La Paix ; pièce en 4 actes
B. Grasset (p. 138-163).


ACTE IV

La chambre de Mabel, la nuit. La fenêtre est grande ouverte et presque de haut en bas, on ne voit que des étoiles, La grande Ourse est complètement discernable. Très en vue, sur la cheminée, grande photographie d’un officier en kaki. Autour du cadre et lui faisant fond, les mêmes sauges rouges qui flamboyaient au salon. Mabel encore habillée, mais ses deux grosses nattes sur les épaules, écrit à une petite table. Le lit est ouvert pour la nuit. On frappe. Mabel lève la tête. Surprise. On frappe encore.


Scène 1

MABEL, JEAN
Mabel

Entrez ! (Jean qui arrive du dehors, entre en silence. Sans ôter sa pèlerine, il se découvre et va s’adosser au pied du lit, devant Mabel, inquiète.) D’où venez-vous ? Il est minuit !

Jean

C’est fait.

Mabel

Quoi donc ?

Jean

Je reviens de la poste, ma démission est envoyée.

Mabel, émue.

Prenez garde d’aller trop vite.

Jean

Il n’y avait plus à hésiter… La raison était touchée depuis longtemps… Il manquait encore je ne sais quoi au cœur, à la volonté… enfin, ce qui vous jette par les épaules, hors de vous-même… J’ai attendu. (Très impressionné.) L’événement vient de m’être servi, il vient de m’être servi avec usure !… (Il se tait, Mabel attend, les mains jointes avec ferveur, toute tendue, mais sans triomphe.) Quelque chose de tout personnel je dois le dire… peut-être nous faut-il cela… (Très simple et très vite.) Je sais comment Gérald est mort… (Mabel dans la même attitude tourne la tête vers le portrait de son frère que ses yeux ne quittent plus.) J’ai cru d’abord mon frère achevé sur le champ de bataille… Vivre pour le venger ? voilà comment l’idée est venue… Mais ce n’était pas cela… c’était pire… (Mabel ne quitte Pas des yeux le portrait de la cheminée.) Le crime était pire… mais l’assassin m’échappait ! … Si anonyme, si formidable, si insaisissable qu’il soit… je vengerai le martyre de mon frère ! Moi aussi, je dirai : Je ne veux plus, je m’oppose… (Mabel a fermé les yeux, elle garde une attitude de recueillement et de douleur.) Lady Mabel, croyez-vous qu’il y ait quelque chose à faire en ce pays-ci ?

Mabel, rouvrant les yeux avec élan.

Beaucoup. Plus que nulle part ailleurs.

Jean, toujours debout au pied du lit.

Sans disposer d’une fortune comme la vôtre, moi aussi je suis un héritier de la guerre… L’héritage de mes frères me fait riche ; (rude) ces fortunes-là, on ne les dépense pas comme les autres… je n’en veux rien conserver.

Mabel

Je vous comprends. Soyez tranquille. Vous en aurez l’emploi. En France aussi vous poserez des premières pierres.

Jean, après un temps. Voix nette et basse, voix sèche de l’émotion.

Le sacrifice est immense, plus dur que vous ne pouvez l’imaginer… La nostalgie de suivre, de continuer… de mettre mes pas dans les pas de mes frères… Je ne puis me voir que soldat. J’ai tant aimé ce métier comme un moine aime les règles de son ordre. J’ai aimé jusqu’à cela dont on se scandalise, jusqu’à l’empreinte en notre chair… jusqu’au silence et la passion.

Mabel

Il nous faut encore des soldats, Jean. Il en faudra longtemps !

Jean

Je sais que nous n’en manquerons pas… tandis que les autres… Lady Mabel, vous avez raison : le cœur ne fera rien, voyez les femmes, elles poussent à la roue. L’intelligence ne fera rien, voyez mon oncle, il en redemande ! Mais l’homme, enfin, mais l’énergie, mais l’action virile ? Laisserons-nous vivre le chancre au flanc de la patrie parce que cette lutte-là nous plaît moins, parce qu’elle est plus neuve et plus ingrate, mal soutenue par la foule et les femmes… Parce que, hélas ! il faut bien le reconnaître, parce que nous serons plus aimés soldats de la guerre que soldats de la paix ?… Oui, ce qui me plaît en moi, ce que j’adore en vous, ô mon métier, c’est bien cet appel au cœur, à l’enthousiasme, la plus haute image de moi-même qu’on m’ait appris à rêver…

Mabel, murmurant.

Vous n’êtes pas mûr pour la démission. (Avec chaleur.) Vous serez un soldat non moins que vos frères. Vous servirez magnifiquement votre pays… et peut-être aurez-vous un jour à lui donner votre vie…

Jean, avec reconnaissance.

Comme vous trouvez ce qu’il faut dire ! …

Mabel, se lève, va à lui, et lui prend les mains.

Je vous aime beaucoup, mon petit Jean.

Jean, revenant à la sécheresse de l’émotion plus rude.

Peut-être n’avais-je pas assez souffert… J’ai compris seulement aujourd’hui la vérité de ce que vous disiez… Devant la guerre, depuis la guerre, on ne peut plus vivre comme on vivait autrefois. Oh ! nos carrières, nos passions, nos activités de jadis… enfantillage, étourderie, distractions misérables… le condamné qui joue aux cartes, qui fume et boit jusqu’à l’aube, avec ses gardiens ! Je veux préparer l’évasion. Comme les chrétiens se rappellent à l’idée de la mort, je veux les rappeler à l’idée de la guerre, et les faire sursauter enfin, les faire travailler à cet autre salut plus proche et plus humain, mais pour lequel les hommes ne sont pas moins tièdes et moins faibles et moins indifférents…

Mabel, ardente.

De beaux combats vous appellent… ne regrettez pas tous les autres.

Jean, sourdement.

S’il n’y avait que moi, je ne demanderais que le suicide sur le prochain champ de bataille. (Avec une force croissante.) Car en vérité que voulez-vous qu’on fasse ? Que reste-t-il au monde ? Famille, amour, patrie, art, science, bonté… à quoi bon tout cela si mon effort doit s’arrêter là où il commençait seulement à les servir ? À quoi bon tout cela, si je ne dois pas lever un doigt en vue de la seule défense efficace ? À quoi bon tout cela si j’accepte d’avance la menace de leur destruction ?

Mabel

Ah ! si quelques-uns seulement possédaient comme vous une conscience de maître… Mais ici, comme partout, c’est encore le rejet, d’épaules en épaules, des responsabilités. Nul ne se sent responsable de la paix. Les plus clairvoyants, les plus avertis, c’est presque insensé de le dire : Ils manquent de zèle ! L’idée qu’ici ils puissent être des chefs ne leur vient même pas. Ah ! quand on pleure, quand on est sous le sac et la cendre, quand on survit vraiment à son propre cœur, à ceux qui sont morts pour notre lâcheté… Ah ! comme on a bien ce que l’on mérite. Vous pleurez l’hécatombe de vos fils, ô nations hypocrites, levez donc seulement un doigt pour que le martyre leur soit épargné demain ! Que toutes les nations, que tous les États ne soient pas là haletants devant l’avenir toujours menacé de leur paix, de leur « Victoire », et qu’un ordre enfin tombe d’en haut : Assez ! à tout jamais assez ! (On frappe cette fois à l’autre porte qui donne dans un cabinet de toilette.) C’est vous, Marguerite ? Entrez !


Scène 2

LES MÊMES, MARGUERITE
Marguerite

Graham Moore vient d’arriver. Il est chez mon frère et demande s’il peut monter.

Mabel, vivement.

Moore ? À cette heure-ci ? Il y a donc de mauvaises nouvelles ?

Marguerite, se retourne et voit Jean, au comble de sa surprise.

Comment, tu es là.

Jean

Ne vous étonnez pas, Maman. J’annonçais à lady Mabel une nouvelle qui a plus d’importance pour elle que pour vous.

Marguerite

À cette heure-ci ! je te trouve indiscret.

Jean

J’ai vu sa fenêtre éclairée.

Simone, à la porte du cabinet de toilette, lampe à la main, manteau sur son peignoir. Ses ondulines cachées par un très joli bonichon.

Ces Messieurs demandent s’ils peuvent entrer…

Mabel

Mais certainement, qu’ils viennent ! … (Elle referme les couvertures et dispose le dessus de lit. Jean sort avec Simone au-devant des visiteurs.)

Marguerite

Heureusement, personne n’était couché. Jamais M. Moore ne vient aussi tard… Avez-vous vu les étoiles de cette nuit ? elles sont splendides !

Mabel

Elles me font peur ! … Elles me font horreur !

Marguerite, avec surprise.

Oh ! Mabel, les étoiles ! …

Mabel, violente.

Quelles étrangères ! Qu’ont-elles à nous regarder ainsi depuis le temps qu’elles ne peuvent rien pour nous ?


Scène 3

LES MÊMES. MOORE, DELISLE, puis PELTIER, SIMONE qui les éclaire.
Moore, va à Mabel, lui saisit les deux bras.

Du courage, Mabel ! Le Congrès se sépare.

Pas une de nos mesures n’est votée. Je n’ai pas voulu que vous l’appreniez demain par les journaux.

Mabel, faiblement.

Pas même…

Moore

Pas un iota. À chacun de mes articles, une voix, la mienne ! (Mabel a un petit rire nerveux.) Ne devenez pas folle, ma chère !

Delisle, bon prince.

Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Il était trop certain que l’opinion publique n’était pas préparée, qu’elle ne les aurait pas suivis.

Moore, sarcastique.

C’est bien ce que tous ils m’ont dit. Chacun m’a répété : « S’il ne tenait qu’à moi, ou à mon gouvernement… Mais nous devons compter avec le pays ! … l’opinion serait contre nous. » Je suis leur chef, je dois donc les suivre. « Convertissez d’abord le public, et vous n’aurez plus besoin de faire appel à nous. »

Ces bagatelles de la porte n’en finiront jamais : « Après vous s’il vous plaît. » Jusqu’au jour où quelqu’un aura la désinvolture de passer devant résolument… et ne sera même pas très étonné de voir que chacun le suit à bon ordre.

Jean

En attendant, c’est une campagne perdue !

Moore, toujours désinvolte et déterminé.

Tout est à recommencer. Peut-être nous faudra-t-il aller jusqu’aux bombes atomiques prévues par Wells, dont la déflagration (ironique) décroissante, il est vrai, peut durer des mois et transformer les capitales de l’Europe en autant de foyers volcaniques, inapprochables… Nous verrons peut-être la terre rase de villes, c’est-à-dire rase du passé, rase de l’homme.

Delisle, à Moore.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

Moore

Essayer de la voie parlementaire. Oh ! parbleu ! cela traînera… Éveiller l’opinion publique…

Delisle

Je crois plutôt que nous entrons dans une période résolument militaire… Une guerre, un traité, un Congrès même, ne sont que des générateurs de conflits, de chicanes, de luttes indéfinies.

Moore, définitif.

Oh ! cela je vous l’accorde absolument. C’est bien l’impossibilité d’arriver à une solution quelconque… Je ne suis guère encourageant, n’est-ce pas. (Serrant les mains de Mabel.) Il faut me pardonner… ce n’est pas ma faute… allez-vous pouvoir dormir ?

Mabel

Je n’y tiens guère. Mais si vous m’avez apporté de rudes nouvelles, j’en ai une meilleure pour vous. (Lui montrant Jean.) Voilà un collaborateur !

Moore, surpris.

Un officier ?

Mabel

Il ne l’est plus !

Moore, presque gêné.

La démission ?

Delisle

Tu as fait cela ?

Jean

Ne me le reprochez pas, mon oncle, attendu que c’est bien vous qui m’y avez déterminé.

Delisle

Ah ! oui… tu m’as déjà dit cela, tout à l’heure après notre conversation.

Jean, doucement.

Non… non… ce n’est pas notre conversation… Quelques mots seulement, plus tard, avant dîner, rappelez-vous ?

(Le visage contracté, Delisle regarde douloureusement son neveu.)

Marguerite

Que t’a dit ton oncle ?

Delisle, très troublé.

Ce n’est pas ce que tes frères auraient demandé de toi ?

Jean, doucement.

Qu’en savez-vous ? De quel droit me parlez-vous en leur nom ? J’étais plus près d’eux dans les tranchées. Ce que j’ai vu, ils l’ont vu… ce que j’ai pensé, ils l’ont pensé. (Marguerite les regarde intensément l’un et l’autre, mais ne pose plus aucune question.)

Simone

Il y a un autre côté à la question… Je pense que ça n’a pas beaucoup d’importance pour toi, mon cher Jean, puisque tu ne m’as pas parlé de ta décision… Mais il va de soi que c’en est fini de nos projets communs.

Jean

Tu me l’as déjà dit. Mais j’avoue que je n’y croyais pas… l’idée qu’une femme peut mettre son amour à ce prix-là… l’éternelle acceptation de la guerre.

Simone

J’ai fait vœu de n’épouser qu’un soldat !

Mabel, émue.

Le jour où chaque femme au monde sera bien résolue, en ce qui la concerne, à dévouer toute son âme à la paix, où elle sera convaincue qu’après la mort sur le champ de bataille, il n’y a rien de plus beau qu’une vie d’action et de lutte pour la paix, où elle sera résolue à élever ses fils…

Simone

Je veux que mes fils soient soldats !

Mabel

Désormais, il nous faut des soldats de toutes les armes, il nous faut des soldats de la paix. Ce ne seront pas les moins braves les moins aventureux, ni les moins guerriers…

Simone

Et puis, quand même j’en ferais des pacifistes, ce n’est pas cela…

Mabel

Si, précisément, c’est cela… La part de chacun à l’œuvre commune. Il n’y a pas une force de plus au monde.

Simone

Je ne veux pas nuire à mon pays.

Mabel, hautaine.

Oh ! ma chère enfant, l’on n’a rien à m’apprendre sur la manière de servir son pays !

Moore

Allons, il vous faudra du temps avant d’avoir les femmes avec nous. (Regardant Mabel.) Pour celle-là qui se passionne et se fanatise, voyez les autres ! (Geste large vers Marguerite assise à l’écart : absorbée et distraite, elle n’a même pas entendu.)

Simone, levant le nez, la voix claironnante.

Parce que je suis convaincue, monsieur Moore, que la paix c’est une utopie !

Delisle, agacé.

Parle moins fort.

Simone

Il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours. L’humanité est une triste chose. Tant qu’il y aura des hommes, on ne pourra pas les empêcher de se jeter les uns sur les autres.

Jean, geste violent qui s’abat à trois lignes de la bouche de Simone.

Tu es dans la maison de Gérald et de Louis, tais-toi !

(Complètement interdite, Simone est prête à pleurer.)

Marguerite

Mais, Jean, tu es inouï ! J’ai cru que tu allais battre Simone !

Jean, regardant son oncle.

Cela ne m’appartient pas… Pourquoi ne faites-vous pas taire cette petite malheureuse ?

Delisle, avec une certaine aigreur.

Parce que cela serait aussi inutile que ton geste, mon cher Jean. Après tout, Simone ne fait qu’exprimer une résignation assez naturelle…

Mabel, dans un cri.

Naturelle !

Jean

Résignation assez révoltante chez nous, absolument scandaleuse chez une femme…

(Il est pâle et sévère, mais assez de sang-froid.)

Simone, qui pleurniche.

Mais je ne veux pas dire… Je sais bien que les soldats sont des héros…

Jean

Tout homme est soldat en temps de guerre.

Simone, même jeu.

Je voulais seulement dire que vous ne pourrez pas empêcher.

Jean, la regardant durement.

… Les héros de s’entre-dévorer. (Simone fond en larmes.)

Marguerite

Mais laisse donc Simone en repos. Vois dans quel état tu la mets.

Jean

En effet, elle s’émeut plus facilement… elle a plus de larmes quand il s’agit d’elle-même… Mais, en voilà assez ! Il faut en finir avec la femme qui est convaincue que « la paix est une utopie », la femme qui, devant les mères en deuil de leurs fils, devant les hommes d’action et de pensée, dévouée corps et biens au travail de la paix, ose nous débiter sa rengaine d’inertie.

Simone, elle va tendre le front à sa tante.

Bonsoir, tante Marguerite. (De la porte elle se retourne et dit à Jean) : Je ne comprends pas que tu t’en prennes à moi. Il me semble que la guerre et la paix, ça ne dépend pas de moi… que je suis plutôt innocente…

Jean, justicier.

Ce sont les innocents comme toi qui éternisent le préjugé, l’état d’esprit qui rend la guerre encore possible…

(Simone sort.)

Marguerite, à son fils.

Tu as été d’une violence inqualifiable…

Moore, à Jean.

Vous êtes de l’école de notre amie… Vous portez l’épée flamboyante de la paix.

Jean

Il est temps de lever la cravache, d’alarmer leur suffisance et leur vanité… qu’ils aillent faire ailleurs les sceptiques et les entendus s’ils en sont capables sur tout autre point… La paix, elle aussi, est affaire de salut public. Ailleurs, les colporteurs de mauvaises nouvelles… Voici l’état de siège et la cour martiale… ailleurs, les bouches et les bras et les cœurs inutiles…

Moore, désinvolte.

Bast ! Toute réforme au monde s’est faite aux cris de la chimère et de l’utopie… Dans cinquante ans, ces gens-là nous reprocheront d’enfoncer une porte ouverte.

Marguerite, soupirant.

Dans cinquante ans ! … dans cinq cents ans peut-être ! … d’ici-là…

Moore, avec désinvolture.

D’ici là le monde est inhabitable. Honte à qui l’oublierait ! (à Marguerite.) Adieu, Madame, comptez un peu sur nous. Nous n’avons pas peur d’une tâche, quoi qu’ils disent, nous n’avons affaire qu’à quelques-uns. Tout, en ce monde, est une lutte de minorités à minorités. Les masses ne sont qu’un trompe-l’œil !

Marguerite

Oh ! moi, tout cela m’est égal ! J’ai tout donné !

Jean, doucement.

Pas tout à fait, Maman !

(Moore a fait ses adieux et sort avec les hommes. Simone les accompagne et les éclaire.)


Scène 4

MARGUERITE, MABEL
Marguerite

Il y en a peut-être qui pourront revivre…

Mabel

… Qui pourront dormir, aimer, penser… Votre frère cherchera des rimes et votre nièce des modèles de broderie… Chacun retrouvera sa marotte et pensera à autre chose… Il oubliera, ils oublieront cela !

(Elle a une sorte de rire morne, comme une folle.)

Marguerite

Mon frère n’est pas si indifférent, je vous assure. Il cherche les moyens d’assurer la paix… quelques années, de limiter les conflits.

Mabel

Quelle illusion ! … La voilà bien l’utopie ! On ne fait pas sa part à la guerre ! … Il est moins impossible d’en finir une bonne fois avec le système que d’espérer du système autre chose que des paix provisoires, des trêves d’un instant ! … Si chacun de nous savait, imaginait, se représentait pour de bon ce que savent aujourd’hui nos diplomates et nos hommes d’État, le monde désespéré deviendrait fou.

Marguerite, qui l’embrasse pour prendre congé.

Ma pauvre enfant ! … Et vous allez quand même vous atteler à la tâche !

Mabel

Je ne pourrais pas vivre sans cela…

Marguerite

Après tout… Vous avez trouvé là une raison de vivre. Elle en vaut bien une autre ! Bonsoir.

Mabel, nerveuse.

Vous nous en connaissez tant que ça, des raisons de vivre ?

Marguerite, disparaissant brusquement.

Il y a aussi ceux qui s’en passent !


Scène 5

(Par la porte laissée ouverte sur le couloir éclairé, Peltier entre lentement, sans refermer d’ailleurs cette porte, pendant toute la scène.)

Peltier

Je pars demain à six heures. Je ne vous reverrai donc pas… Je souffre de votre grand chagrin… (Mabel est douloureuse, crispée, silencieuse.) Mabel, renoncez à une cause désespérée… Contentez-vous du bonheur précaire que peut vous donner un soldat.

Mabel, sans le regarder.

Vous avez raison… Partez… Allez travailler pour la France, elle en aura besoin… Allez préparer l’atroce guerre qui va venir demain. (Se rappelant les paroles de Jean.) « Si farouche et si monstrueuse que celle-ci aura été clémente à côté »… Partez !

Peltier, doucement

Le monde se pacifiera peu à peu, croyez-le bien… mais il faudra du temps. On ne devance pas l’œuvre du temps.

Mabel, exaltation croissante.

Le temps ? Mais qu’est-ce que le temps, si ce n’est les hommes ? qu’est-ce que le temps, si ce n’est leurs actes ? Vous attendez que le temps vous apporte, de siècle en siècle, un homme d’énergie, un homme d’action ? En vérité… votre génération elle est si pauvre ? La guerre ne vous a-t-elle pas appris comment l’on répare et l’on devance l’œuvre du temps, c’est-à-dire d’autres épaules… N’avez-vous pas tout ce qu’il faut pour agir ?

Peltier, cherchant à la calmer.

Tout cela finira… comme tout finit… la guerre tombera en désuétude…

Mabel, douloureuse.

Et nous n’aurons rien fait pour en hâter le moment… Cela finira… après une, après dix, après vingt autres guerres… Tout est à recommencer… Encore ces masques de cire sur des lits de morts… encore cette agonie, cet épuisement du pauvre visage humain… cette misère absolue, ce découragement de Christ sur la croix… Et cela, pour nous, les survivants… Parce que nous n’aurons pas voulu, nous n’aurons pas su, nous n’aurons pas osé… peut-être même nous n’aurons pas souhaité. (Elle s’angoisse, puis avec déchirement.) Ô mes bien-aimés ! quand vous luttiez aux prises avec votre martyre, n’avez-vous pas compté qu’un peu de violence du supplice passerait au moins dans nos cœurs, pour en ordonner la fin ? (Elle éclate en sanglots qui la secouent tout entière, mais sans cris, et avec une sorte de retenue.)

Peltier, qui dit n’importe quoi.

Mabel ! … mon amie… Il ne faut pas vous désespérer, il ne faut pas pleurer !

Mabel, elle s’arrête un peu, avec une lointaine ironie.

Ah ! vraiment… il ne faut pas pleurer ?

Peltier

N’empoisonnez pas le peu d’intervalle qui nous reste, pour oublier, pour vivre…

Mabel

Oh ! ce peu d’intervalle ! … Vaut-il vraiment ce qu’il coûte ?

Peltier

Il faut vouloir le bonheur.

Mabel, se relevant, le regardant, calme et sûre.

On ne peut même plus me tenter avec le bonheur.

Peltier

Oh ! Mabel.

Mabel

Tout est si horrible… Vraiment, qui a envie du bonheur aujourd’hui ? Vous m’avez appris comment on le méprise, et tout ce qu’on lui préfère… Je donnerai ma vie, mon cœur, ma joie… Je donnerai tout comme eux. Je ne veux plus rien garder !

Peltier, suppliant.

Mabel, il ne faut pas devenir folle…

Mabel

Nous avons le droit de former, non pas même une prière, ni même un vœu, mais un ordre à tous les responsables, un ordre dans lequel nous verrons désormais la seule raison de survivre : Que cela ne se présente jamais !

Peltier, très douloureux.

Mabel, cela se représentera… et vous et moi, nous y consentirons encore une fois, pour la patrie…

Mabel

« Pour la Patrie » ? N’y a-t-il donc pour un pays que l’éternel consentement au martyre ?

Peltier, même jeu.

Vous posez la question, d’autres la résoudront.

Mabel, dans un cri.

Les autres ? Mais où sont-ils ceux qui se passionnent ? (D’un geste désespéré, éloignant Peltier pour toujours.) Ceux qui ne veulent plus vivre que pour cela ?




Rideau