La Nouvelle chronique de Sherlock Holmes/07

Traduction par Louis Labat.
Librairie des Champs-Élysées (p. 208-229).


VII

SHERLOCK HOLMES MOURANT


La propriétaire de Sherlock Holmes, Mrs. Hudson, était une personne à plaindre. Non seulement elle voyait son premier étage envahi à toute heure par une foule d’individus singuliers et souvent interlopes, mais son étonnant pensionnaire témoignait, dans la vie, d’une excentricité, d’un mépris de la règle qui éprouvaient fort la patience de la pauvre femme. Outre qu’il était d’une négligence incroyable, la manie qu’il avait de faire de la musique aux heures les plus indues ou de s’exercer au revolver dans son appartement, ses expériences scientifiques, toujours bizarres et plus d’une fois malodorantes, l’atmosphère de violence et de danger qui flottait autour de lui, en faisaient le pire locataire de Londres. Mais, d’autre part, il montrait une munificence princière : indubitablement, on eût acheté la maison avec les sommes que Sherlock Holmes paya pour son lover durant les années de notre existence commune.

Il inspirait à Mrs. Hudson un respect qui tenait de la terreur, et, si extravagant qu’il fût, elle n’osait pas intervenir. Au surplus, elle l’adorait, car il était plein de bonne grâce et de courtoisie dans ses rapports avec les femmes ; non pas qu’il accordât au sexe beaucoup de sympathie ni de confiance, mais toujours il se conduisait en adversaire chevaleresque. Sachant l’estime qu’elle faisait de lui, je l’écoutai avec le plus vif intérêt le jour où, dans la deuxième année de mon mariage, elle vint m’apprendre le triste état de santé de mon ami.

— Il se meurt, docteur Watson, me dit-elle. Il décline rapidement depuis trois jours, et je me demande s’il passera la journée. Il ne voulait pas me permettre d’aller chercher un médecin. Ce matin, quand j’ai vu que les os du visage lui crevaient la peau et qu’il me regardait avec de grandes prunelles luisantes, je n’ai pas pu y tenir. « Avec ou sans votre permission, je cours chez un médecin, lui ai-je dit. — Alors, amenez-moi Watson », a-t-il répondu. Si vous voulez le revoir, il n’y a pas une heure à perdre. »

Je fus d’autant plus impressionné que je ne le savais pas malade. J’eus vite fait d’enfiler un veston. L’instant d’après, j’étais en voiture avec Mrs. Hudson et je lui demandais quelques détails.

— Je n’ai pas grand’chose à vous raconter, monsieur, me dit-elle. Une affaire l’avait occupé ces temps-ci du côté de Rotherhithe, dans une petite rue près de la rivière ; il en a rapporté sa maladie. Il s’est mis au lit dans la journée de mercredi et n’en a pas bougé depuis.

Pendant ces trois jours, ni un aliment ni une goutte d’eau n’ont passé entre ses lèvres.

— Bon Dieu ! pourquoi n’avoir pas appelé un médecin ?

— Il me le défendait, monsieur. Vous savez s’il parle en maître : je n’ai pas osé lui désobéir. Mais il n’est plus pour longtemps de ce monde, hélas ! et vous vous en rendrez compte au premier coup d’œil.

Quel déplorable spectacle m’attendait, en effet, à mon arrivée ! C’était un triste lieu que cette chambre de malade dans la demi-clarté d’un jour brumeux de novembre ; mais quand je vis la maigre figure ravagée qui me regardait du fond des draps, j’eus froid au cœur.

Les yeux brillaient de fièvre, des rougeurs hectiques couvraient les joues, des croûtes sombres pendaient aux lèvres, les mains pétrissaient la couverture, la voix était grinçante et spasmodique. Au moment où j’entrai, Sherlock Holmes reposait, l’air absent. Mais il me vit, son œil s’éclaira, il m’avait reconnu.

— Eh bien, Watson, je crois que me voilà dans une vilaine passe, me dit-il d’une voix faible, où il y avait pourtant un peu de sa vieille insouciance.

— Mon cher ami ! fis-je en m’approchant.

— Arrière ! arrière ! cria-t-il, avec cette impérieuse brusquerie qu’il ne manifestait guère qu’aux instants critiques. Si vous vous approchez de moi, je vous fais immédiatement reconduire.

— Pourquoi ?

— Parce que tel est mon caprice. Cela ne suffit-il point ?

Oui, Mrs. Hudson avait raison, il n’avait jamais été plus autoritaire. Néanmoins, il faisait peine à voir.

— Je vous apportais mes services, expliquai-je.

— La meilleure façon de me servir, c’est de faire ce que je vous dirai.

— Bien, Holmes.

Il se radoucit.

— Je ne vous ai pas fâché ? me demanda-t-il, en essayant d’aspirer une bouffée d’air.

M’avoir fâché, lui, dans la condition déplorable où je le voyais !…

— Il faut bien que je pense à vous, Watson, continua-t-il sur un ton de plainte.

— Que vous pensiez à moi ?

— Je sais ce que j’ai. C’est une maladie de Sumatra, spéciale aux coolies, et que les Hollandais connaissent mieux que nous, sans toutefois, jusqu’ici, en savoir grand’chose. Le certain, c’est qu’elle est infailliblement mortelle et horriblement contagieuse.

Il parlait avec une énergie fébrile, en agitant ses longues mains, comme pour m’écarter.

— Oui, elle se gagne par contact, Watson. Vous entendez, par contact ! Tenez-vous à distance !

— Juste ciel ! Holmes ! Pensez-vous qu’une considération de cet ordre pèse un instant sur moi ? S’agirait-il d’un étranger, elle me laisserait insensible ; vous n’imaginez pas qu’elle m’empêche de faire mon devoir envers un vieil ami ?

Et je m’avançai de nouveau ; mais il me repoussa d’un air de colère furieuse.

— Ne bougez pas de là et je parlerai. Sinon, vous pouvez quitter la chambre.

Je respecte si profondément les extraordinaires qualités de Holmes que j’ai toujours déféré à ses désirs, même quand ils m’étaient le moins compréhensibles. Cette fois, tous mes instincts professionnels se révoltèrent. Qu’il commandât partout ailleurs ! Dans cette chambre de malade, je n’obéissais qu’à moi-même.

— Holmes, lui dis-je, vous n’êtes plus vous en ce moment. Un malade n’est qu’un enfant, et je vous traiterai comme tel. Bon gré, mal gré, j’entends vous examiner, pour vous soigner en conséquence.

Ses yeux me lancèrent du venin.

— Si je dois, me répondit-il, avoir un médecin, du moins j’en aurai un en qui j’aie confiance.

— Donc, vous n’en avez pas en moi ?

— J’en ai en votre amitié. Mais les faits sont les faits, Watson. Vous n’avez que de la pratique générale, une expérience restreinte, des capacités médiocres. Il m’en coûte d’avoir à vous le dire, vous ne me laissez pas le choix.

Alors, froissé dans mes sentiments :

— Une pareille sortie est indigne de vous, Holmes, répliquai-je. Elle me montre clairement l’état de vos nerfs. Puisque vous n’avez pas confiance en moi, je n’aurais garde de vous imposer mes services. Laissez-moi vous amener M. Jasper Meek, ou Penrose Fisher, ou l’un des meilleurs médecins de Londres. Il vous faut quelqu’un, c’est mon dernier mot. Si vous croyez que je m’en vais rester ici à vous regarder mourir sans aucune assistance ni de moi ni de personne, ma parole, vous vous trompez bien sur mon compte.

— Je rends justice à vos intentions, Watson, fit le malade, dans une sorte de hoquet plaintif. Mais dois-je vous démontrer votre ignorance ? Je vous le demande, que savez-vous de la fièvre de Topanuli ? Que savez-vous de l’infection noire de Formose ?

— Jamais je n’entendis parler ni de l’une ni de l’autre.

— L’Orient, Watson, nous propose bien des problèmes médicaux, bien des possibilités scientifiques.

Il s’arrêtait à chaque mot, comme pour recueillir ses forces défaillantes.

— J’ai eu récemment à faire certaines recherches médico-criminelles : elles m’ont appris beaucoup de choses. C’est d’ailleurs à elles que je dois mon mal. Vous ne pouvez rien pour moi.

— Possible. Mais le docteur Ainstree, qui est la première autorité vivante en matière de maladies tropicales, se trouve actuellement à Londres. Vous aurez beau dire, Holmes, je vais le chercher de ce pas.

Et je me dirigeai vers la porte.

Mais alors, j’eus la plus violente émotion de ma vie : le mourant avait bondi comme un tigre et me barrait le passage. Une clef tourna dans la serrure. L’instant d’après, Sherlock Holmes avait repris sa place, tout pantelant de son terrible sursaut d’énergie.

— Vous ne m’arracherez pas la clef de force Watson. Je vous tiens, mon ami. Vous resterez où vous êtes jusqu’à ce que j’en décide autrement.

Tout cela était dit par saccades, et sans cesse entrecoupé d’efforts douloureux pour reprendre haleine.

— Sans doute, vous n’avez en vue que mon bien, je le sais. Vous aurez carte blanche, Watson, mais pas tout de suite, non, pas tout de suite. Il est quatre heures ; à six heures, vous pourrez partir.

— C’est de la folie, Holmes.

— Cela vous va-t-il ?

— Mais il me semble que je n’ai qu’à me soumettre.

— En effet, Watson. Merci, je n’ai besoin de personne pour m’arranger les draps. Veuillez garder vos distances. Et maintenant, Watson, vous irez chercher non pas le médecin que vous m’indiquerez, mais celui que je vous désignerai moi-même.

— Entendu.

— Voilà le premier mot de bon sens que vous ayez prononcé depuis votre arrivée dans cette chambre. Vous trouverez par là quelques livres. Je suis à bout de forces, ou presque. Que peut bien éprouver une batterie électrique quand elle envoie l’électricité dans un milieu non conducteur ? À six heures, Watson, nous reprendrons notre conversation.

Mais il était dit que nous la reprendrions bien avant six heures, et dans des circonstances qui me donnèrent une émotion à peine moins violente que celle que m’avait causée le bond d’Holmes vers la porte. J’étais resté quelques minutes à le regarder, immobile et silencieux, dans son lit. La tête à peu près enfouie sous le drap, il semblait dormir. Incapable de lire, je me mis à déambuler lentement autour de la chambre, regardant les portraits des criminels célèbres qui garnissaient les murs. Cette promenade sans but m’amena finalement devant la cheminée. Des pipes, des blagues à tabac, des seringues, des canifs, des cartouches de revolver, quantité d’autres objets s’amoncelaient sur la tablette. Au milieu de ce fouillis se trouvait une petite boîte noire et blanche, en ivoire, dont le couvercle glissait entre deux rainures. C’était un charmant objet, que j’allais prendre pour l’examiner de près, quand Holmes poussa un cri terrible, un hurlement qu’on dut entendre de la rue. Ma peau se glaça, mes cheveux se hérissèrent. Je me retournai : je vis une figure convulsée et des yeux hagards ; et je restai comme paralysé, tenant en main la petite boîte.

— Posez ça ! Tout de suite. Watson ! tout de suite !

La tête d’Holmes retomba sur l’oreiller, et un soupir de soulagement lui échappa quand il me vit remettre la boîte sur la tablette.

— Je déteste qu’on touche à mes affaires, Watson ; vous savez que je le déteste. Vous me crispez intolérablement. Vous, un médecin… vous rendriez fou un malade ! Asseyez-vous ; laissez-moi reposer en paix.

L’incident fit sur moi une impression très pénible. Cette surexcitation sans cause, cette brutalité de langage, si insolite chez Holmes, attestaient la profonde désorganisation de son esprit. Il n’y a pas de ruine plus déplorable que celle d’une noble intelligence. Je m’assis consterné, et j’attendis, sans proférer une parole, que le délai stipulé fût passé. Holmes devait, tout comme moi, surveiller la pendule, car à peine l’aiguille marquait-elle six heures qu’il se remit à parler, avec la même vivacité fiévreuse qu’auparavant.

— Maintenant, je suis à vous, Watson. Avez-vous de la monnaie dans votre poche ?

— Oui.

— Des pièces d’argent ?

— Quelques-unes.

— Combien de demi-couronnes ?

— Cinq.

— Ah ! trop peu, trop peu. Comme c’est fâcheux, Watson ! Cependant, si peu que ce soit, mettez vos cinq demi-couronnes dans la poche de la montre, et le reste de la monnaie dans la poche du pantalon ; vous aurez ainsi plus d’équilibre.

Cela touchait à la folie furieuse. Il haussa les épaules, et de nouveau sa gorge fit entendre un de ces bruits qui tenaient de la toux et du hoquet.

— À présent, veuillez allumer le gaz, Watson ; mais prenez bien garde que pas un instant le bec ne soit ouvert plus qu’à moitié. Je vous supplie, Watson, d’y bien prendre garde. Merci, c’est parfait. Non, ne retirez pas l’abat-jour, inutile. Maintenant, ayez la bonté de placer quelques lettres et quelques journaux sur cette table, à ma portée. Merci. Et puis aussi, quelques objets de la cheminée. Parfait, Watson. Il y a là une pince à sucre : veuillez vous en servir pour prendre cette petite boîte d’ivoire et la mettre au milieu des journaux. Bon ! Vous pouvez, maintenant, aller me chercher M. Culverton Smith, 13, Lower Burke Street.

À dire vrai, mon désir d’aller chercher un médecin avait quelque peu diminué, car, visiblement, le pauvre Holmes était en délire, et je trouvais dangereux de le laisser seul. Cependant il insista pour voir M. Culverton Smith, avec la même obstination qu’il avait mise jusque-là à refuser de voir personne.

— C’est la première fois que j’entends ce nom, dis-je.

— Possible, mon cher Watson. Cela vous étonnera sans doute d’apprendre que l’homme qui connaît le mieux au monde mon genre de maladie n’est pas précisément un médecin, mais un planteur, et l’un des plus notables de Sumatra, M. Culverton Smith, aujourd’hui de passage à Londres. La maladie dont je parle s’étant un jour déclarée dans ses plantations, en l’absence de toute aide médicale il en entreprit lui-même l’étude. Je le sais très méthodique, je n’ai pas voulu vous laisser partir avant six heures, certain que vous ne le rencontreriez pas plus tôt chez lui. Si vous pouviez obtenir qu’il vînt, qu’il nous admît à profiter de son expérience unique, puisqu’il s’agit d’un mal dont l’étude est sa chère marotte, il m’apporterait assurément un utile secours.

Je donne tout d’un trait le discours d’Holmes ; dans la réalité, il était haché de longs efforts respiratoires et de ces contractions de mains qui décelaient sa souffrance. Son aspect avait d’ailleurs bien empiré durant les quelques heures que je venais de passer près de lui. Les taches hectiques s’accusaient davantage sur ses joues ; ses yeux brillaient d’un éclat plus vif au fond de creux plus sombres ; une sueur froide perlait sur son front. Pourtant il gardait dans ses propos son enjouement et sa vaillance ordinaires, il entendait se dominer jusqu’au bout.

— Vous lui direz très exactement dans quel état vous m’avez laissé, continua-t-il. Vous lui expliquerez bien l’impression que je vous fais : celle d’un homme qui se meurt… qui se meurt et qui délire. Car je ne vois pas pourquoi le fond de la mer tout entier serait autre chose qu’une masse solide d’huîtres, tant ces mollusques semblent prolifiques ! Mais je divague… Quel étrange phénomène que le contrôle du cerveau par le cerveau ! Où en étais-je, Watson ?

— Vous me donniez vos instructions pour M. Culverton Smith.

— Ah oui ! je me rappelle. Tâchez de le convaincre, Watson. Nous ne sommes pas, lui et moi, dans de très bons termes. Il avait un jeune neveu. Cet enfant vint à mourir dans de terribles circonstances. Je flairai une vilaine histoire. Culverton Smith m’en a gardé de la rancune. Il s’agit de l’amadouer, Watson. Demandez, priez, usez de tous les moyens pour qu’il vienne. Lui seul peut me sauver, lui seul !

— Je vous l’amènerai dans un cab, dussé-je l’y fourrer de force !

— Ne faites rien de semblable. Décidez-le. Puis revenez avant lui. Invoquez un prétexte quelconque pour ne pas l’attendre. C’est un point que je vous recommande, Watson. Pas d’inadvertance. Évidemment, toutes les créatures ont des ennemis naturels qui limitent leur développement. Nous avons, vous et moi, Watson, joué notre rôle. Le monde sera-t-il envahi par les huîtres ? Non, non, horrible !

Je le quittai emportant l’image d’une magnifique intelligence réduite à des balbutiements enfantins. Il m’avait tendu la clef, que je confisquai avec joie, de crainte qu’il ne s’enfermât dans sa chambre. Mrs. Hudson m’attendait dans le corridor, en pleurs et tremblante. Derrière moi, comme je sortais, j’entendis la voix aiguë et frêle de Holmes qui chantait dans son délire. Je m’arrêtais, en bas, pour héler un cab, lorsque à travers le brouillard un homme s’approcha de moi.

— Comment va M. Holmes, monsieur ? me demanda-t-il.

C’était une de mes vieilles connaissances, l’inspecteur Morton, de Scotland Yard, en tenue bourgeoise.

— Il est au plus mal, répondis-je.

L’inspecteur me regarda d’un air singulier. Si ce n’eût été l’accuser d’une méchanceté diabolique, j’aurais cru que la lueur du réverbère me le montrait rayonnant de joie.

— C’est ce qu’il m’avait semblé comprendre, fit-il.

Mais la voiture arrivait, je le plantai là.

Lower Burke Street était une rangée de beaux immeubles sur cette vague frontière qui sépare Notting Hill de Kensington. La maison devant laquelle le cabman m’arrêta avait un air d’aimable et modeste « respectabilité » avec ses vieux balcons de fer, sa lourde porte à deux battants et ses cuivres polis. Elle s’accordait à la solennité du maître d’hôtel qui s’encadra dans le rayonnement rose d’une lampe électrique.

— Oui, M. Culverton Smith est là. Le docteur Watson ? Très bien, monsieur. Je vais remettre votre carte.

Mon humble nom et mon titre parurent ne pas faire grande impression sur M. Culverton Smith. Par l’entrebâillement de la porte, j’entendis une voix criarde, colère, perçante.

— Quel est cet individu ? Que désire-t-il ? Pardieu, Staples, combien de fois ne vous ai-je pas dit que je voulais qu’on me laissât la paix pendant mes heures d’étude ?

Puis ce furent des explications susurrées par le maître d’hôtel, qui essayait d’apaiser son maître.

— Non, ma foi, je ne le verrai pas, Staples. Je n’admets pas qu’on interrompe ainsi mon travail. Dites que je ne suis pas là, qu’on repasse demain matin, si vraiment on tient à me voir.

Nouveaux susurrements du maître d’hôtel, et :

— Portez-lui ma réponse. Il peut revenir demain matin ; sinon, qu’il me laisse tranquille, je n’ai pas à être dérangé quand je travaille.

Je pensai à Sherlock Holmes s’agitant sur son lit de souffrance, attendant le secours que je devais lui amener, et peut-être comptant les minutes. Ce n’était pas le moment de s’attarder aux cérémonies. Sa vie dépendait de ma promptitude. Avant que le maître d’hôtel ne m’eût transmis la réponse de son maître, j’étais passé devant lui et j’entrais dans la chambre.

Un cri de fureur m’accueillit, un homme se leva d’un fauteuil près du feu. Je vis une grande figure jaune, bouffie, à la peau grenue, au double menton, et deux yeux gris sombre, menaçants, embusqués par-dessous d’épais sourcils roux. Une tête puissante, chauve, portait une petite calotte de velours coquettement posée de côté sur sa courbe rose. Malgré l’énorme capacité du crâne, je constatai avec stupeur, en regardant de plus près, que l’homme était court de taille, frêle, rentré dans les épaules, voûté, comme les gens qui n’ont eu qu’une croissance imparfaite.

— Qu’est-ce que cela ? vociféra-t-il. Que signifie une indiscrétion pareille ? Ne vous ai-je pas fait dire que je vous verrais demain matin ?

— Mille regrets, répondis-je, mais l’affaire dont il s’agit ne souffre aucun délai. M. Sherlock Holmes…

Le nom de mon ami eut un extraordinaire effet sur le petit homme. L’expression de fureur disparut instantanément de son visage, ses traits s’immobilisèrent, il marqua la plus vive attention.

— Vous venez de la part de M. Holmes ? fit-il.

— Je le quitte à peine.

— Qu’y a-t-il donc ? Comment est-il ?

— Très gravement malade. Et c’est ce qui m’amène près de vous.

Il m’offrit un siège, puis s’en fut reprendre le sien.

À ce moment, j’entrevis sa figure, le temps d’un éclair, dans la glace qui surmontait la cheminée, et j’aurais juré qu’il y passait un sourire d’une abominable malice ; mais je me persuadai que c’était là simplement une contraction nerveuse, car à l’instant même il se retournait vers moi d’un air de sincère intérêt.

— Je suis désolé de ce que vous m’apprenez, dit-il. Je ne connais M. Holmes que pour avoir eu avec lui quelques rapports d’affaires ; mais je professe une grande estime pour ses talents et son caractère. Il poursuit le crime comme moi la maladie. À lui le coquin, à moi le microbe. Voici mes prisons…

Ce disant, il désignait un certain nombre de flacons et de bocaux rangés à côté de lui sur une table.

— Parmi ces cultures gélatineuses, quelques-uns des pires ennemis de l’humanité sont en train de « faire leur temps ».

— C’est parce qu’il connaît votre compétence spéciale que M. Holmes voudrait vous voir. Il a de vous une haute opinion et considère qu’il n’y a que vous à Londres pour lui venir en aide.

Le petit homme sursauta, sa calotte glissa de sa tête.

— Comment cela ? Comment M. Holmes pense-t-il que je puisse l’aider dans ses ennuis ?

— À cause de votre expérience en matière de maladies orientales.

— Mais d’où vient qu’il attribue un caractère oriental à sa maladie ?

— De ce que certaines recherches professionnelles l’ont obligé de travailler parmi des marins chinois dans les docks.

M. Culverton Smith fit un aimable sourire, et se penchant pour relever sa calotte :

— En vérité ? dit-il. J’espère pourtant que l’affaire est moins grave que vous ne le supposez. Depuis combien de temps M. Holmes est-il malade ?

— Depuis trois jours environ.

— Et il délire ?

— Par moments.

— Oh, oh ! voilà qui paraît sérieux. Il serait inhumain de ne pas répondre à son appel. Je n’aime pas qu’on me dérange dans mon travail, docteur Watson ; mais il s’agit d’un cas exceptionnel, je vous suis.

Je me rappelai la recommandation d’Holmes.

— J’ai une autre course à faire, dis-je.

— Très bien. J’irai seul. J’ai dans mes papiers l’adresse de M. Holmes. Comptez sur moi : je serai là, au plus tard, dans une demi-heure.

Le cœur me manquait au moment où je rentrai dans la chambre d’Holmes, je pouvais redouter le pire : à mon grand soulagement, son état s’était amélioré en mon absence. Sa mine était toujours effrayante ; mais s’il parlait d’une voix encore faible, le ton en était plus cassant, plus net que jamais.

— Eh bien, vous l’avez vu, Watson ?

— Oui, dis-je. Il arrive.

— Admirable, Watson, admirable ! Vous êtes la perle des messagers.

— Il voulait venir avec moi.

— Ça, c’était ce qu’il ne fallait pas, Watson, ce qui ne se pouvait pas. Vous a-t-il demandé où j’ai pris ma maladie ?

— J’ai déclaré que c’était parmi les Chinois de l’East-End.

— À merveille, Watson ! Vous avez fait tout ce qui était dans les moyens d’un ami. À présent, vous pouvez disparaître.

— Je dois attendre afin de savoir ce qu’il pense, Holmes.

— Bien entendu. Mais j’ai des raisons de présumer que son opinion sera beaucoup plus franche et plus précieuse s’il croit parler sans témoins. Il y a juste une place derrière la tête de mon lit, Watson.

— Mon cher Holmes !

— Je n’en vois pas d’autre. Cette chambre se prête mal à cacher les gens. Tant mieux, du reste, on ne se méfie pas. J’imagine que le coin que voilà fera notre affaire.

Mais il se dressa soudain, attentif, raide, farouche.

— Un bruit de roues… Allons, vite, Watson ! Pour l’amour de moi ! Et ne bougez pas, quoi qu’il arrive… vous entendez, quoi qu’il arrive ! Pas un mot ! Pas un mouvement ! Écoutez seulement de vos deux oreilles !

Puis l’énergie si brusquement recouvrée l’abandonna, sa parole autoritaire, décidée, se perdit dans les vagues et sourds bégaiements du délire.

De la cachette où je m’étais prestement faufilé, j’entendis des pas résonner dans l’escalier ; la porte de la chambre s’ouvrit et se referma ; et, là-dessus, à ma grande surprise, il se fit un long silence, que coupaient seuls les halètements du malade. J’imaginai que le visiteur, penché sur Holmes, l’examinait. Enfin, la voix de Culverton Smith dissipa ce calme.

— Holmes ! cria-t-il, du ton d’un homme qui cherche à réveiller un dormeur ; Holmes ! m’entendez-vous, Holmes ?

Une sorte de bruissement suivit cet appel, comme si l’on secouait le malade par l’épaule.

— Est-ce vous, monsieur Smith ? chuchota Holmes. Je n’osais pas espérer que vous viendriez.

L’autre se mit à rire.

— Je m’en doute, fit-il. Et pourtant, vous voyez, je suis là. Je rends le bien pour le mal, Holmes, le bien pour le mal !

— C’est tout à fait bon, tout à fait noble de votre part. J’apprécie vos connaissances particulières.

Le visiteur ricana.

— En effet. Heureusement que vous seul pouvez les apprécier à Londres. Savez-vous bien quelle maladie vous avez ?

— La même, dit Holmes.

— Ah ! vous reconnaissez les symptômes ?

— Trop bien.

— Ma foi, cela ne m’étonnerait pas, Holmes, non, cela ne m’étonnerait pas que votre maladie fût la même. Triste perspective. Le pauvre Victor était mort le quatrième jour. Un garçon plein de vie, robuste !… Évidemment, c’était, comme vous le disiez, une chose bien curieuse qu’il eût contracté en plein cœur de Londres une maladie asiatique si peu courante, et qui avait fait si particulièrement l’objet de mes études. Bizarre coïncidence, Holmes. Ce fut très malin à vous de vous en rendre compte, mais peu charitable d’y voir tout ensemble une cause et un effet.

— Je savais à quoi m’en tenir.

— Vous le saviez ? Du moins, vous ne pouviez le prouver. Et que pensez-vous de vous-même qui, après avoir répandu sur moi mille méchantes imputations, vous traînez aujourd’hui à mes pieds en implorant mon aide ? Quelle plaisanterie est-ce là ?

J’entendis la respiration rauque du malade.

— À boire ! fit-il d’une voix étouffée.

— Vous approchez de votre fin, mon ami, continua Culverton Smith ; mais vous ne vous en irez pas sans que je vous aie dit deux mots. C’est pourquoi je vous donne à boire. Voilà. Ne répandez pas l’eau sur vous. Me comprenez-vous bien ?

Holmes gémit.

— Faites pour moi ce que vous pourrez, murmura-t-il ; que le passé reste le passé ! Ce que vous m’aurez dit, je l’effacerai de ma mémoire, je vous le jure. Guérissez-moi, et j’oublierai tout.

— Tout quoi ?

— La mort de Victor Savage. Vous avez bien voulu tantôt y reconnaître votre œuvre, je l’oublierai.

— Oubliez-le ou souvenez-vous-en, cela revient au même. Je ne vous vois pas dans le box des témoins. Le box qui vous attend a une autre forme, mon bon Holmes, je vous assure. Il ne m’importe guère que vous sachiez la façon dont mon neveu est mort. Ce n’est pas de lui que nous parlons, c’est de vous.

— Oui, oui…

— Votre messager, dont je ne me rappelle plus le nom, m’a dit que vous aviez contracté votre maladie parmi les marins de l’East-End ?

— Autant qu’il me semble.

— Vous êtes fier de votre intelligence, vous vous jugez malin, n’est-ce pas ? Vous avez trouvé votre maître. Demandez à vos souvenirs s’il ne pourrait y avoir aucune autre explication de votre mort ?

— Mais je n’ai plus d’idées. Ma tête est partie. Au nom du ciel, venez à mon aide !

— J’y viens, à votre aide ! Je veux vous aider à comprendre où vous en êtes, et comment vous en êtes là. J’aimerais à ne pas vous laisser mourir dans l’ignorance.

— Donnez-moi quelque chose qui me soulage.

— Vous souffrez ? Oui, d’ordinaire, les coolies finissent dans des hurlements. Ce que vous éprouvez, c’est comme une crampe, je suppose ?

— Précisément, une crampe…

— Elle ne vous empêche pas d’entendre ce que j’ai à vous dire. Écoutez bien. Vous rappelez-vous un incident peu banal survenu dans votre vie au moment où les premiers symptômes du mal se manifestèrent ?

— Non. Je ne me rappelle rien.

— Réfléchissez.

— Je n’ai pas la force de réfléchir.

— N’avez-vous rien reçu par la poste ?

— Par la poste ?

— Une boîte, peut-être.

— Je m’évanouis… je m’en vais…

— Écoutez-moi, Holmes.

Il me sembla de nouveau qu’on secouait le moribond ; j’eus peine à rester dans ma cachette.

— Vous devez m’entendre. Vous m’entendrez. Ne vous souvient-il pas d’une boîte ? d’une boîte d’ivoire ? C’est mercredi que vous l’avez reçue. Vous l’avez ouverte, rappelez-vous ?

— Oui, oui, je l’ai ouverte… Il y avait dedans un ressort effilé… Plaisanterie…

— Plaisanterie ? Non pas. Vous l’apprendrez à vos dépens. Fou que vous êtes ! Qui donc vous demandait de traverser mon chemin ? Je ne me serais pas attaqué à vous si vous m’aviez laissé tranquille.

— Je me souviens, balbutia Holmes. Le ressort !… Il me piqua… Du sang jaillit. La boîte est là, tenez, sur la table…

— Eh ! by George ! c’est elle-même. Autant vaut-il que je l’emporte. Avec elle s’en ira votre dernière preuve. Mais vous pouvez mourir maintenant, vous savez que je vous ai tué. Vous étiez trop renseigné sur la fin de Victor Savage, c’est pourquoi vous allez partager son sort. Vous voici à vos derniers instants, Holmes. Je m’assieds pour les attendre.

La voix de Holmes avait décru jusqu’à n’être plus qu’un murmure imperceptible.

— Quoi ? Que demandez-vous ? dit Smith. Que je remonte le gaz ? Ah ! les ombres commencent à descendre ? Soit, je le remonte. Je vous verrai mieux.

Et Smith traversa la chambre, qui subitement s’éclaira.

— Si je puis vous rendre encore quelque petit service…

— Passez-moi une cigarette et du feu !

Telles furent ma surprise, ma joie, que je faillis pousser un cri : Holmes parlait de sa voix naturelle, un peu affaiblie, mais revenue à son timbre familier. Il y eut une pause : je sentis que Culverton Smith, ébahi, considérait mon ami en silence.

— Que veut dire ceci ? demanda-t-il enfin, d’une voix sèche et âpre.

— La meilleure façon de jouer un rôle, c’est de ne faire qu’un avec lui, dit Holmes. Je vous donne ma parole que, depuis trois jours, je n’ai absorbé quoi que ce soit jusqu’au moment où vous avez eu la bonté de me donner à boire. Mais c’est encore le tabac qui me manquait le plus. Ah ! voilà des cigarettes !

J’entendis un bruit d’allumette grattée.

— Cela va déjà mieux. Tiens, tiens ! des pas… Serait-ce un ami qui m’arrive ?

En effet, des pas résonnaient au dehors. La porte s’ouvrit. L’inspecteur Morton apparut.

— Tout est dans l’ordre, lui dit Holmes, et je vous présente votre homme.

L’inspecteur exhiba ses pouvoirs.

— Je vous arrête, dit-il à Culverton Smith, pour présomption d’assassinat d’un nommé Victor Savage.

— Et vous pouvez ajouter : « Pour tentative de meurtre sur la personne d’un nommé Sherlock Holmes, » fit observer en riant mon ami. « Afin d’épargner une fatigue à un malade, M. Culverton Smith a eu la bonne grâce de vous donner lui-même, en remontant le gaz, le signal convenu. À propos, votre prisonnier a dans la poche droite de sa veste une petite boîte qu’il conviendrait de lui enlever. Merci. À votre place, je la manierais prudemment. Posez-la par ici. Elle peut avoir à fournir son témoignage.

Mais alors j’entendis le bruit d’un bond, que suivit le bruit d’une lutte ; puis un tintement de métal, puis un cri de douleur.

— Vous ne réussirez qu’à vous faire du mal, dit l’inspecteur. Voulez-vous rester tranquille ?

Et des menottes cliquetèrent en se fermant.

— Joli traquenard ! hurlait Culverton Smith. Ce n’est pas moi, c’est vous, Holmes, que cette affaire mènera devant les assises. Il demandait mes soins ; j’ai eu pitié de lui, je suis venu. Et maintenant, sans doute, à l’appui de ses ridicules soupçons, il va me prêter tous les aveux imaginables. Mentez autant qu’il vous plaira, Holmes, ma parole vaut toujours la vôtre !

— Juste ciel ! et moi qui oubliais !… s’écria Holmes. Mon cher Watson !…

À ces mots, je m’élançai hors de ma cachette.

— Dire, continua mon ami, que je ne pensais plus à vous ! Inutile que je vous présente à M. Smith ; vous l’avez déjà vu dans la soirée. Votre cab attend-il à la porte ? Le temps de me vêtir et je vous suis, car il se peut que j’aie affaire au poste de police. Tout en vaquant à sa toilette, il prit, pour se remettre, quelques biscuits et un verre de bordeaux.

— Jamais je n’en avais eu tant de besoin, dit-il. Cependant, à cause de l’irrégularité de mes habitudes, un exploit de ce genre devrait moins me coûter qu’à la plupart des gens. Il importait que Mrs. Hudson fût bien convaincue de la gravité de mon état pour qu’elle fît passer en vous cette conviction, et vous-même en cet individu. Cela ne vous blesse pas, Watson ? Vous conviendrez que la dissimulation n’est point de vos talents ; si vous aviez partagé mon secret, vous n’auriez pas su représenter assez fortement à Smith l’urgente nécessité de sa présence ; or, c’était le point vital de ma combinaison. Sachant la nature vindicative du personnage, j’étais certain qu’il viendrait contempler son œuvre.

— Mais votre mine, Holmes ? Mais cette figure défaite ?

— Trois jours de jeûne absolu, de la vaseline sur le front, de la belladone dans les yeux, du rouge sur les pommettes, des croûtes de cérat blanc autour des lèvres, voilà quelques moyens de produire un effet très satisfaisant. Enfin, par-ci par-là, quelques propos désordonnés sur les huîtres jouent heureusement le délire.

— Mais pourquoi ne m’avoir pas laissé vous approcher, puisque le danger de contagion n’existait pas ?

— Pensez-vous, mon cher Watson, que j’aie si peu de respect pour vos talents médicaux ? Je savais bien que vous ne condamneriez pas un malade chez qui ne se manifestait ni accélération du pouls ni montée de température. À quatre yards, je pouvais parvenir à vous tromper ; si je n’y parvenais pas, qui donc jetterait Smith entre mes griffes ? Non, Watson, je ne voulais pas vous laisser toucher à cette boîte. En la regardant de côté, vous apercevrez le ressort aigu qui, si vous poussiez le couvercle, remonterait comme un crochet de vipère. Je ne crains pas de l’affirmer, c’est une invention de ce genre qui a causé la mort du pauvre Victor Savage, coupable de s’interposer entre ce monstre et un héritage. Vous n’ignorez pas que j’ai une correspondance variée, et je me méfie un peu des paquets qui m’arrivent. Il m’apparut toutefois qu’en donnant à Smith l’illusion d’avoir réussi dans sa tentative, je lui arracherais peut-être, par surprise, un aveu. C’est la petite comédie que j’ai jouée. Merci, Watson. Quand nous en aurons fini au poste de police, je crois qu’un dîner au Simpson ne nous fera point de mal.