La Paix ; pièce en 4 actes
B. Grasset (p. 83-137).


ACTE III

Même décor

Scène 1

SIMONE, JEAN, DELISLE, puis LADY MABEL
Simone

Je ne comprends pas ma tante… cette présence du général et de lady Mabel…

Jean

Celle-ci a été son infirmière pendant trois mois… Leur rencontre était très particulièrement souhaitée par ma mère.

Delisle

Il ne va pas commettre la gaffe de l’épouser, j’imagine ! …

Jean

Je crois que ce n’est pas l’envie qui lui en manque !

Delisle

Ah mais… halte-là ! Je n’admets pas qu’on me sabote mes héros. Cela me regarde. Peltier est une de nos plus pures gloires, au besoin même, j’interviendrai…

Simone

Ce serait un scandale !

Jean

Je crois Peltier un peu refroidi depuis qu’il s’est mieux rendu compte du rang social de lady Mabel.

Delisle

Il s’agit bien de cela ! Elle serait une princesse de sang…

Simone

La mésalliance serait pour lui.

Jean

Oui, tu n’aimes pas lady Mabel.

Simone

J’ai plus d’une raison pour cela !

Delisle, suivant son idée.

D’ailleurs, j’ai tort de prendre l’affaire au tragique, elle exigerait sa démission et Peltier y regarderait à deux fois !

Jean

Il ne la donnerait jamais… Mais elle ne le demanderait pas, je crois.

Simone, très excitée.

Alors, ce serait le comble du ridicule !

Delisle

Je ne vois pas très bien, en effet, le magnifique entraîneur qu’est Peltier, passant avec ses officiers d’ordonnance dans le salon pacifiste de sa femme !

Jean

Ils n’en sont pas là !

Delisle

En attendant, il me paraît faire la sottise d’en être plus amoureux que de son grade !

Jean

Peltier n’a pas cinquante ans, et il en porte quarante !

Delisle, qui n’a aucune sympathie pour Mabel.

Les femmes devraient opter, coquettes et politiques, c’est trop contre un homme !

Jean

Vous ne pouvez pas appeler politique la vocation quasi-religieuse de lady Mabel, et coquette une femme qui s’est donné la mission de ressentir la guerre, comme les Chartreux et les Carmélites ressentent la passion du Christ !

Delisle, nerveux.

Penses-tu comme elle, à la fin ?

Jean, poussé par l’agressivité de son oncle. Scandant ses paroles.

Si je croyais possible d’obtenir un résultat quelconque et pratique en cette voie… la victoire étant aujourd’hui accomplie, la France ayant réagi sous la guerre comme elle se le devait… eh bien, je laisserais tout là, je vivrais comme Moore et lady Mabel, je penserais comme eux ! je verrais comme eux, dans toute activité qui ne chercherait pas à en finir d’abord avec la guerre, qui livrerait bénévolement, stupidement ses lendemains à la destruction, je verrais dans toute autre activité un symptôme de distraction, d’étourderie puérile, la tare et l’atavisme simiesque…

Simone

On ne parle pas comme cela quand on porte un uniforme !

Delisle

Sois tranquille, il ne le portera pas longtemps, et nous sommes bien bons de nous inquiéter de l’autre. Ce n’est plus de la démission de Peltier qu’il s’agit, mais de la sienne !

Jean, murmurant.

Vous êtes fou !

Simone

Oh ! je savais bien qu’elle en arriverait là… Je savais bien que cette femme était dangereuse…

Delisle

As-tu parlé sérieusement ?

Jean, qui le regrette… avec un peu d’humeur.

Que voulez-vous, mon oncle, je ne suis pas un intellectuel, moi. Je n’ai pas philosophé sur les mérites respectifs de la guerre et de la paix, et opté pour les bienfaits incomparables que la guerre apporte au monde.

Delisle

Je te ferai pourtant observer que tu avais le choix entre les carrières pacifiques, et que tu as opté pour…

Jean

Je suis un pompier, mais ce n’est pas pour admirer l’incendie, c’est pour l’éteindre.

Simone

Tu reconnaîtras, au moins, que l’incendie fait des héros !

Jean, grave.

Crois-tu me faire beaucoup de plaisir en me disant cela ? Je t’assure que nous aurions assez peu d’entrain à nous battre pour la beauté… On ne va pas sur le champ de bataille pour y dresser sa propre statue. J’aimerais mieux que mon pays eût moins besoin de ses héros !

Simone, émue.

Tous les militaires ne raisonnent pas comme toi !

Jean

Qu’en sais-tu ? Mais à la fin, pour qui nous prenez-vous ? Sommes-nous faits pour la guerre ou la guerre est-elle faite pour nous ? Sommes-nous des souris dans une cage tournante et faut-il conserver la guerre parce qu’elle est le moteur de nos pattes ? Nous nous passionnons pour une besogne utile, nécessaire au pays, mais si vous pouvez éviter cette besogne écœurante tout de même, je vous assure, demandez aux vrais militaires, pas à ceux qui ont lu vos livres… et si vous tenez au système pour le système, à la guerre pour la guerre, à la mort pour la mort, à l’art pour l’art, je n’en suis plus… je ne suis pas un artiste, moi !

Simone, très émue.

Quand on raisonne comme cela… quand on n’a plus le feu sacré.

Jean

Prends garde à tes paroles… Je suis encore soldat !

Simone, exaltée.

Tu n’en as plus le droit !

Jean, regardant son oncle.

C’est vous qui êtes responsable de cette folie ! … Est-ce le rôle d’une femme, je vous le demande ? Est-ce à nos fiancées de nous prêcher une mentalité de kronprinz ?

Simone

Vois comme tu es exalté… parce que je ne suis pas pacifiste.

Jean

Je le regrette pour toi.

Simone

Regrette-le aussi pour toi-même, si tu m’aimes encore un peu, car le Jean qui vient de parler, le Jean qui voit quelque chose au monde, un effort plus beau que son métier de soldat…

Jean, grave.

Achève !

Simone

L’homme qui s’est laissé séduire par de fausses et dangereuses doctrines, l’homme capable de laisser là un jour uniforme et service…

Delisle

Prends garde, Simone ! Te voilà qui te montes ! il ne faut rien exagérer !

Jean, la voix troublée.

Je veux l’entendre jusqu’au bout !

Simone

Jean sait très bien que je n’épouserai jamais qu’un soldat… un soldat dont je ne pourrai pas douter !

Jean

Ta dernière phrase est de trop !

Simone

Me donnes-tu ta parole que jamais, jamais tu ne démissionneras ?

Jean, très net.

Je ne me suis encore jamais demandé cela.

Delisle

Simone a bien fait de te poser sa question, car à partir d’aujourd’hui tu vas te le demander !

Jean

Je n’en suis pas là ! … et je ne le désire pas ! (À Simone.) Cela te suffit-il ?

Simone

Si tu faisais cela, vois-tu, si tu donnais jamais ta démission, tu me semblerais indigne de tes frères… diminué de la moitié de toi-même.

Jean, troublé.

Ce serait un sacrifice auquel je peux à peine penser… Je ne m’y résoudrais pas sans des raisons si graves… il y aurait peut-être là quelque chose qui me relèverait à tes yeux.

Simone

C’est possible ! … Mais je sais bien que ce serait fini de nos projets de toujours !

Jean, assez atteint.

Tu décideras.

Simone, amère.

Ah ! je ne m’attendais pas à devoir lutter contre elle… Mais quelle est donc la force de cette femme ?

Jean

Tu ne vois qu’une femme là-dedans ?

Simone, avec flamme.

Je suis convaincue que la paix est une utopie !

Jean, sombre.

Il y a des jours où je voudrais en être certain.

Simone

Papa, dis-lui donc qu’on ne triomphera jamais de la guerre, qu’elle est une fatalité humaine, qu’il n’y pourra jamais rien… (Delisle paraît distrait et ne répond pas.) À quoi penses-tu, papa ?

Delisle

Je pense à un homme de jadis, à un diplomate bien connu pour être une forte tête et un homme d’esprit. À celui-là, la survivance de la guerre dans nos sociétés modernes semblait tellement incompréhensible, qu’il y voyait un miracle, une volonté formelle de la Providence, un dessein d’imposer au monde les libations sanglantes du rachat, et, trop profond pour juger la guerre une fatalité humaine, il ne pouvait y voir qu’une fatalité divine.

Jean

Vous parlez de Joseph de Maistre ?

Delisle, railleur.

Ainsi, mon petit, tu peux y aller carrément. Défroque-toi, jette la tunique aux orties… La guerre, la guerre moderne, qui n’a aucun rapport avec celles du passé, cette guerre-là n’est pas humaine, il n’y a que les imbéciles pour le croire ! … Les scandaleux étourneaux qui, sans le savoir, insultent l’héroïsme. En tout pays la mobilisation est une chose sainte. La guerre n’est pas humaine. La guerre est divine, et voilà pourquoi j’y tiens !

Jean, désorienté d’abord, puis sérieux.

Croyez-vous en Dieu, mon oncle ?

DELISLE

Moi ? Non… mais je crois au divin !

Jean

C’est assez subtil…

Lady Mabel, qui les épiait et les écoutait de la terrasse, après y être demeurée longtemps, s’avançant comme un fantôme.

Au moins, vous avouez ! Vous vous avouez à vous-même… Voilà ce que je me tue à faire dire aux gens ! Vous « voulez » la guerre… Ils n’ont ni votre clairvoyance, ni votre cynisme. Ils sont persuadés qu’ils ne peuvent pas la paix !

Delisle, paisible.

Et vous, Madame, née comme vous l’êtes, rappelez-vous ceci : On ne renie pas sa race. Vous seriez la première à vous désintéresser d’un monde sans héroïsme et sans grandeur, sans le sacrifice et sans toute la noblesse que, seules, les vertus guerrières lui imposent encore.

Mabel, lentement.

Je ne veux pas d’héroïsme, je ne veux pas de noblesse à ce prix-là !

Delisle, péremptoire.

Un peuple qui ne sait plus se battre, un peuple de jouisseurs, n’est bon qu’à être rayé de la surface du globe.

Mabel, sainte colère.

« Un peuple de jouisseurs »… Ah ! ces mots d’historiens : le monde n’est pas organisé de telle sorte qu’il puisse y avoir sur la terre « des peuples de jouisseurs ».

Delisle, entêté.

Je reprends ma question et je demande à une femme : Qu’aimerez-vous, que trouverez-vous à aimer, dans un monde d’où toutes les vertus de la guerre auront disparu ? Avant de tenter l’utopie…

Mabel, violente.

Jamais une femme ne vous répondra. Jamais une femme n’admettra une question pareille. L’infirmière qui veille un blessé ne se demande pas si la guérison est une utopie, elle ne se demande pas s’il est plus beau que l’homme soit un martyr… Elle sait qu’elle doit le sauver et donne sa vie pour cela.

Delisle

Lady Mabel, si vous n’étiez qu’une infirmière, je ne discuterais pas avec vous. Mais vous êtes l’adversaire. Vous êtes le champion d’une cause que je n’accepte pas. Voyons, sincèrement je le demande à la sœur de Lord Stanley, désirez-vous voir ce garçon (il regarde son neveu)… désirez-vous voir le lieutenant de Gestel, qui s’est montré digne du champ de bataille, désirez-vous le voir laisser là ses armes et ses hommes, et se faire, à votre suite, le champion civil de la paix ?

Mabel, regardant le jeune homme avec espoir.

Ah ! vous avez craint cela ?

Delisle

Vous êtes très éloquente, lady Mabel, très dangereuse parce que très convaincue… Vous ne seriez pas complice de cette mauvaise action ?

Mabel, au jeune homme, calme.

Y auriez-vous pensé ?

Jean

Si l’action est mauvaise, rassurez-vous.

Vous n’aurez jamais à vous la reprocher. Quelqu’un m’a fait réfléchir bien autrement que toute votre révolte et votre désespoir.

Delisle

Ce serait le dernier coup à porter à ta mère.

Jean

C’est que là, non plus, vous n’avez pas compris… Tout ce qui est détruit vous échappe… Vous n’avez pas le sens du désespoir. Ma mère est morte à tout. On ne joue pas impunément avec les ressorts du cœur humain. Prenez garde de trop nous prêcher la mort, il y a quelque chose en nous qui n’y répond que trop vite.

(Il sort.)

Delisle

Ah ! le mal est plus avancé que je ne croyais. Lady Mabel, je vous abandonne celui-ci ; aussi bien il n’a pas vingt-cinq ans. Il est armé de trop fraîche date, ce n’est qu’un soldat d’occasion. Mais il y en a un autre auquel il ne faudra pas toucher ; celui-là doit mourir sous le froc, sous peine d’un scandale dont le pays souffrirait trop !

Mabel, qui a pâli.

Je ne souhaite aucune défection, je n’en veux à aucun soldat, je n’en veux qu’à la guerre. Et rien, rien au monde (exaltée, mais avec une ombre de défaillance) fût-ce une autre et plus secrète voix de mon cœur, rien n’arrachera une de mes forces à mon premier devoir, à mon devoir juré…

Delisle

Il n’y a pas de serment qui tienne devant l’appât du bonheur !

Mabel, comme s’il fallait se le répéter et brûler les ponts derrière elle.

L’appât du bonheur ? Pour ceux qui ont compris, il n’y a plus de bonheur. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus qu’une raison de vivre. Il n’y a qu’une excuse à garder pour soi-même ce qui fut enlevé à tant d’autres, il n’y a plus qu’un pardon pour échapper à la honte de la vie sauve, c’est de vivre uniquement pour prolonger leur œuvre, pour garder à jamais ce qu’ils nous ont conquis : la paix ! Vivre uniquement contre la guerre, n’être plus qu’un cri, un cri d’horreur et de révolte, un cri désespéré, un cri vengeur, un cri de ralliement pour tous les efforts, pour toutes les violences…

Delisle, froid et dur.

Alors, je suis bien tranquille. Jamais Peltier ne vous épousera.

(Il se dirige vers la porte.)

Mabel, affirmative, mais douloureuse.

Jamais il ne m’épousera !


Scène 3

PELTIER, MABEL, JEAN, qui quitte la scène après quelques répliques.
Peltier, entrant, des journaux froissés dans les mains.

Il n’y en a que pour votre ami. Cet homme est décidément une force… Il a tout soulevé… et sans le moindre jeu d’éloquence… Son rapport n’est que faits, il n’est que précisions ! Ah ! les beaux réalistes que l’on possède chez vous ! … Quel plaisir de voir fonctionner une tête bien faite… Moi-même je me suis emballé !

Mabel, sceptique.

Alors, son programme est à l’ordre du jour ?

Peltier

La discussion va prendre toute cette semaine… Êtes-vous contente ? Pour moi, je suis aussi heureux qu’un jour de victoire… Constatez les ravages que la paix fait en moi !

Mabel, nerveuse.

N’espérez pas trop en elle ?

Peltier, sur le qui-vive.

Que voulez-vous dire ?

Mabel, rapide.

Vous, moi… personnellement, nous n’avons rien à attendre de la paix…

Peltier

Pardon… j’en étais resté à une tout autre manière de voir… Que s’est-il passé ?

Mabel

On revient au sang-froid. Surtout quand les autres se chargent de vous y rappeler. Nous nous étions bercés de quelques illusions !

Peltier, inquisiteur.

En quel sens Delisle vous a-t-il parlé de moi ?

Mabel

Oh ! vous n’avez rien à redouter. Il ne fera que vous servir. Il ne vous veut que du bien ! Il ne souhaite qu’éloigner de vous… ce qui ne doit pas en approcher !

Peltier

Le bonheur, par exemple !

Mabel, brusque.

Le scandale… et j’ai fini par comprendre. Nous avons été des sophistes. Notre rêve ne tenait pas debout !

Peltier, qui s’anime.

Ah ! il a réussi à vous convaincre de cela ?

Mabel

J’étais déjà préparée…

Peltier

Et vous croyez à ce scandale ?

Mabel, nerveuse, mais avec autorité.

Je crois au scandale, au malentendu, au harcèlement perpétuel. Je crois à la gêne, même entre nous deux, je crois à la situation fausse… Je vois déjà les regards de vos jeunes officiers… Je crois à l’insulte que vous n’éviterez pas !… Je crois au pire, à la provocation, au sang versé, peut-être… au pis encore, à la démission, à la retraite que vous n’aurez pas souhaitée…

Peltier, sourdement.

Il faut m’aimer plus que vos idées…

Mabel, désespérée.

Le voudriez-vous donc ? Ah ! mon tour est bien venu… c’est bien à moi de partir, de m’arracher… La voilà l’heure du sacrifice, l’heure de vous valoir si je puis…

Peltier

Mais, taisez-vous… Jamais on n’a demandé cela d’une femme… c’est un sacrifice monstrueux. L’heure de l’action est finie pour vous, voilà tout ce que cela prouve. Vous quittez vos amis dans la victoire. Le premier pas est fait, vous ne désertez personne.

Mabel, amère.

La victoire ! Attendez ! nous n’avons que des paroles encore, il faut passer aux actes !

Peltier, avec autorité.

Je ne renoncerai pas à vous… Certes, j’ai cherché autre chose que l’amour en ce monde. J’ai voulu de l’action, j’ai voulu de l’effort… de la gloire peut-être aussi. J’ai voulu me dépenser, me prodiguer… me livrer ailleurs que dans les caresses… J’ai aimé les grandes causes où l’homme sert tout entier… J’ai souhaité un rang, peut-être parmi ceux qui comptent, parmi ceux qui excellent et ceux qui l’emportent !… Mais si j’ai voulu tout cela… ne puis-je l’avouer à une femme ? Si j’ai voulu ma part plus léonine dans l’estime des hommes, c’est avec le secret espoir d’agrandir tous mes droits et qu’en amour aussi quelque chose de plus fier me serait accordé… Mabel, j’ai tellement dédaigné… Je ne suis pas de ces cœurs faciles qui rencontrent deux bonheurs, deux amours… (Fièvre.) Ne me désespérez pas…

Mabel, passionnée.

Oui, vous êtes plus fort que les autres… vous pourrez supporter… Vous avez tellement plus… votre vie fut si belle, si complète !… avoir été ce que vous êtes, cela peut se payer en bonheur !

Peltier

Mais je ne veux pas !… mais vous êtes insensée… Comment, je trouve un bonheur, tel que je peux sans déchoir… Je n’ai été qu’orgueil. Mabel, si vous saviez… J’avais horreur de moi-même dans les bonheurs qui s’offraient… C’était un signe, voyez-vous… Un signe qu’une autre chose se préparait !… Voyez, nous sommes tous deux de la grande caste… moi-même, je suis tout ce que vous pouvez espérer… Ne renoncez pas à cela… Vous avez aimé ma vie, Mabel, mon métier lui-même, vous vous exaltiez !

Mabel

Votre métier vous reste… Est-ce que ce n’est pas plus beau que mon amour ?

Peltier

Mais il me faut les deux ! Rappelez-vous… Il fut un temps où vous rêviez du Tchad et du Centre-Afrique… Ce voyage où vous m’auriez suivi… comme il vous fascinait… parce que, sans nous le dire, nous savions bien qu’il n’eût été permis qu’à des époux !

Mabel, douloureuse.

Je n’étais pas alors…

Peltier

Oui, je sais… mais… Défiez-vous des excès, la paix n’a pas besoin de cela !

Mabel, même jeu.

Il lui faudra bien davantage ! Ce n’est pas le fanatisme d’une femme, mais de toutes les femmes…

Peltier, suppliant.

Restez fidèle à la paix, mais aimez-moi… J’ai souffert plus que je ne le dis… J’ai connu des détresses. À Craonne, quand j’agonisais pour de bon, quand je croyais finir… D’autres avaient des images, ils serraient une relique… Moi, je mourais comme un chien, sans avoir même un nom !

Mabel, dans un élan comme pour l’envelopper.

Taisez-vous, c’est passé !

Peltier

Et vous voulez que cela recommence ! Car j’étais moins seul sur « la terre à personne » que je ne le serai dans ma case d’Afrique…

Mabel

Allez causer avec M. Paul Delisle, pour moi, je ne sais plus où j’en suis… Je serais capable de toutes les folies. En Afrique oui, évidemment… mais ne serait-ce pas une désertion pour vous ? Et moi, je ne ferais plus rien qu’être heureuse… Non même là, je n’échapperais pas au remords. Il n’y a plus un coin sauf dans l’univers, il n’y a plus un désert où l’on puisse oublier. Il n’y a plus un horizon que la guerre n’ait désespéré…

Peltier

Mais, on ne pourrait plus vivre si l’on pensait toujours à cela !

Mabel, avec autorité.

On ne pourrait plus vivre si l’on comprenait vraiment tout ce qui s’est passé. On ne pourrait plus vivre si l’on avait assez d’émotion pour éprouver le sacrifice des autres, assez de fierté dans l’âme pour ne pas l’accepter sans un retour.

Peltier

Alors, c’est fini, vous nous sacrifiez tous les deux !… Vous partez cette nuit avec Graham Moore, vous n’allez plus vivre que dans la lutte et dans la bagarre, tremblante au seuil des Parlements… Vous avez beau dire, vous ne serez plus une femme… Il n’y aura plus rien d’intime en vous ! … Vous aurez donné votre cœur aux foules, aux foules douloureuses des peuples, aux foules héroïques des champs de bataille… Mais vous n’aurez pas su aimer un soldat.

Mabel, très émue.

Que vous êtes cruel ! Pourquoi frappez-vous si juste ? Pourquoi êtes-vous si habile à blesser ? Ah ! qu’une autre prenne ma place… je n’en veux pas… Je ne sais plus rien, je ne décide plus rien… Je crois tout ce qu’on me dit. Je serai votre femme si vous croyez que je le dois !

Peltier

On peut donc être aimé de vous ?

Mabel, agitée.

Il n’y a pas de quoi être si fier !

Peltier

Vous allez le dire et l’avouer… Nous annoncerons ce soir nos fiançailles ?

Mabel, nerveuse.

Vous êtes si pressé de voir ce qu’ils diront ?

Peltier, joyeux.

Ah ! si vous saviez comme cela m’occupe… Mais, je veux vous prendre au piège et qu’il n’y ait plus à reculer.

Mabel, même jeu.

C’est cela, mettez de l’irréparable au plus vite !

Peltier

Alors, Mabel, il faut m’embrasser.

Mabel, sérieuse.

Ah ! non… c’est trop grave, cela !

Peltier, reproche.

Voyez comme j’avais raison de me défier. (Fiévreux.) Tant que je ne vous aurai pas tenue dans mes bras, je ne croirai à rien !

Mabel, très émue.

Alors, laissez-moi !… laissez-moi le temps. (Dans un demi-sanglot.)

Peltier. (On entend une porte s’ouvrir et des voix dans la pièce voisine, geste irrité.)

Cette maison est décidément impossible. Quand, où vous reverrai-je ?

Mabel

C’est Mlle Delisle. Je crois qu’il faut vous en aller !

Peltier

Mlle Delisle peut bien nous trouver en tête à tête.

Mabel

Pas avec l’air que vous avez. Vous seriez capable de n’être même pas poli. (Doucement.) Croyez-moi, Peltier, allez-vous-en. Laissez-moi aux prises avec elle !

Peltier

J’ai un pressentiment. Je ne vous retrouverai plus telle que vous venez d’être… Je vois déjà la scène, il n’y aura plus que des adieux !

Mabel

Partez, je vous en prie !… Je ne me dominerai pas si vous êtes là !… Il vaut encore mieux que ce soit moi qu’elle trouve !

(La porte s’ouvre, Peltier obéit.)



Scène 4

MABEL, SIMONE
Simone

Je ne sais pas où est ma tante…

Mabel

On ne le sait jamais… Je crois qu’elle est sortie.

Simone

J’espère que ce n’est pas comme l’autre jour… quand la victoria est rentrée à vide, elle est montée dedans, sans chapeau, sans manteau… et toute la journée elle a éreinté les chevaux en parcourant le pays… Elle a fait 60 kilomètres. Tout le monde l’a vue passer en cheveux dans sa petite robe légère. On va raconter qu’elle est folle.

Mabel, vivement.

Elle a sa plus entière raison.

Simone

Elle est si désœuvrée… je crois que c’est son bras… Elle ne peut plus monter à cheval, ni faire de la musique, ni tenir une aiguille…

Mabel

Ce n’est pas son bras qui l’empêche de lire…

Simone

Si encore elle voyait un peu de monde… nous ça ne compte pas, elle n’est jamais avec nous… mais les voisins… Pourquoi ne va-t-elle jamais chez la pauvre Mme de Tragannat, qui, elle aussi, a perdu son fils ? Mme de Tragannat ne vit plus que dans ses souvenirs, dans l’attente de revoir son fils au ciel. Elle est si courageuse.

Mabel, profondément.

Il lui reste un si grand espoir…

Simone, continuant.

… Elle est admirable.

Mabel, même jeu.

Hélas, qu’y a-t-il d’admirable à être consolé ?…

Simone

Elle ferait du bien à ma tante.

Mabel

Vous voyez pourtant que Marguerite la fuit. (Douloureuse) C’est si naturel, elle qui n’espère pas en ces rendez-vous…

Simone, dogmatique.

Je ne comprends pas comment ma tante peut vivre si elle ne croit pas à l’au-delà.

Mabel

Pour mourir… s’il suffisait de ne pas pouvoir vivre.

Simone

Enfin, il lui reste Jean… Elle n’a pas l’air de savoir qu’il lui est quelque chose de plus que vous ou moi… Je me demande même si elle souffrirait beaucoup s’il arrivait à Jean de faire quelque chose de tout à fait vilain… de donner sa démission, par exemple. (Elle observe l’effet qu’elle a produit sur Mabel.) Mais je dois vous scandaliser, lady Mabel ?

Mabel

Parce que vous préférez entre tous les hommes ceux qui ont choisi d’être sur la terre les spécialistes du courage et du dévouement ?

Simone

Si vous pensez ainsi, pourquoi les combattez-vous ?

Mabel

Je ne les combats pas. Je les sers… Je ne veux pas qu’on les tue.

Simone, péreraptoire.

Vous n’êtes pas logique.

Mabel, souriant.

Vous, en revanche, Mademoiselle Simone, vous êtes la logique même. Vous ne voulez pas que la guerre cesse de les tuer, parce que vous voulez aimer un soldat.

Simone

S’il dépendait de moi d’empêcher la guerre…

Mabel, calme et grave.

Cela dépend uniquement de vous.

Simone

Vous vous moquez de moi ? Mais si je le désarme…

Mabel

Qui vous a prié de faire cela ? Laissez les soldats s’occuper de leurs armements, et vous, femmes, cantonnez-vous dans votre besogne féminine, soyez les spécialistes de la paix.

Simone, avec élan.

Je suis convaincue que la paix est une utopie.

Mabel, railleuse.

Eh bien, il faut commencer par vous convaincre de tout le contraire… parce qu’il suffit d’une conviction pour amener tout ce qu’on veut, le blanc ou le noir, le pour ou le contre, la paix ou la guerre. Il n’y a de réalité au monde que dans nos convictions.

Simone

Ce que vous dites là est trop fort pour moi.

Mabel

Je vais me mettre à votre portée… Il suffit de dire qu’une chose est fatale, pour la rendre probablement fatale, en effet. La femme qui déclare : « il est fatal que je succombe » n’est pas précisément armée pour la lutte… Il serait peut-être bien long que vous alliez apprendre près des hommes compétents combien peu la guerre est une chose fatale. Mais, croyez-moi, essayez du système, apprenez à dire, sans même y croire, puisque vous y tenez : « La paix n’est pas une utopie. »

Simone

Et alors ?

Mabel, souriant.

On a dit que la puissance des femmes est qu’elles répètent la même chose pendant vingt ans… autant répéter cela que le contraire…

Simone

S’il suffisait des mots…

Mabel

Opposez d’abord les mots aux mots et vous serez stupéfaite de voir à quel point les actes leur emboîteront le pas.

Simone

Je voudrais pouvoir vous croire.

Mabel, qui en a assez de la jeune fille se dirigeant vers la porte.

Mais non, ma chère enfant, vous ne le souhaitez pas du tout.

(Elle demeure en scène, voyant Delisle entrer par la terrasse.)


Scène 5

LES MÊMES, DELISLE, JEAN, PELTIER
Delisle, à sa fille.

Sais-tu où est ta tante ?

Simone

Elle n’est pas dans sa chambre.

Delisle

Il faut bien pourtant que je lui annonce notre départ. Tâche de me la trouver.

Simone

Je veux bien, mais si tu crois que c’est facile… Elle est peut-être aux bûcherons, et ils sont tout au fond aujourd’hui, et tout en haut… (Apercevant Peltier et Jean prêts à sortir ensemble. Hélant par la fenêtre.) Jean, sais-tu où est ma tante ?

Jean, qui n’en sait rien.

Aux bûcherons… probablement.

Simone, sans enthousiasme.

Tu n’en es pas sûr ?

Mabel

Je vais vous la chercher, moi, j’ai besoin de marcher… Je vous la ramènerai.

Delisle, à sa fille.

Tu devrais montrer le chemin à lady Mabel… Allons, secoue-toi, tu as toujours peur de marcher.

Jean

Elle a refusé de venir avec nous.

Delisle, aux deux hommes.

Vous alliez bien loin ? (Lady Mabel et Simone ont disparu ensemble.)

Jean

Tout près du Sémaphore. J’ai une dépêche à porter.

Delisle

Le général a-t-il à faire au Sémaphore ?

Peltier

Pas le moins du monde… je suis à vos ordres, si vous le désirez.

Delisle

Merci, Peltier, je désire vraiment vous parler… Je pars et vous aurai à peine vu.

Jean

Je file, moi, il va pleuvoir. Ces dames ont tort de monter aux bûcherons. (Il sort.)


Scène 6

PELTIER, DELISLE
Delisle

Je suis rappelé à Paris… J’avoue que vous êtes, mon général, tout ce que je regretterai au Lehan… Ma sœur, hélas, est une absente. Mon neveu… je vous en parlerai plus tard. Lady Mabel si intéressante, si charmante, je la sens en défiance, enfin, je n’ai pas sa sympathie… Mais il y a vous, Peltier, nous aurons eu quelques bons moments trop rapides… (Après un temps, en arrivant à ce qu’il veut dire.) Comptez-vous prolonger un peu votre séjour ici ?

Peltier

Non, précisément, je ne crois pas !… (Se reprenant.) Nous n’en avons pas encore parlé avec Mme de Gestel.

Delisle, le regardant à la dérobée.

En ce cas, il m’eût été bien facile et bien agréable de vous attendre. Nous aurions fait route ensemble.

Peltier, en garde instinctive.

Je ne rentre pas directement à Paris.

Delisle, avec brusquerie.

Pardonnez-moi !… Vous n’avez pas d’ami, d’admirateur plus enthousiaste… Je peux me permettre… Vous ne tenez pas à partir avec moi… vous ne tenez pas à partir du tout !

Peltier, avec beaucoup de sang-froid.

Je vous serais reconnaissant, Delisle, de ne pas aborder ce terrain-là.

Delisle, comme s’il recevait un aveu.

Ah !… (Abandonnant le sujet.) On se leurre de bien des espoirs à Paris… Ce Graham Moore est intelligent… Il a pour lui l’autorité wilsonienne. Vous qui avez choisi, épousé la guerre à vingt ans, cela ne vous émeut-il pas ?

Peltier, grave.

Nos vocations ne sont pas des épousailles guerrières. Tant que des hommes auront le devoir de s’exposer pour leur pays, on pourra souhaiter être des leurs, c’est tout !

Delisle

Et vous verriez sans regret ce devoir disparaître ?

Peltier

Sans regret, assurément, oui. J’ai la mémoire trop chargée… Je sais trop quelles réalités ce devoir représente… Sans nostalgie, peut-être pas, mais ceci est tout personnel, et quand il y aurait là encore une part de sacrifices…

Delisle, perdant son sang-froid.

On raisonne d’abord comme cela et l’on finit par la démission… surtout quand d’autres nostalgies…

Peltier, la voix altérée.

Vous tenez donc absolument à en parler ?

Delisle, avec une force contenue.

Quand on est vous, Peltier, on meurt sous le froc !

Peltier

Jamais je ne me défroquerai, vous n’avez pas à craindre cela !

Delisle, comme s’il recevait un second aveu.

La paix définitive… ils la feront peut-être un jour, c’est leur affaire ! Mais elle est loin encore, très loin de nous ! La France peut connaître la surprise de l’agression !

Peltier, qui n’a pas bougé, murmurant.

Je serai là !

Delisle

Si vous n’étiez qu’un soldat… Nous ne sommes pas des fanatiques. Mais vous êtes au tout premier rang de la défense nationale… L’homme chargé de prévoir, d’ordonner les futurs sacrifices, les futures hécatombes, si vous voulez, ne peut pas vivre dans l’atmosphère incrédule du pacifisme. Il ne puisera pas dans les yeux d’une femme en deuil, dans les bras d’une femme révoltée, l’assurance, le calme, la certitude d’accomplir l’œuvre nécessaire, l’œuvre indispensable, la mission suprême du salut !

Peltier, très las.

Évidemment, vous avez raison.

Delisle, d’un autre ton. Voulant en finir.

Alors, c’est le sacrifice, Peltier, ce sont les adieux ? J’ai dix ans de plus que vous, laissez-moi… Je suis un chef, moi aussi, à ma manière, à peu près du même ordre que vous. Tous deux nous répondons de la France, non pas devant la paix, mais devant les forces de l’ennemi… Notre rôle est restreint peut-être… Des voix qui sauront parler de plus haut feront peut-être un jour taire les nôtres, c’est possible, je ne le nie pas… Il est possible que cette femme ait raison contre moi, il est possible qu’elle serve mon pays mieux que moi, il est possible qu’elle soit admirable et digne plus que tout autre de votre passion, mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne vous est permis, à aucun titre, de l’aimer.

(Peltier est très sombre et se tait. Delisle retrouvant tout son charme de « maître », de séducteur d’hommes.) Elle ne m’a jamais paru plus émouvante, je n’ai jamais été si près de baiser le bas de sa robe, qu’aujourd’hui où j’agis comme un ennemi mortel, où je lui retire votre amour… car, vous entendez bien, Peltier, qu’il n’y a aucun subterfuge… une liaison n’est même pas possible !

Peltier, d’un geste brusque.

Elle ne l’admettrait pas, et moi-même… libre comme elle est… ce serait une insulte.

Delisle

Il suffirait qu’on parle… Vous seriez un suspect… Pas plus tard qu’hier, j’ai passé la journée en ville, appelé par un télégramme du capitaine Milhaud venu m’y rencontrer…

Peltier, sursautant.

Milhaud ? sans mon ordre ? à mon insu ?

Delisle

Votre officier d’ordonnance avait un ordre supérieur… il venait simplement aux renseignements.

Peltier, que le procédé exaspère.

Tenez, ce sont ces procédés-là qui vous mettraient à deux doigts d’une démission.

Delisle

Ah ! si vous aviez entendu Milhaud ! … Si le général n’y prend garde… Il a des ennemis… On l’obligera à quitter l’armée… Il faut qu’il nous reste. D’ailleurs, quelle autre activité lui voyez-vous ? à son âge, on ne se met pas au rancart.

Peltier

Jamais je ne quitterai le service. Jamais on ne me le fera quitter… On ne me prendra pas pourtant par les épaules !

Delisle

Cela, mon général, ce sont des mots inutiles… Vous savez bien que sans vous prendre par les épaules…

Peltier, nerveux.

Vous avez tenu à vous mêler de ce qui ne vous regardait pas… Vous avez embrouillé l’écheveau à plaisir… Votre imagination a travaillé sur les éventualités… Voyez-vous, mon cher, dans la situation où je suis, ce n’est pas du dehors qu’on vous fait prendre une résolution ? Ce que je ferai… nous le verrons bien. J’ai l’âge de mûrir mes décisions !

Delisle

Je vous ai parlé au nom du pays… un peu au nom du capitaine Milhaud…

Peltier

Non, merci… je ne vous en veux pas.

(Au moment où tous les deux vont quitter la pièce, Jean paraît.)


Scène 7

LES MÊMES, JEAN
Delisle

Ta mère est-elle rentrée ?

Jean, préoccupé.

Personne ne l’a vue depuis le déjeuner. Si, dans un quart d’heure elle n’est pas ici, je pars à sa recherche.

Peltier

Je croyais dans ses habitudes…

Jean

Oui, elle disparaît plus qu’il ne conviendrait et je ne saurais trop l’excuser auprès de vous…

Peltier

Grand Dieu !

Jean

Mais aujourd’hui, vraiment, cela dépasse les bornes… J’ai beaucoup circulé et, nulle part, on ne l’a vue.

Peltier

Dans un quart d’heure, si Mme de Gestel n’est pas là, nous irons au-devant d’elle.

(Il sort avec Delisle. Jean s’installe dans un fauteuil d’où il surveille la fenêtre. Il regarde sa montre. Une femme de chambre en coiffe apporte deux lampes.)

Jean

Marivonne, dites qu’on allume la lanterne et qu’on me l’apporte ici. Madame n’est pas rentrée et il va faire nuit.

MARIVONNE

Madame rentre. Les chiens viennent d’arriver… pour sûr, ils étaient avec elle. Je l’ai entendue qui les sifflait avant de sortir !

(La paysanne sort. Jean s’est levé et surveille les abords de la terrasse, puis il ouvre la porte-fenêtre. Deux grands chiens de berger font irruption, en même temps qu’une forte bourrasque.)


Scène 8

JEAN, MARGUERITE
Jean, angoissé.

Maman, d’où venez-vous ? On vous cherche aux Bûcherons… J’allais partir à mon tour.

Marguerite, une grande mante de paysanne mais nu tête ; elle a ses gants.

J’étais sur la grève !

Jean

Sur la grève, à cette heure-ci ! à marée haute, mais il n’y en a plus !

Marguerite

J’étais adossée à la falaise.

Jean, l’examinant.

Vous avez les cheveux trempés… Vous n’avez pas les pieds mouillés ?

Marguerite

Ce sont les embruns… La mer était si près, elle donnait de tels coups… je les sentais par tout mon corps… ils avaient remplacé mon cœur.

Jean

Vous auriez pu vous faire couper de l’escalier.

Marguerite

Ce n’était pas la première fois, je l’ai rattrapé par les rochers.

Jean, hors de lui.

Avec votre bras… Maman ! Pour moi-même ce ne serait pas sans danger !

Marguerite, presque gaiement.

Te rappelles-tu le jour où nous nous sommes laissés prendre avec Gérald, en revenant du Sémaphore ?… J’avais une robe blanche, des bas blancs, des souliers blancs… Quand il fallait marcher dans l’eau, ils me portaient à tour de rôle… à la fin, la nuit est arrivée… Gérald faisait partir toutes ses allumettes… Tu étais petit et tu grognais, tu pleurnichais… Nous étions en plein dans les rochers, quand tu nous fis le coup de refuser catégoriquement d’avancer…

Jean, surpris, heureux de la voir parler du passé.

Vous savez que nous avons tous failli y rester.

Marguerite, qui s’anime de plus en plus.

Je le sais fitchtre bien… Ils t’empoignaient par la peau du cou…

Jean, rectifiant.

Par ma ceinture de tennis.

Marguerite

On te passait de main en main… Ils criaient : Allons Jean, allons, Maman, un peu de courage, nous sommes à vingt mètres de l’escalier…

Jean, pris aussi par ses souvenirs.

On avait beau avancer, on était toujours à vingt mètres de l’escalier.

Marguerite, se passe brusquement la main sur la figure.

Où est tout le monde ?

Jean

Il est bien temps de me le demander… Ils vous cherchent. Ils sont plus polis que vous, Maman.

Marguerite, qui n’écoute guère et va et vient dans la pièce.

Ah !…

Jean

Ils ont eu le courage d’aller jusqu’au bois d’en haut… Les bûcherons sont très loin aujourd’hui. On vous croyait avec eux… Ils seront rentrés pour dîner. (À Marguerite qui s’éloigne.) Où allez-vous, Maman ? ne pouvez-vous vous tenir un peu tranquille ?

Marguerite

Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ?

Jean

Causer un peu avec moi…

Marguerite

Tu as quelque chose à me dire ?

Jean, riant.

Je ne peux pas causer avec vous, même quand je n’ai rien à vous dire ? Donnez-moi votre mante et asseyez-vous. (Marguerite lui donne sa mante, mais reste debout à errer par la pièce. Jean qui a porté la mante dans le vestibule.) Maman, je deviens vieux et maniaque. J’ai horreur de voir tourner autour de moi.

Marguerite

Tu m’ennuies.

Jean

Quand on est tellement active, qu’on ne peut pas tenir en place, eh bien, Madame, on s’occupe. (N’y tenant plus.) Vous ne faites rien ! Vous ne recevez même pas vos hôtes, et c’est moi qui commande les repas…

Marguerite

C’est pour me dire cela ?

Jean

Non, c’est pour autre chose… mais cela m’échappe par surcroît. Pourquoi ne lisez-vous pas, Maman, pas même un journal ?

Marguerite, se défendant, mollement.

Mais si, je lis les journaux.

Jean, cherchant une colle.

Que pensez-vous du rapport de Graham Moore ?

Marguerite

Je n’ai pas lu cela…

Jean

Je crois bien, la manchette crève les yeux.

Marguerite

Dès que j’ai un livre dans les mains je pense à autre chose.

Jean, reproche douloureux.

Maman !

Marguerite, vivement.

Non, non… ce n’est pas ce que tu crois !… Mais il est certain que j’ai de la peine à fixer mon attention.

Jean

Il faut réagir… Il faut absolument vous intéresser à quelque chose… ne fut-ce qu’à moi.

Marguerite

Mon pauvre Jean, je t’aime bien, mais si tu savais comme tout…

Jean

Allez, dites-le.

Marguerite

Tout ce qui me concerne… cela me paraît maintenant les affaires d’une autre, d’une étrangère… Moi, c’était la femme en robe blanche, au milieu de vous tous… Celle-ci je ne la connais plus, je ne veux pas être elle.

Jean

Vous êtes trop jeune, Maman, pour vous laisser encore aller ; à quarante-cinq ans, on a des années devant soi, il faut les remplir !

Marguerite

Ne dis pas de bêtises !

Jean

Il faut vous secouer, vous occuper, ne pas vivre chez vous, comme chez un autre, donner des ordres, savoir ce qui se passe… écouter, lire, causer et non pas toujours courir à tous les diables, en sifflant les chiens, ou s’installer dans un fauteuil à regarder dans le vide.

Marguerite

Si cela m’amuse…

Jean

Mais cela ne vous fait pas de bien.

Marguerite

Je n’ai pas besoin de ce qui peut me faire du bien. Je n’ai besoin de rien, je ne demande fien !

Jean

On ne vit pas de désespoir.

Marguerite

Mais je suis très calme… Tu vois bien, je ne pleure pas… Je ne me cache pas pour pleurer, je te l’affirme ?

Jean

Mais vous avez le cœur brisé…

Marguerite, brusque.

On l’aurait à moins !

Jean

Et vous vous voulez que j’assiste à ça… Mais je vous aime, moi, Maman. Est-ce que je ne peux pas apporter un peu de douceur dans votre vie ?

Marguerite

Il y a une grande douceur, c’est le passé… et tu en es, toi aussi, mon petit Jean ?… Je t’aime parce que tu es des leurs. Mais le Jean d’après, comme le moi d’après… ça n’existe plus. C’est encore comme les livres, je ne peux plus fixer mon attention… Ne me demande pas cela.

(Jean a réussi à la faire asseoir, il est à genoux par terre et l’entoure de ses bras.)

Marguerite, sans trop de douleur.

Ils étaient si joliment tes grands frères !… Ils disaient : « Maman votre fils… » comme si, enfant, tu étais plus près de la femme… J’étais si tranquille avec eux… il ne pouvait rien t’arriver… au moment de tomber dans l’eau, ou trop près du feu, toujours une enjambée formidable, une poigne rapide… Ils étaient si adroits !

Jean

Je me souviens aussi… La vie pourra m’être encore bien cruelle… mais jamais je ne serai un sombre, un mélancolique. Maman… à cause du coup de soleil matinal que j’ai reçu dans votre maison.

Marguerite

Je ne puis les revoir que dans le bonheur… aux heures du départ encore… après je ne peux plus… je devrais… je ne peux pas les suivre dans l’horreur !

(Son cauchemar va la reprendre.)

Jean, berceur.

Il n’y a pas d’horreur, Maman. Ils sont morts pour la France ! (Marguerite lutte contre une émotion intense.) Revoyez-les le jour de la falaise… Ils étaient en blanc comme vous… Ils nous criaient encore : « Allons, Jean, allons Maman, un peu de courage ! »

Marguerite

En ont-ils eu jusqu’à la fin.

Jean, reproche.

Maman !… Nous ne savons rien… Ils sont morts peut-être très doucement… (D’un sursaut Marguerite s’est dégagée, s’est levée, elle va s’échapper et se heurte à son frère, qui entre.)

Delisle, ému.

Marguerite… qu’y a-t-il ?

Jean, les poings serrés.

Laissez-la passer.

(Marguerite a disparu.)



Scène 9

JEAN, DELISLE
Delisle

Mais qu’avait donc ta mère ? de quoi parliez-vous ?

Jean, bref.

De Gérald.

Delisle, frappé.

Ah !… (Après un temps.) Que t’a-t-elle dit ?

Jean

Je crois, j’ai la conviction que ma mère sait comment Gérald est mort.

Delisle, frappant du pied.

Elle ne sait pas cela.

Jean, brutal.

Vous le savez donc, vous ?

Delisle

Non, mais…

Jean, violent.

Vous le savez tous les deux… J’ai le droit, moi aussi… (Il attend, Delisle se tait.) Vous pouvez y aller, je suis prêt à tout… C’est le pire, n’est-ce pas ? Ils l’ont achevé ?

Delisle, sombre.

Non.

Jean, avec force.

Vous n’avez pas le droit d’en savoir plus que moi… S’ils l’ont achevé… ce ne sera pas de trop de toute ma vie… de toutes mes forces, pour venger leur crime !… Il y a peut-être de plus grandes tâches au monde, elles ne seront pas pour moi !

Delisle, très pâle.

Il n’y a pas eu de crime… calme-toi… Le major m’a écrit…

Jean, respirant.

Ah ! le Major…

(Mais Delisle reste défait et tremblant).

Delisle

Tu as raison… tu as le droit, le devoir aussi peut-être… (Dans un souffle.) Le crâne emporté par une mitrailleuse… Vingt-neuf heures le cerveau à nu…

Jean, les poings serrés contre la ppitrine.

Mais on ne souffre peut-être pas… le coma…

Delisle

… Il hurlait. (Jean défaillant reste dans son attitude, la poitrine étreinte de ses poings. Delisle en face de lui la tête basse est bouleversée. Haletant.) N’avoue jamais à ta mère que tu le sais.

Rideau.