sens du mot. Mais il est trop tard : Karl Marx, Bebel, Liebknecht l’ont fixé. On peut regretter que ce nom leur soit échu en partage, comme je regrette, pour ma part, que le nom de libéralisme soit échu aux libéraux ; mais ce sont là des regrets stériles. — Le mot de démocratie, au contraire, ajoutait le professeur de l’université catholique, n’est pas encore confisqué, et comme il exprime une idée très conforme à l’Évangile, nous le prenons, de peur qu’on nous le prenne ; — et nous saurons le justifier. » L’explication est à retenir, car, sur ce point il est difficile aux catholiques de ne pas raisonner partout comme l’orateur de Malines.

Aucun doute, en effet ; le socialisme a été formellement et nominativement réprouvé par le pape Léon XIII. En cela, du reste, Léon XIII n’a fait que renouveler les condamnations portées par ses prédécesseurs, par le pape Pie IX notamment. Le socialisme était une des « pestes » anathématisées par le Syllabus. Pour Léon XIII, comme pour Pie IX, socialisme est demeuré synonyme de communisme ou de collectivisme. Le siège apostolique ne s’est pas prêté à l’équivoque de tant de bonnes gens qui, voyant dans ce mot une amorce pour la pêche des suffrages ou un miroir à alouettes pour la chasse aux électeurs, se déclarent bravement socialistes, saut à ajouter une épithète émolliente ou un adverbe adoucissant, comme « sagement socialistes, prudemment socialistes. » Pareille ambiguïté eût été peu digne de la chaire romaine. Le vicaire du Christ ne peut parler aux peuples comme un candidat, du balcon d’un hôtel de ville, ou de l’estrade des réunions publiques. Pour lui, le socialisme est demeuré ce qu’il était pour ses prédécesseurs, une erreur antisociale condamnée par l’Église. En ce temps de contusion, où le scepticisme des ambitieux jongle impudemment avec les mots et les formules, cela seul est une leçon de moralité que la papauté nous donne à tous, d’autant que, en réprouvant ce mot de socialiste, elle s’enlève, sciemment, une prise sur les masses qu’elle prétend reconquérir. Il est bon que les mots gardent le sens que leur avait donné l’usage, — non-seulement, afin qu’en parlant l’on se puisse entendre, mais aussi, parce qu’il est mauvais que les défenseurs et les adversaires de la famille et de la propriété se donnent le même nom et se rangent, même en apparence, sous la même bannière ; — mais, parce qu’on ne désarme point les passions révolutionnaires et les convoitises anarchiques en leur empruntant leur vocabulaire, et que, tout au contraire, en prenant le mot, on risque d’être obligé de subir la chose.

Quand il identifie le socialisme et le collectivisme, le pape, dira-t-on peut-être, fait lui-même une confusion, car à ce vague nom de socialisme, en train de perdre toute signification précise, il donne un sens plus étroit, plus défini, que ne le font beaucoup de ceux qui, en France ou ailleurs, s’intitulent socialistes. Alors même que l’objection aurait quelque fondement, — quand il serait vrai que, en sacrifiant les droits individuels à l’intérêt présumé de la collectivité, tout socialisme n’aboutit pas forcément au collectivisme, — les catholiques les plus pressés de faire intervenir Rome dans les débats économiques ou politiques seraient les derniers à pouvoir se plaindre de cette soi-disant confusion. Est-ce la seule de ce genre qu’un œil attentif puisse découvrir dans les encycliques pontificales ? Si le suprême pasteur semble à quelques-uns n’avoir pas donné du mot socialisme une définition exacte ; s’il leur paraît en avoir étendu ou aggravé la signification en l’entendant partout dans le sens le plus outré, ne pourrions-nous pas rappeler qu’il en a été de même, a fortiori, du libéralisme condamné par les encycliques de Grégoire XIII, de Pie IX, de Léon XIII lui-même ? Les libéraux, ou tels d’entre eux, n’auraient-ils pas le droit de dire qu’ils n’entendent pas toujours le libéralisme de la même manière que le Syllabus et l’encyclique Quanta cura ? que, lorsqu’ils défendent la liberté de la presse ou la liberté des cultes, ils ne prétendent point, comme on le suppose à Rome, que l’erreur et la vérité, le mal et le bien aient théoriquement les mêmes droits. Cela n’empêche point que le libéralisme n’ait été condamné, aux applaudissemens de la majorité des catholiques militans ; cela n’empêche pas que, aujourd’hui encore, dans la plupart des séminaires, le libéralisme est taxé d’erreur et d’hérésie, et que, à l’heure même où l’Église n’a de chance de liberté que dans les libertés communes, certaines feuilles religieuses font toujours défense à ses fils de se dire libéraux. Heureusement pour eux, et heureusement pour l’Église, la distinction, quelque peu scolastique, de la thèse et de l’hypothèse est venue donner aux catholiques, amis des libertés publiques, le moyen de mettre d’accord leurs convictions libérales et leur foi religieuse. Un des services que Léon XIII a rendus à l’Église, c’est assurément d’avoir, par l’encyclique Immortale Dei[23], donné à ce compromis la sanction pontificale. Pareil compromis se fera-t-il jamais pour le socialisme, et tout en le repoussant en théorie, les catholiques pourront-ils, en fait, se déclarer socialistes, ou agir comme tels ? Oseront-ils, là aussi, user de distinction entre le mot et la chose, entre la thèse et l’hypothèse ? Il m’étonnerait peu que d’aucuns le tentassent un jour ; que, laissant à d’autres le nom repoussé par l’Église, certains, s’abusant eux-mêmes, fissent du socialisme, en le démarquant. De cela, le saint-siège ne saurait être responsable, car, en réprouvant le socialisme, la papauté a réprouvé le nom et la chose.

— Si le pape condamne le socialisme, c’est que l’Église a oublié l’Évangile. Qui parle ainsi ? Est-ce uniquement le prolétaire et les tenans de la révolution sociale ? Non. J’ai entendu mainte fois des réflexions analogues, jusque dans le camp adverse. Combien, parmi les gens du monde, sont persuadés que l’Évangile est imprégné de socialisme ! Pour un peu, l’on ferait de Proudhon, l’athée, ou de Marx, le juif, d’inconsciens disciples de Jésus. Il y a là une équivoque. Ce qu’on appelle le socialisme de l’Évangile, loin de ressembler au socialisme que nous connaissons, en est l’opposé. Il est né du renoncement et non de la cupidité ; il a pour principe le dédain et non le désir des richesses. Le prétendu socialisme évangélique, c’est celui des couvens, dont le premier article est le vœu de pauvreté. Voilà le seul socialisme qui se puisse réaliser et qui puisse durer, mais ce n’est pas celui dont se berce notre siècle. Avec le vœu de pauvreté, le communisme cesse d’être une utopie. Il devient aisé de faire vivre en paix de petites sociétés où tout est mis en commun, quand chaque membre se dépouille joyeusement de tout ce qu’il possède. La cité monastique, fondée sur ce communisme évangélique, est aux antipodes de la chimérique cité égalitaire, rêvée par le socialisme moderne. L’une a été bâtie par l’esprit de sacrifice et a eu pour ouvrières la charité et la libre obéissance ; l’autre ne peut être édifiée que par la convoitise et l’envie, et elle ne saurait avoir d’autre architecte que la contrainte.

Bien plus, loin d’être la réalisation de l’idéal chrétien, le socialisme serait le renversement de toute l’économie sociale chrétienne. Car le christianisme a, dès longtemps, son économie sociale, enseignée par les Pères et transmise traditionnellement dans l’Église, de siècle en siècle. Nous la trouvons résumée dans le hautain sermon de Bossuet sur « l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. » Le principe en est simple : riches et pauvres font également partie du plan providentiel. Dieu, pour leur sanctification mutuelle, a besoin des uns et des autres. Les riches sont les intendans des pauvres, voilà la doctrine. Le superflu des uns doit, par le canal de la charité, servir au nécessaire des autres ; telle est, à proprement parler, l’économie sociale catholique, celle qui appartient en propre au christianisme ; jamais l’Église ne l’a répudiée. On en retrouve la marque jusque dans l’encyclique de Léon XIII. Les inégalités sociales sont une loi de la Providence, et, si j’ose m’exprimer ainsi, une loi de la grâce, en même temps qu’une loi de la nature. Par là seul, le socialisme serait en contradiction avec le christianisme. Il ruine le plan divin ; et cela, de deux façons : en prétendant niveler toutes les inégalités sociales, et en prétendant, partout, substituer l’obligation légale à la libre charité, la contrainte à l’amour. L’égalité qu’il rêve n’est qu’une lourde parodie de l’égalité évangélique, et sa solidarité, une grossière et diabolique contrefaçon de la fraternité chrétienne. On y reconnaît sans peine la main de Satan qui se plaît à imiter, en les défigurant, les œuvres du Seigneur.

Pour l’Église, le problème de la distribution des richesses est, avant tout, un problème moral. La solution est dans la charité, et bien que la charité soit un devoir strict, un devoir de justice auquel le riche n’a pas le droit de se soustraire, la charité, pour être méritoire et demeurer une vertu, doit rester volontaire. Par là, qu’on le remarque bien, l’Église, dans la question sociale, aboutit à la liberté. Elle ne saurait, sous peine de renier son principe, se rallier au socialisme autoritaire qui prétend remplacer l’initiative privée par l’action de l’État, et la charité vivante par le mécanisme administratif. En ce sens, pourrions-nous dire, l’Église est forcément libérale ; elle sera toujours avec les adversaires de l’absorption de l’individu par la collectivité.

Cela est si vrai, — il n’est pas inutile de le constater, — que s’il est sorti de l’Évangile des sectes socialistes, communistes, c’est toujours en dehors de l’Église, — que dis-je, en dehors des grandes églises chrétiennes. Prenez l’antiquité, prenez le moyen âge ; regardez l’Occident, regardez l’Orient, il n’y a de socialistes que parmi les hérétiques. Des gnostiques et des manichéens aux anabaptistes, il s’est trouvé, à presque toutes les époques, de religieux prédicateurs du socialisme, mais jamais dans le giron de l’Église. Aujourd’hui même, il en surgit encore, çà et là, dans la contusion des sectes anglo-saxonnes ; et, à l’autre extrémité du monde chrétien, j’ai rencontré de ces apôtres du communisme chez les moujiks de la Grande-Russie[24]. L’Église n’a jamais été plus favorable à ceux qui ont voulu abolir la propriété qu’à ceux qui ont voulu abolir le mariage. Loin d’être une pousse naturelle du christianisme, le socialisme n’a pu être greffé sur l’arbre de la croix.

Pour ne pas condamner le socialisme, Léon XIII eût dû rompre avec toute la tradition catholique. Non content de le réprouver, le pape s’est fait un devoir de le réfuter. Dans l’encyclique où il présentait au monde les revendications des ouvriers, il a voulu prendre la défense de la société menacée par les meneurs des classes ouvrières. Il s’est appliqué à consolider l’édifice que, aux yeux des plus timorés, sa main tremblante semblait devoir ébranler. C’est pour qu’on ne pût se méprendre sur ses intentions qu’il nous a donné cette longue réfutation du socialisme. Il l’a fait d’une manière toute rationnelle, joignant aux argumens des anciens scolastiques ceux des modernes économistes. Léon XIII, il faut se le rappeler n’est pas absolument novice en ces questions. L’archevêque-évêque de Pérouse s’en était inquiété avant le successeur de Pie IX. On en trouve la trace dans ses lettres pastorales de 1877-1878. Il avait étudié les auteurs, il ne dédaignait pas de citer Bastiat à côté de saint Thomas. Léon XIII n’a jamais été de ces dévots qui font fi de la science. Aussi ne sommes-nous pas étonné de retrouver, dans l’ample et ferme latin pontifical, les démonstrations classiques des économistes et des philosophes. Le souverain pontife est ici l’interprète de la loi naturelle, en même temps que de la loi révélée. La propriété n’a jamais eu de champion plus vigoureux. C’est sur la pierre inébranlable du droit naturel qu’il prétend l’asseoir. A ses yeux, la propriété n’est pas simplement une création de la loi pour l’utilité commune ; de même que la famille, elle émane de la nature, elle repose sur un droit antérieur aux lois et aux conventions sociales. Par suite, le socialisme n’est pas seulement une utopie, il est une injustice, une violation du droit. Pour le pape, comme pour la plupart de nos économistes, la propriété est le complément naturel de la personnalité humaine ; elle a pour base le travail et l’épargne. Sa légitimité est fondée sur le droit de l’individu et sur le droit de la famille ; elle est confirmée par l’intérêt général. Et cela, selon le pape, est vrai de l’appropriation du sol, aussi bien que de l’appropriation des capitaux, de façon qu’il combat le socialisme, sous sa double forme, le socialisme agraire de H. George ou de Tchernychevsky, non moins que le socialisme ouvrier de Marx et de Lassalle. Pour Léon XIII, comme pour nos économistes, la substitution de la propriété collective à la propriété personnelle appauvrirait les sociétés. Pour lui, comme pour nos juristes, le droit de propriété a pour corollaire le droit de transmettre la propriété, l’un et l’autre étant de droit naturel. Et cette propriété et cet héritage, « l’autorité publique viole la justice, quand sous le nom d’impôts, elle les grève de charges exagérées, » car ils appartiennent aux particuliers et non au public. A l’État, comme aux foules, aux rapines masquées du fisc, comme aux convoitises brutales des masses, le souverain pontife oppose les règles éternelles de la justice, contre laquelle ne sauraient prévaloir ni décrets souverains ni lois populaires. Cela n’est pas permis ! Non licet ! leur crie-t-il. Les spoliateurs d’en haut, ou d’en bas, ont beau se couvrir de l’intérêt public, le pape leur barre la route avec le vieux commandement du Décalogue : « Tu ne prendras pas le bien d’autrui. »

A toute cette démonstration, la science laïque n’a qu’un mot à dire : Amen. Économistes, philosophes, juristes doivent se féliciter d’entendre, dans les deux hémisphères, les déductions de la science répétées par la chaire chrétienne, comme des oracles d’en haut. Le savant le plus engoué de ce qu’on appelle un peu prétentieusement « l’orthodoxie économique » n’aurait qu’à s’incliner devant le langage de Léon XIII. Le premier de nos journaux spéciaux le déclarait, il y a peu de semaines : si le saint-père n’était au-dessus de toutes les distinctions mondaines, l’Académie des Sciences morales et politiques pourrait, à l’unanimité, l’élire comme un de ses membres[25].

Est-ce à dire que le pape, le suprême pasteur des âmes, parle toujours en savant et en économiste ? Nullement ; car tout autre est son point de vue, comme tout autre est son rôle. Un pape, faut-il le répéter ? n’est pas un professeur d’économie politique, et l’on ne saurait attendre de la chaire vaticane la même rigueur de termes que d’une chaire du Collège de France. Un pape parle, avant tout, en interprète de la morale éternelle, chargé de rappeler, à ceux qui les transgressent, les lois de l’équité morale, supérieure à l’équité des lois positives. Il parle en apôtre qui veut refréner la passion des richesses et émouvoir les privilégiés de la fortune en faveur de ceux qui souffrent. Comment s’étonner de rencontrer, sous sa plume ou sur ses lèvres, une critique sévère de l’âpreté de la spéculation et de cet amour du lucre qui semble avoir gagné toutes les classes ? Le pape cherche à toucher les âmes autant qu’à éclairer les intelligences. Il secoue, pour l’éveiller, la torpeur des satisfaits insensibles aux maux de leurs frères. Il découvre, il étale, devant nous, les plaies de la société. C’est le procédé habituel de la chaire chrétienne. Ainsi ont, de tout temps, parlé les pères de l’église et les sermonnaires. Nous ne saurions exiger d’un pasteur de l’humanité souffrante la minutieuse et froide précision du savant qui analyse patiemment les phénomènes sociaux, avec les balances de la statistique ou le microscope de la monographie. Les accusations véhémentes contre les abus de notre régime industriel, le contraste fortement marqué de l’opulence des uns et de la misère des autres, tout ce qui, dans les discours ou les encycliques de Léon XIII, semble à quelques-uns encourager les déclamations révolutionnaires est dans le langage traditionnel de l’Église. Ce sont là les lieux-communs de l’éloquence ecclésiastique. Chrysostome et Bourdaloue en ont dit bien d’autres aux mondains de Byzance ou aux courtisans de Versailles.

Le pape nous représente les « prolétaires dévorés par l’usure vorace, » en proie à une misère imméritée ; il nous montre les richesses « affluant dans les mains du petit nombre, tandis que la multitude gémit dans l’indigence. » Ce ne sont pas là des nouveautés dans la chaire chrétienne ; nous y reconnaissons des traits habituels aux auteurs sacrés de toutes les époques. Est-ce plus vrai de la nôtre que des précédentes ? — Non, assurément. Jamais la propriété, sous toutes ses formes, titres de rente ou morceaux de terre, n’a été répartie en autant de mains ; jamais le bien-être matériel n’a été accessible à un aussi grand nombre. Ce sont là des faits d’une évidence trop manifeste pour qu’il soit nécessaire de les confirmer par des chiffres. De même, quand le saint-père nous montre la « multitude des prolétaires soumise à un joug presque servile, » nous ne saurions prendre ces expressions à la lettre, au moins pour notre France ou pour l’Angleterre, pour les pays où la vie industrielle est le plus développée. Loin d’avoir vu leur condition empirer avec les progrès de l’industrie, l’ouvrier et le paysan sont les deux classes de la société qui ont le plus gagné au développement de la richesse. Des trois facteurs de la production, des trois co-partageans habituels dans la répartition des produite, le travail est celui dont la part tend à croître le plus rapidement. Tandis que l’intérêt du capital et même les profits de l’entrepreneur vont diminuant avec le progrès de la richesse, le salaire de l’ouvrier, la rémunération du travail va sans cesse en augmentant. L’accumulation des capitaux tend à réduire le rendement du capital. C’est là un fait qui crève les yeux de qui ne veut pas les fermer. L’indolent égoïsme du rentier ne se lamente pas à tort : il lui devient de jour en jour plus difficile de vivre de ses revenus. Aux riches mêmes la baisse du taux de l’intérêt rendra bientôt l’oisiveté malaisée. Ce n’est rien moins qu’une révolution économique qui va s’accomplissant sous nos yeux, — une révolution au détriment du capital, à l’avantage des bras du prolétaire[26].

S’ils regardaient, derrière eux, le chemin parcouru depuis un siècle, les travailleurs, loin de jeter l’anathème à la société contemporaine, la béniraient. Mais ce qui les irrite contre elle, c’est bien moins leurs souffrances d’aujourd’hui que leurs progrès d’hier. Ne soyons pas dupes des apparences : si notre société est plus agitée, plus travaillée de convulsions intérieures, ce n’est point que la situation des classes populaires soit pire qu’aux époques précédentes, c’est plutôt qu’elle est sensiblement meilleure ; c’est que les améliorations obtenues récemment rendent les masses ouvrières plus rebelles aux maux du jour et plus ambitieuses de conquêtes nouvelles. Je dirai de l’ouvrier et du « quatrième état » ce que Tocqueville a dit du tiers-état et de la bourgeoisie à la veille de la Révolution : c’est de ses progrès mêmes que proviennent ses impatiences et ses exigences. La misère, en se faisant plus rare, choque davantage. L’ouvrier, redevenu un homme et un citoyen, supporte avec colère des maux qu’autrefois il endurait sans révolte. Le fardeau, depuis qu’il est moins lourd, lui semble plus pesant ; c’est quand il n’en est plus écrasé, qu’il cherche à le secouer. Ses besoins ou ses appétits ont crû avec son bien-être, avec son instruction, avec ses libertés. Non content d’être quelque chose, lui aussi, à son tour, il veut être tout. Le pape Léon XIII en a le sentiment : « l’opinion plus grande qu’ont d’eux-mêmes les ouvriers, » l’instinct de leur force et de la puissance du nombre, le relèvement intellectuel et matériel des masses, joints, comme dit le saint-père, à la corruption des mœurs et à l’altération des rapports entre les ouvriers et les patrons, voilà, bien plus que la misère, les fauteurs du socialisme contemporain. Les causes en sont plus morales que matérielle ? , et c’est pourquoi l’intervention du pape et de l’Eglise n’a rien que de légitime. Le peuple, l’ouvrier en possession de la liberté politique et du droit de suffrage, tend à s’en faire une arme pour monter à l’assaut de l’aisance et de la richesse. Contrairement aux flatteuses prévisions de notre optimisme, l’égalité civile et l’émancipation politique des masses menacent d’aboutir à la guerre sociale. Serait-ce là le terme fatal de l’évolution démocratique ? Avec la démocratie, les questions politiques doivent reculer au second plan et laisser le peuple face à face avec la grande, l’unique question pour les foules : celle de la vie, du ménage, du pot-au-feu.


V

Devant ce péril, que faire ? Chto délat ? comme se demandent anxieusement, là-bas aussi, de Tchernychevsky à Tolstoï, nos amis les Russes. A ces maux des modernes sociétés, où donc est le remède, et quel sera le médecin ? Remedium unde petendum ? interroge le pape. Celui que proposent les novateurs, le socialisme, est pire que le mal ; « à la place de l’égalité rêvée, il apporterait l’égalité dans la misère et le dénûment. » — Le remède, répond le pape, l’Église le possède ; le médecin, le seul qui vous puisse guérir, c’est le Christ ; il sait l’huile qui adoucit les plaies, le baume qui cicatrise les blessures. Allez à lui et vous serez guéris. Le Christ seul est capable de vous rendre la paix et de faire régner parmi vous la justice, car seul il en connaît les lois. Ces questions sociales qui vous tourmentent, riches et pauvres, effrayant les uns, irritant les autres, vous ne sauriez leur trouver de solution en dehors de Dieu et de la religion. Sans Dieu, tous les efforts des hommes seront vains, inania conata hominum.

Le pape a raison. Si suranné, si démodé que semble le remède qu’il nous propose, c’est encore le plus sérieux qu’on nous puisse offrir. Veut-on un spécifique, je n’en sais pas d’autre ; tous ceux qu’on nous vante d’ailleurs sont plus dangereux qu’efficaces. Dieu seul pourrait nous rendre la paix sociale ; à son Christ seul appartient de nous dire le Pax vobiscum. Tout l’art, toute la science des hommes, y échoueront. Il n’y faut rien moins que l’intervention divine, — et c’est pour cela que l’état de nos sociétés est si grave. Un philosophe a dit que Dieu avait fait son temps et que l’heure était venue de le reconduire à la porte de nos cités, car le monde moderne n’avait plus de services à recevoir de lui. L’insensé ! jamais la société n’a eu plus besoin de Dieu et de l’Évangile. L’humaine solidarité dont rêve cette société industrielle, l’Évangile seul la lui peut apporter ; il lui peut seul enseigner la vraie fraternité, qui, au ciel, a nom charité. L’Évangile a pour cela d’autres ressources que la vaporeuse religion de la souffrance humaine, ou le culte vide de l’Humanité, — une assez vilaine déesse, après tout. — Il y a dans le christianisme une mystérieuse vertu sociale. La religion, un pape a le droit de s’en glorifier, a ce qui fait défaut à la loi ou à la science ; seule elle a, pour entrer dans les âmes, pour y planter la justice et l’amour « des instrumens qui pénètrent jusqu’au fond du cœur. »

La vertu sociale du christianisme, est-il besoin d’encyclique pour la démontrer ? Irons-nous contredire le pape quand il nous affirme que c’est, de toute manière, par ses enseignemens, par l’éducation chrétienne, par la prédication, par l’exemple, par ses œuvres, que l’Église contribue à l’apaisement des conflits dans la société ? Qu’avons-nous à objecter quand Léon XIII nous rappelle que le christianisme a ennobli la pauvreté et réhabilité le travail ? Le travail manuel que le monde antique ne concevait que sous la forme d’un esclave, le christianisme l’a mis sur ses autels sous la forme d’un Dieu. Car, dit le pape aux ouvriers, le dieu-homme que nous adorons a été lui-même ouvrier ; c’était un des vôtres, il a voulu passer pour le fils d’un artisan ; il a vécu, la plus grande partie de sa vie, du travail manuel, opere fabrili. Ainsi envisagé, le christianisme, en effet, est une sorte d’apothéose du travail et du travailleur[27]. Je ne sais plus le nom de ce moine du moyen âge qui baisait avec respect la main calleuse du paysan. Aux yeux de l’Église, les privilégiés n’ont jamais été les riches, les grands de ce monde, mais bien les petits et les pauvres ; n’est-ce pas à eux que vont, de préférence, les béatitudes du Sermon de la montagne ? Pour entrer dans le royaume des cieux, il faut que les riches eux-mêmes se lassent pauvres en esprit. Être pauvre en esprit ! combien, — parmi les riches, ou parmi les pauvres, — savent l’être aujourd’hui ?

Une erreur commune autour de nous, c’est de s’imaginer que le christianisme ne contribue à la paix des sociétés qu’en apprenant aux masses la patience et la résignation. S’il en était ainsi, vraiment, si la religion n’était, pour le peuple, qu’un agent de compression ou de subordination, les défiances du peuple pour la religion seraient justifiées. Mais c’est là un préjugé de notre égoïsme d’hommes du monde. Nous nous trompons quand nous nous figurons que l’action sociale du christianisme se borne à éteindre la flamme des colères populaires, à étouffer les plaintes d’en bas, à contenir la révolte des appétits ou l’explosion des rancunes de la ioule. C’est dénaturer, en le tronquant, le rôle social de la religion. Elle n’est pas seulement un frein pour les masses, pour les pauvres, au profit des riches, mais un frein pour tous, un frein pour les riches et les puissans, au profit des pauvres et des petits. L’Évangile est le grand maître de ce que nous appelons, aujourd’hui, le devoir social. C’est le Christ et ses apôtres qui l’ont révélé au monde, sur les collines de Galilée, ou, plutôt, c’est, avant eux, sur les brunes montagnes de Judée, leurs lointains précurseurs, les prophètes d’Israël. Voilà des siècles et des siècles que, par tous ceux qui ont parlé en son nom, la voix de Dieu a enseigné aux maîtres, aux propriétaires, aux patrons, qu’ils avaient des devoirs envers leurs serviteurs et leurs ouvriers ; qu’ils étaient tenus de respecter, en eux, la dignité humaine ; qu’il leur était défendu d’abuser des forces de leurs subordonnés ; qu’il leur était enjoint d’attribuer, à chacun, un salaire conforme à la justice et suffisant à ses besoins : Justa unicuique.

Si l’Évangile devait apporter la paix au monde, c’était à la condition qu’il agît, à la fois, en haut et en bas des sociétés, sur le pauvre et sur le riche, sur le patron et sur l’ouvrier. Or, il faut bien le confesser, ce n’est pas seulement au fond des sociétés modernes, c’est souvent aussi à leur sommet, parmi les classes supérieures et les classes moyennes, que le christianisme a perdu la meilleure partie de son efficacité sociale. En dépit des apparences, malgré leur mince vernis religieux, je ne sais si nos hautes classes ont beaucoup plus de christianisme que le peuple ; en tout cas, elles ne sont guère moins étrangères à l’esprit évangélique. Nous voyons la paille dans l’œil du prolétaire et nous ne voyons pas la poutre qui est dans notre œil. Le riche, en tant que riche, n’est guère plus chrétien que le pauvre, en tant que pauvre ; ils ont, l’un et l’autre, même opinion de la richesse et même opinion de la pauvreté, tous deux chérissant l’une et abhorrant l’autre, tous deux ne voyant dans la fortune qu’un instrument de jouissance. Ils ont même façon de comprendre la vie : pour tous deux, Mammon est plus que jamais le prince de ce monde. Et jamais Mammon n’a montré une superbe aussi insolente. Je ne sais si, à aucune époque, l’opulence a eu, pour la foule, des spectacles plus démoralisateurs. Les riches, les hautes classes, sont inconsciemment les grands fauteurs du socialisme. Leur vie est une prédication contre la société. Combien se préoccupent de la mission sociale de la richesse ? La légitimité de la fortune est sans cesse mise en question par la façon dont le monde en use et en mésuse. Les plus mauvais sentimens d’en bas découlent en quelque sorte d’en haut. L’oubli de la loi biblique du travail, la frivolité impertinente de la jeunesse de nos salons, l’oisiveté ridiculement affairée de nos sportmen et de nos clubmen, le faste provocateur de nos fêtes mondaines, l’étalage outrageant de la débauche élégante et du vice rente, quelles leçons pour le peuple de la rue ! et comme, en vérité, tout ce qu’il voit de notre vie est propre à lui inculquer le respect de la société ! Cette société, pour ne point soulever contre elle les rancœurs et les colères des foules, il faudrait qu’elle apprît à se purifier et qu’elle eût la force de se régénérer ; et comment, avec qui, si ce n’est par l’Évangile et par le christianisme. — Mais est-il seulement permis de l’espérer ?

— Soyez chrétiens, répète le pape, au riche comme au pauvre au patron aussi bien qu’à l’ouvrier ; soyez chrétiens, et la société sera sauvée, car la question sociale deviendra facile à résoudre. Il n’y aura plus de lutte de classes ; à tout le moins, la religion en tempérera l’âpreté. Le pape, encore une fois, a raison : cela est si clair et si connu que cela en est banal. A beaucoup, en effet, le pape semble, par sa mission, contraint de nous servir de fastidieuses banalités. Le malheur est que la vérité est dans ces redites, et que, pour être banale, la vérité n’en est pas moins vraie ; car c’est ici le nœud de la question. Ils sont aveugles, ceux qui n’y voient qu’un théorème économique. Elle dépasse toute la science des économistes, et les sages, parmi eux, sont ceux qui en font l’aveu. Le problème social, — il vaut la peine de nous le persuader, — est avant tout un problème religieux, un problème moral. Ce n’est pas seulement, comme l’imagine trop souvent le matérialisme contemporain, une question de gros sous, ou, comme on dit au cabaret du coin, une question de beefsteak, une question d’estomac, c’est tout autant, et plus peut-être, une question spirituelle, une question d’âme. La réforme sociale ne peut s’accomplir que par la réforme morale. En ce sens, Tolstoï et les mystiques disent vrai ; pour relever la vie du peuple, il faut d’abord relever son âme. C’est par le dedans, plutôt que par le dehors, que doivent commencer les réformateurs. Pour réformer la société, il faut réformer l’homme, — réformer le pauvre et réformer le riche, réformer l’ouvrier et réformer le patron, leur rendre, à l’un et à l’autre, ce qui leur manque presque également, l’esprit chrétien. Sans cela, toutes les mesures législatives, tous les progrès matériels risquent fort de demeurer stériles, car les appétits croîtront avec les moyens de se satisfaire, et les convoitises n’en deviendront que plus exigeantes et plus impérieuses. Bien plus, sans la réforme intérieure, sans le relèvement moral de l’ouvrier, l’accroissement des salaires et la diminution des heures de travail, ces deux desiderata de tout ce qui vit du labeur de ses mains, menacent de tourner, simplement, au profit du cabaret et du comptoir de zinc, au profit des apéritifs et du petit verre, au détriment de la santé de l’ouvrier, au détriment de sa femme et de ses enfans. Si l’Église souhaite l’augmentation des salaires et la diminution des heures de travail, c’est, nous dit Léon XIII, pour que l’âme et le corps de l’ouvrier puissent se développer librement, c’est pour qu’il y ait plus de dignité et de décence à son foyer, pour que, en un mot, l’ouvrier puisse être un homme, et l’ouvrière une femme. Or, que voyons-nous dans nos ateliers ? Ne pourrions-nous pas citer des métiers dans lesquels les hauts salaires et la courte durée des journées deviennent fréquemment la perte des ménages ? Tous ceux qui connaissent l’ouvrier le sentent ; le grand obstacle à ses progrès, ce qui ruine sa santé et flétrit sa famille, ce sont ses vices. Les maîtres qui exploitent sa jeunesse et usent son âge mûr, ce sont les sept péchés capitaux. Le joug dont il a besoin d’être affranchi, c’est bien moins celui de l’usure que celui de la débauche, elle aussi « omnivore, » et, pour l’en délivrer, la loi ne suffit point. « La force légale, disait excellemment le juif Isaac Pereire, ne saurait suppléer la force morale. La loi punit le mal, elle ne crée pas le bien. La loi, la science, l’industrie, sont impuissantes ; il faut que la religion dénoue le drame social, qui, sans elle, ne se dénouera que par la force. »

Ne laissons pas notre orgueil d’hommes modernes se bercer d’illusion. Cela est aussi vrai de nos vieilles sociétés, et de l’humanité, soi-disant adulte, que des peuples enfans. Une société ne saurait se passer d’autorité morale, de principe moral ; et, pour nos nations européennes, il n’en est guère en dehors du christianisme. La première pierre de la réforme sociale, comme le répétait jusqu’à satiété Le Play, c’est le Décalogue. En dehors de ce fondement, rien de solide. Il faut aux sociétés une base morale, et c’est précisément ce qui manque à la nôtre. Elle est pour ainsi dire en l’air, elle ne porte sur lieu qui la soutienne. Elle reposait sur l’Évangile, qu’on lui a enlevé, et que rien ne remplace. A toute société, il faut un lien social qui en rattache et en rapproche les membres. Or, nos sociétés contemporaines tendent à n’avoir d’autre lien que les intérêts matériels, et les intérêts matériels séparent plus qu’ils n’unissent. Certes, pour le savant, pour le penseur, les intérêts sont le plus souvent connexes. Ils sont solidaires ; mais les masses ne le voient pas, et l’individu ne le sent point. Nos sociétés se montrent divisées contre elles-mêmes ; et, l’Écriture l’a dit : toute maison divisée contre elle-même croulera. Voilà ce qui trouble nos yeux et nos cœurs, quand nous essayons de scruter l’avenir de notre présomptueuse société moderne. Le principe de son mal est plus moral que matériel, et elle se refuse à le voir. Le flot grossissant des convoitises monte autour de nous, il menace de nous submerger. — « Seigneur, sauvez-nous, nous périssons ! » sommes-nous tentés de nous écrier, comme les disciples sur la barque couverte par la vague. Le Christ seul peut faire tomber le vent et calmer la mer ; et le monde ne le sent point ; et le siècle ne veut pas le croire ; et, loin de le comprendre, les gouvernemens qui s’intitulent progressistes s’efforcent d’arracher le Christ aux masses. Il n’y a que le sentiment religieux qui puisse soutenir la société ; qui, non content d’enseigner la fraternité, sache l’inspirer ; qui puisse nous souffler ce qu’il y a de plus difficile aux hommes, partagés, par classes, en camps ennemis : la charité sociale, l’amour des classes les unes pour les autres ; il n’y a que lui, en un mot, qui puisse nous rendre la paix sociale ; et nous voyons des conducteurs de peuples, aveugles qui conduisent des aveugles, s’ingénier à déraciner, chez les couches populaires, la foi en Dieu et l’espérance au ciel. C’est là ce que j’oserai appeler le péché contre le peuple ; c’est le crime social. — Il n’y a qu’un remède à nos maux, et ce remède, les médecins, assis au chevet du malade, le rejettent dédaigneusement ; ils repoussent le seul traitement efficace pour lui appliquer un régime tout contraire.

La paix sociale ! le christianisme seul peut nous l’apporter ; en dehors de lui, il n’y a que la guerre de classes ; et la guerre de classes, nous y marchons ; la guerre de classes, nous l’avons déjà ! La papauté est là, entre les armées près d’en venir aux mains, qui nous montre dans l’Évangile les conditions de la paix, d’une paix qui dure ; — mais, faut-il le dire ? à son attitude, on sent que l’Église se fait peu d’illusion sur le succès de sa mission pacificatrice. Du train dont va le monde, les apôtres eux-mêmes, ceux qui, depuis des siècles, lui parlent de paix et d’amour, n’osent plus guère espérer le voir se ranger à leurs enseignemens. Ils ressemblent aux pères qui font, à leurs fils prodigues, la leçon de l’affection et de la sagesse, sans grande confiance d’être écoutés. Ainsi paraît-il en être de l’Église et du pape ; ils nous exposent la vertu sociale du christianisme, et, après nous avoir montré que l’Évangile seul peut nous sauver, ils se prennent, eux aussi, à regarder autour d’eux pour voir s’il n’y aurait point quelque autre moyen de salut ; car ils sentent, tout les premiers, l’insuffisance pratique du divin spécifique préconisé par eux ; — non qu’ils aient cessé de le croire efficace, mais parce qu’ils savent que nous aurons à peine le courage d’en approcher nos lèvres, et que, pour ne point lui faire détourner la tête, il faut présenter à notre démocratie une potion qui répugne moins à ses sens. Et ainsi, après nous avoir prouvé qu’il n’y a d’espérance, pour nous, que dans un traitement spirituel, dans la religion et dans le Christ, le pape vient à chercher ce qu’on peut bien attendre des remèdes humains. Puisque les sociétés ne lui prêtent qu’une sourde oreille, l’Église, ici aussi, examine jusqu’à quel point il est loisible de faire appel au bras séculier. La force morale, par la perversité de l’homme, se montrant insuffisante, il faut bien essayer de la force matérielle. C’est ainsi que l’Église, se reconnaissant impuissante toute seule, se retourne vers son ancien allié et son vieux rival, l’État, lui demandant ce qu’il peut bien faire pour parer à l’égoïsme des hommes. Le monde ne voulant pas se soumettre volontairement à la justice, l’autorité publique l’y peut-elle contraindre ? C’est là, en somme, le grand problème de notre temps, le problème capital des démocraties modernes. La papauté, aussi, se l’est posé ; il nous reste à voir comment elle l’a résolu.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez le Nouveau christianisme, p. 138-149 (Œuvres de Saint-Simon, publiées par Olinde Rodrigues en 1832). Par un bizarre anachronisme, Saint-Simon imaginait de placer tout ce long discours dans la bouche de Luther, indiquant par là quel langage devait tenir à la papauté un véritable réformateur.
  2. La même idée se rencontre, beaucoup plus tard, dans un rare et volumineux ouvrage écrit, à Rome même, par une femme, la princesse Wittgenstein, sous ce titre bizarre : des Causes intérieures de la faiblesse extérieure de l’Église (voyez particulièrement t. XII, p. 297). On retrouve dans cet ouvrage anonyme, dont il ne subsiste que quelques exemplaires (un ou deux en France), toutes les grandes lignes de ce qu’on a depuis appelé « le socialisme catholique. »
  3. Isaac Pereire, la Question religieuse ; Paris, Motteroz, 1878, passim.
  4. « Pour accomplir cette œuvre de paix et d’harmonie, à côté ou plutôt au-dessus des législateurs, des savans, des industriels, il faut des apôtres, des missionnaire » prêts à se dévouer pour le salut de l’humanité, des prédicateurs du droit et de la justice, assez indépendans pour dire à tous la vérité, et où en trouver en dehors de l’Église ? — Il faut que l’Église reprenne, dans des conditions nouvelles, le grand enseignement moral par lequel, il y a quinze siècles, elle a transformé le paganisme romain et civilisé les barbares. » Isaac PEREIRE, ibidem.— Je retrouve, quinze ans plus tôt, des idées analogues chez un autre ancien saint-simonien, également d’origine Israélite, M. Gustave d’Eichthal : les Évangiles, Hachette, 1863 ; préface, p. XXXVI-XL.
  5. L’Avenir, 30 juin 1831.
  6. Univers, 27 février 1848, article de L. Veuillot, cité par Daniel Stern dans son Histoire de la Révolution de 1848 ; cf. M. Veuillot et les Évêques de France, par l’abbé Ansanlt, p. 72 et 74.
  7. Manifeste publié par l’Univers, le 28 février 1848.
  8. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le Libéralisme de 1830 à nos jours, chap. XII ; Plon, 1885.
  9. Lettre de L. Veuillot à M. Rendu, évêque d’Annecy, 2 mars 1849 : « M. Thiers voudrait aujourd’hui fortifier le parti des révolutionnaires contens et repus, dont il est le chef, d’un corps de gendarmes en soutane, à cause de l’insuffisance manifeste des autres. »
  10. Rappelez-vous le langage du cardinal Maury à M. Pasquier, préfet de police de l’Empire : « Avec une bonne police et un bon clergé… » Voyez M. Taine : la Reconstruction de la France en 1800, l’Église. (Revue du 1er mai.)
  11. Voyez la Revue du 1er mai 1887 et Spectacles contemporains (A. Collin, 1891), 1re partie : Affaires de Rome.
  12. Voyez, dam la Revue du 1er janvier 1884, l’étude intitulée : le Vatican et le Quirinal, p. 145.
  13. Lettres pastorales pour le carême de 1877 et pour celui de 1878.
  14. On y trouve déjà la préoccupation du sort des ouvriers, et spécialement du sort des enfans et des femmes assujettis, trop tôt ou trop longtemps, au travail industriel.
  15. M. le comte d’Haussonville, Socialisme d’État et Socialisme chrétien.
  16. M. W. Stead, par exemple : The Pope and the new era, 1890.
  17. Lettre pastorale du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger (août 1891).
  18. Un prélat français, Mgr Lecot, a ainsi tiré de l’encyclique Rerum novarum un catéchisme qui, assure-t-on, ne contient pas moins de cent trente-six questions.
  19. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le Libéralisme de 1830 à nos jours, ch. XIII ; Plon, 1885.
  20. Constitutio dogmatica prima : De Ecclesia Christi, cap. III ; De vi et ratione prim. rom. pontificis.
  21. Cette délicate question a été élucidée, avec autant de clarté que de science, par M. Ém. Ollivier, d’après les principaux théologiens romains (voyez l’Église et l’État au concile du Vatican, t. Ier, p. 186, 199 ; t. II, p. 359, 371. Cf. du même auteur : Commentaire de l’encyclique de Léon XIII sur la constitution chrétienne des États (Immortale Dei) ; les mêmes réflexions peuvent s’appliquer à l’encyclique Rerum novarum. (Voyez également Mgr Bougaud, le Christianisme et les temps présens, t. IV, 1re partie, chap. v, 3 ; et Fessier, de la Vraie et de la fausse infaillibilité.)
  22. Voyez, entre autres, le P. de Pascal, l’Église et la question sociale.
  23. L’encyclique sur la Constitution chrétienne des États (voyez particulièrement le commentaire de M. Ém. Ollivier).
  24. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion (Hachette, 1889), liv. III, ch. VI et IX.
  25. L’Économiste français, 3 octobre 1891.
  26. Voyez l’ouvrage de mon frère, Paul Leroy-Beaulieu sur la Répartition des richesses (Paris, Guillaumin).
  27. La dévotion moderne a rendu cela encore plus sensible par le culte spécial rendu aujourd’hui à saint Joseph, le traditionnel charpentier de Nazareth.