Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 20-25).

IV

LA MISSION

On dirait que dans le livre du ciel les plus beaux passages, les plus saintes légendes de paix et d’amour qu’enseignent les religions, ont été biffés de raies noires par les mains des hommes.
ANASTASIUS GRÜN.

Pendant que Zésim, triste et l’esprit tourmenté par les impressions les plus contradictoires, reprenait le chemin de sa demeure, le soir était venu, l’épaisse brume d’automne s’était levée, et, comme une mer aux vagues silencieuses, s’était répandue sur la vaste plaine.

Dragomira, les bras croisés sur la poitrine, se tenait à la fenêtre et regardait fixement dans la cour comme dans une chaudière de sorcières bouillonnante, d’où se seraient élancés des fantômes nocturnes enveloppés de linceuls traînants, des démons aux gigantesques ailes de chauve-souris, ou des gnomes à la longue barbe grise. Tout à coup, de l’épais brouillard sortit un paysan petit-russien, d’une taille de géant, avec une chevelure blonde touffue comme celle d’un Samson. Il s’inclina profondément devant elle.

« C’est toi, Doliva ? demanda Dragomira en se penchant à la fenêtre.

— Oui, c’est moi, dit le géant à voix basse, le prêtre m’envoie, il attend la noble demoiselle.

— Maintenant, sur-le-champ ?

— Oui, sur-le-champ. »

Dragomira fit signe de la tête et disparut. Elle changea de vêtements à la hâte et descendit dans la cour, où Doliva tenait prêt le cheval qu’il avait sellé pour elle pendant ce temps-là. En un clin d’œil, elle s’assit sur l’animal fougueux, et franchissant la porte au galop, le lança droit à travers les champs de chaume, les prairies, les bois, en lui faisant sauter les ruisseaux et les fossés. On eût dit qu’une troupe de cavaliers fantastiques l’accompagnait dans sa course furieuse. Devant elle, dans le ciel, semblait se dresser une tête gigantesque avec une longue barbe grise qui descendait jusqu’à terre en ondoyant.

Sans se soucier des obstacles de la route, ni des formes menaçantes qui sortaient du brouillard, elle poussait toujours en avant son cheval, sous les pieds duquel tremblait maintenant le pont de bois. Enfin, rapide comme la tempête, elle arriva à Okosim.

L’ancien château des starostes polonais était bâti sur une colline rocheuse qui s’élevait brusquement de l’autre côté du Dnieper, comme si le feu d’un volcan l’avait fait jaillir de la plaine et de la forêt. Il fallait s’en approcher pour apercevoir ses tours rondes, couvertes de plaques de métal, qui maintenant dépassaient à peine les cimes des chênes et des hêtres séculaires. Une muraille d’une grande élévation entourait les bâtiments isolés ; elle se dressait immédiatement sur le haut de la pente qui descendait à pic. De cette façon, on ne pouvait parvenir à Okosim que par un côté : il fallait d’abord gravir l’étroit sentier qui serpentait à travers les rochers et les arbres, franchir ensuite le pont jeté comme dans les airs au-dessus d’un précipice, enfin passer la porte aux lourds battants de fer.

Dragomira heurta d’une certaine façon à cette porte. On lui ouvrit et elle pénétra dans l’étroite et sombre cour du château.

Un grand vieillard à la longue barbe blanche, portant un costume bleu sombre de cosaque, prit son cheval. Elle entra dans le vaste bâtiment, aux pierres noircies par les années, qui se trouvait à sa droite, suivit un long corridor voûté, faiblement éclairé et frappa à une petite porte recouverte de fer.

« Qui est là ? demanda une belle voix grave et douce.

— C’est moi.

— Entre. »

Dragomira ouvrit la porte et la ferma immédiatement derrière elle. Elle se trouvait maintenant dans une salle médiocrement grande qui produisait l’impression d’un cachot. L’unique fenêtre était fermée en bas par des planches et en haut par une grille. Les parois étaient grises et sans aucun ornement. À l’une d’elles était suspendu un crucifix colossal ; le clou qui traversait les pieds du Sauveur retenait une discipline. En face, sur le sol même, était une couche de paille, et près de la couche, un morceau de pain noir et une cruche d’eau.

Dans une niche, une petite lampe à la lumière rouge était allumée. Près de la fenêtre se trouvait une table grossièrement façonnée : le « Nouveau-Testament », dans la langue originale, y était ouvert. Des deux côtés du Sauveur crucifié brûlaient deux cierges.

Sur la chaise, devant l’Évangile, la tête appuyée sur la main gauche, était assis ce même homme dont l’apparition avait si étrangement troublé Zésim dans le jardin de Bojary. Sa taille puissante était enveloppée d’une ample robe noire dont les plis lourds lui descendaient jusqu’aux pieds. Sa barbe touffue et son abondante chevelure tombant en boucles ondoyantes sur ses épaules encadraient en le faisant ressortir un visage qui n’était pas du tout en rapport avec les objets environnants. Il n’avait ni la pâleur de l’ascète, ni la rougeur bouffie du prêtre. C’était une figure distinguée, au teint délicat, aux traits nobles, dont les grands yeux bleus avaient un regard à la fois doux et impérieux ; les lèvres pleines et rouges avaient un éclat presque sensuel. C’était la tête d’un lion, d’un dominateur, d’un despote.

Dragomira s’était agenouillée devant le personnage mystérieux et, les bras croisés sur la poitrine, comme une esclave, sa belle tête humblement inclinée, elle attendait ses ordres en silence.

« Je t’ai appelée, dit-il avec une majesté calme attestant qu’il était habitué à rencontrer une obéissance absolue, parce que j’ai une nouvelle mission à te confier ; cette fois, c’est pour Kiew.

— Tu m’y as déjà préparée, apôtre !

— Quand peux-tu partir ?

— Tout de suite, si tu l’ordonnes.

— Alors, tiens-toi prête à partir dans trois jours. Les instructions nécessaires sont déjà parvenues à Kiew.

— Ne me reconnaîtra-t-on pas ?

— Cette fois, tu paraîtras sous ton vrai nom. C’est une grande et importante mission qui t’est confiée. Je sais que tu es capable de l’accomplir comme personne ; aussi t’avons-nous choisie. Je compte sur ta prudence, la force de ton cœur, ta volonté inflexible et la puissance de ta foi. Tu nous en as donné des preuves suffisantes. Mais es-tu digne d’entreprendre cette sainte mission ? Te sens-tu en ce moment assez pure et innocente pour exercer ta haute fonction ?

— Non, apôtre.

— Quel péché pèse sur ta conscience ? »

Dragomira se prosterna jusqu’à terre ; ses lèvres louchaient presque les pieds de l’apôtre. Elle garda le silence.

« Tu aimes ?

— Non, apôtre.

— Tu sens qu’il y a quelque chose qui s’émeut dans ton cœur pour cet homme, ton compagnon de jeunesse ? »

Dragomira releva la tête et le regarda calme et sans crainte dans les yeux.

« Non, dit-elle, non, je ne l’aime pas ; mais son amour m’a effleurée, comme un rayon de soleil effleure la terre glacée par l’hiver. Il y a eu des instants où des doutes se sont élevés en moi, où mon âme a été doucement traversée par des aspirations vers le bonheur de la femme, de la mère.

— Et il espère t’obtenir ?

— Oui, quoique je l’aie repoussé.

— Ne lui ôte pas l’espérance, dit l’apôtre, il demeure à Kiew et doit bientôt y retourner ; tu peux avoir besoin d’un protecteur dans cette ville. Il ne serait pas bon de l’offenser ; d’ami, il pourrait devenir ennemi, et certes ennemi dangereux. Sois prudente, Dragomira.

— Je le serai.

— Mets-toi en route avec lui ; il pourrait être utile que l’on te vît arriver dans sa compagnie ; et, à Kiew, montre-toi souvent aussi avec lui dans la rue.

— Je t’obéirai en tout.

— Cet officier peut en outre nous rendre des services dans le cercle où tu dois agir à Kiew. Ta mission est cette fois d’une importance toute particulière. Connais-tu le comte Boguslav Soltyk !

— Non.

— Mais tu as entendu parler de lui ?

— Oui ; on avertit toutes les jeunes filles et toutes les jeunes femmes de se défier de lui.

— On a raison. C’est un grand pécheur. Non seulement il est chargé du poids de ses milliers d’iniquités, mais il a entraîné une foule d’autres malheureux à leur perte, et il se joue criminellement des hommes et de leur bonheur. Tu es choisie pour te mettre en travers de sa route, pour apporter une fin à ses vices et pour sauver son âme de la damnation éternelle. Il ne te sera pas facile de résister à la séduction de cet homme ; il est beau, son esprit est élevé, il possède toutes les qualités chevaleresques. Courageux jusqu’à la témérité, il ne recule devant aucun danger. Avec tout cela, il est sans conscience et se moque de tout sentiment humain. »

L’apôtre prit quelques papiers cachetés, qui étaient devant lui et les donna à Dragomira.

« Voici tout ce que tu as besoin de savoir sur lui et sur ta mission ; conserve ces papiers avec soin ; ne les ouvre qu’à Kiew, et quand tu les auras lus, brûle-les. Tout est pesé, prévu, calculé. Tu trouveras des serviteurs et des auxiliaires sûrs. Ils t’obéiront aveuglément et te fourniront toute l’assistance dont tu auras besoin. S’il survenait malgré cela quelque chose d’inattendu, ou si tu te sentais n’importe quels doutes, envoie immédiatement vers moi et attends de nouvelles instructions.

— J’agirai exactement d’après tes prescriptions, apôtre ; tu seras content de moi.

— Tu es plus qu’un instrument aveugle, reprit celui-ci, le ciel t’a comblée des plus riches dons et tu as une tête froide et sage. Si tu trouves à Kiew occasion d’agir encore dans un autre sens, n’hésite pas, suis ton inspiration. Tu trouveras ce qui est juste ; agis toujours selon les commandements de Dieu et de notre sainte doctrine ; tu ne pourras pas te tromper. Tu mèneras là-bas une tout autre existence qu’ici ; tu ne vivras plus comme une pénitente dans le désert, mais comme une grande dame d’un monde distingué et brillant. Toutes les portes s’ouvriront pour toi ; tu pourras te créer un grand nombre de nouvelles relations et étendre ton filet sur toute la ville. Théâtres, concerts, cavalcades, bals, courses en traîneau te viendront en aide. On te fera la cour, on te demandera ta main. J’attache les plus grandes espérances à ce voyage et à ton séjour là-bas. En dehors de Jadewski, as-tu encore des amis à Kiew ?

— Je ne connais moi-même personne, mais je rechercherai un ami de mon défunt père, si tu le veux, le commissaire de police Bedrosseff.

— Relation importante, qui peut nous être d’une grande utilité. »

L’apôtre s’enfonça dans ses pensées.

« As-tu encore quelque chose à me dire ? demanda Dragomira au bout de quelques instants.

— Non, tu sais tout. Va avec Dieu.

— Et quelle pénitence m’imposes-tu ? Je veux partir pure pour ma mission, le cœur et la conscience libres.

— Tu as raison ; viens donc. »

Il se leva et marcha devant elle à travers le corridor et la cour sombre du château. Tous les deux entrèrent dans la chapelle, dont les murs portaient encore les traces d’anciennes peintures. De la voûte, soutenue par des piliers massifs, pendait une petite lampe qui jetait, à travers l’obscurité, une lueur incertaine. En face de l’entrée se dressait un autel de pierre, de grandeur ordinaire, au-dessus duquel était suspendu le Sauveur crucifié avec sa couronne d’épines et ses plaies sanglantes. Une ombre épaisse était répandue sur la mélancolique image ; sur le visage seul tombait une mystérieuse clarté.

« C’est ici que tu dois éveiller dans ton cœur le repentir et l’affliction, dit l’apôtre, humilie-toi devant lui qui est notre maître et notre juge à tous, et attends-moi. »

Il disparut et Dragomira resta seule. Elle se jeta à genoux devant l’autel et s’étendit ensuite sur les dalles du sol, les bras allongés en croix, le visage contre terre. Elle resta longtemps ainsi et pria en répandant des larmes brûlantes.

Par intervalles, dans le silence de la nuit, des plaintes douloureuses comme celles des damnés dans les enfers s’élevaient on se mêlant à un chant de psaumes faible comme un murmure et d’une tristesse infinie.

Quand ces plaintes et ce chant qui la faisaient frissonner s’interrompaient, elle entendait le grincement mélancolique de la vieille girouette sur la tour et le cri du hibou dans la forêt.

Enfin, des pas s’approchèrent. Dragomira se redressa. Devant elle était l’apôtre, une discipline à la main. Elle resta devant lui, à genoux, humble et soumise comme la pénitente devant le maître.

Le Sauveur crucifié laissait tomber sur elle un regard de compassion, et sur son front déchiré par les épines et sur ses lèvres à la douce expression, il sembla que passait un mélancolique sourire.