La Nouvelle Revue/114/La Moitié de poire

(Tome 114p. 668-682).

LA MOITIÉ DE POIRE


Les hasards professionnels avaient réuni dans cette grande ville parlementaire, universitaire et militaire deux anciens camarades de collège, demeurés en relations d’amitié quoique, ou peut-être parce que très dissemblables de caractère et d’état.

Tous deux originaires de ce beau coin de France qu’est le riche et riant Beaujolais, pays gaulois où la race est généreuse comme la terre féconde, Pierre Larive était le fils d’un professeur libre qui enseignait les mathématiques chez les jésuites de Montgré, à quoi il devait d’y avoir fait ses classes côte à côte avec Jacques de Montdauphin. Bien découplé, fort, adroit et brave, celui-ci s’était constitué le champion de l’autre, chétif, gauche, myope et timide, lequel en échange lui donnait des tuyaux pour ses thèmes et ses versions. Car, doué d’une intelligence très suffisante, Jacques avait extrêmement peu de goût pour ce qui s’apprend dans les livres, et de l’activité seulement pour la vie physique, alors que Pierre était tant l’opposé.

Leurs vocations se déterminèrent en exacte conformité avec leurs natures, comme avec leurs situations de fortune et de famille. De chez les pères de la rue de Madrid, où ils firent leur dernière année d’études, l’un entra à Saint-Cyr, l’autre à l’École normale, section des lettres. Ensuite la vie les sépara. Après Saumur, le sous-lieutenant s’en fut aux spahis, puis guerroya au Tonkin, d’où il revint avec une glorieuse blessure, pansée par un bout de ce ruban qu’on a voulu rouge parce qu’il doit être ramassé dans le sang. La garnison idéale de Saint Germain lui fut un baume à l’ennui des petits trous d’Afrique, aux fatigues et aux périls des campagnes d’Asie, jusqu’au troisième galon qui le classa capitaine en second au 37e chasseurs.

Le professeur avait fait son chemin avec non moins de distinction que le soldat, passant son agrégation haut la main, chargé d’emblée de la rhétorique d’un grand lycée de province, et, avant trente ans, titulaire de la chaire de littérature française à la Faculté de X… C’est là que les deux amis se retrouvèrent.

Hommes, ils s’étaient affirmés dans le sens indiqué chez les collégiens. Pierre Larive, petit gringalet, chafouin, mal tourné, déjà un peu chauve, le regard pénétrant derrière le lorgnon et le sourire narquois dans une barbe clairsemée rachetant seuls la pauvreté physique qu’accentuait encore l’inélégance de sa tenue. Un cérébral pur, déséquilibré dans le sens intellectuel, les muscles abolis par les nerfs, avisé et subtil, de l’esprit comme un singe, sceptique comme le diable, un orgueil d’enfer engendrant cette timidité qui résulte du désaccord entre ce qu’on est et ce qu’on paraît, rendu sauvage par le sentiment de son défaut d’éducation première, s’alliant à la sourde vanité de briller dans le monde ; un corrompu de tête, que faisaient chaste le dégoût des amours de bas lieu et l’incapacité à plaire aux femmes qu’il eût convoitées ; l’intuition et l’appétit de toutes les jouissances, s’aigrissant dans l’austérité nullement volontaire d’une existence retirée et laborieuse ; un âpre désir de devenir quelqu’un, bouillonnant au fond d’une âme impatiente de la mesquinerie de son milieu, de l’obscurité de son nom, de cette honorabilité médiocre et terne des situations provinciales.

Quand leur valeur n’est pas à la taille de leurs ambitions, ces natures là font les ratés, les réfractaires, les anarchistes moraux, virus de l’humanité sur laquelle ils déchaînent la rage. Mais Pierre croyait se sentir de force à maîtriser la fortune le jour où elle passerait à portée de sa main. Et sa confiance en soi, qui quelquefois cependant se décourageait faute de voir par quelle mèche il accrocherait au passage la sagace déesse, le gardait de s’égarer dans cette voie mauvaise. Il souhaitait trop ardemment se faire dans la société une place éclatante pour la vouloir démolir. Si jamais tout espoir venait à être perdu, il serait alors temps de se brouiller avec elle. Pour le moment, il observait, il notait, il réfléchissait, il attendait.

Combien simple, en regard de ces complexités, le caractère du soldat. Grand et beau mâle sous poil alezan, la moustache fière, l’œil clair comme basilic, les dents éblouissantes entre les lèvres vermeilles, les épaules larges, les flancs évidés et la jambe nerveuse du parfait cavalier, non sans analogie, dans sa grâce virile et sa vigueur enveloppée d’élégance, avec ce superbe animal de force et de souplesse qu’est l’étalon de pur sang. Impeccablement correct et d’un chic superlatif, sans l’ombre de snobisme, de prétention ni de morgue, il évoluait dans la vie avec l’aisance tranquille de qui se sait l’assiette sûre et les aplombs solides. Plus d’escrime que de lettres et d’hippiatrique que de philosophie, mais cette culture superficielle que donne le commerce du monde, la cervelle étroite mais le cœur chaud, tout honneur et gentilhommerie, une rectitude d’esprit un peu simpliste, passant à travers les idées droit et net comme sa lame.

La haute et belle mine de Jacques de Montdauphin lui valant parmi les honnestes dames de brillantes conquêtes, tandis fortune très ronde lui permettait de céder à toutes les tentations des amours vénales, c’est précédé d’une réputation fort galante qu’il était arrivé à X… Elle n’était point usurpée. Cependant l’en- traînement du milieu et des circonstances plutôt que du tempéra- ment avait fait de lui un viveur. En réalité, il était de l’étoffe de ces maris aimables, un peu légers, qu’avec de l’application et de l’adresse, une femme peut retenir sans trop de peine. Et il n’est pas plus charmant que ces papillons enchaînés.

Quiconque a habité le chef-lieu de ce département, qu’afin de ne désobliger personne nous appellerons « Saône et Garonne », vous dira que c’est traditionnellement la plus maussade des grandes villes de province. Quoi que prétendent les Parisiens, il y en a où l’on s’amuse — avec plus de calme sans doute et plus d’intimité que chez eux, mais cela a son genre d’agrément. À X… au contraire, de tout temps l’ennui a été profond. C’est dans l’air. Une aristocratie extraordinairement collet-monté, une bourgeoisie incroyablement morose, enveloppées d’un voile de cette dévotion chagrine qui étouffe la joie de vivre et pour un peu reprocherait à Dieu le soleil d’or et le ciel d’azur, la musique, le rire, les parfums, les fleurs, tout ce qui nous donne la foi, le courage et l’amour.

Dans cette atmosphère languissante et morne se fige le monde plus vivant de l’armée et des administrations publiques. Et puis, est-ce parce qu’il y a un sort sur cette malheureuse ville, ou plutôt à cause que quiconque est un peu dans le train la fuit comme la peste, ces éléments étrangers eux-mêmes semblent triés sur le volet pour se conformer à l’ambiance. Les préfets y sont presque toujours « des gens qu’on ne peut pas voir », les généraux sont garçons, ou bien leur femme ne vient pas s’y installer ; nombre de magistrats et de hauts fonctionnaires sont du pays, et empaillés en conséquence ; les régiments sont mal pourvus en jeunes ménages gais et en célibataires aimables. Si, de par la volonté des ministres, y échouent quelques personnes d’humeur sociable, elles se découragent bien vite dans leurs tentatives pour galvaniser cette torpeur, et elles n’y font pas long feu.

La mondanité est réduite à sa plus simple expression, à peu près tout l’effort portant sur des diners aussi excellents que mortels. Deux théâtres plus que médiocres, car il n’est pas de bon ton d’y aller, et lasse de n’y rencontrer que soi, la garnison même n’y fréquente guère. On pense si la jeunesse s’ennuie férocement à X…, les garçons ayant pour unique distraction des beuglants nauséabonds, ainsi qu’un cercle ou la culotte sévit dans des proportions très en désaccord avec l’état de leur escarcelle, les filles attendant avec impatience le mari qui leur donnera une émancipation relative et, pendant quelques mois au moins, le mouvement du voyage de noces et l’illusion d’amour de la lune de miel. Triste séjour vraiment, pour qui n’a pas, afin de se tenir compagnie, ou du génie ou de la sainteté.

Si les plaisirs légitimes et sains font si cruellement défaut, à plus forte raison y a-t-il disette de ceux que réprouve la morale. Les femmes du monde sont invraisemblablement vertueuses, quelques-unes à leur corps défendant, mais que faire ?… Il faut bien hurler avec les loups.

Trois exceptions seulement à cette austérité générale. D’abord une belle madame appartenant à la première noblesse du pays, de qui les goûts de luxe s’accordent mal avec une fortune fort réduite par le malheur des temps. Et le mari, amant aussi fervent de la dame de pique que de la dame de cœur, couvre de son pavillon une intimité fort déplacée avec le gros banquier juif de l’endroit, à laquelle, disent les méchants, il trouve aussi son compte. Aujourd’hui qu’on ne peut plus vivre du revenu de ses terres, que deviendrait-on si on ne faisait un peu travailler son capital ? Et il faut bien être conseillé, n’est-ce pas, quand on n’est point né dans la maltôte ? On est quand même en relations avec la marquise, — que voulez-vous ?… sa situation s’impose. Mais on lui revaut en propos cette coupable compromission avec les principes. C’est le gros potin local, servi aux nouveaux venus dès le débotté, et dont on rougit certes, mais non sans en tirer quelque vanité secrète, car cela prouve que la ville cependant n’est pas tellement vieux jeu. Moins éclatant parce que bourgeois, celui de la femme de l’architecte du département. Nullement lionne pauvre, celle-là ; mais des origines équivoques vaguement chuchotées elle venait de Paris sont comptables sans doute de légèretés d’autant plus scandaleuses qu’elle est fort marquée déjà, sans donner aucun signe de vouloir abdiquer. Tant bien que mal elle aussi se main- tient à flot, mais dans la société républicaine, à cause de l’influence politique de son mari.

Rigoureusement tenue en quarantaine, au contraire, du haut en bas de l’échelle mondaine où elle n’occupe qu’une modeste place, une extrêmement jolie personne mariée à l’inspecteur d’académie, vieux brave homme de pion imbécile, à la barbe de qui elle témoigne aux jeunes officiers une bienveillance toute patriotique.

Aucune de ces dames n’eut l’heur de plaire à Jacques de Montdauphin ; il avait connu mieux. Aussi ne se donna-t-il pas la peine de supplanter les titulaires de leurs bonnes grâces. C’est un bain de vertu qu’il prenait à X…, la ville par surcroît étant loin de Paris et le colonel dur à la détente des permissions. La vie sévère favorise éminemment les amitiés masculines, et disciple bien involontaire de Platon, il renoua avec Pierre Larive l’étroite intimité d’autrefois. Cela le changeait de la camaraderie du mess. Car si le capitaine trouvait que, sans le cheval et la chasse, la vie ne vaudrait pas d’être vécue, parfois cependant il se plaisait à parler d’autre chose.

Et tantôt dans le cabinet studieux encombré de livres, tantôt dans le fumoir orné d’armes et de cravaches. Pierre, une pipe aux dents, bourrée de caporal — il avait l’enfantillage de se donner ainsi quelque chose de viril, Jacques roulant indéfiniment les cigarettes de blond et doux tabac d’Orient, longuement ils devisaient. Jeunes tous deux, l’entretien souvent tombait sur les femmes, matière assurément moins familière au professeur qu’au soldat. Toutefois, chose étrange, ce chaste trahissait un libertinage d’imagination dont parfois, en riant, le viveur affectait de se scandaliser.

— C’est que, vois-tu, lui disait Pierre, et il n’est pire que ce qui vient de la tête… N’empêche, qu’en amour, la méthode expérimentale ait du bon, ajoutait-il avec une ironie qui masquait un peu d’amertume.

— On fait ce qu’on peut, concluait le capitaine. Tu es un penseur, moi je suis un soudard. Le tout est que chacun s’acquitte au mieux de ce qu’il a le goût et ses moyens de faire.

Mais bien que le soudard toujours eût la politesse de faire ressortir la supériorité du penseur, tout convaincu qu’en fût celui-ci, parfois il se surprenait une jalousie secrète de ce qu’il se croyait si certain de dédaigner. Si Jacques avait déjeûné avec lui, l’ayant écouté descendre en traînant son sabre et en faisant cliqueter ses éperons sur les marches, par la fenêtre il le suivait des yeux. L’ordonnance attendait à la porte avec le cheval, secouant impatiemment sa gourmette. Une claque amicale sous le ventre de la bête, qui en reconnaissant son maître hennissait tout bas, les naseaux gonflés, les veines tendues sous la peau satinée, comme agitée d’un frisson de plaisir et de crainte. Puis la sangle vérifiée, les étrivières rectifiées, un coup de jarret souple et vif l’enlevait au-dessus de la selle, où il retombait dans un parfait équilibre. Les rênes rassemblées d’une main légère et impérieuse, le grand pur sang insolemment superbe s’éloignait de ce pas allongé où l’on sent frémir une ardeur contenue, s’encapuchonnant avec une grâce hautaine, comme fier du cavalier au torse svelte et musclé dans le dolman bleu ciel, bordé de fourrure, sur le passage de qui les femmes avec peine se retenaient de tourner la tête.

Et ce n’est pas seulement ce que, dans ces simples gestes, il y a d’élégance esthétique, dont Pierre était frappé et devenait rêveur. L’attrait aussi de la vie physique le prenait. Un jour que, revenant de la manœuvre, le capitaine était monté chez lui, le teint enflammé de rudes galopades dans l’air froid, le professeur s’était senti honteux des pacifiques et confortables pantoufles de feutre auprès desquelles son ami allongeait sur les chenêts des bottes mouchetées de boue jusque sur la culotte. Et quand il reprit sa plume avec comme un vague dégoût, malgré lui il songea que l’action est une belle chose et la pensée viande bien creuse. Si Pierre avait été une âme vulgaire, il eût fini par prendre Jacques en haine. Mais pour s’abandonner à cette envie qui n’est qu’une humilité rageuse, il était pétri de trop noble matière et fondait trop d’espérance sur le légitime orgueil de se savoir quelqu’un. Blagueur, il ricana à cette fugitive évocation du docteur Faust, et avec un effort, se remettant à son essai sur Montaigne, l’absorption dans son travail lui versa l’oubli de ce fugitif rancœur.

À force de s’ennuyer, Pierre et Jacques se marièrent.

Comme partout, les hobereaux de la région vivent dans leurs terres, n’habitant guère la maison de ville que trois mois, entre la fermeture de la chasse et les premiers beaux jours. Il en est un qui demeurait tout le long de l’année en une médiocre gentilhommière assez proche du chef-lieu, unique débris d’un patrimoine dévoré par le jeu et les filles, par un trop grand état aussi tenu naguère à Paris au temps de sa grandeur. C’est la dotalisation de cette maigre propriété appartenant à sa femme qui avait sauvé de la débâcle un toit sous lequel s’abriter, avec le strict nécessaire des apparences, sinon des réalités de la vie.

Le baron d’Aygurande avait un fils, aussi sage cela n’est pas rare — que le père l’avait été peu, laborieux et doux, une vocation de rat de bibliothèque, disait-on dédaigneusement dans la famille, et qui préparait sa licence ès-lettres en vue d’embrasser la modeste carrière d’archiviste paléographe.

Pierre Larive ne s’occupait guère de ses élèves. C’est pour lui, non pour eux, qu’il faisait son cours, très brillant, très personnel, ultra moderne, comme tel plaisant aux étudiants autant qu’en étaient effarouchées les autorités universitaires. Il s’émerveillait que Jacques trouvât de l’intérêt à mettre des recrues à cheval et à leur enseigner l’escrime du sabre, alors que lui en prenait si peu à orner de belles-lettres la jeunesse saône-et-garonnaise. C’est le soldat avait devant les yeux le but unique et suprême d’unité, d’uniformité, de cohésion, vers lequel convergent tous les efforts individuels des membres du grand faisceau militaire, depuis le dernier brigadier jusqu’au généralissime. Le professeur au contraire, dans l’indépendance de son esprit, jugeait absurde d’opprimer des cerveaux, de les étouffer peut-être, en leur ingurgitant de gré ou de force des idées conçues par un autre — idées d’ailleurs auxquelles lui-même, pur jongleur intellectuel, tenait si peu…

Cependant un hasard l’ayant mis en rapports personnels avec le jeune d’Aygurande, il l’avait trouvé gentil, sympathique, bien doué, et celui-ci s’était attaché à lui de ce lien assez étroit qui unit au maître éloquent le disciple enthousiaste. Encore qu’on reçut peu à la Garenne, et pour cause, l’étudiant l’avait engagé à y venir quelquefois tirer des lapins, que Pierre manquait régulièrement, étant myope comme une taupe et très maladroit de ses mains molles d’homme de plume.

Il y était retourné pourtant. Non pour la conversation du baron, ne sortant des histoires de faire-valoir que pour ressasser de vieilles gaillardises parisiennes de la fin de l’Empire. Pas davantage n’était-il attiré par Mme d’Aygurande, éteinte, affalée, dolente, depuis vingt-cinq ans que la trompait son mari, naguère pour des danseuses, aujourd’hui pour des vachères, et harassée sous le poids de difficultés ménagères écrasant ses maigres épaules. Mais il y avait une fille, grande, belle et opulente créature à l’abondante toison fauve, l’œil de braise dans l’éclatante blancheur d’un teint où fleurissaient la force et la santé, toute vibrante d’une vie intense et dont la séduction s’accroissait encore du contraste de ce tempérament de flamme avec la réserve virginale dans laquelle l’emprisonnaient les bienséances. Ces ardeurs, qu’avaient peine à dissimuler les vingt-quatre ans largement épanouis de la jeune fille, auraient eu de quoi alarmer un homme aussi peu fait pour les attiser une fois déchaînées chez la femme. Mais si Pierre était psychologue, il était jeune aussi, et novice à l’amour. Ébloui, il vit seulement en elle une de ces figures féminines comme en montrent les romans, source de ses aspirations passionnelles, et telle que jamais il n’en avait rencontré une en chair et en os. Au bout d’un temps assez court, ayant des raisons de croire que sa recherche serait accueillie, il se déclara et fut agréé avec un empressement déguisé sous une forme légèrement condescendante, destinée à sauver la mésalliance.

Car il était un parti inespéré. Mademoiselle d’Aygurande n’avait pas un sou de dot et à peine davantage en lointaines espérances. À peine si, en faisant appel à la générosité intermittente et récalcitrante d’une marraine riche d’un bien placé en viager, elle pourrait entrer chez son époux avec un trousseau décent. Les appointements d’un professeur de faculté, accrus du produit de ses travaux spéciaux, c’était pour cette famille décavée le trésor de Golconde, qui valait largement un sacrifice sur la naissance.

Ce n’est pas d’Isabelle que seraient venues les objections. Se consumant d’ennui dans la solitude et la gêne de ce nid de hibous, où la rongeaient le souvenir d’une enfance opulente et la hantaient des rêves de luxe et de plaisir dont elle avait puisé le goût dans le sang paternel, puisque le mariage était le seul moyen d’en sortir, elle eût plutôt épousé un magot, et Pierre Larive n’était rien de pareil. De ses mérites, elle n’avait cure, hors que, lui avait-on dit, un brillant avenir attendait le jeune professeur, ce qui signifiait, dans un délai assez bref sans doute, le séjour définitif à Paris. Sans qu’elle l’eût particulièrement regardé, il était un homme, après tout, et cela aussi avait son prix. Les préliminaires ne traînèrent point et bientôt Jacques de Montdauphin eut à revêtir son uniforme numéro un pour accompagner son ami à l’autel en qualité de garçon d’honneur.

Il était temps. « Un malheur n’arrive jamais seul, » vint-il un matin dire en riant au nouveau marié — et il lui annonça ses fiançailles avec la fille du premier président. C’était une famille du pays, très ancienne, et bien que non titrée, alliée à toute l’aristocratie de la province. Fortune honorable, sans que ce fût pour le capitaine un mariage d’argent, car il était beaucoup plus riche qu’elle ne serait jamais, en outre de la couronne de comtesse qu’il mettait dans la corbeille. Mais Jacques n’était pas intéressé et il était amoureux. Très jolie, Germaine L’Escuyer, quoique sans éclat, avec ses traits fins et purs de madone, encadrés de légers bandeaux aile de corbeau, de grands yeux couleur de pervenche, tendres, profonds et clairs, une grâce chaste, de la piété, de la douceur, ce charme modeste et discret qui invite la comparaison classique avec la violette. Si le capitaine de Montdauphin avait déjà rencontre des jeunes filles de ce modèle, il n’avait pas voulu les voir, accordant d’ordinaire fort peu d’attention à l’innocence. Cette fois, dans son oisiveté de cœur, il fut séduit.

Elle non plus ne se fit point prier, visiblement éprise du beau cavalier qui l’avait distinguée, et tout X… augura pour le mieux de ce couple charmant, pour lequel, deux mois après l’autre noce, l’organiste de la basilique Saint-Romuald exécuta, selon les rites, à l’entrée, la marche nuptiale de Lohengrin, à la sortie, celle de Mendelssohn.

Trois ans plus tard, les deux ménages marchaient très mal. Ce- lui surtout du professeur. Sans abolir les autres passions, l’intel- lectualité très intense les assagit fort. Aussi les femmes se trom- pent-elles en faisant honneur à nos exquis psychologues des amours qu’ils peignent de plume si subtile, à quoi leur personne doit un fallacieux prestige qui est un hommage dérobé à leur talent. C’est avec de l’encre qu’on écrit, non avec son sang, et le cœur d’autrui que l’on dissèque, besogne qui demande un sang- froid incompatible avec le désordre du sien. Les premières fièvres de sens apaisées, Pierre avait été repris par celles du cerveau. Voyant dans la littérature l’unique voie par où s’évader du métier de pédagogue, il s’était mis à des essais critiques incisifs et mordants, que déjà remarquaient les délicats dans les périodiques parisiens. La pensée est la plus absorbante des maîtresses, et ce qu’elle lui prenait d’activité et de flamme était autant de soustrait aux tendresses conjugales. En tout état de cause d’ailleurs, médiocre amoureux que Pierre… Et par quoi compensait-il ce qui lui manquait ? Ce mari qui, à griffonner, faisait ses coudes luisants et des genouillères à ses pantalons, voilà bien de quoi monter une imagination ardente !… Quant aux grâces de son esprit, c’était pour Isabelle du chinois, et il n’en tirait même pas beaucoup d’argent, de quoi au moins lui aurait-elle su gré. Car, bien vite accoutumée à la confortable aisance qu’il lui donnait, elle avait maintenant soif d’élégance, de grande vie, d’un théâtre plus vaste où déployer sa beauté et où connaître le plaisir. À quand donc cette Sorbonne ? Lui aussi, Paris l’hypnotisait. Mais si tout chemin y mène, ce n’est pas la voie professionnelle qu’il prenait pour y arriver, ce normalien qui s’émancipait, et dans l’autre, sa femme n’avait guère confiance. Et l’aigreur se mettait entre eux, lui plus patient, parce qu’il avait encore de l’amour.

Chez les Montdauphin, autre chanson. Germaine ne savait qu’aimer Jacques, et ce n’est pas de cela qu’est fait l’art charmant de plaire. Rien que des vertus à la clef, un sentiment profond des devoirs domestiques, une sévérité de principes la rendant rebelle aux propos un peu libres, aux lectures un peu lestes, aux plaisirs un peu vifs. Ce qui avait fait l’attrait de la jeune fille, était pour une jeune femme bien terne, bien pàle, et ce grand enfant léger et joyeux qu’était Jacques aurait voulu qu’elle jetât son bonnet par dessus les moulins — en tout bien tout honneur, s’entend : c’est affaire de tact et de souplesse à prendre le ton du monde. De la correction, mais pas la moindre idée de chic, des goûts paisibles de lecture et d’aiguille, une conception de la vie conjugale si terriblement sérieuse, que méconnaissant les légitimes exigences d’un jeune mari amoureux, elle s’était obstinée à nourrir son premier enfant, prenant à présent prétexte d’une nouvelle grossesse pour se claustrer plus que jamais dans un intérieur admirablement tenu, extrêmement confortable, où Jacques était le maître infaillible et chéri. Mais il n’était nullement autoritaire, Jacques, et ne tenait pas tant que cela à être admiré. Il eût préféré qu’on l’amusât, et voilà précisément ce qu’on ne savait pas faire. Aussi s’ennuyait-il cruellement chez lui, d’où il ne cherchait qu’occasions de sortir.

X… n’en offrait guère. S’il avait voulu, il n’aurait pas eu à chercher bien loin des distractions. Mais il était galant homme, et plutôt que de trahir l’amitié, il eut le courage de jouer le rôle ingrat de Joseph. Mme Larive lui en voulut mal de mort, et essaya de se consoler en tombant dans les bras d’un jeune lieutenant qu’elle avait affolé plutôt qu’il ne l’avait séduite.

Il n’y a que le premier pas qui coûte. Isabelle perdit toute mesure, et on se le dit dans la garnison. Était-ce chez son mari aveuglement ou insouciance ? Toujours est-il que la ville commençait à clabauder très haut sans qu’il parût se douter de rien. Un jour enfin, inopinément revenu de voyage, il trouva chez lui le premier ténor du Grand Théâtre, et sur l’heure, qui était fort avancée, les jeta tous deux dans la rue.

Son moi philosophe, lui dit bien ensuite que le ridicule qui s’attache à pareille infortune est dû principalement à l’éclat qu’on en fait. Cependant son moi mari était aussi meurtri de la mésaventure que le commun des mortels à qui elle échoit. D’ailleurs le scandale était tiré, il fallait le boire. Pas d’enfants, ce qui simplifiait tout. Le divorce fut prononcé, et secouant la poussière de ses pieds, Pierre Larive, en congé régulier d’un an, partit pour Paris où - donnant raison au proverbe — la chance venait de mettre son nom en vedette par de sensationnelles études sur le théâtre contemporain.

Presqu’en même temps, Jacques de Montdauphin quittait la Saône et Garonne, appelé au poste qu’il convoitait d’attaché militaire à Rome. Et de nouveau les deux amis furent séparés.

Dix années s’écoulèrent avant que le destin les rapprochât. C’était hier à dîner chez la duchesse de Rouergue. Les cheveux de l’un et de l’autre ont grisonné, mais là s’arrête la symétrie des changements survenus. Le soldat a suivi sa filière, promu chef d’escadron à un beau choix, et après deux longs séjours dans les ambassades en Italie, puis en Russie, aujourd’hui classé au… ième cuirassiers, quartier de l’École Militaire. Toujours brillant, toujours séduisant, alourdi un peu, comme il arrive souvent aux hommes de cheval quand ils ont doublé le cap de la quarantaine. En somme exactement tel, socialement parlant, qu’au jour de sa première épaulette.

Pierre Larive, lui, est passé grand homme, et cela est bien autre chose. Jeté dans la fournaise parisienne, son talent s’y était bien vite affirmé et mûri. Une grande comédie de mœurs représentée au Gymnase le rendit célèbre du soir au matin. Le Théâtre Français ensuite lui ouvrit ses portes. Depuis lors, c’est une suite de succès éclatants qui l’ont fait officier de la Légion d’Honneur au 14 juillet dernier, et ce matin il a essayé l’habit à palmes vertes pour sa très prochaine réception sous l’auguste coupole.

Qu’était-ce donc que ce Larive, modeste professeur naguère dans quelque province ?… Un petit frère sans doute de l’immortel, car il y a entre eux comme un air de famille. Très mondain, celui-ci, s’habillant chez le bon faiseur, dînant en ville tous les soirs, et fréquentant avec impartialité dans le faubourg Saint-Germain et la plaine Monceau, chez les nababs étrangers et les baronnes israélites. Pas timide, car il sent le terrain solide sous ses pas, sa verve caustique et leste se donne libre cours, possédant un fonds assez riche pour en mettre beaucoup dans ses pièces et en garder encore à l’usage de la ville.

Comme son théâtre a pour thème favori la perfidie des femmes, qu’il accommode de belle façon, toutes les femmes, cela s’entend, sont pour lui. Elles se l’arrachent… Oh ! honni soit qui mal y pense : il n’aspire auprès d’elles qu’au triomphe de l’esprit. Peut-être est-ce plus sage. Pierre Larive aujourd’hui se connaît, et chez lui, il n’y a plus que le philosophe narquois, sceptique et indulgent sous sa satire. Cependant les coulisses sont fertiles en tentations auxquelles il cède, en facilités dont il use, et les petites comédiennes savent ce qu’elles gagnent à être lancées par leur auteur. Jacques de Montdauphin n’est pas psychologue, mais il n’est point sot. D’une extrémité de la table fleurie et étincelante opposée à celle où était assis son vieux camarade, il s’émerveillait de ces sautes de la vie. L’abîme qui à leur entrée dans la carrière séparait le beau jeune reître, riche et gentilhomme, du petit régent de collège sans argent ni naissance, il était bien plus que comblé aujourd’hui. Une seule distance demeurait entière : le commandant se trouvait chez la duchesse en qualité de parent, l’académicien à titre décoratif — mais celui-ci n’en était fêté que davantage, sans que cela détruisît certaine supériorité de celui-là. Distinction insaisissable et pourtant irréductible… Et dire qu’il y a des gens pour s’entêter à démontrer l’égalité par A+B… Ils devraient se souvenir de ce principe rudimentaire de l’arithmétique, qu’on ne saurait additionnner des poires avec des abricots.

Et Jacques se remémorait leurs deux mariages. Celui de Pierre, simple épisode de sa première période d’existence, oubliée sans doute aujourd’hui avec le reste. Le sien… il soupira. On était bons catholiques, et puis on se devait au nom, à la famille, aux enfants : aussi n’y avait-il qu’une demi séparation amiable. À Rome déjà, la comtesse s’était vainement essoufflée à suivre un train trop mondain et trop libre pour ses goûts, et des incidents extérieurs étaient venus aggraver le malentendu intime. Le climat de Saint-Pétersbourg, supposé contraire à la santé de la femme, avait servi au mari de prétexte pour s’y établir en garçon. À présent elle habitait presque toute l’année dans le Midi et à la campagne, où, afin de sauver les apparences, il allait passer quelques congés, tandis qu’elle faisait auprès de lui à Paris un bref séjour au printemps. Et cependant il n’eût pas mieux demandé que d’être un mari fidèle — mais contre certaines incompatibilités se brisent les meilleures intentions.

En revoyant Pierre à l’improviste, Jacques s’était senti un peu de trouble. C’est qu’il y avait entre eux quelque chose qui le gênait. Comme bien on pense, l’ex Mme Larive avait fort mal tourné. Honnie des siens et peu jalouse d’ailleurs de la maigre pitance qu’elle aurait due à leur charité, non dénuée de volonté et d’énergie, elle avait pris le seul parti possible. Douée d’une belle voix, assez cultivée déjà, ayant reçu à titre gracieux des leçons d’une ancienne falcon de l’Opéra de Paris, retirée en Saône et Garonne, et qui avait des obligations à sa famille, un coup de collier de travail pour se perfectionner, et sous le nom d’Isabella Riva elle avait débuté à Bordeaux. On ne s’improvise pas artiste, mais si le succès de la chanteuse fut médiocre, celui de la femme l’en dédommagea, et elle se jeta tête basse dans la galanterie mitigée par l’étiquette du théâtre.

Le hasard des aventures — était-ce bien le hasard ? — l’ayant conduite à Rome, elle y avait revu Jacques. Sans peine il se laissa persuader que toujours elle l’avait aimé, qu’elle n’avait aimé que lui, que cet inconsolable chagrin était la source de toutes ses fautes. Comment ne pas croire ces choses lorsqu’est aussi belle celle qui les dit ? Et c’était véritable, au demeurant, du moins pour une bonne part. Ce fut le premier gros grief de Mme de Montdauphin, celui qui sème dans un ménage l’indéracinable germe de désunion. Isabelle était vengée de la femme haïe, pour avoir, douce et timide colombe, conquis la proie qui aurait dû appartenir à la lionne hardie et superbe.

Et ayant fait en sorte que le sût celui dont elle avait porté le nom, elle espérait bien avoir du même coup désobligé autant qu’il lui était possible l’homme qu’elle détestait de toute la force de ses propres torts. Isabelle cependant n’était pas née mauvaise, mais elle avait beaucoup souffert.

Jacques l’aima-t-il d’amour ? Qui sait où ce mot-là commence et où il finit ? Elle était belle et ardente, fidèle, étant éprise ; avec lui elle fut désintéressée, car dans sa déchéance elle se souvenait d’être de bonne souche, et en aimant ainsi, il lui semblait se refaire un semblant d’honneur. De pareils sentiments touchent toujours l’homme qui les inspire, et le flattent. Moitié bonté, moitié vanité, aussi parce que la vie, les chagrins, les hontes mêmes avaient affirmé la séduction d’Isabelle, Jacques ne sut pas se défendre contre la main-mise sur lui, et ce qui, de son côté, avait débuté en caprice se consolida en liaison. Ayant voulu, la poitrine, déjà atteinte, le suivre en Russie, elle y mourut. C’est alors qu’un replâtrage avait ramené auprès de sa femme M. de Montdauphin.

Bien que tout cela après tout ne fut plus rien à Pierre, Jacques était trop galant homme pour n’en pas éprouver en sa présence quelque embarras. Celui-ci l’en tira en venant à lui au fumoir, très cordial. Lorsqu’on partit, il lui proposa de faire un bout de route ensemble, cigare aux lèvres, dans la claire nuit bleue. Longtemps ils marchèrent, et tous deux s’attendrirent à évoquer les souvenances de leurs trente ans d’intermittente amitié.

Brusquement, avec son rire bas et un peu forcé, le rire triste, au fond, à mourir, du cynique, Pierre dit au commandant :

— Voyons, mon vieux camarade, tu n’as pas vraiment pu croire que je te garderais rancune d’avoir pris un bien qui n’était plus à moi… et même qui appartenait à tout le monde.

Jacques rougit un peu. Avec une gravité qui ne lui était pas ordinaire, il répliqua simplement :

— Ne parle pas ainsi, Pierre… Elle est morte.

À son tour, l’autre eut un peu de vergogne. Après un silence, il reprit :

— Sais-tu bien une chose que j’ai pensée souvent ? Si au lieu de moi, c’est toi qu’elle eût épousé, elle aurait pu être honnête femme.

Par égards pour M. de Montdauphin, il se retint d’ajouter : « Et te rendre plus heureux ». Jacques y pourvut en ripostant :

— Faut-il te le dire ? Moi aussi parfois je me suis demandé si, t’ayant pour mari, ma femme n’aurait pas fait deux bonheurs.

— Savoir…

Un instant ils demeurèrent pensifs. Ce fut Jacques qui rompit le silence.

— Aurait-elle donc raison, la vieille sagesse qui dit : « Il n’y a pas de mauvais maris ni de mauvaises femmes, mais seulement des gens mal mariés » ?

— Absolument. Et si il y a tant de gens mal mariés, c’est que, la providence mit-elle dans notre chemin la fameuse moitié de poire, c’est infailliblement celle d’une autre poire que nous désirons. Toujours nous aimons pour ce qui nous fera souffrir.

— Pas gai, ce que tu dis là.

— La vie ne l’est point… à vivre, car à regarder, il n’est spectacle plus passionnant.

— Surtout lorsque, comme toi, on s’en fait de la gloire.

— Et la rosserie des femmes étant le thème inépuisable de nos variations d’amour et de copie, nous serions mal venus à leur reprocher d’en avoir, n’est-il pas vrai ?

— Oui, répondit Jacques, que mordait un remords… Et le mal celles là nous font, ce sont les honnêtes femmes qui le paient.

— Que parles-tu de mal ? reprit Pierre avec une affectation de légèreté. Elle ne m’en a fait aucun, puisque cette mésaventure, qui n’est fâcheuse que sur le moment, a été le caillou sur lequel a déraillé ma vie… C’est donc à elle que je dois d’être devenu ce que je suis, dont je lui rends grâces de tout mon cœur.

— Et tu es heureux ?

— Pas autant que l’homme sans chemise de la fable persane… Il y a toujours bien une paille… mais cela ne vaut pas la peine d’en parler.

Pierre Larive n’a pas dit quelle est cette paille : c’est que jamais il ne pardonnera aux mânes mêmes de la belle créature qui fut sa femme de n’avoir pas su se faire aimer d’elle. Aussi l’intimité d’antan ne se renouera-t-elle point avec Jacques de Montdauphin.

Marie Anne de BOVET.