Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 301-307).

XX

rêve d’amour

Laisse-moi plier les genoux devant toi et baiser le bord de ta robe.
Comte KRASINSKI.

Quand les traîneaux se furent arrêtés dans la cour du vieux château d’Okozyn et que le comte, prenant Dragomira dans ses bras, l’eut aidé à sortir des chaudes fourrures qui l’enveloppaient, il regarda autour de lui avec étonnement :

« Où sommes-nous ? demanda-t-il, Est-ce une propriété de ta mère ?

— Oui, répondit Dragomira ; mais notre résidence est Bojary, et c’est là que nous avons toujours demeuré. Okozyn est un château à demi ruiné où séjournaient des brigands et qui, depuis longtemps, n’était habité par personne. Ici, personne ne nous cherchera ; ici, nous serons heureux. »

Elle prit son bras et entra avec lui dans une galerie voûtée et brillamment éclairée, aux murs de laquelle étaient suspendus des portraits de dignitaires ecclésiastiques, de magnats et de grandes dames des siècles passés. Henryka, toujours en paysanne, vint à leur rencontre, et, prenant à part Dragomira, lui chuchota quelques mots à l’oreille. Dragomira fit un signe d’assentiment, et se tourna vers le comte.

« J’ai encore quelques ordres à donner, dit-elle avec un aimable sourire ; il faut donc que tu patientes encore un peu. Ensuite, je suis à toi. Suis Henryka qui te conduira et te tiendra compagnie. »

Soltyk prit congé de Mme Maloutine à qui il baisa respectueusement la main, et, guidé par Henryka, monta ensuite le vaste escalier qui menait au premier étage. Ils suivirent un long corridor garni de tapis et orné de tableaux. Au bout du corridor était une porte qu’ouvrit Henryka. Ils entrèrent dans une vaste salle dont la décoration était à la fois riche et antique. Dans la cheminée brûlait un bon feu. Un candélabre placé sur cette cheminée éclairait toute la salle. Henryka s’assit sur un petit fauteuil, et, les pieds étendus sur une peau d’ours, regarda le comte qui allait et venait d’un pas agité, avec une sorte de curiosité farouche.

« L’amour vous fait oublier d’être galant, à ce qu’il paraît, finit par dire Henryka en faisant une moue railleuse et en montrant ses petites dents blanches.

— Pardonnez-moi, Henryka, répondit Soltyk ; il me semble que j’ai la fièvre.

— Je le vois bien. Il vous tarde de sentir le pied de Dragomira sur votre cou orgueilleux.

— C’est vrai.

— Est-ce que vous serez si heureux que cela ?

— Si vous aimez un jour, Henryka, vous me comprendrez.

— Oh ! je suis déjà un peu amoureuse.

— En vérité ?

— Oui, et de vous.

— Vous raillez, Henryka ?

— Je ne raille pas. J’ai prié, et prié sérieusement Dragomira de vous laisser à moi ; mais elle n’a pas voulu. Il faut dire qu’un si beau coup de filet ne se fait pas tous les jours.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous me comprendrez bien assez avant qu’il soit longtemps.

— Qu’avez-vous, Henryka ? vous êtes étrange.

— Jouissez de votre bonheur, et ne faites pas de questions ; enivrez-vous de votre félicité ! L’heure viendra où vous m’appartiendrez aussi, à moi aussi bien qu’à elle. Oh ! comme je me réjouis à l’idée de ce moment où vous tremblerez à mes pieds et où je n’aurai aucune pitié de vous !

— Vous me croyez donc toujours frivole et sans foi ?

— Non, ce n’est pas là ma pensée.

— Alors qu’est-ce ?

— Vous le saurez quand il sera temps.

— Vous parlez par énigmes.

— Je joue avec vous, comme le chat avec la souris, voilà tout.

— Vous êtes une enfant. »

Henryka éclata de rire.

« Comme vous me connaissez peu ! Si vous pouviez lire dans mon âme, vous seriez étonné et peut-être effrayé… »

Cependant Dragomira était descendue dans la chambre du rez-de-chaussée, où l’Apôtre l’attendait. Il la regarda avec surprise. Elle était debout, le voile blanc autour de la tête, enveloppée jusqu’aux pieds d’une longue pelisse rouge garnie de zibeline, le front haut et fier, ses grands yeux brillants attachés sur lui. Ce n’était plus l’humble écolière, la pénitente tremblante d’autrefois ; c’était la femme, belle, souveraine, ayant conscience de son pouvoir.

« Tu étais dans une situation difficile, dangereuse, dit-il ; tu t’es montrée prudente et courageuse comme toujours. C’est toi, toi seule qu’il faut remercier si tous ceux des nôtres qui étaient à Kiew ont pu se sauver à temps. La récompense de Dieu t’est assurée.

— Mais il faut que tu en envoies d’autres sur-le-champ à Kiew, répondit Dragomira avec calme ; choisis des hommes décidés, des hommes de confiance. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe là-bas.

— Sergitsch est encore dans la ville.

— Ce n’est pas assez, continua Dragomira, il faut tendre un nouveau filet autour de Zésim et d’Anitta ; ne les laissons pas échapper.

— Je vais m’en occuper. »

L’Apôtre abaissa les yeux vers le sol et garda le silence. Au bout d’un instant, il les releva, observa Dragomira d’un air interrogateur et se mit à sourire.

« Tu as épousé Soltyk ?

— Oui.

— Pour me le livrer d’autant plus facilement pieds et poings liés ?

— Oui, mais pas tout de suite.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’aime, répondit fièrement Dragomira ; il m’appartient, personne ne peut me le disputer ; il est mon époux. Ne crains pas que je faiblisse et que je cherche à le sauver ne crains pas que je te le garde longtemps. Tu l’auras, et bientôt, mais pas avant que je ne le veuille moi-même.

— Tu as l’intention de rester ici, à Okozyn, avec lui ?

— Oui.

— Alors, agis comme bon te semble.

— Je te remercie, dit Dragomira d’une voix attendrie, accorde-moi ce court rêve de bonheur. Il va finir, d’ailleurs, avec nous, mon cœur me le dit. C’est nous qui terminerons la longue série des victimes. Mais avant l’arrivée du jour où nous glorifierons Dieu par notre mort, nous ne nous rendrons pas. Après avoir immolé Soltyk, je veux te livrer aussi Zésim. Toi, tu me remettras Anitta. Je veux punir moi-même la traîtresse. Promets-le-moi.

— Voici ma main, répondit l’Apôtre ; j’envoie à Kiew un homme sûr. Il s’emparera de cette colombe, et tu en useras avec elle selon ton bon plaisir.

— Oh ! quel bien cela me fera ! s’écria Dragomira avec une flamme dans les yeux ; elle sera d’abord mon esclave ; elle se tordra sous mon pied, sous mon fouet ; et, quand elle se sera entièrement soumise à moi, j’inventerai pour elle des supplices à confondre l’esprit d’invention du diable.

— Je vais faire disposer sur-le-champ tout ce qui est nécessaire, dit l’Apôtre pour conclure ; je partirai ensuite pour Myschkow. Que le ciel te bénisse ! »

Un faible coup de cloche appela Henryka hors de la chambre. Soltyk resta seul quelque temps. Henryka revint et le conduisit dans une petite salle brillamment éclairée, où régnait une chaleur agréable et où était dressée une table pour deux personnes.

« Dragomira vient à l’instant, » dit-elle, et elle disparut derrière la portière.

Presque au même moment la jeune et charmante femme arrivait de la chambre voisine. Souriante et satisfaite elle tendit à son mari une main qu’il baisa galamment, et l’invita ensuite à prendre place en face d’elle.

« J’ai renvoyé tous les gens de service, dit-elle, pour que rien ne trouble notre joie. C’est donc toi qui seras mon serviteur ?

— De tout mon cœur ! »

Le comte lui présentait les plats et remplissait les verres. Chaque geste de Dragomira trouvait en lui un esclave obéissant. Ils mangèrent, burent et causèrent avec la bonne humeur et l’aimable abandon de deux amants. Une musique invisible jouait des airs doux et tendres.

Tout à coup, Dragomira leva son verre rempli d’un vin doré pour boire à la santé de son mari.

« À l’avenir ! » s’écria Soltyk.

Elle fronça imperceptiblement les sourcils.

« Non, au présent ! dit-elle avec un mouvement impérieux de sa belle tête ; cette heure-ci nous appartient. Usons-en, jouissons-en. Qui sait ce que la prochaine nous apportera ? »

Les verres se choquèrent. Dragomira vida le sien d’un coup et le comte suivit son exemple. Puis il les remplit de nouveau.

« M’aimes-tu encore ? dit Dragomira à Soltyk en lui tendant la main par dessus la table. Il contemplait ce bras admirable qui semblait de marbre tiède, ces yeux bleus où brillait comme une céleste révélation.

— Tu le demandes ?

— J’aime à l’entendre dire.

— Je sais aujourd’hui que je n’ai pas encore aimé. Tu es la première qui m’ait entièrement subjugué. »

Les verres résonnèrent encore une fois ; encore une fois Dragomira but avidement le vin de feu, comme une tigresse aurait bu du sang chaud ; puis elle se renversa sur le dossier de sa chaise et pétrit des boulettes de pain qu’elle lança à Soltyk.

« Je vais maintenant changer de toilette, dit-elle ; cette robe me serre. Henryka t’appellera quand je serai prête. Nous prendrons le thé ensemble. »

Elle sonna. Aussitôt la musique cessa, et Henryka apparut à la porte. Sur un signe de commandement de la comtesse, elle la suivit dans la chambre à côté.

Il y eut quelques instants de silence ; puis Soltyk entendit un bruissement gracieux de vêtements de femme, mêlé de rires étouffés. Le feu chantait dans la cheminée ; la neige frappait aux vitres, et de temps en temps les faisait résonner. Dans la chambre voisine, Henryka baisait les pieds nus de Dragomira et lui mettait ses petites pantoufles de fourrure.

Quand la toilette fut terminée, Dragomira se regarda longuement dans la grande glace fixée au mur.

« Suis-je belle ? demanda-t-elle ; lui plairai-je ?

— Tu es toujours belle, répondit Henryka, qui, à genoux devant elle, la contemplait avec adoration comme une auguste Statue d’Aphrodite dans son temple, sais-tu que je l’envie ?

— Pourquoi pas moi ?

— Parce qu’il y a bien des hommes comme lui, mais qu’il n’y a qu’une femme comme toi. Et puis, être aimé de toi, quel miracle ! C’est comme si le marbre s’animait.

— Va maintenant, va lui dire que je l’attends. »

Dragomira passa dans une autre chambre, et Henryka fit signe à Soltyk d’entrer.

« Où est-elle ? demanda-t-il quand il vit Henryka seule.

— Là. »

Elle lui montra la portière qui cachait la porte par où Dragomira avait disparu et se glissa dehors, silencieuse et souple comme un serpent.

Soltyk souleva la portière et s’arrêta tout ébloui.

Dans une chambre de moyenne grandeur transformée en une sorte de pavillon turc par des tapis et des tentures de Perse qui recouvraient les murs, les fenêtres, les portes et le plafond, et éclairée par une lampe à globe rouge suspendue au milieu de la pièce, Dragomira, sous un riche baldaquin, était étendue sur de grands coussins de soie et des peaux de tigre et lui souriait. Avec ses pantoufles turques, sa pelisse brodée d’or comme en portent les femmes du harem ; dans sa pose molle et nonchalante au milieu de ses royales fourrures d’hermine ; les cheveux, le cou et les bras ornés de sequins et d’anneaux d’or, elle ressemblait à une jeune sultane qui attend son esclave. Le comte était tout tremblant ; son cœur palpitait quand il entra dans ce petit sanctuaire baigné d’une lumière rosée et embaumé d’un enivrant parfum de fleurs.

Il tomba silencieusement aux pieds de Dragomira.

« Oh ! comme tu es belle ! » murmura-t-il.

Elle souriait toujours. Elle sortit lentement ses bras adorables de ses larges manches d’une gaze étincelante comme le soleil et vaporeuse comme des flocons de neige, et elle l’attira contre sa poitrine.

Puis ce furent de nouveau des baisers sauvages, des baisers de feu, comme en donne non pas une femme mais une tigresse. Soltyk s’affaissa et appuya ses mains sur son cœur.

« Qu’as-tu ? demanda-t-elle.

— J’ai senti… c’était comme si tu avais des griffes aux mains et comme si tu voulais m’arracher le cœur », répondit-il.

Elle se mit à rire.

Il releva sa belle tête et la contempla longuement ; puis il se pencha et porta à ses lèvres le bord de sa pelisse. Elle se redressa brusquement, jeta sa pantoufle et lui posa son pied sur la nuque.

Il se laissa faire avec bonheur et murmura comme dans un rêve des vers où un amant suppliait sa maîtresse de mettre son pied nu sur le cou de son esclave.

« De qui sont ces vers ? dit-elle.

— De Chateaubriand.

— Lui aussi doit avoir connu l’amour, dit-elle, le seul vrai, qui dans un doux oubli de nous-mêmes nous livre à un autre être, nous soumet à une volonté étrangère ; l’amour qui ne prend rien, qui se contente de toujours donner. »

Au lieu de répondre, Soltyk retint prisonnier le petit pied qui cherchait à lui échapper et le couvrit de baisers.

« Allons, disait Dragomira, mets-moi ma pantoufle et tâchons d’être raisonnables.

— Raisonnables ? J’ai depuis longtemps perdu auprès de toi le peu qui me restait de raison, s’écria Soltyk en riant, et je te remercie de me l’avoir ravi, car tant qu’on est raisonnable, on ne peut être heureux ; mais aujourd’hui je tiens le bonheur dans mes bras. Le sort nous a donné cette heure-ci. Que m’importe ce que l’heure prochaine m’apportera ! »

Dragomira frémit légèrement ; cela ne dura pas plus qu’un éclair. L’instant d’après, ses lèvres cherchaient celles du comte et ses mains se jouaient inconsciemment dans les cheveux de son jeune époux.