IX


Au réveil, le lendemain, tout engourdie encore, comme on ouvrait les volets de ses fenêtres, elle demanda son courrier. Depuis l’aube qui grisonnait sa chambre, en plein sommeil, elle songeait à cela, qu’elle allait avoir une lettre de Philippe. Parmi les papiers qu’on lui tendit, elle reconnut vite sur l’enveloppe l’écriture de Philippe Forbier, nerveuse et violente, elliptique et résumée, qui donnait bien le mouvement de la pensée rapide et du temps volé. Elle lut, avec un regard embué, cette lettre vivante et ardente, qui lui laissait ensuite sur le visage, pendant toute la journée, ce sourire suspendu et retenu, ces coins de bouche énigmatiques que lui donnaient les longs plaisirs de la mémoire, et que Pierre, autrefois, comparait aux troubles sourires des Vinci, qui continuent de goûter sur leurs propres lèvres les demeurantes saveurs des voluptés…

Elle mesurait à ce vertige ce que serait la joie du retour, et elle adoucissait ainsi le temps présent. Mais parfois Philippe recevait d’elle des pages criantes où s’était engouffrée sa merveilleuse possibilité de désir.

Philippe jouissait admirablement de ce caractère toujours s’égouttant et toujours empli, où le plaisir et la plainte, la déception, l’espoir, la fièvre, la fatigue et le découragement avaient le même poids de sang et de vie.

Au moment plus sage et plus prudent de son âge, savamment passionné de labeur, Philippe Forbier plein de délire et pourtant enclin à la sécurité, observait chez Sabine, avec une certitude qui le rassurait, cette aisance qu’elle avait à manier le désespoir, à précipiter et à écarter ses ténèbres ; elle sortait, des larmes, plus apte à vivre. Ses tristesses étaient comme des maladies, avec les épuisements et les sombres sanglots, et elle paraissait guérir à chaque fois pleinement.

Philippe se rappelait comme elle entrait chez lui, en été, avec des attitudes accablées, et lorsqu’il s’inquiétait et la questionnait :

— Ah ! – répondait-elle, moitié défaillant et moitié riant, – j’ai encore aujourd’hui des tas d’ennuis supportables !

Il est vrai que souvent, quand il la plaisantait sur les brusques sautes de son humeur, elle lui disait sérieusement :

— Ne parlez pas de cela, vous ne pouvez pas me connaître. Vous ne pouvez pas savoir comment je suis quand vous n’êtes pas là, et quand vous êtes là, je suis vous…

Mais il la voyait vivre, et ce qui le tourmentait ce n’étaient point les abattements de la jeune femme, mais ses rêveries dépaysées, la curiosité sur l’univers de ses yeux irradiants et son rire ouvert qui semblait mordre à l’inconnu.

— Comment la garderai-je, pensait-il, et qui l’empêchera de vouloir et d’agir ?… Elle entre en toute émotion comme dans une île qui l’isole. Elle appartient à la musique qu’elle écoute et au roman qu’elle lit. Elle m’a dit qu’en feuilletant les Confessions de Jean-Jacques, elle avait été jalouse de l’amour qu’il portait à madame d’Houdetot. Elle s’en ira un jour comme elle est venue, en essayant de faire le moins de mal possible, car elle n’est pas méchante ; sa bonté sera pire que tout. Je resterai son ami parce qu’on ne se détache pas d’elle ; et son cœur est fidèle. Elle viendra, elle sera sérieuse. Elle pensera : « Comment ai-je pu l’aimer ? », le volontaire oubli sera dans ses yeux la plus amère défense, et elle retirera sa main vite, quand elle me dira au revoir, pour que je n’aie pas le temps de me souvenir.

Cependant ces réflexions n’attristaient pas gravement le bonheur que Philippe avait de sa liaison avec madame de Fontenay.

Ayant dépassé l’âge où l’on compte sur l’infini, et n’ayant pas un naturel souci de l’avenir, il considérait Sabine comme un prêt admirable que la destinée lui avait fait.

Il l’aimait avec une sombre ardeur, et aussi avec ce côté lucide de son intelligence qui faisait pour lui de l’observation un plaisir, et encore avec cette gaieté des esprits actifs qui, ne pouvant point renoncer à de hautes occupations, s’attardent plus au contentement qu’à la peine. Le sentiment qu’il avait de la dignité d’une vie pleine et bienfaisante enlevait à sa tendresse la mièvre mélancolie de la servitude amoureuse.

À côté de la passion que lui inspirait madame de Fontenay, veillait en lui, pour elle, une indulgence infinie ; il eût libéré son amie de tout devoir et il l’eût excusée de tout agissement.

Il savait que cela du moins ne lui serait point enlevé, la puissance qu’il avait sur Sabine par cette faiblesse, par sa volonté et son intelligence, et il pensait comme Nietzsche : « La femme est innocente ; qui pourrait avoir pour elle assez d’huile et de douceur ? »

Autour de lui maintenant, dans son étroit jardin des Vosges, sa femme et son fils vivaient tranquilles. Ils s’en remettaient à lui de leur bonheur avec une abnégation touchante, comme du soin d’un traitement qui les concernait tous et où il avait plus de vues qu’eux. D’ailleurs, madame Forbier et son fils ne redoutaient plus l’attachement que Philippe avait pour madame de Fontenay. Son calme, le long labeur auquel il s’adonnait, la gaieté douce de la bonté qu’il leur témoignait les rassuraient complètement. Ce que la mère et le fils savaient de la jeune femme, de son penchant à l’étude, leur éclaircissait le secret de l’inclination de Philippe et des visites de Sabine ; ils se reprenaient à être heureux.

Philippe, dont l’esprit tendre et droit répugnait naturellement à la dissimulation, en goûtait maintenant le facile mécanisme, avec cette calme philosophie que donnent, au détriment de la stricte vertu, les nécessités passionnées.

Il avait arrangé sa conscience sentimentale de telle sorte qu’aucune de ses tendresses n’y fût inquiétée.

Le mensonge de son attitude lui parut être une forme de sa sollicitude conjugale et paternelle. Et même il voyait avec plaisir sur l’une et l’autre de ses affections les reflets dont elles s’illuminaient contradictoirement : la vie paisible et familiale lui donnait un plus vif désir de Sabine, brûlante et fraîche comme de la menthe, et lorsqu’il commençait à souffrir trop sombrement d’elle, il trouvait dans la douceur certaine et soumise de sa femme et de son fils un baume admirable à la faiblesse de son cœur et à son orgueil.

Si enivré qu’il fût de madame de Fontenay, il gardait vis-à-vis d’elle, quand il en était éloigné et que la tendre véhémence de la jeune femme ne le dominait pas, cette légère défiance, ce recul hostile, cette sécheresse que provoquaient en lui la crainte et la jalousie.

Moins sûr d’elle qu’il n’aurait dû, et hanté de la peur d’en trop souffrir un jour, il s’appliquait à se priver d’elle. « Quand elle sera partie de moi pour tout à fait, pensait-il, je vivrai comme je vis aujourd’hui, sans elle. Il me restera encore les livres que je lis et que j’écris, les conversations savantes avec de nobles amis, la paix de ma maison et la bonté de l’air, et les arbres que j’ai plantés, et la connaissance que j’ai de l’univers. »

Il semblait à Philippe qu’étant données les années qui le séparaient de Sabine et la peine qu’elle pourrait lui faire, il devait s’étudier à prendre sur elle l’avance d’une fermeté plus insensible. Il ne savait que trop bien comme il était fou et faible quand il la revoyait, et comme elle ferait de lui ce qu’elle voudrait l’hiver.

Elle, aux Bruyères, continuait de recevoir ses lettres, et le plaisir qu’elle en avait assurait la paix de ses journées ; la fatigue dont le trouble été l’avait accablée se dissipait. Ses entretiens avec Marie lui étaient chers. Elle apprenait que peu à peu sa belle-sœur avait réussi, grâce à une volonté souple et sage, à gagner le cœur entier de Jérôme.

Il y avait plus d’une semaine déjà que madame de Fontenay était dans l’Oise, et que le temps glissait légèrement du lever aux fins des journées.

Ce matin-là elle se promenait comme à l’ordinaire, seulement Marie, un peu souffrante, ne l’accompagnait pas.

La jeune femme, vêtue d’un manteau rude, un chapeau d’homme en feutre, baissé sur les yeux, marchait allègrement dans les allées claires, le long des gazons, faisant sous ses pieds rouler, hors des coques fendues, les marrons d’acajou verni.


Par instants, dans le silence, un cri d’oiseau était aigre, vif et isolé, comme la baie du houx dans la neige, en hiver.

Tout le feuillage du parc, humide et bruni, et les fleurs des massifs, hérissées, effeuillées, penchées, prenaient l’émouvant aspect et le parfum mou de la mort végétale.

Il faisait froid, octobre approchait. Passant auprès du jardin potager, elle respira, dans le vent, la faible odeur des poires, des violettes, du réséda et de la verveine acidulée.

Elle sortit par la grille du parc et se trouva dans un chemin étroit, grossièrement pavé, qui pénétrait dans la campagne. Des poiriers et des pommiers penchaient au-dessus d’elle leurs branches entraînées par des petits fruits durs et avortés. Le soleil d’onze heures commençait de briller et de chauffer, et ce fut bientôt par-dessus l’automne comme un nouvel et clair été.

Au loin, les terrains, les collines, prenaient ces plans simplifiés, cette apparence espacée et peu touffue qu’on leur voit dans les estampes. Autour de la plus haute colline, les arbres, les petits hameaux montaient, semblaient partis en pèlerinage circulaire vers le sommet, et avaient ce mouvement, ce côté artériel des paysages d’Albert Dürer.

Madame de Fontenay rencontra Jérôme sur la route et ils revinrent ensemble en causant doucement.

Ils trouvèrent Marie sur le perron, elle les avait vus, elle prit un visage aigre et agité. Elle bouda. Sabine, que cette attitude contrariait, fit mine de ne point l’avoir remarquée ; mais vers le soir elle interrogea Marie qui tout de suite tomba en larmes dans ses bras. Elle sanglotait, elle répétait seulement qu’elle était bête, qu’il ne fallait pas faire attention à ce qu’elle avait, n’en pas tenir compte. Elle était jalouse… Pourquoi ? comment ? elle ne le savait pas ; elle était jalouse.

Elle expliquait qu’elle avait durement acquis de l’autorité sur Jérôme, réussi à gagner sa tendresse, qu’elle en jouissait, et que lorsque Sabine était là, elle se sentait sans force, anéantie, pauvre, dépossédée.

Madame de Fontenay, en une bonté de désordre et de torrent, lui raconta toute son aventure avec Philippe Forbier afin que son amie fût sans autre soupçon.

Mais Marie répétait :

— Je sais bien, mais je t’aime trop, lui me détache de toi, toi de lui, je ne sais pas ce que c’est.

Sabine voyait que Marie souffrait chaque jour de sa présence. Elle lui dit gaiement, un soir, qu’elle allait rentrer à Paris, qu’elle n’en pouvait plus d’être loin de la rue où elle avait connu Philippe. Marie essaya de la retenir, mais faiblement, et le départ de Sabine fut décidé.

Le matin de son départ, la jeune femme descendit dans le parc de si bonne heure que nulle fenêtre n’était encore ouverte au château ; elle pensait :

« Je vais vous quitter pourtant, chers arbres penchés qui m’écoutez, maîtres paisibles… Aujourd’hui encore je pourrai vous voir et vous entendre, et puis avant la nuit je partirai.

» Que deviendrai-je alors ?… Vous m’aviez prise si fortement, moi errante et misérable, que j’étais parmi vous comme l’un de vous ; je vous parlais. Je savais vos habitudes, l’heure à laquelle vous êtes encore engourdis de sommeil et où le silence habite sous chacune de vos feuilles ; et l’heure où vous portez le soleil sur votre branche orientale ; et l’heure du soir où vous commencez de vous inquiéter et de vous agiter, tandis que le vent secoue, dans les massifs autour du château, les faibles anthémis.

» Vous saviez que je tenais en moi l’image de l’homme qui est ma vie, et vous nous accueilliez tous les deux, parce que vous aimez ce qui est naturel. »

Les pelouses étaient couvertes de colchiques violettes, en forme d’un petit cœur éclaté.

Sabine entra dans le potager. Elle venait souvent là, le long des murs où grimpait la vigne à l’abri de tout vent. C’était un endroit de tiédeur, de silence et de fécondité. Par bandes bien ordonnées, se suivaient les salades, ouvertes comme des roses, le haut feuillage des artichauts découpés dans du bronze et couleur de vert-de-gris, les verdures légères de l’asperge, plus volantes que des plumes fines. De place en place, on voyait des citrouilles énormes, roulées au pied de leur tige, dans l’attitude de la chute et de l’accident.

En bordures, le long des plates-bandes, poussait la violette d’automne, avec, au bas d’elle, sa feuille pareille à une petite soucoupe pleine des grosses gouttes de la rosée ; et l’odeur de ces violettes était si parfaite et si satisfaisante en volupté que Sabine, à chaque fois qu’elle la respirait, avait le sentiment d’un miracle du parfum.

« Ah ! soupirait-elle, Philippe, où êtes-vous, et quels baisers pourront aspirer hors de mon corps, mon âme si passionnée qu’elle s’étend toujours au delà de vous-même et de moi !… »

Elle partit ce même soir.