La Pêche en rivière/À la fourchette

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tomes XIII-XIV, 1901


À LA FOURCHETTE


Je tenais cette partie de pêche en réserve depuis longtemps. Les vacances étant revenues, j’y ai convié un lycéen de Saint-Louis, sa sœur, une lycéenne de Fénelon, et un jeune collégien de Saint-Maixent ; mais comme il s’agit plutôt d’une chasse très amusante dans le lit d’une petite rivière, personne, je suppose, n’aura peur de se mouiller les pieds. La fourchette remplace ici le harpon des pêcheurs professionnels, et elle a cet avantage sur le sceptre de Neptune d’être d’un usage domestique.

La scène se passe dans un coin perdu de la Sèvre Nantaise, où les cousins de Paris sont venus rejoindre ceux du pays natal, ce qui explique la présence d’un collégien de Saint-Maixent à cette fête ichtyophagique ; moi, arrivé sur les lieux dès la mi-juillet.

La veille du grand jour, à l’ombre d’un platane, il m’a plu de présenter à mes jeunes voisins du quartier de l’Odéon les victimes de la friture qui nous attend, une fois pris notre bain de pieds, avec chacun un petit sac de toile à la main pour déposer le produit de notre pêche. Seulement, gare les glissades ! « C’est pourquoi, leur ai-je recommandé, à défaut de sabots dans lesquels nous serions, du reste, fort mal à l’aise, n’étant point nés là dedans, je vous engage à chausser quelque paire de vieux souliers. »

Voici d’abord messire chabot qui vous fait la révérence, messire chabot qui a presque autant de noms qu’un grand d’Espagne, inclus ceux de bavard, de cafard et de têtard, qui manquent de courtoisie, outre qu’ils ne sont guère justifiés par les mœurs de cet acanthoptérigien, nom d’une famille piscicole à laquelle les ichtyologistes l’ont rattaché à son insu, le chabot n’ayant aucun point de contact avec les percoïdes.

Signalement : tête énorme, yeux rouges, joues cuirassées, peau visqueuse sur un corps de siluroïde, mais chair exquise, saumonée, qui appelle la poêle à frire et un jus de citron au sortir d’icelle. Pourtant feu Roret soutient qu’on ne mange pas le chabot ; injure gratuite. Plus grave est l’erreur qui fait de ce poisson une progéniture encore imparfaite de la grenouille, en lui jetant au front le sobriquet de têtard.

Signe particulier : quand vient le temps du frai, c’est-à-dire de la ponte des œufs, le chabot creuse un nid dans le sable avec son nez en forme de pelle, et y amène une ou plusieurs pondeuses avec lesquelles il s’évertue à faire le beau, sans y parvenir, hélas !… lui surveillant l’éclosion des petits chabots et prenant souci de leurs premiers ébats. Ceux-ci, d’ailleurs, n’ont à subir aucune métamorphose. Alors, pourquoi têtard ? Pouce-de-Meunier, à la bonne heure ! Car on lui donne encore ce surnom, ici et là, et ce dernier m’agrée tellement que je le décore d’une double majuscule. La légende que voici est une leçon de choses :

« Tout le monde sait que la science et le tact du meunier sont portés sans relâche à régulariser la machine du moulin, afin que la farine soit toujours fabriquée avec toute la perfection dont l’outillage est susceptible. Profit ou perte, fortune ou ruine, dépendent de l’ajustement parfait des différentes parties de la mécanique. L’oreille du meunier est toujours en éveil sur le bruit que fait la meule roulante en contact avec la meule dormante, le parallélisme de leurs surfaces s’indiquant par un son particulier dont la perception attentive révèle le vrai meunier.

« C’est pourquoi la main du maître est constamment placée sous l’auget à farine pour s’assurer, par un contact renouvelé, si la mouture tient les promesses, soit du froment, soit du méteil.

« Le pouce, par un mouvement spécial, froisse cet échantillon sur les doigts. Le pouce, alors, employé avec adresse, devient la jauge de ce qu’accuse le produit, et de là est venue la vérité du proverbe : Cela vaut un pouce de meunier, avec cette variante : L’honnête meunier a le pouce d’or, par allusion au profit que lui rapportent ensemble labeur et science. Mais, à la suite de ce labeur permanent, le pouce du meunier acquiert une forme particulière qui rappelle beaucoup la figure du petit poisson qui grouille dans le canal du moulin, ce qui a fait donner le même nom au commensal du meunier qu’à l’organe du toucher du maître. »

Si j’ai guillemeté cette curieuse explication, c’est pour rendre hommage à Yarrell, qui la tenait de son ami J. Constable, fils d’un des plus gros meuniers de l’Essex et du Suffolk, et que j’ai pu en vérifier le double sens en vivant un peu moi-même de la vie de nos meuniers français, aussi en observant leurs hôtes de la rivière.

Hérissée de termes rébarbatifs, telle qu’on l’enseigne dans nos écoles, qui ne sont pourtant pas des succursales du Muséum et du Collège de France, l’histoire naturelle ne nous apprend rien que la vanité des langues mortes devant les espèces vivantes. Et n’est-ce pas que le chabot, tant méprisé à cause de son ingrate figure, qui lui donne un air hypocrite, n’est-ce pas que ce pseudo-têtard méritait bien les honneurs d’une présentation en règle ? Mais pourquoi bavard ? Serait-ce parce que, hors de l’eau et blessé d’un coup de fourchette, il fait entendre un petit grognement, tel le grondin ? Je dis hors de l’eau ; car je n’ai jamais ouï dire que, dedans, ce fût un moulin à paroles.

Soyons-lui pitoyable. C’est bien assez qu’il ait maille à partir avec l’anguille, celle-ci friande qu’elle est à l’excès de la chair du pauvre chabot, lui toujours caché sous les pierres et toujours tremblant. Le rat et la musaraigne lui sont aussi des motifs de terreur continuelle : il n’en dort pas.

C’est donc lui épargner une fin ignominieuse que de le pêcher, non pas à la ligne, comme m’en donnait naguère le conseil un professeur d’art halieutique ayant pignon sur rue dans les parages de la Bièvre, où jadis folâtraient des tribus de castors ; non pas même à la main, ce qui serait moins illusoire, mais à la fourchette de fer aux dents bien affilées. Encore, avec cet ustensile de cuisine, faut-il avoir bon œil et main leste ; car le chabot vous voit venir et il se dérobe avec une nage qui rappelle le jeu de cache-cache.

À la ligne, on en prendra un par hasard. Au cours d’une carrière déjà longue, telle surprise ne m’est pas advenue trois fois, même en péchant sur le gravier où il fraye, ou dans les biefs. Mais quand je veux manger une friture de cet excellent poisson, en y ajoutant quelques douzaines de loches bien grasses, j’attends que les eaux soient basses, et n’ayant peur de me mouiller les pieds, mon pantalon retroussé jusqu’au genou, en avant la fourchette ! Pour plus de commodité, nous l’avons emmanchée au bout d’un bâton.

Ensuite, l’heure venue de précipiter votre pèche dans la poêle, tranchez la tête du chabot, qui ne vaut pas le diable, étant trop cartilagineuse. Par contre, respectez la barbe, ou plutôt les barbillons de la loche franche, plus communément nommée dormille, du fait, j’imagine, de ses habitudes paresseuses.

Il convient de ne pas confondre celle-ci avec ses congénères, beaucoup plus allongées, tandis que la nôtre est plutôt de forme cylindrique ; la seule, au reste, qui vaille vraiment comme friture, étant fille des clairs ruisseaux et se plaisant sur les fonds caillouteux. Jolie avec cela ; robe pointillée de brun sur bronze doré, petite tête fine, la bouche au bout du museau avec des lèvres propres à sucer, les nageoires ventrales très en arrière, et au-dessus d’elles une petite dorsale ; écailles microscopiques. La lèvre supérieure est ornée de six barbillons, toujours en mouvement, alors même que la petite bête fait son somme.

Dans un ouvrage didactique, imprimé à Berlin, et signé, si ma mémoire n’est pas en défaut, du nom de l’illustre Pallas, dont les Allemands continuent de faire le plus grand cas comme physicien, sinon comme naturaliste, il me souvient d’avoir lu qu’on cherchait continuellement à prendre la loche au filet ou à la nasse. Oui, dans les marais de la Sprée, où la loche d’étang (cobitis fossilis) a élu domicile, peut-être ce genre de pêche rapporte-t-il son poids de poisson ; mais, en France, si nous pêchions une telle espèce, ce serait pour la valeur de son engrais.

Comme le véron et le goujonnet, la dormille se laisse prendre à la bouteille, et c’est une pêche très amusante ; mais, puisque nous n’avons pas d’autre engin que la fourchette, et que la dormille voisine avec notre ami le chabot, essayons de la découvrir entre les pierres, entre les touffes d’herbes sous lesquelles elle se cache, et tandis qu’elles se tiennent immobiles, on les pique tout simplement comme si elles étaient déjà dans votre assiette.

Le lecteur, j’imagine, ne m’en voudra point d’avoir continué ma leçon de pêche jusque sur le terrain propice à l’action ; car il est à peine besoin de dire que nous sommes dans le lit d’une riviérette, tributaire de la grande Sèvre, où nos fourchettes font merveille. Cette courte parenthèse porte simplement témoignage de mon respect pour l’unité de temps et de lieu, si chère à nos vieux conteurs.

… Ah, mais ! voici qui est plaisant : nous dénichons par-ci par-là une anguillette, mêmement quelque jeune truite ; et nous voilà courant de l’une à l’autre. Fénelon a piqué une anguille d’un coup très assuré sur la nuque, mais la bête, n’est qu’étourdie, et déjà elle se sauve vers son trou, emportant la fourchette, lorsque le cousin se montre, et, lui ayant donné le coup de grâce sur la queue, s’en saisit avec son mouchoir de poche. Bravo, Saint-Maixent !

Quant aux jeunes truites, il suffit, dès qu’on en a dépisté une, de lui faire rebrousser chemin en amont, puisque nous pêchons à eau basse et que l’aval est le chemin de retraite pour le poisson ; puis de l’affoler jusqu’à ce qu’elle n’y voie littéralement plus clair ; mais toujours, si vous avez bien suivi tous ses mouvements, elle vous révélera sa présence sous une pierre ou sous une houche, ou encore simplement aplatie en plein lit du ruisseau, faisant la morte. Passez-lui la main sous le ventre, sans appuyer, mais en la chatouillant du bout des doigts jusqu’à la hauteur de l’opercule…

« Diable ! insinue Saint-Louis, cet opercule m’a tout l’air d’une charade.

— Du tout : il s’agit du couvercle des ouïes, ou plutôt des branchies, comme disent les zoologistes, lesquelles branchies s’ouvrent par un jeu naturel et donnent accès aux doigts de ma main, qui déjà ont pénétré dedans. La bête est captive.

— Est-ce de bonne guerre, ce coup-là, monsieur mon ami ?

— Guère plus que le coup de fourchette ; mais… à la pêche comme à la pêche, excepté…

— Excepté ?

— L’emploi du chlorure de chaux, de la coque du Levant, qui peuvent empoisonner toute une rivière, et de la dynamite, dont les ravages, pour être moins désastreux, sont cependant terribles pour le poisson, outre qu’on risque soi-même assez gros jeu, la cartouche faisant parfois explosion entre les mains du dynamiteur…

— Qui est puni par où il a péché, avec un double accent aigu », conclut malicieusement mon jeune Parisien.

Sur ces entrefaites, les vannes du moulin proche ayant été levées, l’eau nous envahit peu à peu, et il nous fallut battre en retraite. Combien pourtant j’eusse souhaité prendre à la main une seconde truite, comme m’y invitaient mes jeunes et aimables compagnons de pêche ! Mais, si Dieu me prête vie ainsi qu’au poisson, cette leçon de choses n’est que différée. Nous pourrons même opérer dans les milieux les plus différents et sur les espèces les plus sauvages, inclus la perche et le brochet, qui cependant, selon la pittoresque expression des Sévriens, « ne sont guère des bêtes faciles à charmer ».

Ce sera, si vous voulez bien, cher lecteur, le sujet d’un prochain article, suivi d’un copieux court-bouillon et de nombreux coups de fourchette… dans le plat. En vérité, je vous le dis, la pêche est le plus beau droit de l’homme et du citoyen.