Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 294-300).

XIX

LA FUITE

Je te conduis à la cité des damnés.
DANTE.

Quand Dschika revint avec la nouvelle que Zésim et Anitta étaient partis ensemble dans le traîneau et que la route était libre, Dragomira sauta sur le cheval qu’on lui amenait. Elle envoya Tabisch à Cirilla et Dschika à Sergitsch, pour les avertir. Le vieillard qui, jusqu’alors, avait gardé la maison solitaire, ouvrit la porte et la ferma du dehors quand Dragomira fut partie. Elle prit la direction de Chomtschin, pendant qu’il se hâtait de descendre vers la rive du fleuve où le bateau était toujours attaché.

Dragomira traversa le faubourg au galop et se lança à toute bride sur la grand’route qui conduisait au château de Soltyk. Dans sa course furieuse elle avait l’air de fuir des ennemis qu’elle aurait eus sur les talons. De temps en temps elle excitait encore son ardent cheval de l’Ukraine, de la voix et du fouet. Autour d’elle, le vent mugissait ; au-dessus d’elle s’étendait la voûte du ciel étincelant d’étoiles ; devant elle apparaissait au-dessus de l’horizon le disque de la lune comme un but éblouissant.

Elle ne rencontra personne. Il n’y avait sur la route ni village ni cabaret. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on ne distinguait que de vastes plaines blanches, au-dessus desquelles flottait une brume que traversait la lueur argentée de la lune.

Dragomira livrait le dernier combat, le combat décisif. Elle se voyait découverte ; elle savait que maintenant il fallait agir, que le temps de la ruse et de la tromperie était passé. Le masque était tombé pour Zésim lui-même. Si elle n’avait pas le courage de tout risquer, il était perdu pour elle. Elle se demanda si elle l’aimait réellement, et une voix plus forte que sa froide prudence et sa volonté de fer lui répondit oui. Et Soltyk ? Qu’éprouvait-elle pour lui ? Lui non plus ne lui était pas indifférent ; elle se sentait entraînée vers lui par une force presque mystérieuse. Oui, elle le comprenait maintenant, Soltyk était un homme de la même race qu’elle ; son esprit, son imagination, ses sens la poussaient vers lui ; mais son cœur parlait haut pour Zésim, peut-être justement parce qu’elle se voyait supérieure à lui, parce qu’il lui paraissait faible et indécis. Elle ressentait une sorte de tendre pitié pour lui, et la jalousie, l’orgueil féminin froissé transformaient cette tendresse en passion, en fureur.

Pendant que les étincelles jaillissaient sous les sabots de son cheval, elle levait son poing fermé vers le ciel, et jurait que tant qu’il lui resterait un souffle de vie, Zésim n’appartiendrait à aucune autre femme. Chose étrange, la pensée de la mort, avec laquelle elle était si familiarisée, l’effrayait en ce moment ; elle frissonnait, elle avait le cœur serré par l’angoisse. Elle n’avait jamais encore aimé ; jamais encore elle n’avait été aimée. Tous ces rêves charmants qui voltigent autour des jeunes filles lui étaient jusqu’alors restés étrangers. Un désir ardent comme une fièvre s’était emparé d’elle tout à coup : elle ne voulait pas mourir sans connaître le bonheur de l’amour. Elle avait encore conscience de son pouvoir : si elle allait au-devant de lui et si elle lui avouait tout, pourrait-il rester froid ? Pourrait-il lui résister ? Non. Elle voulait, elle devait le conquérir ; elle voulait devenir sa femme, pécher avec lui et mourir avec lui. Mais auparavant il fallait livrer le comte au couteau.

Dès qu’elle aurait rempli sa mission, elle serait libre. Alors elle appartiendrait au bien-aimé ; et qui oserait lui arracher une fois qu’elle le tiendrait dans ses bras ?

Il faisait nuit quand elle arriva à Chomtschin. Le comte était dans son cabinet. Elle se garda bien d’aller le trouver immédiatement. Avant tout, elle informa sa mère de ce qui venait de se passer et du danger qui les menaçait tous. Puis elle prit les dispositions nécessaires.

Il fallait dérouter au plus tôt ceux qui la poursuivaient ; elle eut bientôt imaginé un moyen. Il y avait là un secrétaire ; elle s’y assit et écrivit à Zésim une lettre destinée à tomber entre les mains de ses ennemis. Cette lettre était rédigée de façon à avertir Zésim des intentions de Dragomira, et à le tromper ainsi que tous les autres sur l’endroit de sa retraite. Elle chargea un messager à cheval de porter immédiatement cette lettre à la ville ; et elle était sur le point d’aller retrouver Soltyk, quand Henryka et Karow entrèrent.

Ils avaient tous les deux des costumes de paysans, et étaient pâles, émus et épuisés de fatigue, Henryka tomba sur une chaise sans pouvoir dire un mot, tandis que Karow, à mots précipités, informait Dragomira que tout était découvert, que la police se mettait en mouvement et était sur leurs traces.

« Je le sais, répondit tranquillement Dragomira ; votre avis ne pourrait guère nous servir à cette heure. Dieu m’a protégée ; et grâce à lui, j’ai pu les avertir tous à temps et les sauver. Je ne crois pas qu’en ce moment un seul des nôtres soit encore en danger. »

Karow regardait avec admiration la courageuse jeune fille, si sûre de la victoire.

« Mais qui vous garantit, dit-il, que vous-même êtes ici en sûreté ? Pensez avant tout à votre propre salut. À vous seule vous valez plus que nous tous ensemble.

— Je sais que je n’ai pas de temps à perdre, dit-elle doucement, mais je ne quitterai pas ce château avant d’avoir accompli ma tâche. Je veux, cette nuit même, emmener le comte avec moi comme mon prisonnier.

— Disposez de moi, répondit Karow, en s’inclinant respectueusement devant elle, je suis entièrement à vos ordres.

— Moi aussi, dit Henryka, qu’y a-t-il à faire ? Quel rôle comptes-tu me confier ?

— Ici, il n’y a que moi qui puisse d’abord agir, dit Dragomira ; je vais le trouver à l’instant même. Ne vous éloignez pas, pour le cas où j’aurais besoin de vous. »

Quand Dragomira entra dans le cabinet du comte, il était debout près d’une fenêtre, et plongeait son regard dans la nuit sombre. L’épais tapis de Perse étouffait le bruit des pas. Il ne l’entendit point et ne la vit que quand elle lui posa la main sur l’épaule. Il se retourna vers elle tout surpris.

« C’est vous ! dit-il d’une voix balbutiante et en appuyant ses lèvres sur la main de la jeune fille. Si tard ? je ne vous attendais plus.

— C’est une heure sérieuse que celle qui m’amène vers vous répondit Dragomira, je suis venue pour vous dire adieu, peut-être pour toujours.

— Adieu ? Et pour toujours ? s’écria Soltyk ; non, Dragomira, avez-vous oublié que rien ne peut plus nous séparer, que je vous suivrai jusqu’au bout du monde ?

— Vous ne connaissez mon secret qu’en partie, reprit Dragomira en s’asseyant sur la chaise qui était près de la fenêtre ; je ne peux pas, pour l’instant, vous en dire davantage ; aussi aurai-je de la peine à vous convaincre qu’il me faut quitter ce château, ce pays, dans une heure.

— Je n’ai besoin d’aucune preuve, d’aucune explication, dit Soltyk ; je ne vous fais aucune question. Il faut ? Vous voulez ? Il suffit. Je ne vous demande que la permission de vous accompagner.

— À quel titre ? Vous comprenez que ce n’est pas possible.

— Pourquoi non ? Comme votre serviteur, comme votre esclave.

— Ce serait encore inconvenant.

— Alors comme votre époux.

— Bien ; admettons que j’y consente. Comment voulez-vous, dans l’espace d’une heure, prendre toutes les dispositions nécessaires ?

— Il n’y a aucune disposition à prendre, répondit Soltyk, dites-moi seulement que vous renoncez enfin au jeu cruel que vous jouez ; dites que vous exaucez mes vœux les plus ardents, que vous consentez à me prendre pour époux, et le chapelain du château va nous unir à l’instant même.

— Je suis prête, dit Dragomira en attachant sur le comte un regard ferme et calme.

— Ne plaisantez pas, je vous en conjure.

— Je ne plaisante pas, continua Dragomira, je veux au contraire que vous donniez immédiatement les ordres nécessaires. Je veux dans un quart d’heure être comtesse Soltyk, et, en descendant de l’autel, monter aussitôt en traîneau et partir avec vous.

— Dragomira ! Je n’y puis croire ! s’écria le comte en se jetant à genoux devant elle. Vous… vous êtes à moi et pour toujours !…

— Pas un mot de plus, hâtez-vous ; faites venir le chapelain, ordonna Dragomira en repoussant le comte, relevez-vous ; obéissez. »

Soltyk sonna, donna ses ordres à son valet de chambre de confiance, qui était accouru en hâte ; puis il retourna aux pieds de Dragomira, qui maintenant lui sourit d’un air gracieux.

« C’est pourtant beau d’être ainsi aimée, murmura-t-elle, surtout quand on garde soi-même sa tête bien froide.

— Alors, vous ne m’aimez pas ?

— Non… et cependant j’éprouve pour vous quelque chose que je n’ai encore éprouvé pour aucun homme. »

Elle lui caressa doucement les cheveux avec la main.

« Même pour Zésim ?

— Même pour lui.

— Vraiment ?

— Vraiment. »

Elle attacha sur lui un long et étrange regard, puis, subitement, elle l’enlaça de ses bras et l’attira à elle pour lui donner des baisers, non pas de femme, mais de tigresse.

« Tu ne m’aimes pas ? disait le comte d’une voix qui n’était plus qu’un souffle, si c’est là de la haine, ah ! ta haine me rend plus heureux que l’amour des autres femmes.

— Que sais-je ? répondit-elle, peut-être que je t’aime ! Une femme aime-t-elle comme une autre femme ? Peut-être est-ce ma manière d’aimer, ce désir ardent de te faire mourir dans mes bras, cette fureur de t’étouffer sous mes baisers. Mais toi, n’as-tu pas peur de mon amour ? Ne trembles-tu pas devant ces vagues de feu qui menacent de te dévorer ?

— Je ne crains rien, dit Soltyk, pas même toi ; prends mon sang si cela te fait plaisir.

— Je t’en ferai souvenir.

— Comme tu voudras. »

Il la serra contre sa poitrine et la couvrit de baisers, jusqu’à ce que le vieux valet de chambre vint annoncer que tout était prêt.

« Les traîneaux aussi ? demanda Dragomira.

— La neige tombe de nouveau, répondit le vieux serviteur un vent furieux souffle sur le steppe. On a préparé deux traîneaux couverts, et j’ai fait mettre à chacun une demi-douzaine de chevaux.

— Tu as bien fait. »

Dragomira prit le bras du comte et se rendit avec lui dans la salle où les attendaient Henryka et Karow. Pendant que Soltyk allait prévenir Mme Maloutine de ce qui devait avoir lieu, Dragomira échangea quelques mots à voix basse avec Karow et se retira ensuite avec Henryka dans l’embrasure d’une fenêtre, pour lui donner les instructions que nécessitait l’état des choses. Henryka descendit rapidement dans la cour du château, sauta sur le cheval qui l’avait amenée à Chomtschin, et partit en toute hâte pour Okozyn, afin d’y prendre les dispositions qu’exigeaient les circonstances.

Soltyk revint avec Mme Maloutine à son bras, et invita Karow à conduire Dragomira. Le régisseur, vieux gentilhomme ruiné, suivait. Lui et Karow devaient servir de témoins. Dans la petite chapelle du château, tout éclatante de lumières, le chapelain attendait les étranges fiancés. En quelques minutes, la cérémonie religieuse fut terminée, les anneaux furent échangés, le comte et Dragomira unis par le prêtre d’un lien indissoluble. Encore une courte prière, et Dragomira, devenue comtesse Soltyk, quittait la chapelle au bras de son époux.

Le jeune et fier couple revint encore une fois dans le cabinet du comte.

« Maintenant tu es à moi, Dragomira, s’écria Soltyk, et il entoura de son bras la taille élancée de sa charmante femme, tu es à moi pour toujours. »

Elle ne répondit rien. Elle lui donna un baiser et le regarda, puis lui ordonna de s’asseoir à son secrétaire et d’écrire ce qu’elle lui dicterait.

C’était une lettre destinée au jésuite et qu’elle regardait comme nécessaire pour la protéger contre ceux qui la poursuivaient. Le comte informait Glinski qu’il avait épousé Dragomira et qu’il était en route avec elle pour Moscou. Il avait l’intention de partir de cette ville pour faire avec sa femme un voyage à l’étranger. À la fin de sa lettre, il priait le jésuite de ne pas le trahir et de répandre le bruit que Dragomira s’était enfuie du côté de la Moldavie.

La lettre fut confiée à un piqueur du comte qui devait la porter à Kiew. Les deux époux descendirent alors l’escalier. Karow suivait avec Mme Maloutine.

Deux traîneaux couverts attendaient dans la cour du château. Dans le premier montèrent Mme Maloutine et Karow, qui s’installa sur le siège du cocher et prit lui-même les rênes. Tabisch conduisait le second traîneau où Soltyk avait aidé sa jeune femme à monter. Ils ne risquaient donc pas d’être découverts. Personne au château ne pouvait savoir quelle direction ils avaient prise. Ils étaient partis ostensiblement pour Kiew, mais ils tournèrent vers le sud et suivirent la route d’Okozyn par Kasinka Mala.

Le traîneau de Soltyk et de Dragomira faisait penser à une de ces gondoles vénitiennes munies d’une cabine noire fermée où les amoureux aiment à se donner rendez-vous entre le ciel et l’eau. Rapide aussi comme une gondole, il filait à travers l’océan de neige qui recouvrait le steppe.

Le plancher de la petite chambre dans laquelle les deux époux étaient étendus sur de moelleux coussins disparaissait sous de riches fourrures : d’épaisses tentures formaient autour d’eux une sorte de tente et les protégeaient contre le froid et la neige.

Pendant quelque temps ils restèrent silencieux ; puis la main de Soltyk chercha celle de sa femme. Il la trouva tiède et disposée à répondre tendrement à la pression de la sienne, sous la peau d’ours dont il avait enveloppé Dragomira.

« Es-tu heureux ? demanda-t-elle.

— Heureux d’un bonheur ineffable !

— Je te rendrai plus heureux encore, » dit-elle tout bas, en appuyant son adorable tête sur l’épaule de son mari et en lui tendant ses lèvres rouges qu’entr’ouvrait un délicieux sourire. Il l’attira contre lui et ils confondirent leurs âmes en un long baiser. Aucune parole ne sortait de leur bouche. Ils s’abandonnèrent tout entiers à cette sensation de bonheur infini qui les inondait comme une lumière et comme une flamme et qui faisait vibrer toutes leurs fibres. Au dehors, à la lueur fantastique de la lune, volaient et croassaient les corbeaux, ces messagers de mort. Ils ne les entendirent pas : devant eux étaient la vie, la joie, le bonheur.