Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 173-178).

DEUXIÈME PARTIE

I

CIEL ET ENFER

… Belle comme la première femme, la pécheresse, séduite par le mauvais serpent, qui depuis n’a cessé de tromper, en étant trompée elle-même.
LORD BYRON.

Deux jours après la fête du comte Soltyk, qui occupa longtemps encore toutes les sociétés de la ville, Zésim reçut une lettre sans signature. On lui donnait rendez-vous dans la même église où il avait eu son dernier entretien avec Anitta.

Il pensa immédiatement à elle. Sans aucun doute c’était elle qui voulait l’avertir ; mais sa conversation avec le domino lui avait inspiré de la défiance, et il lui vint encore à l’esprit une autre pensée. Si Dragomira avait des vues sérieuses sur le comte, et cherchait à l’intimider, lui Zésim, au moyen d’une personne de confiance, uniquement parce qu’il était devenu tout à coup gênant ?

Ce qu’il y avait d’énigmatique dans l’existence et les relations de Dragomira était pour lui une source d’inquiétudes toujours nouvelles ; il ne pouvait parvenir à avoir en elle confiance pleine et entière. Il la croyait, quand il la voyait ; il doutait d’elle, dès qu’elle était loin.

Quand le jour commença à baisser, Zésim se rendit à l’église indiquée. Devant la porte, il lui vint une nouvelle idée. Si Dragomira voulait seulement l’éprouver ; si elle l’attendait elle-même ?

Il hésita une minute, puis entra rapidement, bien décidé à mettre une fin à tous ses doutes.

L’église paraissait vide. Mais quand il s’approcha du maître-autel, il vit une dame agenouillée qui se releva au bruit de ses pas et vint à sa rencontre.

« Je vous remercie d’être venu, dit-elle en lui tendant la main.

— Est-ce possible ? C’est vous, Anitta ? murmura Zésim.

— C’est moi », répondit-elle avec tristesse, et elle écarta son voile.

Zésim regarda avec émotion son visage sérieux et pâli.

« J’ai peur pour vous, Zésim, dit-elle. Je ne sais pas ce que c’est, et je suis incapable de vous dire quelque chose de précis, mais, je le sens, un grand danger vous menace. Dragomira a quelque mystérieuse mission à accomplir ; c’est une voix intérieure, un sombre pressentiment qui me le dit. Est-elle affiliée à une conspiration ? appartient-elle à une secte de fanatiques ? Je ne peux pas le découvrir ; mais je sais qu’elle a jeté ses filets de votre côté et que vous deviendrez sa victime, si je ne réussis pas à vous sauver.

— Vous voyez les choses beaucoup trop en noir ; je connais la famille, la mère de Dragomira…

— Qu’est-ce que cela peut prouver ? Il y a des sociétés secrètes, des sectes religieuses fanatiques qui cherchent précisément des adhérents et des instruments dans le monde le plus distingué ; et, croyez-moi, Dragomira est un de ces instruments.

— C’est possible ; mais qu’importe que je périsse, puisque vous ne m’aimez pas, Anitta ?

— Ne blasphémez pas, Zésim.

— Dragomira ne peut pas me trahir plus que vous.

— Elle vous poussera à la mort, s’écria Anitta. Ô Zésim ! Ayez pitié de moi ! Ayez pitié de votre mère ! Au nom de cet amour qui remplit mon cœur, tout mon être… »

Elle s’arrêta ; les larmes étouffaient sa voix ; elle ne pouvait plus que lever vers lui les yeux et les mains avec une expression suppliante.

« Comment dois-je vous comprendre ? dit Zésim amèrement. Quelle valeur ma vie peut-elle encore avoir pour la future comtesse Soltyk ?

— Jamais je ne donnerai ma main au comte.

— Vous lui êtes pourtant fiancée.

— Qui vous l’a dit ? Il m’a demandée et je l’ai refusé.

— Anitta ! Est-ce vrai ? mon Dieu ! pourquoi ne me dites-vous cela qu’aujourd’hui ?

— Je vous ai juré de vous rester fidèle.

— Vous avez raison, le coupable c’est moi, continua Zésim, je ne vous ai pas cru tant de fermeté. Une vanité puérile m’a poussé à renoncer à un trésor dont la possession ne me paraissait pas assurée ; je ne voulais pas être trahi par vous et alors c’est moi qui vous ai trahie.

— Je ne vous en veux pas, murmura Anitta en lui prenant la main, je vous ai pardonné. Dites-moi seulement de quelle façon je pourrai vous sauver. Ce n’est pas votre amour que je veux ; il ne s’agit que de votre vie.

— Ce sont des imaginations.

— Non, non. Je vous en supplie, brisez vos liens.

— Je ne peux pas ; il est trop tard.

— Dites donc plutôt que vous ne voulez pas, que Dragomira vous a complètement aveuglé, que votre passion pour cette créature sinistre est plus forte que vous.

— Vous vivez dans un monde romanesque, dit Zésim en souriant ; les dangers que vous voyez, vous les avez tout bonnement vus en rêve. Je vous assure que la réalité est loin d’avoir un aspect si terrible. Dragomira est sincère et loyale envers moi.

— Vous le croyez.

— Si cela peut vous tranquilliser, je vous promets d’être prudent.

— Oui, la prudence d’un somnambule ! s’écria Anitta ; je le vois, vous êtes tout à fait aveugle, et ce serait inutile de persister à vous avertir. J’y renonce, mais je vous protégerai, Zésim, malgré vous-même. J’accepte la lutte avec Dragomira et Dieu ne me refusera pas son assistance.

— Je ne vous comprends pas, Anitta ; comment en êtes-vous arrivée à ces idées fantastiques ?

— Il n’y a là rien de fantastique, dit-elle d’un ton sérieux et résolu, je suis une jeune fille toute simple, qui vous aime, et c’est tout. Adieu et soyez sur vos gardes.

— Vous reverrai-je, Anitta ?

— À quoi bon ? Maintenant, non. Plus tard peut-être… quand vous aurez brisé vos chaînes.

— Adieu. »

Zésim lui baisa la main et elle partit en hâte. Il resta immobile quelques instants, abîmé dans ses pensées, sous ces voûtes sombres.

Qu’était-ce donc que ce mystère dans lequel une volonté étrangère emprisonnait Dragomira ? se demandait-il. Elle en était convenue elle-même et Anitta l’avait pénétrée. Qui étaient ces autres qui la menaient et l’employaient comme un instrument ? Appartenait-elle à une secte et à laquelle ? Pourquoi se défiait-il d’elle, et pourquoi ne pouvait-il la quitter, s’il doutait d’elle ? L’aimait-il véritablement autant que cela ? Et Anitta ? Est-il possible d’aimer deux femmes en même temps ? « Tu es le lien des deux natures qui se sont unies dans l’espace et dans le temps », chante Derschavine dans son ode à Dieu. Ces deux natures si souvent en désaccord se combattaient aussi en lui. L’une l’élevait vers la lumière, vers Anitta, l’autre l’entraînait dans cet obscurité sinistre où Dragomira vivait et régnait. Pensées contradictoires, émotions, projets, tout se croisait dans sa tête, dans son cœur, et il n’aboutissait à aucune résolution, à aucun acte. En ce moment encore, il ne savait à quoi s’en tenir. Les flots le poussaient en avant et il se demandait de nouveau où il allait.

Une heure après le départ d’Anitta, Bassi Rachelles se glissait déjà dans la chambre de Dragomira pour l’informer du rendez-vous des deux jeunes gens.

« Tu es sûre que c’était lui ? demanda Dragomira.

— Le lieutenant Jadewski, aussi vrai que je suis ici.

— Et de quoi ont-ils parlé ?

— De vous, noble maîtresse.

— De moi ?

— Elle l’a averti de se tenir sur ses gardes, mais il n’a pas ajouté foi à ses paroles.

— Et n’ont-ils pas parlé d’amour ?

— Non. Seulement, quand elle est partie ; il lui a demandé s’il la reverrait, et elle a répondu : « À quoi bon ? Maintenant, non. »

— Bien, tu peux t’en aller. »

Immédiatement après le départ de la Juive, Dragomira écrivit deux lettres, l’une au comte, signée des initiales de son nom ; l’autre à Zésim, sans signature, avec une écriture contrefaite. Elle leur donnait rendez-vous à tous les deux à l’Opéra. Barichar se chargea personnellement de la lettre adressée à Soltyk, et confia à un facteur juif celle qui était destinée à Zésim.

Le comte était au théâtre avant le commencement de la représentation, et attendait avec impatience au pied de l’escalier qui conduisait aux loges. Son regard effleurait à peine les amis et les dames élégantes qui arrivaient. Mais lorsqu’il aperçut Dragomira à l’entrée du vestibule, son cœur se mit à battre avec impétuosité, et ses yeux restèrent fixés comme par l’effet d’un charme sur cette taille souple et élancée, sur cette tête entourée et illuminée de cheveux blonds.

Celle que Soltyk attendait avec une si ardente impatience était venue accompagnée de Cirilla qui s’était habillée avec un luxe à l’ancienne mode et représentait fort bien une dame de la noblesse de campagne. Soltyk se contenta d’ôter son chapeau, de saluer profondément et de dévorer des yeux Dragomira. Celle-ci de son côté lui fit un petit signe de tête avec une amabilité pleine d’aisance et passa devant lui comme devant une simple connaissance.

Zésim, qui était assis au parquet, vit Dragomira entrer dans sa loge et ôter son manteau de théâtre, tout brodé d’or scintillant. Elle resta debout un instant contre le rebord, et tous les regards se dirigèrent sur elle. En même temps le comte la contemplait avec une admiration muette.

« Où a-t-elle appris, pensait-il, à s’habiller ainsi ? Je sais pourtant qu’elle n’a pas été à Paris. »

Et, en effet, Dragomira était ravissante dans sa robe de soie brochée couleur héliotrope, richement garnie de dentelles jaune-pâle. La parure, merveilleusement simple, consistait en un petit bouquet de violettes naturelles, placé dans ses cheveux d’or et un autre attaché à son corsage.

Après le premier acte Zésim voulut lui rendre visite, mais le comte le prévint. Avec une fureur concentrée le jeune et bouillant officier le vit entrer dans la loge et porter à ses lèvres la main que Dragomira lui tendait en souriant. La conversation animée qui s’établit ensuite entre Dragomira et Soltyk augmenta de minute en minute le supplice de Zésim.

« Que se passe-t-il donc en moi ? se demandait-il ; je crois que je suis jaloux. »

Tous les doutes qu’Anitta avait remués en lui, toutes les sombres pensées que d’ordinaire un regard de Dragomira domptait et endormait, se réveillèrent et reprirent leur puissance.

Il crut qu’il allait étouffer, il sortit de l’atmosphère chaude et suffocante de la salle pour aller respirer l’air frais ; puis il rentra, mais il ne reprit pas sa première place. Il se mit derrière une colonne du parterre ; de là, il pouvait mieux observer Dragomira. Il espérait que le comte la quitterait au commencement de l’acte suivant, mais il avait eu tort d’espérer. Soltyk resta, et la conversation devint de plus en plus animée, de plus en plus intime. Ce ne fut qu’au moment où le rideau se levait pour la troisième fois que le comte la salua, et partit. Zésim monta l’escalier en courant et entra dans la loge de Dragomira, les joues rouges et les yeux enflammés.

Elle n’eut pas l’air de remarquer son agitation. Elle lui tendit gaiement les deux mains avec un mouvement d’une grâce exquise.

« Pourquoi si tard ? lui demanda-t-elle ; tu n’as donc pas reçu mon billet ?

— Tu m’as écrit ?

— Sans doute. »

Il sortit le billet doux anonyme… « Cette lettre…

— Est de moi ; un badinage… Je voulais te surprendre, me faire bien belle et te tourner un peu la tête.

— Je suis ici depuis le commencement.

— Est-ce possible ? dit Dragomira d’un air innocent. Je ne t’ai pas remarqué. »

Zésim lui adressa un regard moitié fâché, moitié reconnaissant, et porta sa main froide à ses lèvres brûlantes. Cependant, elle célébra son triomphe avec un sourire silencieux. Le bien-aimé lui appartenait de nouveau, et n’appartenait qu’à elle.