La Paix (Lenéru)/Acte III
ACTE III
Scène 1
Je ne comprends pas ma tante… cette présence du général et de lady Mabel…
Celle-ci a été son infirmière pendant trois mois… Leur rencontre était très particulièrement souhaitée par ma mère.
Il ne va pas commettre la gaffe de l’épouser, j’imagine ! …
Je crois que ce n’est pas l’envie qui lui en manque !
Ah mais… halte-là ! Je n’admets pas qu’on me sabote mes héros. Cela me regarde. Peltier est une de nos plus pures gloires, au besoin même, j’interviendrai…
Ce serait un scandale !
Je crois Peltier un peu refroidi depuis qu’il s’est mieux rendu compte du rang social de lady Mabel.
Il s’agit bien de cela ! Elle serait une princesse de sang…
La mésalliance serait pour lui.
Oui, tu n’aimes pas lady Mabel.
J’ai plus d’une raison pour cela !
D’ailleurs, j’ai tort de prendre l’affaire au tragique, elle exigerait sa démission et Peltier y regarderait à deux fois !
Il ne la donnerait jamais… Mais elle ne le demanderait pas, je crois.
Alors, ce serait le comble du ridicule !
Je ne vois pas très bien, en effet, le magnifique entraîneur qu’est Peltier, passant avec ses officiers d’ordonnance dans le salon pacifiste de sa femme !
Ils n’en sont pas là !
En attendant, il me paraît faire la sottise d’en être plus amoureux que de son grade !
Peltier n’a pas cinquante ans, et il en porte quarante !
Les femmes devraient opter, coquettes et politiques, c’est trop contre un homme !
Vous ne pouvez pas appeler politique la vocation quasi-religieuse de lady Mabel, et coquette une femme qui s’est donné la mission de ressentir la guerre, comme les Chartreux et les Carmélites ressentent la passion du Christ !
Penses-tu comme elle, à la fin ?
Si je croyais possible d’obtenir un résultat quelconque et pratique en cette voie… la victoire étant aujourd’hui accomplie, la France ayant réagi sous la guerre comme elle se le devait… eh bien, je laisserais tout là, je vivrais comme Moore et lady Mabel, je penserais comme eux ! je verrais comme eux, dans toute activité qui ne chercherait pas à en finir d’abord avec la guerre, qui livrerait bénévolement, stupidement ses lendemains à la destruction, je verrais dans toute autre activité un symptôme de distraction, d’étourderie puérile, la tare et l’atavisme simiesque…
On ne parle pas comme cela quand on porte un uniforme !
Sois tranquille, il ne le portera pas longtemps, et nous sommes bien bons de nous inquiéter de l’autre. Ce n’est plus de la démission de Peltier qu’il s’agit, mais de la sienne !
Vous êtes fou !
Oh ! je savais bien qu’elle en arriverait là… Je savais bien que cette femme était dangereuse…
As-tu parlé sérieusement ?
Que voulez-vous, mon oncle, je ne suis pas un intellectuel, moi. Je n’ai pas philosophé sur les mérites respectifs de la guerre et de la paix, et opté pour les bienfaits incomparables que la guerre apporte au monde.
Je te ferai pourtant observer que tu avais le choix entre les carrières pacifiques, et que tu as opté pour…
Je suis un pompier, mais ce n’est pas pour admirer l’incendie, c’est pour l’éteindre.
Tu reconnaîtras, au moins, que l’incendie fait des héros !
Crois-tu me faire beaucoup de plaisir en me disant cela ? Je t’assure que nous aurions assez peu d’entrain à nous battre pour la beauté… On ne va pas sur le champ de bataille pour y dresser sa propre statue. J’aimerais mieux que mon pays eût moins besoin de ses héros !
Tous les militaires ne raisonnent pas comme toi !
Qu’en sais-tu ? Mais à la fin, pour qui nous prenez-vous ? Sommes-nous faits pour la guerre ou la guerre est-elle faite pour nous ? Sommes-nous des souris dans une cage tournante et faut-il conserver la guerre parce qu’elle est le moteur de nos pattes ? Nous nous passionnons pour une besogne utile, nécessaire au pays, mais si vous pouvez éviter cette besogne écœurante tout de même, je vous assure, demandez aux vrais militaires, pas à ceux qui ont lu vos livres… et si vous tenez au système pour le système, à la guerre pour la guerre, à la mort pour la mort, à l’art pour l’art, je n’en suis plus… je ne suis pas un artiste, moi !
Quand on raisonne comme cela… quand on n’a plus le feu sacré.
Prends garde à tes paroles… Je suis encore soldat !
Tu n’en as plus le droit !
C’est vous qui êtes responsable de cette folie ! … Est-ce le rôle d’une femme, je vous le demande ? Est-ce à nos fiancées de nous prêcher une mentalité de kronprinz ?
Vois comme tu es exalté… parce que je ne suis pas pacifiste.
Je le regrette pour toi.
Regrette-le aussi pour toi-même, si tu m’aimes encore un peu, car le Jean qui vient de parler, le Jean qui voit quelque chose au monde, un effort plus beau que son métier de soldat…
Achève !
L’homme qui s’est laissé séduire par de fausses et dangereuses doctrines, l’homme capable de laisser là un jour uniforme et service…
Prends garde, Simone ! Te voilà qui te montes ! il ne faut rien exagérer !
Je veux l’entendre jusqu’au bout !
Jean sait très bien que je n’épouserai jamais qu’un soldat… un soldat dont je ne pourrai pas douter !
Ta dernière phrase est de trop !
Me donnes-tu ta parole que jamais, jamais tu ne démissionneras ?
Je ne me suis encore jamais demandé cela.
Simone a bien fait de te poser sa question, car à partir d’aujourd’hui tu vas te le demander !
Je n’en suis pas là ! … et je ne le désire pas ! (À Simone.) Cela te suffit-il ?
Si tu faisais cela, vois-tu, si tu donnais jamais ta démission, tu me semblerais indigne de tes frères… diminué de la moitié de toi-même.
Ce serait un sacrifice auquel je peux à peine penser… Je ne m’y résoudrais pas sans des raisons si graves… il y aurait peut-être là quelque chose qui me relèverait à tes yeux.
C’est possible ! … Mais je sais bien que ce serait fini de nos projets de toujours !
Tu décideras.
Ah ! je ne m’attendais pas à devoir lutter contre elle… Mais quelle est donc la force de cette femme ?
Tu ne vois qu’une femme là-dedans ?
Je suis convaincue que la paix est une utopie !
Il y a des jours où je voudrais en être certain.
Papa, dis-lui donc qu’on ne triomphera jamais de la guerre, qu’elle est une fatalité humaine, qu’il n’y pourra jamais rien… (Delisle paraît distrait et ne répond pas.) À quoi penses-tu, papa ?
Je pense à un homme de jadis, à un diplomate bien connu pour être une forte tête et un homme d’esprit. À celui-là, la survivance de la guerre dans nos sociétés modernes semblait tellement incompréhensible, qu’il y voyait un miracle, une volonté formelle de la Providence, un dessein d’imposer au monde les libations sanglantes du rachat, et, trop profond pour juger la guerre une fatalité humaine, il ne pouvait y voir qu’une fatalité divine.
Vous parlez de Joseph de Maistre ?
Ainsi, mon petit, tu peux y aller carrément. Défroque-toi, jette la tunique aux orties… La guerre, la guerre moderne, qui n’a aucun rapport avec celles du passé, cette guerre-là n’est pas humaine, il n’y a que les imbéciles pour le croire ! … Les scandaleux étourneaux qui, sans le savoir, insultent l’héroïsme. En tout pays la mobilisation est une chose sainte. La guerre n’est pas humaine. La guerre est divine, et voilà pourquoi j’y tiens !
Croyez-vous en Dieu, mon oncle ?
Moi ? Non… mais je crois au divin !
C’est assez subtil…
Au moins, vous avouez ! Vous vous avouez à vous-même… Voilà ce que je me tue à faire dire aux gens ! Vous « voulez » la guerre… Ils n’ont ni votre clairvoyance, ni votre cynisme. Ils sont persuadés qu’ils ne peuvent pas la paix !
Et vous, Madame, née comme vous l’êtes, rappelez-vous ceci : On ne renie pas sa race. Vous seriez la première à vous désintéresser d’un monde sans héroïsme et sans grandeur, sans le sacrifice et sans toute la noblesse que, seules, les vertus guerrières lui imposent encore.
Je ne veux pas d’héroïsme, je ne veux pas de noblesse à ce prix-là !
Un peuple qui ne sait plus se battre, un peuple de jouisseurs, n’est bon qu’à être rayé de la surface du globe.
« Un peuple de jouisseurs »… Ah ! ces mots d’historiens : le monde n’est pas organisé de telle sorte qu’il puisse y avoir sur la terre « des peuples de jouisseurs ».
Je reprends ma question et je demande à une femme : Qu’aimerez-vous, que trouverez-vous à aimer, dans un monde d’où toutes les vertus de la guerre auront disparu ? Avant de tenter l’utopie…
Jamais une femme ne vous répondra. Jamais une femme n’admettra une question pareille. L’infirmière qui veille un blessé ne se demande pas si la guérison est une utopie, elle ne se demande pas s’il est plus beau que l’homme soit un martyr… Elle sait qu’elle doit le sauver et donne sa vie pour cela.
Lady Mabel, si vous n’étiez qu’une infirmière, je ne discuterais pas avec vous. Mais vous êtes l’adversaire. Vous êtes le champion d’une cause que je n’accepte pas. Voyons, sincèrement je le demande à la sœur de Lord Stanley, désirez-vous voir ce garçon (il regarde son neveu)… désirez-vous voir le lieutenant de Gestel, qui s’est montré digne du champ de bataille, désirez-vous le voir laisser là ses armes et ses hommes, et se faire, à votre suite, le champion civil de la paix ?
Ah ! vous avez craint cela ?
Vous êtes très éloquente, lady Mabel, très dangereuse parce que très convaincue… Vous ne seriez pas complice de cette mauvaise action ?
Y auriez-vous pensé ?
Si l’action est mauvaise, rassurez-vous.
Vous n’aurez jamais à vous la reprocher. Quelqu’un m’a fait réfléchir bien autrement que toute votre révolte et votre désespoir.
Ce serait le dernier coup à porter à ta mère.
C’est que là, non plus, vous n’avez pas compris… Tout ce qui est détruit vous échappe… Vous n’avez pas le sens du désespoir. Ma mère est morte à tout. On ne joue pas impunément avec les ressorts du cœur humain. Prenez garde de trop nous prêcher la mort, il y a quelque chose en nous qui n’y répond que trop vite.
(Il sort.)
Ah ! le mal est plus avancé que je ne croyais. Lady Mabel, je vous abandonne celui-ci ; aussi bien il n’a pas vingt-cinq ans. Il est armé de trop fraîche date, ce n’est qu’un soldat d’occasion. Mais il y en a un autre auquel il ne faudra pas toucher ; celui-là doit mourir sous le froc, sous peine d’un scandale dont le pays souffrirait trop !
Je ne souhaite aucune défection, je n’en veux à aucun soldat, je n’en veux qu’à la guerre. Et rien, rien au monde (exaltée, mais avec une ombre de défaillance) fût-ce une autre et plus secrète voix de mon cœur, rien n’arrachera une de mes forces à mon premier devoir, à mon devoir juré…
Il n’y a pas de serment qui tienne devant l’appât du bonheur !
L’appât du bonheur ? Pour ceux qui ont compris, il n’y a plus de bonheur. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus qu’une raison de vivre. Il n’y a qu’une excuse à garder pour soi-même ce qui fut enlevé à tant d’autres, il n’y a plus qu’un pardon pour échapper à la honte de la vie sauve, c’est de vivre uniquement pour prolonger leur œuvre, pour garder à jamais ce qu’ils nous ont conquis : la paix ! Vivre uniquement contre la guerre, n’être plus qu’un cri, un cri d’horreur et de révolte, un cri désespéré, un cri vengeur, un cri de ralliement pour tous les efforts, pour toutes les violences…
Alors, je suis bien tranquille. Jamais Peltier ne vous épousera.
(Il se dirige vers la porte.)
Jamais il ne m’épousera !
Scène 3
Il n’y en a que pour votre ami. Cet homme est décidément une force… Il a tout soulevé… et sans le moindre jeu d’éloquence… Son rapport n’est que faits, il n’est que précisions ! Ah ! les beaux réalistes que l’on possède chez vous ! … Quel plaisir de voir fonctionner une tête bien faite… Moi-même je me suis emballé !
Alors, son programme est à l’ordre du jour ?
La discussion va prendre toute cette semaine… Êtes-vous contente ? Pour moi, je suis aussi heureux qu’un jour de victoire… Constatez les ravages que la paix fait en moi !
N’espérez pas trop en elle ?
Que voulez-vous dire ?
Vous, moi… personnellement, nous n’avons rien à attendre de la paix…
Pardon… j’en étais resté à une tout autre manière de voir… Que s’est-il passé ?
On revient au sang-froid. Surtout quand les autres se chargent de vous y rappeler. Nous nous étions bercés de quelques illusions !
En quel sens Delisle vous a-t-il parlé de moi ?
Oh ! vous n’avez rien à redouter. Il ne fera que vous servir. Il ne vous veut que du bien ! Il ne souhaite qu’éloigner de vous… ce qui ne doit pas en approcher !
Le bonheur, par exemple !
Le scandale… et j’ai fini par comprendre. Nous avons été des sophistes. Notre rêve ne tenait pas debout !
Ah ! il a réussi à vous convaincre de cela ?
J’étais déjà préparée…
Et vous croyez à ce scandale ?
Je crois au scandale, au malentendu, au harcèlement perpétuel. Je crois à la gêne, même entre nous deux, je crois à la situation fausse… Je vois déjà les regards de vos jeunes officiers… Je crois à l’insulte que vous n’éviterez pas !… Je crois au pire, à la provocation, au sang versé, peut-être… au pis encore, à la démission, à la retraite que vous n’aurez pas souhaitée…
Il faut m’aimer plus que vos idées…
Le voudriez-vous donc ? Ah ! mon tour est bien venu… c’est bien à moi de partir, de m’arracher… La voilà l’heure du sacrifice, l’heure de vous valoir si je puis…
Mais, taisez-vous… Jamais on n’a demandé cela d’une femme… c’est un sacrifice monstrueux. L’heure de l’action est finie pour vous, voilà tout ce que cela prouve. Vous quittez vos amis dans la victoire. Le premier pas est fait, vous ne désertez personne.
La victoire ! Attendez ! nous n’avons que des paroles encore, il faut passer aux actes !
Je ne renoncerai pas à vous… Certes, j’ai cherché autre chose que l’amour en ce monde. J’ai voulu de l’action, j’ai voulu de l’effort… de la gloire peut-être aussi. J’ai voulu me dépenser, me prodiguer… me livrer ailleurs que dans les caresses… J’ai aimé les grandes causes où l’homme sert tout entier… J’ai souhaité un rang, peut-être parmi ceux qui comptent, parmi ceux qui excellent et ceux qui l’emportent !… Mais si j’ai voulu tout cela… ne puis-je l’avouer à une femme ? Si j’ai voulu ma part plus léonine dans l’estime des hommes, c’est avec le secret espoir d’agrandir tous mes droits et qu’en amour aussi quelque chose de plus fier me serait accordé… Mabel, j’ai tellement dédaigné… Je ne suis pas de ces cœurs faciles qui rencontrent deux bonheurs, deux amours… (Fièvre.) Ne me désespérez pas…
Oui, vous êtes plus fort que les autres… vous pourrez supporter… Vous avez tellement plus… votre vie fut si belle, si complète !… avoir été ce que vous êtes, cela peut se payer en bonheur !
Mais je ne veux pas !… mais vous êtes insensée… Comment, je trouve un bonheur, tel que je peux sans déchoir… Je n’ai été qu’orgueil. Mabel, si vous saviez… J’avais horreur de moi-même dans les bonheurs qui s’offraient… C’était un signe, voyez-vous… Un signe qu’une autre chose se préparait !… Voyez, nous sommes tous deux de la grande caste… moi-même, je suis tout ce que vous pouvez espérer… Ne renoncez pas à cela… Vous avez aimé ma vie, Mabel, mon métier lui-même, vous vous exaltiez !
Votre métier vous reste… Est-ce que ce n’est pas plus beau que mon amour ?
Mais il me faut les deux ! Rappelez-vous… Il fut un temps où vous rêviez du Tchad et du Centre-Afrique… Ce voyage où vous m’auriez suivi… comme il vous fascinait… parce que, sans nous le dire, nous savions bien qu’il n’eût été permis qu’à des époux !
Je n’étais pas alors…
Oui, je sais… mais… Défiez-vous des excès, la paix n’a pas besoin de cela !
Il lui faudra bien davantage ! Ce n’est pas le fanatisme d’une femme, mais de toutes les femmes…
Restez fidèle à la paix, mais aimez-moi… J’ai souffert plus que je ne le dis… J’ai connu des détresses. À Craonne, quand j’agonisais pour de bon, quand je croyais finir… D’autres avaient des images, ils serraient une relique… Moi, je mourais comme un chien, sans avoir même un nom !
Taisez-vous, c’est passé !
Et vous voulez que cela recommence ! Car j’étais moins seul sur « la terre à personne » que je ne le serai dans ma case d’Afrique…
Allez causer avec M. Paul Delisle, pour moi, je ne sais plus où j’en suis… Je serais capable de toutes les folies. En Afrique oui, évidemment… mais ne serait-ce pas une désertion pour vous ? Et moi, je ne ferais plus rien qu’être heureuse… Non même là, je n’échapperais pas au remords. Il n’y a plus un coin sauf dans l’univers, il n’y a plus un désert où l’on puisse oublier. Il n’y a plus un horizon que la guerre n’ait désespéré…
Mais, on ne pourrait plus vivre si l’on pensait toujours à cela !
On ne pourrait plus vivre si l’on comprenait vraiment tout ce qui s’est passé. On ne pourrait plus vivre si l’on avait assez d’émotion pour éprouver le sacrifice des autres, assez de fierté dans l’âme pour ne pas l’accepter sans un retour.
Alors, c’est fini, vous nous sacrifiez tous les deux !… Vous partez cette nuit avec Graham Moore, vous n’allez plus vivre que dans la lutte et dans la bagarre, tremblante au seuil des Parlements… Vous avez beau dire, vous ne serez plus une femme… Il n’y aura plus rien d’intime en vous ! … Vous aurez donné votre cœur aux foules, aux foules douloureuses des peuples, aux foules héroïques des champs de bataille… Mais vous n’aurez pas su aimer un soldat.
Que vous êtes cruel ! Pourquoi frappez-vous si juste ? Pourquoi êtes-vous si habile à blesser ? Ah ! qu’une autre prenne ma place… je n’en veux pas… Je ne sais plus rien, je ne décide plus rien… Je crois tout ce qu’on me dit. Je serai votre femme si vous croyez que je le dois !
On peut donc être aimé de vous ?
Il n’y a pas de quoi être si fier !
Vous allez le dire et l’avouer… Nous annoncerons ce soir nos fiançailles ?
Vous êtes si pressé de voir ce qu’ils diront ?
Ah ! si vous saviez comme cela m’occupe… Mais, je veux vous prendre au piège et qu’il n’y ait plus à reculer.
C’est cela, mettez de l’irréparable au plus vite !
Alors, Mabel, il faut m’embrasser.
Ah ! non… c’est trop grave, cela !
Voyez comme j’avais raison de me défier. (Fiévreux.) Tant que je ne vous aurai pas tenue dans mes bras, je ne croirai à rien !
Alors, laissez-moi !… laissez-moi le temps. (Dans un demi-sanglot.)
Cette maison est décidément impossible. Quand, où vous reverrai-je ?
C’est Mlle Delisle. Je crois qu’il faut vous en aller !
Mlle Delisle peut bien nous trouver en tête à tête.
Pas avec l’air que vous avez. Vous seriez capable de n’être même pas poli. (Doucement.) Croyez-moi, Peltier, allez-vous-en. Laissez-moi aux prises avec elle !
J’ai un pressentiment. Je ne vous retrouverai plus telle que vous venez d’être… Je vois déjà la scène, il n’y aura plus que des adieux !
Partez, je vous en prie !… Je ne me dominerai pas si vous êtes là !… Il vaut encore mieux que ce soit moi qu’elle trouve !
(La porte s’ouvre, Peltier obéit.)
Scène 4
Je ne sais pas où est ma tante…
On ne le sait jamais… Je crois qu’elle est sortie.
J’espère que ce n’est pas comme l’autre jour… quand la victoria est rentrée à vide, elle est montée dedans, sans chapeau, sans manteau… et toute la journée elle a éreinté les chevaux en parcourant le pays… Elle a fait 60 kilomètres. Tout le monde l’a vue passer en cheveux dans sa petite robe légère. On va raconter qu’elle est folle.
Elle a sa plus entière raison.
Elle est si désœuvrée… je crois que c’est son bras… Elle ne peut plus monter à cheval, ni faire de la musique, ni tenir une aiguille…
Ce n’est pas son bras qui l’empêche de lire…
Si encore elle voyait un peu de monde… nous ça ne compte pas, elle n’est jamais avec nous… mais les voisins… Pourquoi ne va-t-elle jamais chez la pauvre Mme de Tragannat, qui, elle aussi, a perdu son fils ? Mme de Tragannat ne vit plus que dans ses souvenirs, dans l’attente de revoir son fils au ciel. Elle est si courageuse.
Il lui reste un si grand espoir…
… Elle est admirable.
Hélas, qu’y a-t-il d’admirable à être consolé ?…
Elle ferait du bien à ma tante.
Vous voyez pourtant que Marguerite la fuit. (Douloureuse) C’est si naturel, elle qui n’espère pas en ces rendez-vous…
Je ne comprends pas comment ma tante peut vivre si elle ne croit pas à l’au-delà.
Pour mourir… s’il suffisait de ne pas pouvoir vivre.
Enfin, il lui reste Jean… Elle n’a pas l’air de savoir qu’il lui est quelque chose de plus que vous ou moi… Je me demande même si elle souffrirait beaucoup s’il arrivait à Jean de faire quelque chose de tout à fait vilain… de donner sa démission, par exemple. (Elle observe l’effet qu’elle a produit sur Mabel.) Mais je dois vous scandaliser, lady Mabel ?
Parce que vous préférez entre tous les hommes ceux qui ont choisi d’être sur la terre les spécialistes du courage et du dévouement ?
Si vous pensez ainsi, pourquoi les combattez-vous ?
Je ne les combats pas. Je les sers… Je ne veux pas qu’on les tue.
Vous n’êtes pas logique.
Vous, en revanche, Mademoiselle Simone, vous êtes la logique même. Vous ne voulez pas que la guerre cesse de les tuer, parce que vous voulez aimer un soldat.
S’il dépendait de moi d’empêcher la guerre…
Cela dépend uniquement de vous.
Vous vous moquez de moi ? Mais si je le désarme…
Qui vous a prié de faire cela ? Laissez les soldats s’occuper de leurs armements, et vous, femmes, cantonnez-vous dans votre besogne féminine, soyez les spécialistes de la paix.
Je suis convaincue que la paix est une utopie.
Eh bien, il faut commencer par vous convaincre de tout le contraire… parce qu’il suffit d’une conviction pour amener tout ce qu’on veut, le blanc ou le noir, le pour ou le contre, la paix ou la guerre. Il n’y a de réalité au monde que dans nos convictions.
Ce que vous dites là est trop fort pour moi.
Je vais me mettre à votre portée… Il suffit de dire qu’une chose est fatale, pour la rendre probablement fatale, en effet. La femme qui déclare : « il est fatal que je succombe » n’est pas précisément armée pour la lutte… Il serait peut-être bien long que vous alliez apprendre près des hommes compétents combien peu la guerre est une chose fatale. Mais, croyez-moi, essayez du système, apprenez à dire, sans même y croire, puisque vous y tenez : « La paix n’est pas une utopie. »
Et alors ?
On a dit que la puissance des femmes est qu’elles répètent la même chose pendant vingt ans… autant répéter cela que le contraire…
S’il suffisait des mots…
Opposez d’abord les mots aux mots et vous serez stupéfaite de voir à quel point les actes leur emboîteront le pas.
Je voudrais pouvoir vous croire.
Mais non, ma chère enfant, vous ne le souhaitez pas du tout.
(Elle demeure en scène, voyant Delisle entrer par la terrasse.)
Scène 5
Sais-tu où est ta tante ?
Elle n’est pas dans sa chambre.
Il faut bien pourtant que je lui annonce notre départ. Tâche de me la trouver.
Je veux bien, mais si tu crois que c’est facile… Elle est peut-être aux bûcherons, et ils sont tout au fond aujourd’hui, et tout en haut… (Apercevant Peltier et Jean prêts à sortir ensemble. Hélant par la fenêtre.) Jean, sais-tu où est ma tante ?
Aux bûcherons… probablement.
Tu n’en es pas sûr ?
Je vais vous la chercher, moi, j’ai besoin de marcher… Je vous la ramènerai.
Tu devrais montrer le chemin à lady Mabel… Allons, secoue-toi, tu as toujours peur de marcher.
Elle a refusé de venir avec nous.
Vous alliez bien loin ? (Lady Mabel et Simone ont disparu ensemble.)
Tout près du Sémaphore. J’ai une dépêche à porter.
Le général a-t-il à faire au Sémaphore ?
Pas le moins du monde… je suis à vos ordres, si vous le désirez.
Merci, Peltier, je désire vraiment vous parler… Je pars et vous aurai à peine vu.
Je file, moi, il va pleuvoir. Ces dames ont tort de monter aux bûcherons. (Il sort.)
Scène 6
Je suis rappelé à Paris… J’avoue que vous êtes, mon général, tout ce que je regretterai au Lehan… Ma sœur, hélas, est une absente. Mon neveu… je vous en parlerai plus tard. Lady Mabel si intéressante, si charmante, je la sens en défiance, enfin, je n’ai pas sa sympathie… Mais il y a vous, Peltier, nous aurons eu quelques bons moments trop rapides… (Après un temps, en arrivant à ce qu’il veut dire.) Comptez-vous prolonger un peu votre séjour ici ?
Non, précisément, je ne crois pas !… (Se reprenant.) Nous n’en avons pas encore parlé avec Mme de Gestel.
En ce cas, il m’eût été bien facile et bien agréable de vous attendre. Nous aurions fait route ensemble.
Je ne rentre pas directement à Paris.
Pardonnez-moi !… Vous n’avez pas d’ami, d’admirateur plus enthousiaste… Je peux me permettre… Vous ne tenez pas à partir avec moi… vous ne tenez pas à partir du tout !
Je vous serais reconnaissant, Delisle, de ne pas aborder ce terrain-là.
Ah !… (Abandonnant le sujet.) On se leurre de bien des espoirs à Paris… Ce Graham Moore est intelligent… Il a pour lui l’autorité wilsonienne. Vous qui avez choisi, épousé la guerre à vingt ans, cela ne vous émeut-il pas ?
Nos vocations ne sont pas des épousailles guerrières. Tant que des hommes auront le devoir de s’exposer pour leur pays, on pourra souhaiter être des leurs, c’est tout !
Et vous verriez sans regret ce devoir disparaître ?
Sans regret, assurément, oui. J’ai la mémoire trop chargée… Je sais trop quelles réalités ce devoir représente… Sans nostalgie, peut-être pas, mais ceci est tout personnel, et quand il y aurait là encore une part de sacrifices…
On raisonne d’abord comme cela et l’on finit par la démission… surtout quand d’autres nostalgies…
Vous tenez donc absolument à en parler ?
Quand on est vous, Peltier, on meurt sous le froc !
Jamais je ne me défroquerai, vous n’avez pas à craindre cela !
La paix définitive… ils la feront peut-être un jour, c’est leur affaire ! Mais elle est loin encore, très loin de nous ! La France peut connaître la surprise de l’agression !
Je serai là !
Si vous n’étiez qu’un soldat… Nous ne sommes pas des fanatiques. Mais vous êtes au tout premier rang de la défense nationale… L’homme chargé de prévoir, d’ordonner les futurs sacrifices, les futures hécatombes, si vous voulez, ne peut pas vivre dans l’atmosphère incrédule du pacifisme. Il ne puisera pas dans les yeux d’une femme en deuil, dans les bras d’une femme révoltée, l’assurance, le calme, la certitude d’accomplir l’œuvre nécessaire, l’œuvre indispensable, la mission suprême du salut !
Évidemment, vous avez raison.
Alors, c’est le sacrifice, Peltier, ce sont les adieux ? J’ai dix ans de plus que vous, laissez-moi… Je suis un chef, moi aussi, à ma manière, à peu près du même ordre que vous. Tous deux nous répondons de la France, non pas devant la paix, mais devant les forces de l’ennemi… Notre rôle est restreint peut-être… Des voix qui sauront parler de plus haut feront peut-être un jour taire les nôtres, c’est possible, je ne le nie pas… Il est possible que cette femme ait raison contre moi, il est possible qu’elle serve mon pays mieux que moi, il est possible qu’elle soit admirable et digne plus que tout autre de votre passion, mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne vous est permis, à aucun titre, de l’aimer.
(Peltier est très sombre et se tait. Delisle retrouvant tout son charme de « maître », de séducteur d’hommes.) Elle ne m’a jamais paru plus émouvante, je n’ai jamais été si près de baiser le bas de sa robe, qu’aujourd’hui où j’agis comme un ennemi mortel, où je lui retire votre amour… car, vous entendez bien, Peltier, qu’il n’y a aucun subterfuge… une liaison n’est même pas possible !
Elle ne l’admettrait pas, et moi-même… libre comme elle est… ce serait une insulte.
Il suffirait qu’on parle… Vous seriez un suspect… Pas plus tard qu’hier, j’ai passé la journée en ville, appelé par un télégramme du capitaine Milhaud venu m’y rencontrer…
Milhaud ? sans mon ordre ? à mon insu ?
Votre officier d’ordonnance avait un ordre supérieur… il venait simplement aux renseignements.
Tenez, ce sont ces procédés-là qui vous mettraient à deux doigts d’une démission.
Ah ! si vous aviez entendu Milhaud ! … Si le général n’y prend garde… Il a des ennemis… On l’obligera à quitter l’armée… Il faut qu’il nous reste. D’ailleurs, quelle autre activité lui voyez-vous ? à son âge, on ne se met pas au rancart.
Jamais je ne quitterai le service. Jamais on ne me le fera quitter… On ne me prendra pas pourtant par les épaules !
Cela, mon général, ce sont des mots inutiles… Vous savez bien que sans vous prendre par les épaules…
Vous avez tenu à vous mêler de ce qui ne vous regardait pas… Vous avez embrouillé l’écheveau à plaisir… Votre imagination a travaillé sur les éventualités… Voyez-vous, mon cher, dans la situation où je suis, ce n’est pas du dehors qu’on vous fait prendre une résolution ? Ce que je ferai… nous le verrons bien. J’ai l’âge de mûrir mes décisions !
Je vous ai parlé au nom du pays… un peu au nom du capitaine Milhaud…
Non, merci… je ne vous en veux pas.
(Au moment où tous les deux vont quitter la pièce, Jean paraît.)
Scène 7
Ta mère est-elle rentrée ?
Personne ne l’a vue depuis le déjeuner. Si, dans un quart d’heure elle n’est pas ici, je pars à sa recherche.
Je croyais dans ses habitudes…
Oui, elle disparaît plus qu’il ne conviendrait et je ne saurais trop l’excuser auprès de vous…
Grand Dieu !
Mais aujourd’hui, vraiment, cela dépasse les bornes… J’ai beaucoup circulé et, nulle part, on ne l’a vue.
Dans un quart d’heure, si Mme de Gestel n’est pas là, nous irons au-devant d’elle.
(Il sort avec Delisle. Jean s’installe dans un fauteuil d’où il surveille la fenêtre. Il regarde sa montre. Une femme de chambre en coiffe apporte deux lampes.)
Marivonne, dites qu’on allume la lanterne et qu’on me l’apporte ici. Madame n’est pas rentrée et il va faire nuit.
Madame rentre. Les chiens viennent d’arriver… pour sûr, ils étaient avec elle. Je l’ai entendue qui les sifflait avant de sortir !
(La paysanne sort. Jean s’est levé et surveille les abords de la terrasse, puis il ouvre la porte-fenêtre. Deux grands chiens de berger font irruption, en même temps qu’une forte bourrasque.)
Scène 8
Maman, d’où venez-vous ? On vous cherche aux Bûcherons… J’allais partir à mon tour.
J’étais sur la grève !
Sur la grève, à cette heure-ci ! à marée haute, mais il n’y en a plus !
J’étais adossée à la falaise.
Vous avez les cheveux trempés… Vous n’avez pas les pieds mouillés ?
Ce sont les embruns… La mer était si près, elle donnait de tels coups… je les sentais par tout mon corps… ils avaient remplacé mon cœur.
Vous auriez pu vous faire couper de l’escalier.
Ce n’était pas la première fois, je l’ai rattrapé par les rochers.
Avec votre bras… Maman ! Pour moi-même ce ne serait pas sans danger !
Te rappelles-tu le jour où nous nous sommes laissés prendre avec Gérald, en revenant du Sémaphore ?… J’avais une robe blanche, des bas blancs, des souliers blancs… Quand il fallait marcher dans l’eau, ils me portaient à tour de rôle… à la fin, la nuit est arrivée… Gérald faisait partir toutes ses allumettes… Tu étais petit et tu grognais, tu pleurnichais… Nous étions en plein dans les rochers, quand tu nous fis le coup de refuser catégoriquement d’avancer…
Vous savez que nous avons tous failli y rester.
Je le sais fitchtre bien… Ils t’empoignaient par la peau du cou…
Par ma ceinture de tennis.
On te passait de main en main… Ils criaient : Allons Jean, allons, Maman, un peu de courage, nous sommes à vingt mètres de l’escalier…
On avait beau avancer, on était toujours à vingt mètres de l’escalier.
Où est tout le monde ?
Il est bien temps de me le demander… Ils vous cherchent. Ils sont plus polis que vous, Maman.
Ah !…
Ils ont eu le courage d’aller jusqu’au bois d’en haut… Les bûcherons sont très loin aujourd’hui. On vous croyait avec eux… Ils seront rentrés pour dîner. (À Marguerite qui s’éloigne.) Où allez-vous, Maman ? ne pouvez-vous vous tenir un peu tranquille ?
Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ?
Causer un peu avec moi…
Tu as quelque chose à me dire ?
Je ne peux pas causer avec vous, même quand je n’ai rien à vous dire ? Donnez-moi votre mante et asseyez-vous. (Marguerite lui donne sa mante, mais reste debout à errer par la pièce. Jean qui a porté la mante dans le vestibule.) Maman, je deviens vieux et maniaque. J’ai horreur de voir tourner autour de moi.
Tu m’ennuies.
Quand on est tellement active, qu’on ne peut pas tenir en place, eh bien, Madame, on s’occupe. (N’y tenant plus.) Vous ne faites rien ! Vous ne recevez même pas vos hôtes, et c’est moi qui commande les repas…
C’est pour me dire cela ?
Non, c’est pour autre chose… mais cela m’échappe par surcroît. Pourquoi ne lisez-vous pas, Maman, pas même un journal ?
Mais si, je lis les journaux.
Que pensez-vous du rapport de Graham Moore ?
Je n’ai pas lu cela…
Je crois bien, la manchette crève les yeux.
Dès que j’ai un livre dans les mains je pense à autre chose.
Maman !
Non, non… ce n’est pas ce que tu crois !… Mais il est certain que j’ai de la peine à fixer mon attention.
Il faut réagir… Il faut absolument vous intéresser à quelque chose… ne fut-ce qu’à moi.
Mon pauvre Jean, je t’aime bien, mais si tu savais comme tout…
Allez, dites-le.
Tout ce qui me concerne… cela me paraît maintenant les affaires d’une autre, d’une étrangère… Moi, c’était la femme en robe blanche, au milieu de vous tous… Celle-ci je ne la connais plus, je ne veux pas être elle.
Vous êtes trop jeune, Maman, pour vous laisser encore aller ; à quarante-cinq ans, on a des années devant soi, il faut les remplir !
Ne dis pas de bêtises !
Il faut vous secouer, vous occuper, ne pas vivre chez vous, comme chez un autre, donner des ordres, savoir ce qui se passe… écouter, lire, causer et non pas toujours courir à tous les diables, en sifflant les chiens, ou s’installer dans un fauteuil à regarder dans le vide.
Si cela m’amuse…
Mais cela ne vous fait pas de bien.
Je n’ai pas besoin de ce qui peut me faire du bien. Je n’ai besoin de rien, je ne demande fien !
On ne vit pas de désespoir.
Mais je suis très calme… Tu vois bien, je ne pleure pas… Je ne me cache pas pour pleurer, je te l’affirme ?
Mais vous avez le cœur brisé…
On l’aurait à moins !
Et vous vous voulez que j’assiste à ça… Mais je vous aime, moi, Maman. Est-ce que je ne peux pas apporter un peu de douceur dans votre vie ?
Il y a une grande douceur, c’est le passé… et tu en es, toi aussi, mon petit Jean ?… Je t’aime parce que tu es des leurs. Mais le Jean d’après, comme le moi d’après… ça n’existe plus. C’est encore comme les livres, je ne peux plus fixer mon attention… Ne me demande pas cela.
(Jean a réussi à la faire asseoir, il est à genoux par terre et l’entoure de ses bras.)
Ils étaient si joliment tes grands frères !… Ils disaient : « Maman votre fils… » comme si, enfant, tu étais plus près de la femme… J’étais si tranquille avec eux… il ne pouvait rien t’arriver… au moment de tomber dans l’eau, ou trop près du feu, toujours une enjambée formidable, une poigne rapide… Ils étaient si adroits !
Je me souviens aussi… La vie pourra m’être encore bien cruelle… mais jamais je ne serai un sombre, un mélancolique. Maman… à cause du coup de soleil matinal que j’ai reçu dans votre maison.
Je ne puis les revoir que dans le bonheur… aux heures du départ encore… après je ne peux plus… je devrais… je ne peux pas les suivre dans l’horreur !
(Son cauchemar va la reprendre.)
Il n’y a pas d’horreur, Maman. Ils sont morts pour la France ! (Marguerite lutte contre une émotion intense.) Revoyez-les le jour de la falaise… Ils étaient en blanc comme vous… Ils nous criaient encore : « Allons, Jean, allons Maman, un peu de courage ! »
En ont-ils eu jusqu’à la fin.
Maman !… Nous ne savons rien… Ils sont morts peut-être très doucement… (D’un sursaut Marguerite s’est dégagée, s’est levée, elle va s’échapper et se heurte à son frère, qui entre.)
Marguerite… qu’y a-t-il ?
Laissez-la passer.
(Marguerite a disparu.)
Scène 9
Mais qu’avait donc ta mère ? de quoi parliez-vous ?
De Gérald.
Ah !… (Après un temps.) Que t’a-t-elle dit ?
Je crois, j’ai la conviction que ma mère sait comment Gérald est mort.
Elle ne sait pas cela.
Vous le savez donc, vous ?
Non, mais…
Vous le savez tous les deux… J’ai le droit, moi aussi… (Il attend, Delisle se tait.) Vous pouvez y aller, je suis prêt à tout… C’est le pire, n’est-ce pas ? Ils l’ont achevé ?
Non.
Vous n’avez pas le droit d’en savoir plus que moi… S’ils l’ont achevé… ce ne sera pas de trop de toute ma vie… de toutes mes forces, pour venger leur crime !… Il y a peut-être de plus grandes tâches au monde, elles ne seront pas pour moi !
Il n’y a pas eu de crime… calme-toi… Le major m’a écrit…
Ah ! le Major…
(Mais Delisle reste défait et tremblant).
Tu as raison… tu as le droit, le devoir aussi peut-être… (Dans un souffle.) Le crâne emporté par une mitrailleuse… Vingt-neuf heures le cerveau à nu…
Mais on ne souffre peut-être pas… le coma…
… Il hurlait. (Jean défaillant reste dans son attitude, la poitrine étreinte de ses poings. Delisle en face de lui la tête basse est bouleversée. Haletant.) N’avoue jamais à ta mère que tu le sais.