(Tome 114p. 305-315).

YELE

Mœurs Jugo-Slaves


Les étoiles luisaient encore, quoiqu’il fut quatre heures du matin, au-dessus d’un coin de Raguse qui semblait s’isoler du reste de la ville. L’église de Saint-Blaise, la tour de l’Horloge et l’arête crénelée du palais municipal, émergeant du plan des toits et des terrasses mornes, profilaient leurs silhouettes dans une coupole lointaine. Les femmes des environs, apportant au marché des paniers de concombres, de figues et de pastèques, secouaient le reflet de leurs lanternes sur les dalles polies du Stradone, entre deux lignes hautaines de maisons grandies par l’obscurité. Elles causaient à mi-voix, laissant perler le babil de la fontaine sculptée par Onofrio de la Cave depuis des siècles mêlant à tout son imperturbable bonhomie, sous son ciselé de pure Renaissance.

Derrière l’église, une servante poussa la devanture d’un petit cabaret, et quelques clients, silencieusement sortis des ruelles avoisinantes, s’attablèrent, guettant le café chaud qui sortirait du fourneau. Parmi des portefaix en costume levantin, le menu peuple des passagers du premier bateau, des paysannes chavirant les tabourets de leurs cottes pesantes, un vieillard, de mine à la fois benoîte et rusée considérait la lampe, en caressant un agneau sur ses genoux. Plusieurs le saluèrent du geste. C’était le plus fidèle habitué du cabaret, où il commençait régulièrement sa journée d’industries inoffensives et subtiles ; tantôt sacristain-amateur, quêtant à domicile pour les paroisses de Raguse, quand c’était la fête de quelque Saint populaire ; tantôt mettant en loterie un produit des basses-cours ou des étables du voisinage, qu’il faisait toucher de porte en porte aux enfants, pour que la ménagère lui prit un billet d’un sou.

Un groupe de Canaleses[1] entra ; elles étaient fatiguées et s’assirent pesamment. Le regard doucement insignifiant du sacristain-amateur s’arrêta sur elles. Mais sitôt après il le détourna vers la lampe, et l’y tint fixé, comme si le café devait tomber du plafond.

Elle était pourtant bien jolie, celle qui le frôla pour gagner une chaise vers laquelle l’attiraient du doigt deux vigoureux compagnons. Une coiffe plissée, par-dessus le béret plat rouge et or, semblait, autour de son frais visage, le feston d’un délicat coquillage ; ses cils remuaient doucement sur de grands yeux surpris et comme chargés des vapeurs aromatiques du matin.

— « Viens, Yele, fit l’un des hommes. Nous attendrons ici le jour. Comme tu es fatiguée ! » — Il détira lui-même des membres vigoureux et passa la main sur une chemise neuve, puis sur son costume de drap bleu fin, qui, de la tête aux pieds, semblait encore luisant des derniers apprêts du tailleur.

Elle chercha à sourire, mais ses lèvres tremblèrent.

— « Bois, reprit-il, en lui tendant la tasse brûlante, et si tu veux — il ajouta ces mots d’une voix plus basse — je t’offrirai le cadeau des fiançailles…

— Mais pas ici, Niko, je pense ?

— Non certes, dit l’autre gars. Ma vieille cousine Djive est prévenue. C’est une femme de bien, qui demeure dans la Calle larga. Elle sait que vous avez à vous parler. Je vous emmènerai chez elle, et vous vous expliquerez avec Niko.

Elle se mit à boire, penchant sur la tasse ses traits réguliers, et avança le coude sur la table, avide de recueillement et de chaleur.

C’est la veille au soir seulement que Yele s’est décidé.

Seule, la vieille tante qui lui tient lieu de mère sait qu’elle a quitté sur le tard leur maison de Mihanici, pour éviter les passants bavards et se trouver avant l’aube au rendez-vous que lui a donné le riche Niko. Niko, fils de paysan comme elle, mais depuis vingt ans absent du village, a pu amasser, comme beaucoup de ses compatriotes, un pécule en Amérique ; aisé, robuste encore, assuré de trouver une djevoika[2] parmi les plus jolies filles de la contrée, il est revenu depuis peu, pour prendre femme et se bâtir une maison sur quelqu’une de ces croupes boisées d’oliviers où filtre, en toute saison, la tiédeur de la vallée et qui reçoivent l’ombre des montagnes. Il l’a connue, en dansant le Kolo à Grudda, l’a sue sage et laborieuse avenante, il en a pu juger, et le lui a dit. C’est pourquoi il l’a priée de venir se lier à lui, par la parole et par le cadeau, à Raguse où les filles de la campagne se promettent à leurs amoureux, avant de leur donner la main devant les gens du village.

Elle a marché toute la nuit, sous sa bure bleue d’hiver. Mais ni l’air frais, ni le parfum des plantes n’ont desserré de son front le cercle d’inquiétude et de détresse.

C’est qu’elle n’aime guère le riche Niko et craint qu’il ne soit un maître fier. C’est aussi qu’elle pense à l’autre et que, fille de bien, elle ne se sent déjà plus libre de cœur et en loyauté.

L’année passée, comme elle brodait, dans le champ de Kostrava, en chantant :

Es-tu belle, ma broderie
Garde-toi de te déchirer,
Que t’use la pauvre fille
Qui n’a plus père ni mère…

Voilà que passe Mato Kovacic, le fusil sur l’épaule, fredonnant aussi :

— Dieu te garde, jeune fille, dit-il en s’arrêtant net.

— Puisse-t-il te donner du bien, jeune homme. D’où viens-tu ?

— Je vais à la chasse (et il tirait sa moustache d’un air malicieux) ; je vais chercher un oiseau— sauvage ou apprivoisé.

Elle avait souri finement et répondu :

— Je te souhaite plutôt d’en prendre un sauvage. Celà ferait ton souper.

— Bah ! le sauvage est de peu de durée ; l’apprivoisé serait pour la vie.

— Ne te vante point ainsi, lui disait-elle, se sentant subitement heureuse et prête à chanter longtemps.

— Pourquoi pas ? Je suis jeune, et il ne tient qu’à toi que nous nous fiancions.

Elle avait ri, alors, et ne pouvait plus s’arrêter, tant qu’il dût partir, lui arrachant la promesse de la revoir la semaine suivante.

Comme elle s’était bien habillée, ce jour-là, de sa plus belle broderie de soie, laissant passer des boucles folles sous le béret, empesant le mouchoir coquillé avec soin, pour qu’il ne fût pas dit en vain que les Canaleses de Mihanici sont de jolies fées !

Ils s’étaient retrouvés dans le champ de Kostrava, devant la haie des mûres. Et comme ils se sentaient beaux tous deux, ils se le dirent du regard.

Tu en as parlé à quelqu’un, fit-il, en suivant une boucle qui riait toute seule.

— À personne.

— Es-tu de parole et veux-tu que nous nous fiançions ?

— Je serai de parole, si la tienne est bonne.

— Elle l’est.

— Alors, viens chez ma vieille tante, pour que vous vous expliquiez. Et je le veux bien ainsi — si c’est le destin de Dieu.

Yele rouvrit les yeux. C’est que l’histoire était finie. Ils ne s’étaient plus revus : elle l’avait attendu en vain. Depuis, elle endormait son chagrin en travaillant la terre avec plus de force, évitant de regarder les hommes trompeurs.

Maintenant Niko la couvrait de son regard tranquille. — Voici le jour, disait sa voix — la même qui avait su s’insinuer et l’attirer à ce rendez-vous, mi-vaincue. Et il ajouta :

— Viens chez Djive ; j’ai à t’offrir le petit cadeau.

Ils enfilèrent une ruelle serrée entre de hautes maisons et patientèrent quelques instants devant une porte massive, dont le marteau résonna sèchement sous la main de l’ami de Niko. La vieille Djive parut, à la plus haute fenêtre, au-dessus d’un couple de draps qui se balançaient le long des cordes transversales ; une grimace obligeante leur fit signe qu’elle allait ouvrir.

Yele s’engagea la première dans un escalier de pierre, très raide, frôlant au passage la margelle armoriée d’un de ces puits qui ornent l’atrium de toutes les vieilles maisons aristocratiques ragusaines. Sur le dernier palier, Djive les attendait, la main au loquet de la porte entr’ouverte.

Fala bogu,[3] fit-elle… La djevoika a fait bon voyage. Je vous ai préparé un petit café. — Et comme elle s’effaçait devant Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/316 Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/317 Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/318 Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/319 Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/320 Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/321 pareil défaut ne vienne plus ; je ne l’ai pas pris pour tel ; qu’il retourne à la djevoïka abandonnée, et moi à qui Dieu me donnera.

— Tu rendras les cadeaux, je pense ?

— Mon garçon, emporte-les ; j’attendais que tu les vinsses chercher plus tôt.

Niko remporta ses cadeaux sans grand chagrin ; il pensait qu’il bâtirait d’abord sa maison et qu’il trouverait ensuite aisément une autre djevoïka.

Mato prépara les siens pour l’heure du couchant. C’étaient un cochon de lait, du café, du sucre et du savon pour le ménage de sa fiancée. Selon la coutume, un de ses voisins les porta en solennité sur sa mule. Une heure après, il frappait en personne à la porte des Gjukan, accompagné de son père, de son parrain et de son frère d’armes. Yele se laissa ceindre par lui un singjir[4], qui pendait à une longue chaine. Elle était grave et pourtant rayonnante, montrant à son fiancé plus de réserve qu’au champ des mûres — peut-être parce qu’elle sentait que leur bonheur ne courait plus aucun danger.


Christiane SOLVEJGS.

  1. Femmes de la vallée de Canali, entre Raguse et les Bouches de Cattaro.
  2. Fiancée.
  3. Littéralement : Merci à Dieu.
  4. Couteau d’argent ciselé.