La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes/04

La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 355-394).
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LA
NOUVELLE-ZELANDE
ET
LES PETITES ILES ADJACENTES

IV.[1]
LA COLONISATION. — LES PREMIERS ENVAHISSEURS, LA PROCLAMATION DE L’INDÉPENDANCE DES TRIBUS, LA FONDATION DES COLONIES RÉGULIÈRES. — LA PRISE DE POSSESSION PAR L’ANGLETERRE. — UNE TENTATIVE DE LA FRANCE. — LES DERNIÈRES CONVULSIONS DU PEUPLE ABORIGÈNE.


I.

La colonisation de la Nouvelle-Zélande, effectuée au milieu de circonstances exceptionnelles, demeure un fait considérable de l’histoire des peuples. Les événemens qui ont amené le résultat définitif sont empreints d’un caractère si particulier qu’un extrême intérêt s’y attache. Les procédés des Européens à l’égard de la population indigène révoltent maintes fois les sentimens de justice; ils profitent néanmoins à la nation du monde la plus envahissante. Comme on l’a vu dans une partie de notre récit, un homme d’église, un chapelain exalté, plein de foi et de vaillance, conçoit la pensée noble de civiliser une race qui lui semble heureusement douée sous le rapport de l’intelligence et même du caractère[2]. Entraînés par ses discours, subjugués par son enthousiasme, quelques membres des missions protestantes établissent leur demeure au milieu de populations dont chacun redoute les appétits sanguinaires. Pendant de longues années, ils ont peu de succès ; ils ne parviennent point à prendre d’influence sur l’esprit des insulaires ; mais à tous les yeux ils offrent un exemple d’une immense portée ; — ils montrent qu’on peut vivre presque en sécurité parmi les sauvages alors réputés les plus cruels entre tous ceux des archipels de la Mer du Sud. L’exemple sera d’un effet puissant. Parfois on reproche aux ministres de l’église anglicane de s’occuper de leur fortune personnelle ; on répète que sous les apparences du zèle religieux, du dévoûment à l’humanité, du désir d’éclairer des peuples qui ne demandent pas à changer de condition, ils songent à s’enrichir par tous les genres d’affaires. À la Nouvelle-Zélande, ils se sont emparés de terres qui devaient acquérir une valeur énorme. N’est-ce point par le défaut de désintéressement, par le goût des biens temporels que les pasteurs évangéliques ont été si utiles aux colonies de l’Angleterre ? Comment chercher l’abnégation chez les membres du clergé protestant ? Ils ont à remplir les mêmes devoirs de société que les autres hommes. Mariés, pères de famille, ces serviteurs de l’église n’ont pas le droit de négliger les intérêts de la famille, d’oublier le sort de leurs enfans. S’ils ne donnent pas le spectacle des vertus des premiers chrétiens, ils mettent une habileté incomparable, une patience inouïe, une opiniâtreté terrible dans la lutte contre les obstacles ; de la sorte, ils préparent les voies à leurs compatriotes. Aussi, grâce à leur secours, le flot des immigrans va monter vite à la Nouvelle-Zélande.

En 1818, six baleiniers viennent jeter l’ancre à la baie des Iles ; de 1823 à 1829, on compte chaque année au même mouillage une vingtaine de navires ; ce nombre s’élève à soixante en 1830 ; — il était de cent vingt en 1838 ; cette dernière année, arrivèrent quelques baleiniers français, qui, jusqu’alors, n’avaient jamais fréquenté ces parages. De la plupart des navires débarquait un certain nombre d’individus qui demeuraient dans le pays. Les communications de la Nouvelle-Galles du Sud et de la Tasmanie avec la Nouvelle-Zélande devenaient chaque jour plus fréquentes. Le porc et les pommes de terre, qu’on se procurait à bon compte, attiraient à la baie des Iles les bâtimens de pêche et de commerce. L’exploitation des bois de charpente amena des bûcherons. Des marchands de Sidney et d’Hobart-Town commencèrent à fonder des établissemens fixes sur les rivages de certaines baies ou sur les bords des cours d’eau navigables. On vit alors s’installer dans le pays quelques trafiquans plus ou moins honnêtes ; mais, dans l’ensemble, quelle population ! Le rebut des sociétés : des déserteurs de la pire engeance, des convicts libérés et des convicts échappés des pénitenciers, des banqueroutiers, des exploiteurs de tous les vices, des débitans de liqueurs fortes, des aventuriers sans profession comme sans vergogne. Et toujours montait le flot des individus les plus tarés, fuyant les lieux où menace la justice.

Ces premiers colons, pour la plupart, se mettaient en ménage avec des femmes indigènes; la licence la plus effrénée, les scènes les plus révoltantes s’étalaient au grand jour, inspirant le dégoût aux sauvages. Les actes de violence se renouvelaient sans cesse. Toutes les injustices, tous les outrages, les vols, les meurtres restaient impunis. Pour des gens de mœurs douces, il ne pouvait y avoir agrément à vivre près d’un tel monde. Des esprits enclins à la statistique ne distinguaient dans la bourgade de Kororarika que deux catégories d’habitans : ceux qui vendent le whiskey et ceux qui le boivent. Au voisinage du pah des indigènes abondaient les débits de liqueurs et les maisons de débauche; en général, les maîtres de ces établissemens ne goûtaient pas la concurrence à leur porte. Un jour, un homme étant arrivé de Sidney voulut ouvrir une boutique du même genre ; les voisins parlèrent de le pendre et déjà ils en étaient aux préparatifs pour dresser la potence ; — le nouveau venu n’insista point et disparut[3]. Dans cette société les vols se pratiquaient d’une manière habituelle; entre les volés et les voleurs les luttes étaient effroyables. La seule loi en vigueur parmi les Européens était la loi de Lynch. Si l’on faisait subir quelque peine odieuse à un individu, afin de se prémunir contre des suites possibles, on l’obligeait à signer une attestation que le châtiment infligé était juste. Pour les crimes les plus atroces, il n’y avait aucune possibilité de recours légal. Kororarika, lieu d’élection des baleiniers et de la plus vile plèbe de Sidney et d’Hobart-Town, était un pandémonium comme il n’en existait nulle part ailleurs dans l’ancien ou dans le Nouveau-Monde; — les témoignages sont unanimes.

A l’égard des aborigènes, on se doute de quelle façon se comportaient ces ignobles Européens lorsqu’ils se croyaient en force. Parmi les baleiniers il y avait un jeu habituel. Le navire touchait-il un point de la côte, il emmenait quelques misérables femmes venues à bord sans méfiance. Au moment de s’éloigner de la Nouvelle-Zélande, on déposait les pauvres créatures souvent à plusieurs centaines de milles de l’endroit où elles avaient été prises. On les abandonnait sans ressources, sans moyen de retrouver leur pays, exposées au plus triste sort.

A Londres, on parlait beaucoup de la Nouvelle-Zélande, mais en évitant de faire un tableau trop sombre de la population européenne qui s’était établie à la baie des Iles. On ne cessait de vanter les jolis havres, les forêts d’arbres gigantesques, d’une valeur incomparable pour les constructions navales, la merveilleuse fertilité du sol. Et puis, c’était le climat salubre, tempéré, délicieux que les missionnaires louaient sans réserve après une longue expérience. De pareils avis souvent commentés semblèrent devoir amener l’effet qu’on voulait obtenir : donner en Angleterre l’idée d’une colonisation en règle. Dans l’année 1825, à l’époque même des guerres acharnées que se livraient les aborigènes, une compagnie où figuraient des noms aristocratiques vint à se constituer en vue de coloniser des parties de la Nouvelle-Zélande. Dans ce dessein furent achetées de vastes étendues de terre au voisinage de la Hokianga et de la Houraki. La compagnie ne prit aucune consistance ; il n’y eut point d’émigrans ; les projets s’évanouirent.

Les missionnaires, sans force pour refréner les vices et empêcher les violences qui se commettaient sous leurs yeux et dans plusieurs ports de la Nouvelle-Zélande, eurent une idée incroyable : ils incitèrent les chefs maoris de la baie des Iles à implorer la protection du roi de la Grande-Bretagne ; en termes plus vrais, ils rédigèrent une adresse obtenant de ces chefs, au nombre de treize, ou la signature ou la marque qui la représente. La dérision était complète : treize sur ce vaste territoire où les maîtres des tribus indépendantes se comptaient par centaines. Il fallait un prétexte pour toucher le gouvernement de la Grande-Bretagne; le prétexte fut trouvé. On se souvient qu’au moment du passage de la corvette la Favorite, en 1831, on avait répandu le bruit que le capitaine Laplace entendait prendre possession du pays au nom de son souverain le roi Louis-Philippe[4]. Voici, dans cette comédie, en quel langage s’exprimaient les treize insulaires pour être défendus contre les ennemis du dedans ou du dehors : «Roi Guillaume; nous, les chefs de la Nouvelle-Zélande, assemblés à Keri-Keri, nous t’écrivons, ayant appris que tu es le grand chef de l’autre côté des mers... Nous te prions d’être notre ami et le gardien de nos îles.. — Nous avons entendu dire que la tribu de Marion est sur le point de s’emparer de notre sol...» Dans l’esprit des aborigènes, la tribu de Marion signifie le peuple français. Les historiens britanniques de la Nouvelle-Zélande affirment que les insulaires, pleins de sympathie pour les Anglais, nourrissent une extrême antipathie à l’égard des Français ; ils ont tant renouvelé l’assertion que peut-être y accordent-ils confiance eux-mêmes. L’adresse au roi Guillaume IV, transmise par le révérend Williams Yate, fut appuyée en Angleterre par la société de l’église des missions. Elle arriva aux mains du ministre des colonies. Ce que désiraient à cette époque les intéressés, c’était de voir à la baie des Iles un sloop de guerre avec un vigoureux capitaine disposant d’une centaine de marins, un aviso pour surveiller les côtes et en particulier les stations de baleiniers, une police capable de débarrasser Kororarika des malfaiteurs. L’administration coloniale, par ses actes, ne donna satisfaction à personne, et plus d’un en prit occasion de maudire le département ministériel, qui était toujours prêt à donner l’exemple d’une déplorable incurie. Des instructions avaient été envoyées au gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud; alors on vît, le 17 mai 1833, descendre d’un vaisseau de la marine royale l’aimable homme que les navigateurs nous ont fait connaître, M. James Busby.

On le qualifiait de résident britannique à la Nouvelle-Zélande; il se disait consul près des missionnaires. Les officiers du navire lui faisaient cortège, les indigènes lui souhaitèrent la bienvenue en exécutant la danse dont ils ont coutume d’offrir le spectacle également en signe de paix et en signe d’hostilité. Personne ne parvenait à découvrir le rôle utile d’un agent sans fonctions précises, la mauvaise humeur fut générale. Le résident devint l’objet des plaisanteries des Européens et des aborigènes; ces derniers le déclaraient un homme de guerre sans fusil. Certes, M. Busby n’apportait pas les moyens de réprimer les crimes, mais, seul, il semblait tenir le drapeau de la Grande-Bretagne et représenter la souveraineté de l’Angleterre. Selon toute apparence, l’administration coloniale, assez indifférente aux désordres dont Kororarika était le théâtre, s’inquiétait de la tribu de Marion et ne songeait guère qu’à empêcher la France de tenter une colonisation sur un point quelconque de la Nouvelle-Zélande. Le résident jouissait d’un beau traitement servi par l’administration de la Nouvelle-Galles du Sud et d’une somme destinée à faire des présens aux chefs indigènes. N’ayant nul pouvoir, nulle force à sa disposition, nulle autorité, il n’avait point à compter avec des devoirs impérieux. Ignorant de la langue des Maoris, des mœurs et des coutumes de ce peuple, répugnant à la fréquentation des Européens, même de ceux qu’on disait honorables, il choisit pour son installation un endroit isolé, à certaine distance des indigènes et des commerçans ses compatriotes. M. Busby pensait sans doute vivre tranquille, obéir à ses inclinations suivant le mobile de son esprit. Cette conduite inspira du mécontentement aux Européens; aux Néo-Zélandais, de l’indifférence d’abord, ensuite une réelle malveillance, au moins chez ceux qui habitaient les environs, le district de Waïtangi. Il y avait une année que le résident était à son poste lorsque, la nuit, un chef du nom de Reti vint attaquer et piller la maisonnette occupée par les serviteurs. Des coups de feu avaient été tirés, M. Busby accourut afin de porter secours à sa famille; une balle frappa la porte, des éclats de bois furent projetés au loin. M. Busby eut le visage ensanglanté; les bandits s’enfuirent avec leur butin. Le crime demeura impuni.

À cette époque, si au nord, où la population indigène avait considérablement diminué depuis une quinzaine d’années, existait une sorte de sécurité pour les étrangers, en d’autres parties de la Nouvelle-Zélande, les Européens étaient parfois encore exposés aux attaques des insulaires. Un fait qui eut des conséquences particulièrement graves mérite d’être rapporté. Un baleinier à destination de la baie Nuageuse[5],s’étant perdu sur la côte occidentale de l’île du Nord, près la baie de Taranaki, plusieurs hommes de l’équipage furent tués par les naturels. On envoya un bâtiment de la marine royale tirer vengeance du forfait. Maltraités par les Anglais, pourchassés par les tribus des rives de la Waikato, les habitans de la baie de Taranaki prirent le parti de décamper. Se dirigeant vers le sud, ils atteignirent le détroit de Cook et s’arrêtèrent à l’endroit qu’on appelle maintenant le port Nicholson. Le premier navire qui visita le port était un brick de commerce venant de la Nouvelle-Galles ; le capitaine entra en relations avec la tribu fugitive et consentit à la transporter à l’île Chatham. Comptant sur un profit, il s’arrangea de façon à prouver au besoin que les naturels avaient saisi son navire en l’obligeant à les conduire où ils le désiraient. En deux voyages il porta environ cinq cents individus à l’île Chatham, hommes, femmes et enfans. Aussitôt arrivés, les Néo-Zélandais commencèrent le massacre des habitans de l’île, les insulaires qu’on nomme les Morioris, et mangèrent nombre de victimes. Il existait à peu près deux mille Morioris, il n’en resta guère plus de cent cinquante ayant chaque jour à supporter les mauvais traitemens de leurs cruels oppresseurs. Ce sont ces Néo-Zélandais, devenus les maîtres de Chatham, qui, un peu plus tard égorgèrent le capitaine et les matelots du baleinier français le Jean-Bart.

Mécontens de la situation générale et redoutant peut-être l’entreprise hardie d’un homme portant un nom français, les missionnaires songeant à prendre la direction des affaires, eurent une pensée lumineuse ; constituer la Nouvelle-Zélande en état indépendant ; le résident, M. Busby, était gagné à leur cause. Si Kororarika inspirait une sorte d’horreur, cette bourgade n’était pas toute la Nouvelle-Zélande. En plusieurs endroits des Maoris élevaient des édifices ou cultivaient la terre; ceux-ci étaient convertis au christianisme. Les enseignemens religieux les avaient préservés des vices où s’étaient plongés leurs compatriotes vivant au contact de la population européenne des ports de mer. Sur les plus déshérités du côté de l’intelligence, le nouveau culte avait produit un bienfait, l’adoucissement des mœurs. Il n’était donc pas extraordinaire de voir les ministres de l’église se flatter de finir par exercer une domination un peu générale.

Au mois d’octobre 1835, M. Busby annonce à ses compatriotes qu’il vient d’être informé de l’arrivée prochaine d’un prétendant à la souveraineté de la Nouvelle-Zélande. Aussitôt il convoque, à sa résidence de Waïtangi, les chefs de la baie des Iles et des pahs les plus voisins, et dicte la déclaration de « l’indépendance des peuplades de la partie septentrionale de la Nouvelle-Zélande (Iles du Nord). » On faisait ainsi parler les Maoris : «Nous, les chefs héréditaires et les principaux des tribus des parties nord de la Nouvelle-Zélande, étant assemblés à Waïtangi le 28 octobre 1835, déclarons l’indépendance de notre pays, qui est, par les présentes, constitué et déclaré indépendant sous le nom de Tribus unies de la Nouvelle-Zélande… » Trente-cinq chefs apposèrent leur marque ; deux missionnaires et le résident signèrent comme témoins. S’ils n’étaient que trente-cinq, tous habitant la même région de la Nouvelle-Zélande, on ne défendait point à d’autres de faire acte d’adhésion. Les tribus unies sur une terre où les tribus vivaient en continuelle hostilité ! On se répétait que chacun de ces chefs signataires de la déclaration d’indépendance n’irait pas à 50 milles de son village sans risquer d’être mangé. On regardait cet état indépendant, ce pouvoir souverain, comme une simple confédération de missionnaires dont il était juste de ne séparer en aucune façon M. Busby. Les pasteurs évangéliques ne souriaient guère à l’idée de voir arriver un nombre considérable de colons. Ils possédaient de vastes domaines ; si les naturels étaient encore un peu anthropophages, du moins ils venaient à la chapelle et travaillaient à bon compte. De son côté, le résident britannique avait acquis une superbe propriété. On demeurait sur un sol fécond, dans un air tiède, avec toutes les aisances de la vie ; n’était-il pas sage de s’efforcer de mettre de pareils biens hors d’atteinte ? Une part des terres achetées revenait à la société de l’église des missions de la mère patrie. De connivence avec cette compagnie s’étaient formées en Angleterre des sociétés ayant pour objet la protection de la race indigène ; elles agissaient de manière à empêcher l’émigration.

Le gouvernement britannique s’empressa de reconnaître l’indépendance des tribus unies de la Nouvelle-Zélande, — cette moquerie, comme on se plut à l’appeler. Au nom du roi Guillaume IV, un navire de guerre, l’Alligator, se rendit à la baie des Iles afin d’inviter les chefs à faire choix d’un drapeau qui serait l’emblème de leur nationalité ; il y en avait trois modèles. Le drapeau adopté, le vaisseau de la marine royale le salua de vingt et un coups de canon. On a compris que le gouvernement de l’Angleterre se réservait d’exercer à son gré un protectorat. Vers la même époque, un second résident britannique était installé à Hokianga.


II.

Le moment est venu de faire connaître un personnage étrange que les navigateurs ont signalé, le baron Charles de Thierry, qui durant de longues années causa grand émoi à la Nouvelle-Zélande. Souvent il donna de l’inquiétude à l’administration de la Nouvelle-Galles du Sud et même certaines préoccupations aux pouvoirs publics de la Grande-Bretagne. Les historiens anglais, sans ménager les épithètes, le traitent d’aventurier, comme s’il avait plus de droits à ce titre que nombre des sujets du roi Guillaume IV ou de la reine Victoria qui vinrent accaparer les terres des Maoris. Charles de Thierry, fils d’un émigré français, était né à Londres en 1793[6]. Il reçut une instruction satisfaisante ; jeune, il épousa la fille d’un ministre de l’église anglicane[7]. On le voit en 1815, attaché comme secrétaire à la personne d’un membre du congrès de Vienne, peu après, officier dans un régiment de cavalerie de l’armée britannique, en 1816, attaché à l’ambassade de France à Londres; en 1819, on le trouve plongé dans les études de théologie à Oxford, et de 1820 à 1821, dans celles du droit à Cambridge. Il fit la rencontre du pasteur Kendall venu en Angleterre accompagné des chefs zélandais, Hongi et Waïkato. Les entretiens du baron de Thierry et du missionnaire roulèrent tout particulièrement sur la Nouvelle-Zélande. M. Kendall, établi à la baie des Iles, avait reçu à titre gracieux des chefs d’un district de la Hokianga, un domaine, sous la promesse qu’il viendrait habiter parmi eux, affirment des narrateurs anglais[8]. Le missionnaire transféra son titre de propriété à M. de Thierry moyennant une certaine quantité d’objets recherchés des naturels : — on a dit trente-six haches; le baron a parlé d’une somme de 20,000 francs. Le révérend Williams a déclaré que la cession s’était faite avec les formalités mises en usage, lorsque les missionnaires acquirent des terres à la baie des Iles ; seulement, il regardait comme indispensable aux nouveaux propriétaires l’occupation permanente. Par l’entremise d’un capitaine baleinier, M. de Thierry aurait encore obtenu des sauvages une belle surface de terrain. Si l’on s’en rapporte à ses assertions, Hongi et Waïkato, constatant l’importance de ses possessions, l’avaient engagé à venir promptement en leur île, qu’on le reconnaîtrait comme maître. Il n’en avait pas fallu davantage au baron pour se croire souverain de la Nouvelle-Zélande.

S’il s’était hâté d’accourir, peut-être eût-il été roi; les moyens manquaient sans doute. A la date du 2 décembre 1823, il écrit au ministre, lord Bathurst, demandant l’appui du gouvernement britannique pour une entreprise de colonisation au pays de ses rêves. Toute réponse sembla inutile; la Nouvelle-Zélande passait pour état indépendant. Au mois d’avril 1825, il tourne ses visées du côté de la France et s’adresse à la fois au ministre des affaires étrangères et au ministre de la marine. Il désire une frégate, des bâtimens de transport, le titre de gouverneur, une rémunération qui l’indemnise de ses peines et du prix de ses terres. Que l’on accueille ses prétentions, il promet de fonder une belle colonie. Selon toute vraisemblance, on va étudier la question. Il s’agit bien d’étude, le directeur des colonies juge simplement en son esprit que, les Anglais s’étant montrés indifférens, il ne doit pas y avoir d’avantages à tirer de la Nouvelle-Zélande[9]. Néanmoins, paraît-il, on eut l’idée d’accorder les bâtimens, mais de ne prendre aucun engagement à l’égard du titre ou des indemnités. Des avis défavorables sur le baron firent tout abandonner.

Plus tard, M. de Thierry disait avoir dépensé sa fortune pour acheter des navires, pour attirer des émigrans, pour se procurer les objets nécessaires à de vastes installations. A un moment, on le rencontre à la Martinique, ses ressources épuisées, contraint de vivre avec sa famille d’une petite industrie. Il fera bien des étapes encore avant d’atteindre la terre qui ne lui réserve que déceptions ; il ne cesse d’y songer et de loin réussit presque à la faire trembler. On a vu, sous la menace d’une revendication, le résident britannique à la baie des Iles, de concert avec les membres de la mission, provoquer d’une façon singulière une déclaration d’indépendance des tribus de la Nouvelle-Zélande. Le baron Charles de Thierry, se qualifiant chef souverain de la Nouvelle-Zélande et roi de Noukahiva[10] avait fait parvenir l’assurance formelle de son intention de venir bientôt établir sa souveraineté dans le pays. Il annonçait avoir notifié son projet au roi de la Grande-Bretagne, au roi de France et au président des États-Unis. M. de Thierry ne se montre nullement avare de promesses. A chaque pasteur évangélique il offre un traitement pécuniaire ; tous. Européens et Maoris, qui voudront vivre sous sa loi seront heureux. A l’heure actuelle, il attend un vaisseau armé qui devra le porter à la baie des Iles avec une force suffisante pour assurer le respect de ses droits et de son autorité. M. James Busby affecte d’avoir trop confiance en ses compatriotes pour avoir besoin de les prémunir contre une semblable audace. Néanmoins, le résident britannique, dans son trouble, s’était efforcé d’éloigner le danger par un coup de théâtre; la population anglaise demeurait très alarmée[11]. Quelques mois plus tard, une pétition revêtue d’environ cent quatre-vingts signatures était envoyée au roi Guillaume IV en vue d’obtenir la protection du gouvernement britannique. Dans cette pièce, on parle tout d’abord de l’usurpation dont la Nouvelle-Zélande est menacée par le terrible baron de Thierry ; on se plaint ensuite de l’état du pays livré au désordre, où pourtant les intérêts des sujets du roi d’Angleterre grandissent avec une extrême rapidité, car dernièrement on vit à la fois trente-six navires à l’ancre dans la baie des lies.

Après d’interminables péripéties, le baron était parvenu à se rendre à Sidney. De cette ville, à la date du 20 septembre 1837, il adresse une proclamation aux Européens établis à la Nouvelle-Zélande. Pour la défense de ses droits, il fait appel aux parens de Hongi, à son estimable ami Waïkato, à la famille de M. Kendall[12], aux missionnaires MM. Williams et F. Hall. Il ajoute que, le 17 août 1832, le titre de sa propriété sur la Hokianga fut transmis en Angleterre et copie envoyée à Londres au Foreign Office, à Paris au ministère des affaires étrangères. Le document se termine par le projet d’un colonisation où tout se passera suivant la justice. Au pressant appel personne ne répondit. M. de Thierry avait enrôlé des cultivateurs et des ouvriers ; les uns disent une soixantaine, les autres davantage. Avec ce monde, il arrive sur le domaine contesté, apportant quantité de papier tout prêt pour les manifestations, où se lit en grosses lettres : « Charles, par la grâce de Dieu, souverain de la Nouvelle-Zélande, » et se montrant mal pourvu des objets nécessaires à une première installation. Les Maoris, obéissant aux suggestions des Anglais, refusent de reconnaître son titre à la possession du sol, appuyant ce refus sur la faute de M. Kendall de n’avoir pas satisfait à la condition imposée. Malgré les avanies de chaque jour, le baron de Thierry reste à Hokianga. Il n’a pas d’argent, il manque de provisions. Dès le commencement de l’année 1838, ses agens et les ouvriers amenés à ses frais l’abandonnaient pour aller chercher l’indépendance et devenir propriétaires eux-mêmes, ou pour se procurer des emplois lucratifs. Il voit sa ruine consommée, ses espérances évanouies, et plus il descend les degrés de la misère, plus les colons anglais et les pasteurs évangéliques jettent d’éclats de rire et manifestent d’allégresse[13]. Au milieu de gens à son égard animés de sentimens hostiles et dans une situation désolante, le baron de Thierry, plein d’un orgueil qui le couvre de ridicule, mais aussi plein de cette ténacité qui conduit parfois à de grandes choses, bravant l’infortune, garde des illusions et ne perd point tout espoir. Plusieurs années encore on le verra se répandre en lamentations et en objurgations[14].

Depuis quelque temps, les missionnaires catholiques se disséminaient dans les archipels de l’Océanie. Le 10 janvier 1838, un vicaire apostolique. Mgr de Pompalier, évêque de Maronée, débarque à Hokianga. Il y rencontre des colons catholiques du royaume de la Grande-Bretagne, des tribus gagnées au protestantisme, l’immense majorité de la population indifférente à tous les cultes[15]. Ancien grand-vicaire du diocèse de Lyon, ecclésiastique jeune encore, de manières distinguées, M. de Pompalier, possédant une haute instruction et des mérites incontestables, imposait par la dignité du caractère et par la noblesse du maintien[16]. Il ne manquera jamais d’être secourable à ceux qui viendront, puissans ou déshérités du sort, aborder aux rives de la Nouvelle-Zélande. Ses qualités personnelles, son aménité, ne tardent pas à lui concilier l’affection des Maoris qu’il se plaît à visiter. A Hokianga, à la baie des Iles, on appréhende bientôt les succès de la mission catholique. Un bon Anglais, touché par la crainte, déclare en gémissant et en excitant ses compatriotes à l’action, qu’il regarderait comme la plus sérieuse calamité pour l’hémisphère austral l’influence paralysante de la religion catholique. A l’arrivée de M. de Pompalier, le baron de Thierry était accouru entretenir l’évêque de ses malheurs. A les voir ensemble, les pasteurs évangéliques voulaient croire qu’ils s’entendaient pour établir sur le pays la domination française.

Les missionnaires protestans avaient eu tout de suite l’excellente inspiration pour eux d’acheter des terres aux aborigènes. Les idées de propriétés particulières, d’aliénation perpétuelle, n’entraient guère, semble-t-il, dans l’esprit des Néo-Zélandais. Qu’importe! on offrait aux chefs quelques haches, un paquet de clous, un peu de poudre à canon, un mousquet délabré ; pour la possession de tels objets, de larges superficies de terrain étaient livrées. Un acte était dressé, dans les termes dont les notaires font usage en Europe, termes certainement fort obscurs pour des insulaires du Grand Océan. Des signatures étaient apposées ; le Néo-Zélandais sur le papier traçait une partie des lignes de son tatouage[17], et l’affaire se trouvait conclue. Si des interprétations fâcheuses restaient à craindre, les pasteurs anglicans, gens fort avisés, n’oubliaient pas que chez les peuples de race polynésienne, le tabou est une garantie, la déclaration d’inviolabilité que chacun respecte ; ils réclamaient donc le tabou sur le domaine extorqué. Ce moyen facile de se rendre grand propriétaire, une fois connu, devait être mis à profit par des colons de tous genres. L’immigration était incessante. A Wangaroa en 1835, c’est à peine si l’on eût découvert un étranger : deux années plus tard, la région presque entière était achetée par des Européens. En 1833, à la côte occidentale, à Kaïpara et dans les lieux voisins, un homme blanc produisait dans les tribus indigènes l’effet d’un être extraordinaire, d’un jeu de la nature, et vers 1837 de vastes territoires appartenaient aux Anglais[18].

Dès l’instant qu’il devint aisé de prévoir le prochain envahissement de la Nouvelle-Zélande par une nombreuse population européenne, à l’aide des moyens simples et peu dispendieux indiqués par les missionnaires, des individus se hâtèrent d’acquérir des aborigènes des étendues de terrain plus ou moins considérables ; — véritable extorsion, abominable escroquerie qui ne tarda point à prendre des proportions inouïes[19]. Il y eut, à la vérité, de cruelles déceptions, de terribles mécomptes. Les chefs, sans droit selon toute apparence, cédaient des parties du sol qui étaient le domaine de la tribu tout entière et vendaient aussi très volontiers des terres qu’ils n’avaient jamais habitées, peut-être jamais vues avant les jours de trafic ; on courait risque qu’elles ne fussent revendiquées par d’autres tribus. Si les nouveaux propriétaires, trop confians dans le titre portant la marque d’un grand chef, quittaient la place, au retour ils trouvaient la place prise. Les Maoris, en général fort experts en friponnerie, renouvelaient la vente avec d’autres acquéreurs, se plaisant à recevoir plusieurs fois le prix des mêmes terres. À cette époque, les exemples de contestations entre cinq ou six personnes se disputant un lot ne sont pas rares. Dans ce pays où il n’existe aucune autorité, nul arbitre respecté, nulle justice, on imagine à quelles fureurs, à quelles vengeances, à quels crimes peuvent pousser les idées d’accaparement du sol. L’occasion semble si propice pour entrer en possession d’un magnifique domaine que certains amateurs ne se contentent pas d’un champ médiocre; on vit un Anglais prétendre avoir obtenu d’un chef, au prix de quelques barriques d’eau-de-vie et d’un paquet de tabac, toute la côte depuis le port d’Otago jusqu’au détroit de Foveaux, — la longueur d’une quarantaine de lieues. Il ne faudra point s’étonner si, dans l’avenir, plus d’un propriétaire, au fond de sa conscience impure, éprouve la crainte d’être dépossédé de l’endroit où il a bâti sa maison.

Les premiers accapareurs du sol ne songeaient guère, la plupart, à le défricher et à le cultiver. Il existait un moyen de s’enrichir plus prompt et plus facile. Le flot des immigrans grossissait chaque jour; à ceux qui arrivaient un peu pourvus de numéraire les maîtres d’un territoire ou d’un champ enlevé aux aborigènes cédaient des morceaux de la propriété. Revendus quelques mois ou quelques semaines plus tard, le bénéfice était énorme. Alors, de la Nouvelle-Galles du Sud et de la Tasmanie accoururent des gens avides dont toute préoccupation se bornait à l’idée d’acheter une terre à prix modique et d’en obtenir à bref délai une très grosse somme d’argent. A l’estuaire de Houraki, surtout à la baie des Iles, aux environs de Kororarika, où l’on s’attendait à voir bâtir une grande ville, des parcelles de terre, passant de mains en mains, atteignirent des prix exorbitans. Nulle part ailleurs, peut-être, la fièvre de la spéculation n’avait sévi avec une égale intensité. Les agioteurs profitaient d’une confiance exagérée dans l’avenir et l’exploitaient avec rage.

En Angleterre, on s’était ému parfois au récit des actes de déloyauté ou de violence commis par les Européens envers les prétendus sauvages. Les philanthropes prenaient en mains la cause des aborigènes. Au sein de la chambre des communes, dans le cours de l’année 1836, un comité spécial trace de l’état d’anarchie de la Nouvelle-Zélande un tableau assez sombre pour causer dans le public une vive impression. Une commission instituée au sujet des résultats déplorables de l’établissement d’Européens qui échappent à toute autorité réunit des informations sur les territoires inoccupés où il serait facile d’installer des colonies. Un mouvement se dessine; quelques personnes songent à en tirer parti. En 1837, se forme à Londres une association[20] en vue d’amener le gouvernement de la Grande-Bretagne à faire régner la loi sur les îles qui composent la Nouvelle-Zélande et à permettre de coloniser le pays d’après une méthode qui, on l’assure, offrirait tous les avantages imaginables pour les indigènes et pour les émigrans. L’auteur du projet est M. Edward-Gibbon Wakefield. On ne place aucune confiance soit dans l’activité, soit dans les dispositions du Colonial Office ; voulant obtenir ou une sanction ou un encouragement du pouvoir exécutif, c’est au premier ministre, lord Melbourne, qu’on s’adresse. L’influence du clergé de l’église des missions est considérable[21], son appui est recherché ; mais le doyen de la compagnie, M. Dandeson Goûtes, admettant la droiture des intentions, se déclare opposé à la colonisation et décidé à combattre par tous les moyens possibles le projet de l’association. Bientôt, dans un mémoire au ministre des colonies, lord Glenelg, et dans une lettre, dite confidentielle, qu’on répand à profusion, M. Coutes réalise sa promesse. Les membres de l’association sont accusés de n’avoir d’autre guide que l’idée du lucre.

Néanmoins, cette société espère recevoir d’un bill présenté au parlement une sanction définitive, lorsque, dans une audience accordée à ses principaux membres par lord Melbourne, elle est encore jetée dans l’incertitude. Le ministre des colonies, qui est présent, censure les principes de l’association et dénie au gouvernement le droit de s’immiscer dans les affaires de la Nouvelle-Zélande. N’étant point soutenu par le gouvernement, le bill que défend à la chambre des communes M. Francis Baring est rejeté. Un revirement d’opinion ne tarde point à se produire; les membres de l’association sont invités à se rendre de nouveau près de lord Glenelg. Le ministre avait reçu des dépêches du résident britannique à la baie des Iles et des informations du capitaine d’un navire de guerre qui venait de parcourir les côtes; il annonce que le gouvernement abandonne toute objection au projet de coloniser les îles centrales. On allait charger une commission, formée de personnages n’ayant dans l’affaire aucun intérêt privé, du soin de préparer une charte royale analogue à celle dont les colonies américaines avaient été pourvues au XVIe et au XVIIe siècle. L’association ne possédant point le capital qu’on exigeait comme garantie des opérations, elle cessa d’exister.

Cependant, parmi les agriculteurs et les artisans séduits par les avantages que semblait offrir la Nouvelle-Zélande, plusieurs d’entre eux, en vue de l’émigration prochaine, avaient disposé de leurs propriétés ou renoncé à leur profession; ils se lamentaient. Des membres de l’ancienne association, d’autres partisans de la colonisation se concertèrent pour atteindre sûrement le but. Une souscription permit de réaliser un capital de 100,000 livres[22]. Par l’influence de lord Durham, les difficultés furent aplanies; au commencement de l’année 1839, la compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande était fondée[23]. Le gouvernement ne cessait encore de considérer le pays comme terre étrangère et indépendante; la compagnie se trouvait donc forcée de traiter avec les chefs aborigènes pour l’acquisition de vastes territoires. Une première expédition parut indispensable ; il s’agissait de choisir l’endroit convenable pour une nombreuse colonie et de faire les préparatifs pour l’arrivée et l’installation des émigrans. Le colonel William Wakefield eut la mission de tout organiser. Un beau navire est acheté : le Tory, on embarque des armes et mille objets propres à tenter les Maoris; on emmène un interprète, un Néo-Zélandais, qui vient de passer deux années à Londres; un dessinateur, un naturaliste d’origine allemande, le docteur Ernest Dieffenbach, que ses études sur la Nouvelle-Zélande rendront célèbre. Les colons seraient attendus au port Hardy, dans l’île d’Urville, à partir du 10 janvier 1840, Le 9 mai 1839, à Gravesend, le Tory met à la voile, salué par les acclamations d’une foule rassemblée sur les rives de la Tamise, comme si le vaisseau britannique allait conquérir un royaume. On répétait que la France désormais ne pourrait plus songer à établir à la Nouvelle-Zélande une colonie pénitentiaire, ainsi qu’il en avait été question. Avant la fin de l’année 1839, neuf bâtimens de la compagnie emportaient vers le havre Nicholson 1,117 émigrans, des machines, des instrumens agricoles, des vêtemens, des marchandises de toute sorte, et même quantité de livres dans le dessein de fonder une bibliothèque publique; en outre, le matériel nécessaire pour la publication d’une gazette de la Nouvelle-Zélande[24]. Le Tory arrive au détroit de Cook dès le mois d’août, et aussitôt, le colonel Wakefield visite les baies et entreprend la reconnaissance du canal de la Reine-Charlotte. Déjà, en ces parages, des Européens isolés ont défriché des terrains qu’ils cultivent sans avoir obtenu aucune permission des Maoris. En cette région, les indigènes n’avaient pas encore appris comme ceux de la baie des lies à vendre aux hommes blancs des terres souvent inoccupées. Pourtant, les organisateurs de la colonie ne voulaient point s’emparer de grands territoires sans tenir une sanction bien positive des aborigènes, surtout si l’on englobait dans les acquisitions des villages ou des champs cultivés. On avait le projet alors de faire sur les terres qui seraient concédées une réserve d’un dixième pour les anciens maîtres du pays. Des pêcheurs de baleines étaient établis sur la côte, vivant avec des femmes maories qu’ils avaient rendues d’une propreté parfaite; on admirait leurs beaux cheveux noirs, entretenus avec un soin particulier. Un patron de barque, qui depuis longtemps séjournait dans la contrée, se rendit fort utile en donnant une infinité de renseignemens sur les endroits favorables à des établissemens européens. Le colonel Wakefield n’hésita plus à se rendre au port Nicholson, situé à l’extrémité méridionale de l’île du Nord.

Le lieu semble réaliser tous les avantages pour l’emplacement de la ville qui doit porter le nom de Wellington. Le port est un lac salé n’ayant guère moins de 6 milles de diamètre. Vers le nord s’étend la vallée de la Hutt, énorme espace de terrain fertile; au nord-ouest, entre les montagnes et la mer, c’est un sol à peine accidenté jusqu’au voisinage du mont Taranaki, où dans un avenir prochain s’élèvera la ville de New-Plymouth; enfin sur la côte orientale, près du cap Palliser est la belle plaine de la Waïrarapa. Les insulaires accueillent à merveille les étrangers. « Nous vendrons, dirent-ils, notre port et notre territoire, et nous vivrons en paix avec les hommes blancs qui viennent à nous. » Le colonel Wakefield profita largement de la facilité qui lui était offerte. Il se rend à l’île du Sud, à la baie Nuageuse, dans le dessein d’acquérir de nouveaux domaines ; mais ici les aborigènes ne se montrent point aussi traitables que ceux du port Nicholson. Un capitaine baleinier revendiquait la propriété d’une baie et de la vallée de la Waïrau, concédées par deux chefs maoris : Rauparaha et Rangihœata, qui ne tarderont pas à beaucoup préoccuper les colons; ce n’était en aucune façon la plus grosse difficulté pour l’agent de la compagnie. Le vieux Rauparaha, durant de longues années, avait entretenu des guerres contre les gens de sa race qui habitaient la région occidentale de l’île du Nord ; il avait passé le détroit afin d’exterminer des tribus paisibles de l’Ile du Sud. On le citait pour sa déloyauté et pour des actes d’une abominable férocité; on parlait avec horreur d’un de ses exploits. Comme il voulait aller exercer une vengeance dans un district de la côte orientale, le capitaine d’un bâtiment de commerce de Sidney, du nom de Stewart, pour l’appât d’un chargement de filasse de phormium, avait consenti à le transporter avec une centaine d’hommes ; — il y eut un affreux massacre et sur le vaisseau même des scènes horribles. Le colonel Wakefield parvint à séduire Rauparaha, Rangihœata et d’autres chefs; il eut les terres qu’il convoitait. Lorsque les émigrans arrivèrent au port Nicholson, dans les mois de janvier et de février 1840, le colonel Wakefield se vantait d’avoir acheté, moyennant des fusils, de la poudre et des balles, des haches et des couteaux, des miroirs et des mouchoirs de poche, une étendue de pays assez grande pour constituer un royaume. Peut-être la compagnie de la Nouvelle-Zélande trouvait-elle qu’on avait été généreux ; suivant une certaine théorie, on suppose que, les aborigènes ne possédant rien, on ne saurait rien leur prendre. Au début, on avait trouvé les Maoris favorables aux Européens; le désir de tout accaparer allait susciter des guerres longues et désastreuses.


III.

Tandis qu’à Londres s’organise péniblement la compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande, commence une agitation d’un autre genre ; on presse le gouvernement de mettre la main sur les îles de l’océan Pacifique, favorisées dans le nord du climat de l’Italie et du midi de la France, dans le sud de la température de l’Angleterre. Les Français sont une cause de préoccupation constante. Selon toute vraisemblance, ils entretiennent des vues pour la formation d’un établissement colonial sur ces terres bénies où les enfans des Européens attestent par leur bonne mine la santé la plus florissante. Telle est l’impression générale à la Nouvelle-Zélande et à la Nouvelle-Galles du Sud. On a vu apparaître des baleiniers du Havre et des bâtimens de guerre pour les protéger. Rarement, s’écrie-t-on, la Grande-Bretagne eut sur sa route et sur son élément un rival plus formidable que celui qu’elle rencontre maintenant dans la région australe du Pacifique sous le pavillon du roi citoyen[25]. On énumère les malheurs qui menacent la Grande-Bretagne si le gouvernement ne se décide à recourir à des mesures vigoureuses. Les pêcheries de baleines seront arrachées aux Anglais par les Américains et les Français ; le commerce grandira chez les étrangers. Viennent ensuite les avantages que l’Angleterre tirerait de la prise de possession de la Nouvelle-Zélande. Des familles honnêtes iraient s’y établir ; les insulaires, pleins de goût pour la mer, fourniraient d’excellent matelots, l’élevage des troupeaux, réussissant dans les vallées et sur les plateaux, l’extension de l’industrie de la laine serait assurée. Ceux qui avec toute l’énergie possible appellent l’intervention du gouvernement, blâment les missionnaires d’avoir acquis d’immenses propriétés, n’épargnant que « les wesleyens, empêchés par leur règle d’avoir des biens personnels; » ils les signalent comme les agens actifs de l’entreprise des Européens pour extorquer le pays aux aborigènes ; ils les accusent d’incapacité, même de vices, le clergé anglican prenant soin de réserver ses membres les plus distingués pour les différens services de la mère patrie. On dénonce la compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande comme une coterie de marchands de la cité qui s’unissent dans le seul dessein de gagner de l’argent par l’achat et la vente de terrains. Enfin, on montre le devoir de protéger les Maoris, une des plus nobles races, assure-t-on, qu’il y ait sur le globe, contre des gens sans aveu et sans loyauté.

Malgré les réclamations et les excitations à l’égard de la Nouvelle Zélande, durant plusieurs années, le gouvernement britannique ne prend aucun parti. Il s’était contenté, après la pétition adressée en 1836, par les Européens établis à la baie des Iles, d’envoyer en station un sloop de guerre commandé par le capitaine Hobson[26]. Vivement sollicité, ainsi qu’on vient de le voir, en 1839, il se décide à l’action, mais il hésite sur la manière d’opérer et même sur l’importance à donner à l’affaire qui doit s’engager; il agit avec une diplomatie où l’on ne découvre ni fermeté, ni hauteur de vues. Le ministre des colonies, marquis de Normanby, écrivant le 1er juillet aux lords de l’amirauté, annonce qu’on veut obtenir des chefs insulaires, en faveur de la couronne, la cession de certaines parties de la Nouvelle-Zélande à titre de dépendance de la Nouvelle-Galles du Sud ; que M. Hobson sera investi de la charge de lieutenant-gouverneur[27]. Dans les instructions transmises au capitaine Hobson, formulées à la date du 14 août, le ministre insiste sur les motifs qui ont amené la résolution de recourir à des mesures capables d’assurer dans le pays le règne de l’autorité : le nombre déjà considérable d’Anglais fixés dans les îles, la formation d’une société pour l’expédition d’émigrans, le caractère bas et vil d’une partie de la population européenne dont on ne cesse de redouter les désordres. « Nous reconnaissons, ajoute le ministre, comme état indépendant, la Nouvelle-Zélande autant qu’on peut reconnaître la souveraineté d’un peuple composé de tribus éparses, incapables d’agir et de délibérer de concert. La reine, ainsi que la nation anglaise, repousse toute prétention de s’emparer de la Nouvelle-Zélande et de la gouverner comme pays de la domination de la Grande-Bretagne, à moins du consentement libre et intelligent des naturels, exprimé selon leurs usages. Le gouvernement de la reine vous autorise à traiter avec les aborigènes pour la reconnaissance de l’autorité de Sa Majesté sur la totalité ou sur quelque partie de la Nouvelle-Zélande. »

Le 29 janvier 1840 arrive à la baie des lies la corvette le Herald, et l’on en voit aussitôt débarquer à Kororarika le capitaine de vaisseau William Hobson, entouré de quelques fonctionnaires de l’ordre administratif et suivi de quatre-vingts soldats. Dès le lendemain, l’officier anglais convoque les habitans européens pour leur déclarer l’objet de sa mission. Ses propres compatriotes ayant refusé de lui fournir un terrain pour s’y établir, il s’installe sur le domaine des pasteurs évangéliques, et la réunion se tient dans la chapelle. Anglais, Français, Américains, Maoris accourent, curieux d’entendre la parole de l’homme qu’on dit envoyé pour ouvrir l’ère de bonheur de la Nouvelle-Zélande. M. Hobson lit à l’assemblée les actes rédigés au nom de la reine d’Angleterre. En vertu de ces actes, il est investi de la qualité de lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Zélande, désormais rattachée à la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud. Il communique ensuite divers documens administratifs. Toujours au nom de la reine, était prononcée l’interdiction d’acheter des terres près des naturels, le soin d’acquérir des parties du sol étant réserve aux représentans de la couronne. N’était reconnue la validité d’aucun titre à la possession d’une terre si elle n’avait la garantie d’une commission formée à Sidney. Un acte d’acquiescement est présenté à la signature des habitans; mais le capitaine Hobson trouve une résistance inattendue. Les personnes les plus notables refusent de signer, protestant avec énergie contre de flagrantes illégalités. Qu’importe? la majeure partie de la population européenne se compose de déserteurs de toutes les marines, de convicts échappés du bagne de Sidney; tous ces gens espèrent obtenir la garantie de propriétés plus ou moins mal acquises ; ils s’empressent de donner leur adhésion.

Le capitaine Hobson fait répandre une note imprimée dans la langue des Maoris qui conviait pour le 5 février suivant tous les chefs sans distinction sur l’habitation du résident, M. Busby. Il s’agissait de leur expliquer les ordres de la reine de la Grande-Bretagne et de leur présenter la copie d’un traité qui serait soumis à leur acceptation. Comme on en est déjà informé par les navigateurs qui touchèrent à la baie des Iles en 1840, on n’avait point épargné les présens et les promesses capables de bien disposer les Néo-Zélandais.

Au jour désigné, sous une tente construite par l’équipage du Herald, les officiers de la corvette, le résident, M. Busby, les membres de la société des missions, l’évêque français, Mgr de Pompalier, les fonctionnaires du gouvernement, les principaux habitans européens prennent place tout autour de la salle ; les chefs maoris, assis à terre, occupent le centre. Le capitaine Hobson commence par une allocution aux Néo-Zélandais, afin de les préparer à la soumission à l’autorité de la reine d’Angleterre. Sans perdre contenance, il ose déclarer à ces pauvres gens qu’ils ont inspiré intérêt à la reine au point de la décider à fournir des vaisseaux et des troupes pour, les protéger. Le gouverneur lit les traités, appuyant, disent les historiens anglais, sur chaque article, offrant des explications sur les passages qui ne seraient pas bien compris. La situation des chefs était assurée, leur liberté garantie ; seules, les terres appartiennent maintenant à la reine et à nul autre on ne peut les vendre. Le missionnaire, M. H. Williams, traduisait dans l’idiome des indigènes toutes les paroles prononcées par le lieutenant-gouverneur. Le tumulte éclate ; dans l’assistance, on accuse l’interprète d’altérer le sens des termes du discours. Plusieurs fois de sévères apostrophes le rappellent au devoir. Après la lecture du traité, M. Hobson invite les chefs néo-zélandais à demander des explications s’ils n’ont pas tout saisi, à présenter des observations s’ils en conçoivent le désir. Alors quelques-uns des insulaires manifestent une si violente opposition que le lieutenant-gouverneur craint un dénoûment contraire à ses espérances. «Renvoyez cet homme, s’écrie un des Maoris, regardant ses compatriotes; ne signez point le papier fatal. Si vous consentez à le faire, vous êtes réduits à la condition d’esclaves et obligés de casser des pierres pour les routes; votre pays vous est arraché, votre dignité comme chefs est anéantie. » Un autre Néo-Zélandais, sans doute gagné à la cause de la reine de la Grande-Bretagne, détermina un mouvement d’opinion. Celui-ci, exhortant ses compatriotes à signer, s’efforce de montrer combien s’est accrue l’importance des Maoris par leurs relations avec les Européens ; il rappelle que, n’ayant jamais su se gouverner eux-mêmes, les hommes de sa race étaient en guerres continuelles. Il conclut à ce qu’on reçoive l’Anglais et qu’on prenne confiance en ses promesses.

Les chefs néo-zélandais, au nombre de quarante-six, signèrent le traité de Waitangi ; le capitaine Hobson estima que c’était une reconnaissance bien suffisante des droits souverains de la reine sur les parties nord de l’île. Le 12 février, le lieutenant-gouverneur convoquait à Hokianga une grande assemblée des Maoris, afin d’obtenir une adhésion au fameux traité. Il subit de plus dures remontrances encore qu’à Waitangi; tout simplement, il attribue l’opposition des aborigènes à l’influence des missionnaires catholiques, sans s’inquiéter de savoir si une pareille idée a le moindre fondement. Il finit par décider la plupart des chefs à mettre leur signature; sa joie est complète. Peu de jours après, le capitaine Hobson étant tombé malade à Waïtemata dut revenir à la baie des Iles. A sa place, le capitaine Symonds, de l’armée britannique, accompagné de quelques missionnaires, ira demander aux chefs de toute l’île du Nord la soumission à l’autorité de la reine Victoria. Une exception est faite pour le district de Kaïtaia, situé à l’extrémité de la côte nord-ouest, où des chefs ont une véritable puissance; à son secrétaire, M. Shortland, assisté de deux fonctionnaires et du révérend Richard Taylor, le lieutenant-gouverneur réservait le soin de les endoctriner. Le clergé et les membres de la compagnie territoriale n’étant pas en bons rapports, les autorités anglaises eurent sans peine un concours empressé de la part des ministres de l’église. Le major Burnburg reçut la mission d’aller sur la corvette le Herald porter aux lieux habités les instructions du gouverneur. L’indépendance que s’arrogeait la colonie du Port-Nicholson détermina M. Hobson à prendre une grave résolution, sûr de n’être pas désavoué par son gouvernement. A la date du 21 mai 1840, feignant de croire certaine l’adhésion de la plupart des chefs maoris, il lançait une proclamation déclarant la souveraineté de la couronne d’Angleterre étendue aux parties australes de la Nouvelle-Zélande : l’île du Milieu et l’île Stewart[28]. Le 17 juin, au village de Hoiakaka, dans la baie Nuageuse[29], le major Thomas Burnburg et le capitaine Joseph Nias, commandant le Herald, annonçaient la cession de Te-Wahi-Pounamou, et par une salve de coups de canon saluaient la prise de possession de l’ile. Maintenant les Anglais estiment qu’ils sont bien en règle avec le droit. On plaisante au sujet d’une expédition partie des côtes de France, dont on annonce l’arrivée prochaine. On entendra des voix s’écrier : « Si la France était venue plus tôt, elle eût gagné une colonie valant cent fois l’Algérie[30]. »

Le baron de Thierry, qui avait suscité tant de colères parmi les Anglais de la Nouvelle-Galles du Sud et de la Nouvelle-Zélande, réclamait secours, aide, protection pour soutenir des droits contestés. Ses appels finirent par exciter en France quelque intérêt. La cause fut défendue avec chaleur par des organes de la publicité[31]. On voulait obtenir du gouvernement une action vigoureuse pour assurer à notre pays des terres favorables à l’établissement de colonies et au développement de la marine marchande. On exposait que la possession exclusive de la Nouvelle-Zélande par la Grande-Bretagne serait funeste aux autres nations maritimes. L’agitation qui s’entretenait en Angleterre pour déterminer une prise de possession au nom de la couronne avait répandu dans nos ports une certaine alarme. Des chambres de commerce manifestèrent les plus vives appréhensions; elles sollicitèrent des ministres de promptes décisions. — Il était trop tard.

Dans le dessein de fonder une colonie à la Nouvelle-Zélande, des armateurs et des banquiers constituèrent une société sous le titre de Compagnie nanto-bordelaise. Un capitaine au long cours, M. Jean Langlois, le principal agent de la compagnie, affirmait avoir acquis des aborigènes la propriété de la péninsule de Banks sur la côte orientale de l’île Te-Wahi-Pounamou. Des négociations s’engagent avec les pouvoirs publics et le ministre de la marine donne à la compagnie « l’assurance du juste intérêt du gouvernement du roi et de la protection efficace qui ne manquera pas d’être apportée à la réalisation du projet. » Ordre était déjà donné au préfet maritime à Brest de mettre la corvette l’Aube en parfait état pour une mission dans la Mer du Sud. A la date du 11 octobre 1839, un traité intervint entre le gouvernement et la compagnie nanto-bordelaise. Par une des clauses essentielles du contrat relatif à l’opération, le gouvernement devait fournir à titre de prêt, pour un voyage de vingt-quatre à trente mois, un navire de 550 tonneaux largement pourvu de vivres et d’approvisionnemens de tout genre. Le 14 décembre, le ministre prescrivait au préfet maritime de Rochefort les dispositions à prendre pour l’armement et l’expédition à la Nouvelle-Zélande de la gabare le Comte-de-Paris, qui allait être confiée au capitaine Langlois. Au 15 février 1840, l’Aube, sous le commandement du capitaine Lavaud, retenue dans le port de Brest par les vents contraires, n’attendait que l’instant propice pour devancer le Comte-de-Paris.

Les préparatifs de l’expédition française n’avaient eu que trop de retentissement. Les vaisseaux étaient attendus dans la Mer du Sud longtemps avant d’apparaître dans les eaux de la Nouvelle-Zélande. Comme nous l’apprennent les officiers des corvettes commandées par Dumont d’Urville, dès les premiers jours de l’année 1840, à Sidney, à Hobart-Town, on parlait des colons français qui bientôt débarqueraient à la péninsule de Banks. Les Anglais jetaient feu et flamme contre l’ambition, contre la rapacité des Français. Les officiers de l’Astrolabe et de la Zélée restaient incrédules ; mais en arrivant à la baie d’Akaroa, il fallut se convaincre ; on attendait réellement le Comte-de-Paris, qui allait jeter sur la plage une cinquantaine de familles destinées à mourir de misère. A voir le pays couvert de forêts, on jugeait rude pour de nouveaux débarqués la tâche de défricher sans autre secours que leurs bras[32]. Nos officiers, remarquant autour d’Akaroa la faible étendue de terre propre à la culture, avaient peine à concevoir l’idée de choisir une pareille contrée pour une colonie. Ils pensaient que la beauté du port avait exercé une séduction. En réalité, on ne s’était pas donné le souci de prendre tous les renseignemens utiles. Dès que l’Astrolabe et la Zélée parurent à la baie des Iles, le bruit se répandit aux alentours que les corvettes portant les colons francais venaient à la Nouvelle-Zélande malgré la prise de possession par l’Angleterre. Un ancien marin français établi dans le pays, très animé contre les Anglais, assura au capitaine d’Urville que l’impression avait été vive; en même temps, il lui apprit la formation d’une compagnie française, ayant à sa tête le capitaliste Aguado, pour l’exploitation de l’île Te-Wahi-Pounamou.

L’Aube arrive à la baie des Iles dans la nuit du 10 au 11 juillet et le capitaine Lavaud reçoit l’avis de la prise de possession, au nom de la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne, des trois îles composant le groupe connu sous le nom de Nouvelle-Zélande. Sur l’emplacement où l’on doit bâtir une ville, Russell-Town, au sommet du fort, à 2 milles du mouillage de Kororarika, flotte le pavillon anglais. C’est là que le gouverneur, M. Hobson, est installé avec un nombreux personnel administratif et une garnison de cent trente hommes. Trois bâtimens de guerre semblent attachés à la colonie. On annonce que, dès la fin de l’année, le siège du gouvernement sera transféré à Waïtemata, sur le golfe de Houraki. On parle avec un sentiment d’orgueil du nombre considérable d’Anglais établis à l’entrée du détroit de Cook et au fond de la plupart des baies importantes comme propriétaires de terrains achetés aux aborigènes.

Pour entrer en explications avec le commandant de l’Aube M. Hobson exige que son titre de lieutenant-gouverneur soit reconnu. Dans des conjonctures pénibles pour l’officier français, le capitaine Lavaud trouve une assistance précieuse de la part de l’évêque, M. de Pompalier, qui a l’estime, la considération, le respect de tous les Européens et des Maoris. M. Hobson déclare au commandant français de l’Aube que, sous la domination anglaise, les Français pourront résider au port d’Akaroa et travailler sans trouble. Il promet d’accorder protection au baron de Thierry et, afin de lui épargner de nouvelles vexations, d’envoyer à Hokianga un magistrat de justice[33]. Pourtant des complications ne tardent guère à surgir ; le capitaine Lavaud apprend que la propriété de la péninsule de Banks est revendiquée en grande partie ou en totalité par plusieurs Anglais qui prétendent avoir des titres indiscutables[34]. Il ne faut pas trop s’étonner, on a vu qu’en l’absence d’occupations, les naturels vendent volontiers les mêmes terres à différentes personnes.

Parti de France, le 21 mars 1840, le Comte-de-Paris, chargé des émigrans, apparaissait le 9 août dans les eaux de la péninsule de Banks. Ne pouvant entrer dans le port d’Akaroa, il se rendit à la baie des Pigeons, et le capitaine Langlois se mettait en communication avec des chefs maoris ; il aurait renouvelé, suivant une déclaration ultérieure, son contrat avec les indigènes. L’Aube n’arrive devant Akaroa que le 15 août; — la proclamation du 21 mai apportée par la corvette le Herald, est affichée sur les maisons des Anglais. En ce moment se trouve dans le port le brick de guerre le Britomart, qui parcourt la côte et visite les lieux habités, ayant à son bord deux magistrats appelés à rendre la justice en chaque endroit où il y a des délits à réprimer. Le Comte-de-Paris ayant tiré le canon, un canot du brick anglais monté par des officiers et par les magistrats s’était approché; — il y eut des explications un peu vives. Informé de la présence du navire de la compagnie nanto-bordelaise, le capitaine Lavaud lui envoie ses embarcations. Si à la baie des Iles, le commandant de l’Aube avait éprouvé un cruel désappointement, au port d’Akaroa, à l’arrivée du Comte-de-Paris, il devait subir de terribles embarras. « Quelle est ma surprise! écrit le capitaine Lavaud[35]. J’apprends de la manière la plus positive que M. Langlois n’a jamais traité avec les chefs de cette région, qu’il ne possède rien et que nous n’avons aucun droit de propriété à faire valoir. Assemblés chez moi, par la bouche de M. Comte, notre missionnaire qui parle la langue des Maoris, les chefs ont affirmé que M. Langlois avait seulement traité moyennant quelques marchandises pour une certaine étendue de terre située près du port Cooper[36] ; qu’il n’avait jamais été question du port d’Akaroa, qu’eux-mêmes n’avaient en rien participé au contrat intervenu entre M. Langlois et les tribus du sud-ouest de la péninsule. En même temps, ils ont dit avoir vendu à un Anglais une plaine des environs pour y faire paître des troupeaux. » Il y avait du reste au moins trois prétendans à la possession de la presqu’île de Banks. Le commandant de l’Aube, regrettant de ne pouvoir installer les colons au port Cooper, où il y avait quelque apparence de propriété, les fit débarquer dans une anse éloignée du mouillage habituel d’Akaroa, où chacun devait être en situation de cultiver une petite partie des terrains. M. Langlois s’est défendu d’être la cause de la mésaventure de l’expédition française. S’il n’avait cru manquer d’égards envers le capitaine Lavaud qu’il attendait, il eût pris possession du pays avant que le navire britannique, le Britomart, eût paru devant la péninsule de Banks. Après l’examen de la situation de la Nouvelle-Zélande à ce moment et la lecture attentive des documens, pareille pensée semble une pure illusion.

Les Français condamnés à vivre à la péninsule de Banks, déjà sous le poids de souffrances morales nées de circonstances inattendues, n’avaient guère en perspective que la misère. Le secrétaire de la compagnie, M. de Belligny, étant arrivé, put, de concert avec le capitaine Lavaud, obtenir des autorités anglaises la promesse d’un traitement favorable dans la répartition des terres; néanmoins on ne sortit jamais des difficultés. Le capitaine Bérard, venant sur la corvette le Rhin, au début de l’année 1843, remplacer le capitaine Lavaud, ne put s’empêcher de gémir sur le sort de ses compatriotes et de trouver douloureux le rôle du commandant de la station navale française. Il conseillait de traiter avec les organisateurs de la colonie de Wellington afin de sortir au plus vite de cette affaire[37]. Lorsque notre gouvernement se fut assuré la possession des îles Marquises, les victimes de la compagnie nanto-bordelaise, pour la plupart, allèrent à Noukahiva laissant à la Nouvelle-Zélande des vergers qui fournirent encore après leur départ, disent des Anglais, des fruits d’une beauté et d’une qualité rares.


IV.

Sous la direction du principal agent de la compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande, des mesures furent prises dès l’arrivée des émigrans pour prévenir des conflits, pour atteindre les auteurs des crimes et des délits. Un conseil que présidait le colonel Wakefield édictait des prescriptions et nommait des magistrats; chaque colon dut signer l’engagement de se soumettre aux règlemens et d’obéir aux lois. La ville de Wellington s’éleva en un court espace de temps; les maisons, bâties en bois n’exigeaient ni long travail ni grosse dépense. Adossée à des collines abruptes, la ville est isolée des campagnes. La population rurale ne se forma point aussi vite qu’on l’avait espéré ; on regrettait de voir en trop grand nombre les nouveau-venus ouvrir des boutiques et s’engager dans les affaires commerciales.

Dès l’année 1840, sur la côte occidentale de l’ile du Nord, tout près du fameux pic que le capitaine Cook appela le mont Egmont, le Tarnaki des aborigènes, fut fondée la ville de New-Plymouth. Malgré l’absence de port, on avait été séduit par le site vraiment magnifique; d’un côté, la mer; de l’autre, à peu de distance, la forêt. Recrutés par une compagnie particulière dans les comtés de Devonshire et de Cornouailles, les colons de New-Plymouth, agriculteurs la plupart, exempts des charges administratives qui pesaient sur les habitans de Wellington, connurent de bonne heure les jours de prospérité.

On avait bientôt abandonné le projet de bâtir une cité importante à la baie des Iles. Même avant la prise de possession, on pensait que, les bords de la Tamise offriraient l’endroit le plus convenable à l’établissement d’une capitale, dans la portion étranglée de l’île au fond du golfe d’Houraki sur la côte orientale, à quelques milles seulement du port de Manukau sur la côte occidentale. Si la mer est à portée dans toutes les directions, par malheur l’eau douce manque. Les études des ingénieurs ayant paru suffisantes, le capitaine Hobson annonça l’intention de placer le siège du gouvernement en cette contrée sur la rive méridionale de la Waïtemata. Le 19 septembre 1840, le pavillon britannique est hissé sur la ville naissante, qui déjà s’appelle Auckland[38]. Dès le mois d’octobre, elle était envahie par des gens avisés qui tenaient à prendre position en vue de l’avenir. Au mois de janvier 1841, le lieutenant-gouverneur s’y installait avec la foule de ses fonctionnaires, et le 3 mai, les troupes sous les armes, les personnages officiels en belle tenue, les habitans de la ville et des environs en fête, entendaient proclamer que désormais la Nouvelle-Zélande est une colonie de la Grande-Bretagne, indépendante de la Nouvelle-Galles du Sud. Le capitaine Hobson devenait gouverneur en titre; un conseil législatif était créé ; il tint sa première séance le 24 mai. Deux mois plus tard, une banque fonctionnait et des journaux se publiaient. Par sa situation, Auckland devait être surtout une ville de commerce. A l’exception de quelques petites vallées fertiles, le sol de la contrée tout volcanique, couvert sur de larges surfaces de scories et de gros blocs fort utiles pour les constructions, offre peu de ressources à l’agriculture.

Au fond de la baie Aveugle[39], dans le nord de l’île du Sud, la colonie de Nelson, qu’avait préparée la compagnie territoriale, se constituait dès l’année 1841. Les émigrans d’Angleterre vinrent débarquer au mois d’octobre. En communication directe avec des plaines faciles à défricher, Nelson entra tout de suite dans les voies du, succès sans jamais prendre aucune part des grosses sommes dont la mère patrie disposait en faveur d’Auckland et de Wellington.

Avec le règne de l’autorité à la Nouvelle-Zélande commence une série d’innombrables difficultés au sujet de l’acquisition des terres. On ose parler de justice et de légalité après les actes de rapine ou d’escroquerie les plus inqualifiables ; on dispute sur le droit de s’emparer des parties du sol qui sont inoccupées. Un tribunal institué en vue d’examiner la valeur des titres de propriété, de réduire les prétentions monstrueuses, de ménager les moyens d’existence des aborigènes, cause une sorte de stupeur[40]. Bientôt les décisions des magistrats ou des commissaires qui s’appuient sur les termes du traité de Waïtangi pour revendiquer au nom de la reine de la Grande-Bretagne la disposition des terres et pour exiger à l’égard de tous les titres la sanction du gouvernement soulèvent de violentes colères; les réclamations et les récriminations demeurèrent sans fin. Tandis que les missionnaires et les agens du Colonial Office parlent sans cesse de protéger des Maoris, on rappelle parmi les colons que la compagnie de la Nouvelle-Zélande a fondé au milieu des déserts quatre grands centres d’habitation ; on juge qu’il est indigne de la tracasser après d’aussi brillans débuts[41]. Le capitaine Hobson mourut à la fin de l’année 1842; il n’emporta point de vifs regrets. Le secrétaire colonial, M. Shortland, dut prendre la direction des affaires; il ne gagna point l’amour des populations de Wellington ou de Nelson. Le capitaine Robert Fitzroy, investi de la confiance du ministre des colonies, lord Stanley, vint à Auckland, dans les derniers jours de l’année 1843, occuper le poste de gouverneur; il ne réussit à satisfaire personne dans la colonie.

Les Maoris, qui tout d’abord avaient témoigné aux Européens des sentimens de parfaite cordialité, ne tardèrent point à s’irriter contre eux à raison d’exigences toujours croissantes, de stupides vexations, d’actes de brutalité. Encouragés par les hommes, missionnaires ou autres, qui se déclaraient leurs protecteurs, amenés aussi par l’expérience à comprendre que pour des bagatelles on les dépouillait des biens les plus solides, ils se mirent à contester certaines cessions de territoires, à nier des conventions qu’ils avaient acceptées, à suivre avec une sorte de rage les opérations des arpenteurs.

Au mois de mai 1843, s’accomplissait près de Nelson, dans la vallée de la Waïrau, un événement sinistre. Des membres de la cour des affaires territoriales venaient d’arriver; le cruel Rauparaha, jusqu’alors en bonnes relations avec les hommes blancs, crut l’occasion favorable pour obtenir un nouveau paiement du domaine qu’il vendit autrefois à la compagnie de Wellington. Le vieux chef se targuait de la possession de la Waïrau, ayant exterminé plusieurs années auparavant une petite tribu paisible qui l’occupait. Il avait continué à vivre sur l’autre île, à Waïkanœ, près de la mission chrétienne. Le colonel Wakefield affirme qu’au moment où il achetait la vallée, on n’y voyait aucun habitant. Rauparaha, suivi d’une bande armée, traverse le détroit dans ses pirogues et, apercevant au milieu de la plaine les ingénieurs et les employés du cadastre à l’ouvrage, il les chasse et brûle leurs tentes. Les magistrats de Nelson veulent saisir le coupable, et, croyant l’opération facile, ils sur- viennent, accompagnés du capitaine Arthur Wakefield, frère du principal agent de la compagnie de la Nouvelle-Zélande, et d’une milice peu nombreuse. Une collision s’engage, treize colons sont tués, cinq blessés; après l’action, Rauparaha et son complice Rangiliœata mettent à mort de sang-froid neuf prisonniers ; — le capitaine Wakefield était du nombre. A Nelson, chacun parle de poursuivre les meurtriers; mais à Wellington, les autorités, jugeant qu’on ne dispose point d’une force armée suffisante pour lutter avec avantage, obligent les colons à renoncer à la vengeance. Averti du désastre, le capitaine Fitzroy se rendit à Wellington et à Waïkanœ; ayant une entrevue avec Rauparaha, il lui fit de grands reproches de son crime et, magnanimité ou faiblesse, il l’assura de l’impunité. Le massacre de la Waïrau eut du retentissement en Europe; l’émigration d’Angleterre s’arrêta ; à Paris, des personnes charitables, assure-t-on, imaginèrent d’ouvrir une souscription afin d’offrir aux malheureux colons les moyens de retourner dans leur patrie; les principaux personnages de la Nouvelle-Zélande s’en trouvèrent fort humiliés.

L’action énergique de la compagnie de la Nouvelle-Zélande, les mesures rigoureuses de l’autorité, ne réussirent point toujours à empêcher les arrangemens particuliers. Le colonel Wakefield, croyant la vallée de la Wairrapa indispensable à la colonie de Wellington, voulut l’acquérir; il vint se heurter à des obstacles[42]. Différens agriculteurs louaient des terres aux indigènes. L’attention du gouvernement étant éveillée sur ce point, un arrêté porte défense à toute personne d’acheter ou de louer des terres aux Maoris. Malgré les ordonnances et les menaces, la vallée fut bientôt divisée en nombreuses parcelles que des colons tenaient directement des aborigènes en leur payant une rente annuelle. Dans l’impossibilité de jeter une foule d’individus dans la misère, il fallut laisser les occupans travailler en paix.

Durant quelques années, on voulut croire des Néo-Zélandais l’humeur guerrière calmée, l’énergie presque éteinte, la soumission à peu près complète. A son passage à la baie des Iles, le capitaine James Ross a vu, il est vrai, chez les Maoris, se manifester le mécontentement des effets du traité de Waïtangi et percer la haine contre les étrangers; il y a eu le massacre de la Waïrau, mais les colons ne semblaient point encore apercevoir tout le péril. Un chef très connu dans le pays, Hone Heki, avec une sombre audace, engage la lutte; il la soutiendra plusieurs années avec le courage d’un héros[43]. A sa révolte les Anglais attribuent des motifs tout personnels et d’un caractère mesquin. Furieux, disent-ils, de la disparition des bateaux de pêche depuis l’établissement de la douane, Heki se venge de ne plus pouvoir, comme autrefois, trafiquer de ses pourceaux, de ses pommes de terre, de ses fruits, des jeunes filles esclaves de sa tribu en échange de poudre, de couvertures, de tabac et de divers ustensiles. Certes, il se trouve lésé dans ses intérêts; sa conduite indique aussi néanmoins qu’il est blessé dans ses sentimens patriotiques.

Heki n’a point de tatouage; sa physionomie dénote l’intelligence, son regard présente les signes de l’exaltation[44]. Entre tous les Néo-Zélandais un des premiers convertis au christianisme, il a fait l’orgueil des missionnaires par ses succès dans l’interprétation de la doctrine. Jusqu’à l’année 1840, cet homme, mari d’une fille de Hongi, est cité par les pasteurs évangéliques comme un modèle. Après la prise de possession, au nom de la reine d’Angleterre, Heki se persuade que le gouvernement britannique veut réduire en esclavage les Maoris; on l’entend exhaler des plaintes, on le voit chercher par ses discours à inspirer l’horreur des étrangers à ses compatriotes qu’il rassemble sous différens prétextes. Montrant le drapeau flottant sur les hauteurs qui dominent Kororarika, il affirme que c’est le symbole de l’asservissement du peuple de la Nouvelle-Zélande. — Le 8 juillet 1843, il renverse le pavillon. Le gouverneur appelle des soldats de Sidney. Avant toute action, il a une entrevue avec Heki et d’autres chefs ; deux des principaux assurent, que, si les soldats sont renvoyés, ils maintiendront la paix, qu’ils se joindront aux Anglais si Heki tente de troubler la tranquillité. Le capitaine Fitzroy juge prudent d’accéder aux demandes des Maoris : — la troupe est réembarquée, la douane est supprimée, les ports de la Nouvelle-Zélande sont déclarés libres. Impardonnable faiblesse du gouverneur, crient les uns, qui enhardira le rebelle; faute énorme, la douane rapportait à la colonie les neuf-dixièmes de son revenu. — Grande sagesse, prétendent les autres, par les concessions l’alliance de certains chefs a été gagnée ; on lui doit le succès définitif.

Le repos fut de courte durée. Heki, exaspéré contre l’occupation anglaise, abat de nouveau le pavillon britannique. Un autre drapeau est hissé ; on le protège cette fois par un fort garni de canons et pourvu d’une petite garnison. Plusieurs centaines d’insulaires que commandent Heki et son lieutenant Rawiti menacent Kororarika. En prévision d’une attaque, le capitaine du navire de guerre en station envoie un officier à la tête d’une troupe afin de protéger la ville. Le 10 mai 1844, dans la soirée, Heki, avec environ deux cents hommes, parvient à se poster en embuscade près du fort, tandis que vers la ville s’avance Kawiti, disposant d’une égale force. Le lendemain, dès l’aube, la fusillade s’engage; des matelots anglais sont tués, d’autres blessés, l’officier qui les dirige est lui-même grièvement atteint. Kawiti reste maître du terrain. Heki s’empare du fort et, sur la colline, on aperçoit sa petite armée qui exécute une danse guerrière en témoignage de sa victoire. L’explosion d’un magasin à poudre achève de jeter l’effroi dans la ville; les habitans se sauvent et se réfugient sur les navires qui se trouvent dans la baie. Sous l’empire d’un sentiment chevaleresque, peu ordinaire même chez les peuples qui prétendent à la plus haute civilisation, les chefs maoris permettent aux Européens de Kororarika de revenir à leurs maisons prendre ce qu’elles renferment de plus précieux. Un des missionnaires protestans et l’évêque catholique débarquent pour enterrer les morts. Quand chacun a terminé sa besogne, les insulaires promènent l’incendie dans la ville déserte, épargnant avec soin les églises et les maisons des religieux.

Endoctrinés par les agens britanniques les chefs qui ont promis leur concours au gouverneur si les hostilités venaient à recommencer, s’apprêtent à tenir parole. A les croire, Heki veut exercer sur ses compatriotes une sorte de tyrannie. Le 31 mars 1845, le navire de la marine royale le North-Star et deux transports entrent dans la baie des Iles et mettent à terre trois cents soldats. La troupe, aussitôt dirigée dans l’intérieur du pays, rejoint les Maoris alliés, et avec ce renfort, elle court au pah que Heki a construit en un lieu du nom de Mawi. Le combat est décisif; la défaite est pour les Anglais. Un mois plus tard, le gouverneur reçoit un secours de quatre cent vingt hommes bien équipés. La petite armée est conduite à l’extrémité de la baie où Heki se tient en défense. Le 8 mai on livre bataille, le résultat semble incertain; la nuit, en silence, les Maoris abandonnent la place et les Anglais qui ont éprouvé des pertes très sérieuses, qui ont épuisé leurs provisions, regagnent tristement la côte et sont réembarqués. On juge nécessaire une campagne en règle. Au mois de juin est amené un corps de six à sept cents hommes sous les ordres du colonel Despard. Uni aux Néo-Zélandais alliés, il arrive à Taïamai, non loin de Waïmata, où les chefs Heki et Kawiti occupent un pah, qu’ils ont admirablement fortifié. L’attaque est furieuse, mais la riposte est terrible. Le colonel Despard voit tomber le tiers de son armée ; plusieurs officiers gisent dans la poussière; — le clairon sonne la retraite. Le pah est bientôt délaissé par ses défenseurs, qui sans doute manquent de vivres. On envoie de l’artillerie le battre en brèche ; il est désert. Lorsque à Auckland parvint la nouvelle de la bataille perdue par les Anglais, les habitans, frappés de stupeur, en proie à la panique, s’attendaient à chaque minute à voir l’ennemi assiéger leurs maisons. Heki se hâte d’édifier un nouveau pah qui sera le chef-d’œuvre des Maoris dans l’art des fortifications ; on le nomme Ruapekapeka, le nid de chauves-souris. Les escarmouches se succèdent, mais, au mois de janvier 1846, le nouveau gouverneur, sir George Grey, ayant rassemblé une force imposante, on n’hésite plus à livrer combat. Surpris par l’attaque, les défenseurs afin de s’organiser se rejettent hors de la portée des balles. La manœuvre est découverte; les troupes anglaises pénètrent dans la place avant que les assiégés aient pu faire un retour offensif. Heki se retire à distance, et l’on ne s’avise point de le poursuivre. C’était néanmoins la fin de la guerre. La paix fut conclue d’une façon satisfaisante pour les deux partis. Après avoir si vaillamment combattu des troupes régulières disposant de toutes les ressources des armées européennes, le héros maori, qui ne souilla ses victoires par aucun acte de cruauté, qui dans l’enivrement de ses succès eut des élans de générosité, vécut paisible au milieu de ses compagnons d’armes. Languissant à la suite d’un coup violent que lui avait porté une de ses femmes, Heki mourut en 1850, à peine âgé d’une quarantaine d’années, laissant un nom glorieux parmi les Néo-Zélandais. Trois années plus tard s’éteignait, déjà vieux, son brave lieutenant Kawiti.

Si, par des concessions, le capitaine Fizroy a obtenu l’alliance de tribus indigènes et ainsi peut-être empêché la guerre de s’étendre dans des proportions formidables, il y a un résultat terrible pour la colonie. Pour remplacer l’énorme revenu de la douane, on s’est vu contraint de frapper d’un impôt la propriété, de mettre des taxes sur une infinité d’objets. C’est alors une désolation générale. On crie à la ruine; des colons abandonnent leurs champs, l’immigration s’arrête, les caisses publiques restent vides ; ne recevant plus leurs appointemens, les fonctionnaires, les agens de tout grade désertent; les agriculteurs laissés sans défense, se disent exposés au pillage et à des vexations sans fin de la part des indigènes. Dans l’espoir de conjurer le mal, M. Fizroy invente un papier-monnaie; c’est l’aggravation du désastre. Le papier est aussitôt déprécié, toutes les transactions sont entravées. Les colons des parages du détroit de Cook, indignés contre la politique inspirée par les missionnaires, qui les sacrifient, prétendent-ils, aux Maoris, adressent sous forme de pétition une longue plainte au parlement britannique. Les événemens de la Nouvelle-Zélande ont causé une vive émotion en Angleterre; au sein de la chambre des communes, plusieurs séances se passent en discussions touchant les mesures qu’il convient de prendre. — Le capitaine Fizroy est rappelé[45].

Vers la fin de 1845, sir George Grey, alors en Australie, reçoit l’ordre de prendre la direction des affaires de la Nouvelle-Zélande. Il débarque à Auckland pendant la guerre que soutiennent les indigènes contre les troupes royales. Tout de suite, il restaure la douane et rassemble la force militaire, qui met fin aux hostilités par la prise de Ruiapekapeka. Administrateur digne d’être cité en exemple, sir George Grey a senti la difficulté de bien gouverner un peuple dont on ne connaît ni la langue, ni les coutumes, ni les aspirations. Pour redresser des torts, imaginer des remèdes aux situations fâcheuses, éviter de blesser des sentimens respectables, il est nécessaire, pense-t-il, de comprendre la parole. On ne saurait, à son avis, gagner la confiance des hommes si, en tout temps, à toute occasion, on n’est prêt à entendre l’expression des griefs, à écouter le récit des souffrances. Les interprètes ne suffisent pas dans les matières délicates, remarque le nouveau gouverneur; par leur bouche, la plainte ne parvient à l’oreille que plus ou moins adoucie, et la réponse transmise par un intermédiaire ne donne jamais la même impression que si elle arrive directement de celui dont elle émane. D’ailleurs, est-il possible, est-il agréable, de marcher toujours de compagnie avec un interprète? George Grey ne le trouve pas. Jeté à la Nouvelle-Zélande au moment où la rébellion faisait rage, au milieu de difficultés sans nombre, mais enflammé du désir d’attacher les chefs aborigènes aux intérêts britanniques, il se met, plein d’ardeur et de résolution, à l’étude de la langue des Maoris. Cependant la tranquillité venait à peine d’être rétablie au voisinage de la capitale, que soudain, au sud de l’île, dans la province de Wellington, éclate un soulèvement. Des aborigènes s’adonnant à la culture occupaient la vallée de la Hutt. Des agens de la colonie vinrent signifier à la tribu de quitter la place au plus vite. Suivant l’affirmation des Anglais, ces insulaires étrangers au district, étaient venus s’établir aux rives de la Hutt, le territoire ayant été acheté par les colons aux légitimes propriétaires et payé à Rauparaha[46]. Les disputes s’élèvent; les Anglais ne veulent rien accueillir des prétentions des Maoris; ils envoient une force militaire garder les champs cultivés. Le gouverneur accourt sur le théâtre de la lutte et charge le révérend Richard Taylor de promettre aux indigènes une compensation pour leurs récoltes perdues, s’ils consentent à s’en aller. Le chef donne l’assurance de partir dès le lendemain. Tandis que les difficultés semblent s’aplanir, un agent britannique ne trouve rien de mieux à faire que d’incendier les cases, la petite chapelle et jusque aux bordures des tombeaux. En proie à la plus juste indignation, les Maoris déclarent que c’est fini de la paix.

Le vieux Rangihœata, selon la coutume des Néo-Zélandais, ouvre les hostilités en ordonnant le massacre de quelques Européens ; il est obéi. Rauparaha semble vouloir rester neutre, mais il a manifesté ouvertement son mépris pour les hommes blancs, il a des membres de sa famille engagés dans la guerre, il est suspect ; sir George Grey le fait saisir par le capitaine du navire stationnaire le Calliope -— il demeurera prisonnier durant deux années. Le 16 mai 1845, un détachement de milice anglaise attaque un groupe de Maoris, et, malgré des pertes sérieuses, reste maître du terrain. Un chef du Haut-Wanganui, du nom de Mamaku, alors en visite à Wellington, entraîné par Rangihœata, devient le premier général de l’insurrection. Un pah est bientôt construit à l’extrémité du havre de Porirua. Les chefs, s’apercevant qu’il est à portée du canon de l’ennemi, l’abandonnent et choisissent un meilleur emplacement dans la vallée de Horokiri. En cet endroit eut lieu un combat où tombèrent plusieurs soldats anglais. La troupe des révoltés, soutenant plusieurs escarmouches, file le long des montagnes de Waïkanœ, voulant atteindre une excellente position défendue par une ceinture de marais où Rangihœata peut défier l’ennemi. Mamaku le quitte afin d’aller à Wanganui, recruter des forces. Au retour, il se voit assailli et arrêté dans sa marche par des tribus alliées aux Anglais.

Un accident changea les dispositions de certaines tribus, jusque alors soumises à l’autorité britannique. À bord d’une canonnière en station dans le port de Wanganui, un novice aurait, en manière de plaisanterie, dirigé son pistolet sur un vieux Maori, qui fut atteint par la balle. De jeunes parens de la victime, à titre de représailles, courent frapper un colon ; ils tuent sa femme et ses enfans. Les meurtriers sont presque aussitôt saisis, jugés par une cour martiale et pendus ; mais les gens de leur tribu, indignés contre les Anglais, vont s’unir aux forces de Mamaku. Les Néo-Zélandais viennent camper à Papaïti et se retranchent. Dans la première rencontre avec les troupes britanniques, ils s’emparent d’une portion de la ville et la mettent au pillage. Les colons s’entassent dans les maisons les plus solides, qu’ils protègent par des fossés ; en cette dure situation, les maladies les atteignent et bientôt, chaque jour, on compte les morts. À la nouvelle des événemens qui parvient à Auckland, le gouverneur se hâte de se rendre sur un navire de guerre, à l’embouchure de la Wanganui. Apprenant que la rive opposée est au pouvoir de l’ennemi, sans perdre de temps, il rassemble les milices et tire des navires tous les hommes disponibles ; il ne s’ensuit que des escarmouches. Les indigènes plièrent, continuant à incendier les habitations et à emmener les troupeaux. Un combat qui fut appelé la bataille du bois de Saint-Jean, mit fin à la lutte ; les Maoris se dispersèrent. Après la répression des désordres de Wanganui, la paix ayant été proclamée le 21 février 1848, le calme parut régner d’une manière générale sur la Nouvelle-Zélande. On se croyait assuré de ne plus avoir beaucoup à craindre les Maoris, qui redoutaient les troupes régulières. Dans le désarroi, les chefs se lamentaient de ne pouvoir plus compter comme autrefois sur l’obéissance des hommes de leurs tribus. On estimait pourtant le nombre des soldats un peu faible s’il éclatait encore une insurrection.

Sir George Grey, obligé avant tout de pacifier le pays qu’il venait gouverner, ne négligea point les affaires civiles. Il avait acheté plusieurs districts de l’ile du Nord (et la partie méridionale de l’Ile du Sud, afin d’offrir des terres à la colonisation. Ayant conçu une idée avantageuse de l’intelligence des Maoris, ils les employait à la construction des routes et des maisons, à divers travaux dans les ateliers industriels ; il en fit même enrôler dans la police. Le commerce et l’agriculture, encouragés, prirent de grands développemens ; on vit s’accroître les revenus de la colonie; la confiance s’établit.

Sous la direction de l’église libre d’Ecosse, un nouveau groupe d’immigrans s’installait en 1847 à Otago, sur la côte orientale de l’île du Sud, à médiocre distance du détroit de Foveaux. Malgré l’origine particulière, on n’excluait personne; à chaque secte, il était permis de bâtir son église. Resserré entre la mer et une ligne de montagnes, Otago ne pouvait vivre que du port; de l’autre côté des collines s’est élevée la ville de Dunedin, dans une belle contrée où les terrains propres à l’agriculture sont considérables. Plusieurs rivières arrosent le pays, entre autres le Molyneux, le plus large cours d’eau de la Nouvelle-Zélande. Moins de trois ans plus tard arrivaient à la péninsule de Banks, dans le port de Lyttleton, dix-huit navires qui portaient trois mille émigrans. Ceux-ci formèrent l’établissement de Canterbury. Alors se trouvèrent envahis les principaux points du littoral. La population européenne de la Nouvelle-Zélande, qui, selon toute apparence, était au-dessous de deux mille au moment de la prise de possession, dépassait vingt-trois mille en 1850. Dix ans plus tard, elle approchera d’une centaine de mille[47]. Pendant la même période, la population aborigène décroît avec une désolante rapidité. En 1840, on comptait, sans distinction d’âge ou de sexe, cent dix mille à cent vingt mille Maoris. En 1850, les statistiques les mieux justifiées n’en donnent qu’environ soixante-dix mille. Quelques années encore, et ce chiffre sera tombé à cinquante et quelques mille[48]. Déjà on juge la race maorie presque éteinte sur l’île du Sud. Chez ce peuple, qui semble marcher si vite vers sa fin, un fait étonne : la faible proportion des femmes et des enfans. De 1845 à 1850, dans la province de Wellington, pour cent hommes, on ne trouve que soixante-dix femmes et une cinquantaine d’enfans. À cette époque, dans les provinces de Wellington et d’Auckland, on s’assure que la diminution des Maoris est de 4 pour 100 chaque année. Les aborigènes de la Nouvelle-Zélande, toujours davantage refoulés vers l’intérieur du pays et ainsi privés des ressources de la mer, devaient être très atteints dans leurs moyens d’existence.

La compagnie territoriale, qui s’était montrée trop conquérante lorsqu’elle fonda la colonie de Wellington, subit bientôt de graves dommages. Les pouvoirs publics portant la main sur les propriétés bien ou mal acquises, elle traversa des années malheureuses. Comme on répétait que des colons s’étaient vus dépouillés de terres qu’ils avaient achetées, les nouveaux émigrans préféraient aller dresser leur tente sur un sol moins mouvant. Le colonel Wakefield était mort, M. Fox l’avait remplacé, les affaires demeurèrent peu florissantes ; elles furent tout à fait abandonnées en 1850. Des désastres pouvaient survenir ; le flot de l’immigration ne cessait de monter, la fortune de la grande colonie n’était plus en question.

En 1853, une constitution fut donnée à la Nouvelle-Zélande. Elle avait été préparée l’année précédente dans le parlement britannique sur le modèle de la constitution du royaume. Le gouverneur représente le souverain ; il y a un conseil législatif qui est la chambre haute, une chambre des représentans qui répond à la chambre des communes ; enfin des ministres responsables. Chaque province indépendamment eut son assemblée particulière, pouvant voter certaines lois et disposer dans une large mesure de ses revenus. On reconnaissait alors six provinces : Auckland, New-Plymouth, qui bientôt prendra des indigènes le nom de Taranaki, et Wellington dans l’île du Nord ; Nelson, Canterbury et Otago dans l’île du Sud. Un peu plus tard, la province de Hauke, tirant son nom de celui de la baie[49] avec la ville de Napier pour centre principal, sera séparée de Wellington ; la province de Marlborough, au nord-est de l’île du Sud, sera détachée de Nelson ; enfin la région triste, presque désolée, longtemps inhabitée, qui occupe l’extrémité méridionale et occidentale de l’île du Sud, est devenue la province de Sowtland. En cette partie de la Nouvelle-Zélande, il n’existe aucun port ; même à l’embouchure, les rivières ne sont pas accessibles aux navires et l’on cite les naufrages survenus à des capitaines trop entreprenans. C’est le pays des champs aurifères, dont la capitale est Invercargill. Pendant la belle saison, des groupes de mineurs sans habitations fixes cherchent le précieux métal dans le sable du bord de la mer, dans le lit des torrens ou sur des terrasses dénudées d’anciens dépôts d’alluvion[50].


V.

Tandis que les circonstances favorables semblent se multiplier pour attirer les émigrans de la Grande-Bretagne vers la Nouvelle-Zélande, la race indigène se réveille encore après des années de soumission ou d’apparente résignation. Assez intelligens pour comprendre la supériorité des Européens dans l’agriculture et dans tous les arts, les principaux des Maoris, gens pleins d’orgueil, très sensibles aux marques d’estime, faciles à exaspérer par l’expression du dédain, accueillirent souvent les hommes blancs avec l’espoir de profiter de leurs lumières, avec la pensée louable et noble de grandir parmi les peuples et de compter parmi les nations civilisées. Se voyant sans considération de la part de la société anglaise, les chefs privés de toute autorité comme de toute action dans les affaires publiques, les Maoris prirent en haine les étrangers qu’ils avaient reçus en amis. L’ordre de s’emparer des territoires inoccupés les gonfla d’amertume. Aux premiers jours, les émigrans se montrèrent doux, courtois, aimables envers les aborigènes; ils en sentaient le besoin pour leur sécurité. Devenus plus nombreux et ainsi plus forts et plus indépendans, ils usèrent fréquemment de façons grossières, de procédés déloyaux; ils se complurent à des vexations et à des actes de violence. Pour le colon, c’était chose amusante au possible de lancer ses chiens sur le Maori qui passait au voisinage de sa demeure. Dépouillés de leur sol et sans cesse refoulés, contemplant avec douleur la rapide augmentation des Européens et la décroissance de leurs tribus, des chefs zélandais sont saisis par un sentiment patriotique ; ils tenteront un suprême effort pour garder au moins une place dans leur pays. Les navigateurs ont dépeint les aborigènes à la baie des Iles et dans quelques autres havres visités par les bâtimens de pêche comme des êtres tombés en général dans une extrême dégradation. C’était différent au sud de l’île et mieux encore dans les parties centrales et occidentales. Les Maoris des districts de la Waïkato conservaient l’énergie de leurs pères; plusieurs chefs montrèrent une intelligence de la situation qui dénote un sens politique; en présence des forces britanniques, ils déploieront un courage et une habileté vraiment dignes d’admiration.

En 1853, se dessine le mouvement dont la colonie anglaise restera troublée durant une longue suite d’années. Un jeune rangatira d’Otaki, Matène, qui a fait campagne avec Rauparahaet Rangihœata, se rend à Taupo, renommé pour son beau lac, puis à Rotorua, où il doit rencontrer plusieurs chefs. Il s’agit de s’entendre sur les dispositions qu’il conviendrait de régler en vue d’amener les tribus à s’unir et à nommer un roi. Ce souverain, étendant son autorité sur les parties centrales de l’ile, où dominent encore les Maoris, organiserait un gouvernement capable de préserver la race et d’en sauvegarder les intérêts. Mûrissant en son esprit son plan de royaume, Matène caressait sans doute l’espérance d’être le roi; mais le grand chef de Taupo Te Heuheu n’admettait la supériorité de personne; il refusa de participer au complot. À ce moment, semble-t-il, les Maoris n’avaient point l’intention d’entrer en lutte avec les étrangers; ils songeaient seulement à s’isoler et à constituer une puissance. Matène ayant adressé un appel aux tribus de la Wanganui, le gouverneur en fut informé ; il se mit à sourire, croyant n’avoir plus rien à redouter du vieux peuple de la Nouvelle-Zélande.

En 1854, des Maoris s’assemblaient et juraient de former une ligue pour la conservation du sol natal. L’argent qu’on nous donne passe, disaient plusieurs d’entre eux, tandis que la terre reste à jamais aux Européens. Deux ans plus tard, Te Heuheu provoque une réunion très nombreuse. On y discute la question d’abandonner le littoral aux Anglais et de défendre l’intérieur du pays. Quelque temps après, à la voix d’un chef qui prend le nom de William Thompson, se tient une nouvelle assemblée[51] ; on y décide de nommer un roi. C’est sur le principal chef de Waïkato que tombe le choix: — il s’appellera Potatau Ier. Au mois de juin 1858, il était solennellement reconnu et fêté comme le premier souverain du peuple maori. Aucune parole hostile n’avait été prononcée contre le gouvernement britannique, et, parmi les colons, des amis des Maoris pensèrent que des hommes politiques un peu perspicaces eussent encouragé le mouvement afin de le guider, de le diriger, de le dominer.

Au milieu des tribus barbares comme chez les nations civilisées, l’homme qu’on élève est rarement celui qui se distingue par des talens supérieurs, mais presque toujours celui qui porte peu d’ombrage aux autres. Potatau était fort vieux; il ne tarda point à mourir. Son fils lui succéda sous le nom de Potatau II, grâce à l’habileté d’un conseiller, Tarapipi, homme dénué d’ambition personnelle, plein de sagacité, d’énergie et de feu patriotique. Tandis que l’événement tout paisible s’accomplit à Waïkato, survient à Taranaki une contestation entre les aborigènes; les uns veulent vendre des terres, les autres s’y opposent. Le gouverneur, colonel Gore Browne, eut la malencontreuse idée d’intervenir dans une dispute de ce genre et de décider en faveur de ceux qui cherchaient à vendre. Des arpenteurs s’étant rendus sur le terrain, des Maoris, dans le dessein d’éviter une collision, demeurèrent tranquilles et envoyèrent leurs femmes détruire les piquets : les employés se retirèrent.

On enjoignit aux arpenteurs de procéder à leur besogne, on menaça les indigènes de la troupe s’ils s’obstinaient. Ainsi éclata la guerre, le 4 mars 1860. Le 30 de ce mois se livre bataille à Waireka. Le pah surpris par escalade, les Maoris perdent plusieurs chefs et une soixantaine d’hommes ; cependant le colonel qui commandait les milices anglaises dut se retirer. Au mois de juin, un combat sanglant a lieu à Waïtara, le résultat demeure très incertain. A cet instant, la consternation règne dans la ville de New-Plymouth; les colons ont fait sauver leurs femmes et leurs enfans à Nelson. En février 1861, une bataille s’engagea Haurangi ; les naturels osent attaquer un fort. Repoussés il est vrai, chacun admire la valeur guerrière de ces hommes. De part et d’autre, on pille, on détruit, on incendie, et nul ne saurait dire où sont les plus sauvages. Le gouverneur réclame des forces à Sidney ; on en tire un peu de tous les côtés; un général arrive. Sous la conduite d’un colonel, dix sept cents hommes, en proie à une panique, prennent la fuite devant une poignée de Maoris. Bientôt un nouveau général est investi du commandement de toutes les forces militaires, c’est le général Cameron.

En ce moment, apparaît sur la scène un chef qui, jusqu’alors, s’est tenu à l’écart; on le nomme Wiremu Kingi (roi Guillaume). Il propose au colonel Browne de faire éloigner à la fois de la Waïtara les armées belligérantes et de soumettre la cause à la décision, en Angleterre, de conseillers de la reine. Le gouverneur de la Nouvelle-Galles poussait à une entente avec les Maoris, mais à cette époque, à Londres, ainsi qu’à la Nouvelle-Zélande, on rêvait l’anéantissement des Maoris. Le colonel Browne, flétrissant le mouvement royal, promettait le pardon à ceux qui abandonneraient le parti ; on ne tenait aucun compte des réclamations des indigènes, même lorsque les tribus de la Wanganui manifestaient le désir de rester soumises à l’autorité britannique.

Dans ces conjonctures, le colonel Browne fut rappelé ; sir George Grey reparut à la Nouvelle-Zélande en qualité de gouverneur. Essayant tout de suite d’une réconciliation avec les Maoris, il reçut d’eux des marques d’affection et de respect. Une convention fut bientôt arrêtée; les aborigènes recevaient des garanties pour la paix, pour la vente des terres, pour la sécurité des propriétés ; le gouvernement renonçait au droit de pratiquer des routes sur les territoires des Maoris contre la volonté des maîtres du sol. Le 26 décembre 1861, sir George Grey retournait à Auckland plein de satisfaction, croyant avoir mis fin aux conflits; mais déjà trois régimens avaient reçu du commandant des forces militaires l’ordre de se porter sur la Waïkato et d’y faire des routes. On l’imagine, un changement complet se produit dans l’esprit des Maoris ; ils n’ont plus d’autre rêve que de s’isoler des Européens. Au mois de septembre 1862, le gouverneur a des entrevues avec les différens chefs ; il ne trouve plus que des dispositions hostiles. On assure qu’il courut des risques pour sa vie.

La situation s’assombrit; de la part des Européens aussi bien que du côté des indigènes, les actes de violence se multipliaient; de temps à autre, des escarmouches s’engageaient. Le 13 juillet 1863, le général Cameron franchit les limites des tribus et oppose à cinq mille Maoris une armée forte de quinze mille hommes, pourvue d’un matériel considérable. En plusieurs rencontres, les Maoris soutiennent le choc avec une vaillance superbe. Ils avaient concentré leurs principaux moyens de défense à Rangiriri, où des fortifications étaient construites avec un soin et un art qui excitèrent l’admiration des ingénieurs anglais. Les guerriers maoris, protégés en avant par le fleuve, en arrière par le lac Waïkari et un marais profond, ne soupçonnaient pas qu’ils pussent être atteints par les feux des navires. Attaquées de front, prises en flanc par les canonnières, les premières lignes cèdent et gagnent la campagne; mais au centre, les défenseurs bravent tous les efforts ; quatre fois les assaillans sont repoussés. La journée s’avance, la nuit est proche; le général Cameron se décide à réclamer du commandant des forces de mer, sir W. Wiseman, tous les matelots dont il dispose. Bientôt mise à terre, la brigade navale se précipite sous le feu de assiégés ; elle est contrainte de battre en retraite; ralliée, elle se lance de nouveau et plie encore. Pour entraîner ses troupes, le général s’expose d’une façon si téméraire que les Maoris eux-mêmes applaudissent à tant de bravoure. Le soir venu, les troupes britanniques comptent les morts et les blessés; ils étaient nombreux. Pendant la nuit, on monta une puissante batterie; au point du jour, les défenseurs de la place, écrasés par les projectiles, hissent le pavillon parlementaire. Cent quatre-vingt-trois Maoris se rendirent prisonniers de guerre. Un moment, les Anglais vainqueurs croyaient avoir jeté l’épouvante parmi les tribus au point de les décourager; il n’en était rien, la guerre se rallume. Après maint combat, les troupes britanniques ont atteint Orakao ; c’est le dernier refuge des tribus de la Waïka. Trois à quatre cents guerriers privés d’eau, manquant de vivres, ayant des femmes et des enfans blottis près d’eux, défient dans leur repaire l’armée de Cameron traînant son artillerie. Lorsque tout est prêt pour une attaque qui semble devoir être décisive, le général crie aux braves Maoris d’abandonner la lutte, qu’ils seront épargnés, et les Maoris répondent : « Nous combattrons jusqu’à la mort. — Faites sortir vos femmes et vos enfans, nous en prendrons soin, » réplique le général, et l’on entend la voix de quelques chefs proférer cette dernière parole : « Nos femmes combattent avec nous. » À bout de munitions, ces intrépides défenseurs d’une pauvre fortification tentèrent de se dérober ; ils furent cernés par la cavalerie. Malgré tout, les rencontres sanglantes se succèdent. À Tauranga, les Anglais perdent plusieurs officiers, dont un colonel. Le 14 mai 1863, le gouverneur George Grey et le général Cameron étant à Taranaki, une petite troupe en reconnaissance est surprise ; tous les hommes sont tués. Quelques mois plus tard, près d’Ahuaha, une milice éprouve une défaite. La série des escarmouches est interminable.

Le 14 mai 1865, une collision eut lieu dans une île de la rivière Wangagua entre des Maoris alliés aux Anglais et la tribu hostile des Hauhaus ; les premiers remportèrent la victoire. Dans les parties centrales de l’île, le général Cameron prit des positions sur tous les points stratégiques. La division était alors parmi les Maoris ; des tribus assez nombreuses se soumettaient à l’autorité britannique et marchaient avec les troupes royales. On parla encore de combats ou de meurtres, tantôt sur la côte occidentale, tantôt sur la côte orientale ; mais la lutte n’était plus possible pour les anciens habitans de la Nouvelle-Zélande. Vers la fin de l’année 1866, la guerre était terminée ; le peuple maori avait pour toujours cessé d’être redoutable. Au mois de décembre, le gouverneur parcourut l’île entière d’une rive à l’autre sans apercevoir le moindre obstacle. La colonie anglaise était vraiment maîtresse du pays.

N’est-elle pas lugubre cette histoire de la conquête des îles australes ? De prétendus sauvages, remarquables par l’intelligence, avaient aspiré à la civilisation. N’ayant de fanatisme d’aucun genre, ils offraient amitié aux Européens qui venaient s’établir sur leur sol, et ces Européens, qui devaient les instruire et les protéger, les ont blessés, dépouillés, massacrés. C’est un honneur pour les missionnaires protestans et pour certains hommes politiques d’avoir pris la défense des Maoris et d’avoir subi les injures des colons, qui ne rêvaient que l’extermination. Sur les terres où le capitaine Cook trouvait des peuplades nombreuses, après moins d’un siècle écoulé, on en cherche les débris. Maintenant il faut examiner la nature de la Nouvelle-Zélande et des petites îles éparpillées au voisinage, observer les êtres qui habitent ces différentes terres, car cette étude doit conduire à la révélation d’un passé que l’état présent n’a point encore fait soupçonner.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1878, du 15 décembre 1879, du 1er septembre 1881.
  2. M. Marsden.
  3. John Dunmore Lang, New-Zealand in 1859, or Four Letters to the right honourable earl Durham, in-8o ; London, 1839.
  4. New-Zealand, between the years 1831 and 1837, by J. S. Polack; London, 1838.
  5. Cloudy-Bay.
  6. Des écrivains anglais le disent Français, d’autres le déclarent sujet britannique portant un nom français.
  7. L’Archdeacon Rudge.
  8. Dunmore Lang et d’autres.
  9. M. de la Reinty.
  10. Une des îles Marquises.
  11. Much alarmed : Ainsi s’exprime l’auteur d’articles publics à la Nouvelle-Zélande. (Saturday New-Zealand Advertiser.)
  12. M. Kendall était mort.
  13. Ainsi parle le révérend Richard Taylor, auteur d’importans ouvrages sur la Nouvelle-Zélande, à qui les sentimens de charité et d’impartialité font absolument défaut.
  14. Il mourut à Auckland, le 8 juillet 1864.
  15. Annales de la propagation de la foi.
  16. Le portrait de l’évêque catholique tracé par certains auteurs anglais est au moins aussi flatteur que celui qui a été esquissé par plusieurs de ses compatriotes. — Voir Dunmore Lang, New-Zealand in 1839.
  17. L’Amoco des Néo-Zélandais.
  18. Polack, New-Zealand between the years 1831 and 1837.
  19. Le mot de Landsharking, escroquerie de terrain, devint usuel.
  20. New-Zealand Association.
  21. Church Missionary Society.
  22. 2,500,000 francs.
  23. New-Zealand Land Company.
  24. Informations relative to New-Zealand, by John Ward, secretary to the New-Zealand Company; London, 1840.
  25. Le nom souvent donné au roi Louis-Philippe ; Under the flag of the citizen king.
  26. Le sloop le Rattlesnake vint stationner à la baie des Iles en 1837.
  27. Parliamentary Papers, 1840.
  28. Et ainsi du 34°30’ au 47"10’ de latitude australe.
  29. Cloudy-Bay.
  30. Littéralement... qui vaut cent Algéries... a Colony worth a hundred Algerias.
  31. On doit noter cependant que l’auteur d’articles remarquables sur la Nouvelle-Zélande, publiés dans le Journal des Débats, septembre 1839, n’estime pas que l’intervention du baron de Thierry puisse servir la France. Ces articles sont signés L.B.
  32. Note de M. Demas, Voyage au pôle sud.
  33. Lettre du capitaine Lavaud, en date du 19 juillet 1840. (Archives du ministère de la marine.) On a dit que l’expédition française avait paru à la baie des Iles quatre jours après la déclaration de prise de possession par l’Angleterre (Findlay A Directory for the navigation in the South Pacific Ocean); d’autres seulement un jour trop tard. Le fait est absolument inexact ; le traité de Waïtangi date du 6 février 1840 ; la proclamation déclarant la souveraineté de la couronne d’Angleterre sur toute la Nouvelle-Zélande du 21 mai. Au reste, les récits relatifs à l’expédition française publiés jusqu’à présent, tous très incomplets, sont plus ou moins entachés d’erreurs. Ce que nous rapportons est tiré des pièces authentiques déposées dans les archives du ministère de la marine.
  34. Lettre datée de la baie des Iles, 24 juillet 1840.
  35. Lettre en date d’Akaroa, 20 août 1840. (Archives du ministère de la marine.)
  36. Baie des Pigeons ou Tokalabo des indigènes.
  37. Lettre du capitaine A. Bérard, en date du 18 février 1843. (Archives du ministère de la marine.)
  38. C’était le nom imposé depuis trente ans aux îles situées au sud de la Nouvelle-Zélande; on s’étonne qu’il ait été repris pour la capitale de la colonie.
  39. Blind-Bay.
  40. Ce tribunal portait le titre de New Zealand Land-Claims Court. Son président M. Spain devint l’épouvantail des colons, propriétaires plus ou moins légitimes.
  41. Les quatre centres étaient Wellington, Wanganui, dépendance de Wellington situé sur la côte orientale de l’ile du Nord, New-Plymouth et Nelson.
  42. C’était au commencement de l’année 1844.
  43. En général, les autours anglais écrivent Heke; l’orthographe ici adoptée paraît répondre mieux en France à la vraie prononciation.
  44. Nous avons sous les yeux une photographie de Heki.
  45. 18 novembre 1845.
  46. Les récits des événemens qui s’accomplirent sur la Hutt sont assez diversement rapportés par les historiens. Le révérend Richard Taylor ayant été mêlé directement aux affaires, nous attachons une importance particulière à sa narration. A l’égard des conflits entre les Maoris et les Anglais, nous n’entendons jamais que la voix de ces derniers ; on a mille raisons de regretter de ne pouvoir entendre les premiers.
  47. Le recensement de 1861 donne 98,961. Celui qui a été publié le 19 décembre 1867 indique les chiffres suivans : population civile, 215,068; militaire, 1,465.
  48. Le recensement publié le 19 décembre 1867 porte la population maorie à 38,540.
  49. Hauke’s-Bay fur la côte orientale.
  50. En 1852, on découvrit l’or pour la première fois à la Nouvelle-Zélande, dans la province d’Auckland; il ne fut pas exploité à cette époque. En 1860, ayant été observé en abondance dans l’île du Sud, la recherche en commença dès les premiers jours. Sur l’île du Nord les exploitations datent de 1867.
  51. Des Maoris aimaient à se parer de noms anglais.