Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 179-185).

II

LA ROUTE DU PARADIS

Même quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal ; car tu es avec moi, Seigneur.
Psaum. XXIII, 4.

Une visite inattendue. Dragomira, la calme, la froide, la courageuse, ne put réprimer un tressaillement lorsque Barichar lui présenta la carte du P. Glinski. Elle se remit pourtant aussitôt et cria : « Entrez ! »

Barichar ouvrit la porte, et le jésuite s’approcha avec sa plus élégante révérence et son plus gracieux sourire.

« J’ai peur de vous importuner, dit-il, pendant que Dragomira s’asseyait sur un divan, et, d’un geste vraiment royal de sa main, l’invitait à prendre place près d’elle, mais l’intérêt qui m’amène est si sérieux, si important, pour ne pas dire si sacré, que j’ose compter sur votre pardon. Il s’agit du bonheur de mon cher comte, de celui que j’ai élevé, de celui que je considère comme mon enfant. »

Le P. Glinski fit une pause ; il attendait une question, une objection qui lui eût facilité le moyen d’arriver au véritable but de sa visite. Mais Dragomira ne vint nullement à son aide ; elle le regardait, au contraire, avec une certaine indifférence distraite qui semblait dire : « En quoi votre comte peut-il m’intéresser ? »

Le P. Glinski se passa la main droite sur la main gauche, puis la main gauche sur la main droite.

« Vous devinez bien, noble demoiselle, dit-il, de quoi il s’agit ?

— Non, je n’en ai aucune idée, répondit Dragomira avec une candeur qui déconcerta un instant Glinski, le fin diplomate de l’ordre de Jésus.

— Je voulais… oui… Avant tout, il faut que je vous fasse mon compliment, quoique j’arrive un peu tard. L’autre jour vous étiez superbe en sultane. »

Dragomira sourit.

« Je vous suis bien obligée, dit-elle, mais vous n’êtes pas venu chez moi, mon révérend père, pour me faire cette communication ?

— Non, certainement, non, murmura le jésuite. J’ai seulement voulu faire la remarque que mon cher comte, lui aussi, semblait ravi de vous.

— C’est vrai, il m’a beaucoup fait la cour, dit Dragomira très naturellement.

— Alors, je ne me suis pas trompé, continua le P. Glinski ; certes, on comprend très bien que le comte vous adresse ses hommages et que cet innocent triomphe vous soit agréable ; mais ce qui vous fait plaisir à tous les deux prépare à d’autres des chagrins, de l’inquiétude, à moi particulièrement, à moi qui aime le comte comme un fils et qui ne veux que son bonheur.

— Maintenant, je ne vous comprends pas, mais pas du tout, c’est comme si vous me parliez une langue étrangère.

— Vous savez, pourtant, ma noble demoiselle, que le comte est fiancé.

— Oui, sans doute.

— Que cette alliance entre deux familles si honorables est désirée par tout le pays.

— Oui, je le sais aussi.

— Alors, pourquoi vous mettez-vous si cruellement en travers de nos beaux projets ?

— Moi ! Dragomira leva la tête et se mit à rire. Je n’y pense pas.

— Vous souffrez toutefois que le comte vous adresse ses hommages.

— Puis-je le lui défendre ? Je serais tout simplement ridicule. Tant qu’il ne fait rien qui, d’après l’opinion du monde, soit blâmable ou inconvenant, je suis désarmée en face de lui.

— Vous détournez la question, répliqua Glinski ; je suis sûr que vous encouragez le comte.

— Pas le moins du monde.

— Je vous en prie, mademoiselle, restons dans le sujet. Je n’ai pas à engager une dispute de mots. Ce serait un malheur pour nous tous si le mariage du comte et de Mlle Oginski n’avait pas lieu ; et en ce moment vous êtes un obstacle à ce mariage. Je ne m’y trompe pas ; voilà où en sont les choses ; aussi, je vous supplie de renoncer au comte.

— Comment puis-je renoncer à ce qui n’est pas à moi ? Le comte, jusqu’à présent ne m’a adressé aucune parole d’amour ; et soyez bien convaincu que s’il le faisait, je ne l’écouterais pas.

— Ce sont encore de pures défaites, mademoiselle ; vous ne voulez pas du tout me répondre directement. J’y vois mieux que vous ne le croyez, et je suis bien sûr maintenant que vous avez des desseins arrêtés sur le comte.

— Faites-moi grâce, je vous en prie, de vos imaginations, dit Dragomira d’un ton froid et sérieux ; je n’aime pas le comte ; cela suffit, ce me semble.

— Pardonnez-moi, noble demoiselle, vous me comprenez mal. Je ne crois pas que vous ayez de projets sur son cœur.

— Encore moins sur sa main, dit-elle fièrement.

— Non plus que sur sa main, reprit le P. Glinski ; vous avez d’autres desseins.

— Quels desseins ?

— Je veux être de bonne foi, dit le jésuite.

— Ce sera difficile avec cette robe, répliqua-t-elle en raillant.

— Je vous le dis sincèrement, continua Glinski, je ne vois pas clair dans les desseins dont vous poursuivez la réalisations ; mais ce dont je suis sûr, c’est que vous avez un but devant les yeux ; et j’ai le pressentiment que ce que vous réservez au comte n’est rien de bon.

— Si j’ai vraiment des projets, dit Dragomira avec un calme glacial, ne vous donnez pas tant de peine ; il est clair que je ne les abandonnerai pas si facilement.

— Voilà tout ce que je voulais savoir, reprit le jésuite ; vous avouez donc que vous un plan arrêté à l’égard du comte.

— De grâce… Vous me mettez dans la bouche vos propres pensées. Je n’ai rien dit.

— Encore des mots, je ne joue pas sur les mots. Je suis forcé de voir désormais en vous le mauvais ange du comte, et j’ai le devoir de mettre tout en œuvre pour l’arracher à votre puissance. Je veux son bonheur, tandis que vous…

— Qui vous dit, interrompit Dragomira, que je ne le veux pas, moi aussi ? Chacun croit connaître la route du paradis ; quelle est la vraie ? Vous suivez la vôtre ; moi, la mienne ; et tous les deux nous espérons sincèrement arriver à la lumière éternelle. »

Le P. Glinski regarda Dragomira avec surprise.

« Vous voulez me barrer le passage, continua-t-elle, j’accepte le combat ; je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi. »

Le jésuite resta muet. Si jusqu’à présent il avait cru pénétrer Dragomira, pour le moment il se trouvait tout à coup en face d’une énigme. Il eut de la peine à dissimuler son trouble. Il respira quand Henryka Monkony entra et mit fin à l’entretien. Pendant qu’elle embrassait Dragomira avec tous les transports d’une tendresse exaltée, il se leva et prit son chapeau.

« Vous partez déjà ? dit Dragomira en souriant.

— Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire, répondit Glinski en l’observant du coin de l’œil.

— Alors, c’est la guerre ?

— Comme vous voudrez. »

Le jésuite s’inclina en jetant un regard de compassion sur Henryka qui, un bras passé autour de Dragomira, restait tout étonnée.

« Que voulait-il donc ? demanda-t-elle, quand le jésuite fut parti.

— Il s’imagine que je veux enlever le comte à Anitta.

— Vous ? »

Henryka éclata de rire.

« Comme si vous pouviez empêcher que tous les hommes perdent la tête dès qu’ils s’approchent de vous ! Je crois sans peine que Soltyk brûle pour vous ; mais cela vous est parfaitement indifférent, n’est ce pas ?

— Bien sûr.

— Vous êtes née pour être aimée, continua Henryka, mais vous êtes bien au-dessus de toute faiblesse terrestre ; je le sens, et c’est justement ce qui m’entraîne vers vous avec une force surnaturelle. »

Dragomira s’était assise dans un fauteuil, près de la cheminée. Henryka se mit à genoux devant elle, et, levant ses yeux bleus enthousiastes, la regarda comme en extase.

« Oui, je vous adore comme un être supérieur, comme une sainte, continua-t-elle ; auprès de vous toutes les autres me paraissent communes, vulgaires, même Anitta, que j’aimais auparavant comme une sœur.

— Ce n’est pas juste.

— Je ne peux pas faire autrement. Ne me repoussez pas, et, si je ne suis pas digne d’être appelée votre amie, laissez-moi du moins être votre servante.

— Quelle fantaisie, petite folle ! lui répondit Dragomira, en la frappant légèrement sur la joue.

— Voulez-vous me rendre heureuse ? Oui, n’est-ce pas ?

— Certainement, si c’est en mon pouvoir.

— Alors, tutoyez-moi.

— Si vous le désirez, de tout mon cœur. »

Henryka l’enlaça dans ses bras et lui donna un baiser.

« M’aimes-tu aussi un peu ? demanda-t-elle à voix basse.

— Oui.

— Alors je peux toujours rester auprès de toi ?

— Que diraient tes parents ? répondit Dragomira. Et puis… tu es une enfant, Henryka, ignorante, sans expérience ; moi, au contraire, je suis initiée à des choses qui glaceraient plus d’un cœur d’homme. Tu ne connais pas la vie ; le monde t’apparaît encore avec tout l’éclat et les parfums du printemps ; moi, j’ai plongé mon regard dans l’abîme de l’existence ; d’épouvantables mystères m’ont été révélés. Ah ! crois moi, c’est un plus grand malheur de naître que de mourir. Tu ne sais pas combien est horrible la destinée de l’homme ici-bas ; tu ne t’en doutes même pas ; mais moi, je… je n’en sais que trop touchant cette misère.

— Et pourtant tu n’es pas découragée.

— Je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi ! »

La voix de Dragomira, en prononçant ces paroles, vibrait comme une corde d’airain, et dans ses yeux brillait la flamme d’un fanatisme exalté et entraînant.

« Oui, tu n’es pas de la même espèce que nous, murmura Henryka toujours à genoux devant elle et la contemplant avec une sorte de crainte sacrée, tu m’apparais à la fois comme une prophétesse et comme un juge de l’Ancien-Testament, inspirée, pleine de Dieu et en même temps sévère et toute-puissante. Tu suis d’autres voies que nous. C’est une voix intérieure qui me le dit. Prends-moi comme compagne de ton pèlerinage ; je te suivrai partout où tu voudras. Je vois devant moi le paradis perdu, et je ne puis en trouver la route ; tu la connais, prends-moi avec toi. »

Dragomira la considéra longtemps avec des yeux sérieux et tristes ; puis elle caressa légèrement de la main ses tresses brunes souples comme de la soie.

« Pauvre enfant, murmurait-elle, sais-tu seulement ce que tu désires ? La route que je suis est pénible et semée d’épines, riche en douleurs, riche en larmes. Éloigne-toi de moi ; je te le conseille.

— Non, non, dit Henryka d’une voix suppliante, je veux vivre et mourir à tes côtés.

— Toi, avec ce cœur si tendre ?

— Je veux être ta servante, ton écolière, ton alliée !

— Penses-y bien.

— Je le veux, Dragomira, je le veux.

— Soit, je te mettrai à l’épreuve.

— Mets-moi à l’épreuve.

— Écoute-moi donc. »

Henryka se redressa un peu, et, les bras appuyés sur les genoux de Dragomira, les yeux fixés sur ce visage froid et rayonnant, attendit avec émotion ce qu’elle allait dire.

« La première chose que tu dois apprendre, continua Dragomira, c’est l’humilité ; car l’orgueilleux ne peut pas comprendre Dieu et participer à son amour. Ce n’est que du plus profond abaissement que tu peux t’élever à la vraie croyance ; voilà pourquoi le Christ a choisi autrefois ses disciples parmi les pauvres et les petits. Ta vanité supportera-t-elle de rejeter ces riches vêtements, de renoncer aux ornements de ta chevelure ? Ton orgueil ne regimbera-t-il pas quand il te faudra servir chacun de tes frères et n’être servie par aucun ; quand il te faudra n’offenser personne et subir avec calme les offenses de tous pour l’amour de ton Sauveur ?

— Oui.

— Seras-tu obéissante, même quand les ordres qu’on te donnera te causeront de la honte et de la douleur ?

— Oui.

— Pourras-tu renoncer aux joies de ce monde ?

— Je suis prête à partir avec toi pour le désert.

— Si c’est là ta vraie et sérieuse résolution, Henryka, dit Dragomira avec la majesté d’une prêtresse, je consens à te nommer ma sœur au nom de Dieu, et tu devras me servir et m’obéir, jusqu’à ce que vienne le jour où tu auras assez fait pour Dieu et où il te recevra dans sa Nouvelle-Alliance. Et maintenant, je fais de toi ma servante. »

Elle se releva et lui donna un coup sur la joue :

« Tiens, baise la main qui t’a châtiée. »

Henryka obéit de bon cœur, et, toute transportée, elle se précipita aux pieds de Dragomira pour les couvrir de baisers.

« Je veux être ton esclave, murmura-t-elle ; il est si facile et si doux de t’obéir.

— Crois-tu ! répondit Dragomira ; pour le commencement je suis contente de toi. Tu entres sans hésiter dans ta nouvelle destinée. Mais il faut d’abord que tu me connaisses. Que Dieu te soit en aide, si tu t’appuies sur moi ! Désormais, tu n’as plus à penser, je pense pour toi ; tu n’as plus d’autre volonté que la mienne. Tu n’es rien et je suis tout. »

Elle releva la tête comme une souveraine et posa lentement le pied sur le cou d’Henryka, pendant que celle-ci, saisie d’une mystérieuse angoisse, pleurait doucement et en secret.