La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes/03

La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 167-203).
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LA
NOUVELLE-ZÉLANDE
ET
LES PETITES ILES AUSTRALES ADJACENTES

III.[1]
LES VOYAGES DE CIRCUMNAVIGATION. — LES RÉCITS DES CAPITAINES DUMONT D’URVILLE, LAPLACE, DU PETIT-THOUARS, FITZROY, CHARLES WILKES, JAMES ROSS.


I.

Après le bruit des batailles qui avait étourdi l’Europe pendant la première période du siècle, la paix étant assurée, on en revint à se préoccuper des conquêtes de la science, à reprendre goût aux voyages d’aventures. La France, attristée, devait trouver honneur et grandeur dans les résultats de lointaines explorations maritimes. Avec les derniers des grands navigateurs, on verra encore la Nouvelle-Zélande, dans sa plus grande étendue, à peu près en l’état où l’observèrent au siècle dernier le capitaine Cook et ses compagnons ; on assistera aux changemens qui s’accomplissent avec une rapidité extraordinaire ; on suivra le progrès de la dégradation d’un peuple jusqu’à son complet asservissement, prélude d’une mort prochaine.

Dès l’année 1817, sur la corvette l’Uranie, le capitaine Desaulses de Freycinet courait l’Océan-Pacifique accompagné d’hydrographes et de médecins-naturalistes. Il ne visita point la Nouvelle-Zélande; mais en 1824, le navire la Coquille, que commandait le capitaine Duperrey, abordait à la baie des Iles. L’état-major comptait, parmi ceux qui se vouaient à l’étude, un jeune officier de l’esprit le plus distingué, Jules de Blosseville, qu’une fin mystérieuse a rendu tout particulièrement sympathique[2]. Blosseville profita du séjour à la Nouvelle-Zélande pour acquérir de nouvelles notions géographiques. Les informations furent recueillies près de certains chefs connus pour avoir porté loin les armes de leur tribu et surtout près d’un vieux guerrier qui, sans façon, avait élu domicile sur la cornette française. De la sorte, on apprit les noms indigènes de différentes localités, bientôt substitués sur les cartes aux appellations imposées par les Anglais. On obtint en outre des missionnaires et de quelques capitaines de bâtimens de pêche, des indications qui, à cette époque, n’étaient pas sans prix. Blosseville enregistre nombre de faits touchant les havres et les baies de l’île du Nord[3] ; il note, d’après le chef insulaire installé à bord de la Coquille, l’existence d’un grand lac au centre de l’île; il signale plusieurs rivières et apprend que la Tamise de Cook est le fleuve Houraki des aborigènes. Te Wahï-Poumanou, l’île du sud, alors très fréquentée par les chasseurs de phoques et les baleiniers, se montrait en grande partie déserte. On n’avait rencontré de peuplades qu’aux deux extrémités de l’île et à la côte occidentale, au voisinage du fameux canal de la Reine-Charlotte. D’après les observations de quelques marins anglais, on put décrire différens havres de l’île Stewart[4].

Tandis que le pavillon français flotte à la baie des Iles, le capitaine Edwardson, chargé par le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud de recueillir le phormium[5], donne dans la baie Chalky, à l’autre extrémité de la Nouvelle-Zélande. Au mois de novembre, il voit les hautes montagnes couvertes de neige; en ce temps, il trouve les bois si fourrés qu’ils sont impraticables; on n’avance dans les terres qu’en suivant le lit des torrens. Edwardson change de mouillage et découvre plusieurs matelots d’un navire américain. Ces pauvres gens, qui étaient dans le plus triste dénûment, avaient été déposés sur la côte au nombre de douze pour chasser les phoques. Peu après, les indigènes ayant reconnu l’endroit où l’on serrait les provisions, s’étaient emparés des vivres, tuant le jeune novice qui les gardait et s’empressant de le dévorer. Sans cesse pourchassés par les insulaires, les matelots américains avaient encore perdu dans une rencontre deux d’entre eux. Le capitaine anglais gagne le détroit de Foveaux et jette l’ancre au havre Macquarie. Vers l’entrée, dans les broussailles, se cachait un village, les maisons se trouvaient désertes; sur tout le pays abondait le phormium, mais le bois manquait. Le capitaine disposait de deux machines destinées à séparer la partie fibreuse de la plante textile ; elles ne remplirent pas un bon office, et les insulaires s’amusaient beaucoup en voyant la mauvaise besogne qu’exécutaient les Européens.

En ce temps, personne n’allait à la Nouvelle-Zélande sans entendre quelques récits de scènes tragiques. Edwardson cite un îlot dans le détroit de Foveaux, devenu célèbre parmi les marins de la mer du Sud à cause du long séjour d’un Anglais[6]. Le pauvre hère, traqué par les sauvages, craignant sans cesse de devenir leur victime, se blottissait dans une caverne de l’ilot et vivait de coquillages. Les habitans de l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Zélande ne semblaient pas différer des autres sous le rapport des mœurs, des habitudes, de la méfiance, de la dissimulation, de la cruauté[7].

Un nouveau voyage de découvertes dans la mer du Sud ayant été décidé, voyage conçu dans le double dessein de poursuivre des recherches scientifiques et de retrouver les traces de La Pérouse, on fut heureux dans le choix de l’homme appelé à conduire l’entreprise. Dumont d’Urville, qui a déjà fait le tour du monde sur la corvette la Coquille, commandera le même navire devenu l’Astrolabe en souvenir du bâtiment qui portait le digne marin dont on demande le sort depuis près de quarante années à tous les échos du Pacifique. Dumont d’Urville, né à Condé-sur-Noireau, le 23 mai 1790, aspirant de marine en 1810, enseigne en 1812, avait, en 1819, pris une part active à l’étude hydrographique de la partie orientale de la Méditerranée sur la Chevrette, que commandait le capitaine Gautier. Il avait le goût de toutes les sciences; il aimait et il cultivait la botanique et la zoologie, comme s’il avait eu le pressentiment qu’un jour ces sciences répandraient les plus vives clartés sur l’histoire de notre globe; il prenait un vif intérêt à l’étude des races humaines, s’efforçant de pénétrer l’idiome des peuples afin de découvrir des origines, des migrations, des relations entre les habitans de terres plus ou moins éloignées. Dans ses voyages à travers la Polynésie, il mit une sorte de passion à donner de la rigueur aux connaissances géographiques, s’appliquant à noter les noms en usage dans le pays, avec l’idée que ces noms doivent toujours prévaloir sur les dénominations attribuées par les navigateurs de différentes nations ; — on lui doit d’importantes découvertes. Il était le meilleur commandant qu’on pût souhaiter pour diriger une expédition scientifique ; on en jugera en le suivant à son passage à la Nouvelle-Zélande. La marine française peut être fière de celui qu’au jour d’une mort misérable on appelait l’amiral d’Urville[8]. Sur l’Astrolabe, le chef de l’expédition avait pour lieutenant M. Jacquinot, déjà éprouvé dans une précédente campagne, et dans l’état-major de jeunes officiers pleins de zèle pour les travaux hydrographiques, tels que MM. Lottin et Paris, les médecins-naturalistes Quoy et Gaimard, qui ont voulu rendre leurs noms inséparables, enfin un dessinateur" de quelque mérite, M. de Sainson.

L’Astrolabe était partie de Toulon, le 22 avril 1826. Après une relâche au Port-Jackson, elle courait vers l’orient. Le 10 janvier 1827, elle avance sous le vol de nuées de pétrels noirs et blancs, de mouettes et d’hirondelles de mer, annonçant la proximité d’une terre. Aussi, bientôt apparaissent des côtes sauvages, des monts sourcilleux que battent les terribles vents des mers antarctiques. A cette heure, commandant et officiers sur le pont se réjouissent. « Chacun, nous dit l’illustre navigateur, rêve d’ajouter à la science de nouveaux documens sur ces contrées encore peu connues, d’étudier de près les divers règnes de la nature et d’observer scrupuleusement les coutumes bizarres, les institutions extraordinaires qui tendent à y donner à l’espèce humaine un caractère si particulier. »

Le navire pénètre dans la baie Tasman, qu’une langue de terre sépare de la baie des Meurtriers, restée célèbre depuis le massacre des matelots du navigateur hollandais. Au mouillage, la vue est imposante; deux côtes élevées bordent la baie : l’une à l’est, offrant l’image de la stérilité ; l’autre, à l’ouest, présentant le tableau de la plus riante nature. Le fond semble occupé par des terres plus basses, que domine au loin une chaîne de montagnes neigeuses. On alla jeter l’ancre dans un endroit bien abrité qui sur la carte portera le nom d’anse de l’Astrolabe[9]. La baie Tasman, indiquée par Cook comme une médiocre échancrure de la côte, a en réalité des proportions considérables, et ce fut une sorte de joie, un encouragement au travail pour les membres de l’expédition française, d’avoir à fournir des notions exactes sur des parages à peine entrevus. Il était alors d’un puissant intérêt de visiter une partie de la Nouvelle-Zélande, où n’abordaient jamais de vaisseaux, de voir de près des peuplades qui n’avaient jamais été en contact avec les Européens, de saisir encore la race indigène dans sa condition primitive.

Parmi les gens qui habitaient sur les rives de la baie Tasman, plusieurs des hommes se faisaient remarquer par une belle prestance, un air de distinction, des tatouages compliqués; les autres étaient d’apparence vulgaire et à première vue on les jugeait d’une race différente. Les Néo-Zélandais de cette région, même les chefs, ne témoignaient, au sujet des Européens, que d’idées assez confuses, puisées peut-être dans des entretiens avec les tribus voisines. Ils n’avaient point d’armes à feu et parlaient d’ennemis redoutés possédant des fusils. Ils cultivaient les pommes de terre, ne connaissaient les porcs que par le nom, ne prisaient en aucune façon les instrumens de fer et, dans les échanges, préféraient atout les étoffes aux vives couleurs. Les habitans de cette côte, inférieurs par l’industrie à ceux du nord, semblaient l’être également par l’intelligence.

Aux environs de la baie, le terrain est fort inégal ; dans la végétation, les fougères ont une extrême prépondérance et les espèces ligneuses encombrent les ravins humides. Le commandant de l’Astrolabe, en promenade, suivit un large ruisseau coulant dans un fond rempli de grandes fougères et de beaux arbres, et bientôt il se mit à gravir des mornes. A la hauteur d’une centaine de mètres, le sol était presque entièrement occupé par la fougère comestible dont les tiges rameuses enchevêtrées formaient d’épais fourrés; à peine voyait-on quelques arbustes épars[10]. Là, nul oiseau ne se fait entendre, aucun insecte ne bourdonne; l’absence de tout être animé paraît complète; le silence est absolu, solennel, lugubre ; on ne découvre nulle part la moindre trace de la vie humaine, les naturels se tenant près des rivages où l’existence est facile et ne songeant guère à s’égarer dans ces tristes solitudes. Le capitaine d’Urville ayant, malgré le trajet pénible, atteint le plus haut monticule, se trouva bien dédommagé de la fatigue. De ce point élevé, la vue complète de la baie Tasman s’offre aux regards et apparaît dans son ensemble un vaste bassin séparé de l’anse de l’Astrolabe par un isthme n’ayant guère plus d’un kilomètre de large. Dans ce havre, que le marin juge tout de suite parfait pour de petits bâtimens, se déchargent trois gros torrens d’un effet d’autant plus heureux, qu’alentour s’étend une immense forêt d’arbres superbes.

Les travaux hydrographiques de la station se trouvant accomplis, l’Astrolabe s’engagea dans un canal qui semblait établir une communication entre la baie Tasman et la baie de l’Amirauté. Surprise par le gros temps au voisinage de rochers, la corvette française demeura toute une nuit en péril. La navigation qui s’effectue dans un chenal étroit et encaissé en ire deux hautes chaînes de montagnes est bien étrange; les marins éprouvent un étonnement indescriptible. D’un côté, il y a d’épaisses forêts, de l’autre, des fougères ou des taillis; en arrière, on voit fuir à l’horizon les côtes de la baie Tasman; en avant, on distingue, grandissant à chaque minute, les îles et les îlots de la baie de l’Amirauté. Par malheur, existe une passe difficile à franchir; en présence de roches et d’écueils où le navire pouvait se briser, il y eut à bord des heures de profonde anxiété. Une fois dans les eaux paisibles de la baie de l’Amirauté, chacun sentit en son cœur un épanouissement; on était sauvé; on avait reconnu que la terre séparant les deux baies est une île, on avait fait une découverte. Tous les officiers de l’Astrolabe veulent que le nom du commandant désigne cette terre ; — on l’appellera l’île d’Urville.

L’Astrolabe passa devant le canal de la Reine-Charlotte et, on doit le croire, parmi l’état-major fut évoqué le souvenir du grand navigateur qui, le premier, traça la configuration de la Nouvelle-Zélande. La corvette s’étant engagée dans le détroit de Cook, pénétra dans un grand enfoncement de la côte de Te-lka-a-Mawi; le capitaine, avec quelques compagnons, suivit dans sa baleinière, sur une étendue de trois milles, un rivage partout inabordable, le ressac d’une violence extrême rendant toute approche dangereuse[11]. Dumont d’Urville voulut inspecter avec soin la côte de l’île du nord, dont Cook avait indiqué les grandes lignes. Il dira comment la baie de Hauke laissait voir sur ses bords de grands bassins d’une eau paisible et de charmans paysages; comment on distinguait sur trois ou quatre plans disposés en amphithéâtre le sol s’élevant par degrés jusqu’aux plus hautes montagnes de l’intérieur; — on jugea cette partie de la Nouvelle-Zélande la plus riche et la plus attrayante. Des fumées nombreuses montant de divers points, apprenaient aux navigateurs que la région était bien peuplée. L’Astrolabe alla jeter l’ancre dans la baie de Tologa[12], où cinquante années auparavant avait mouillé l’Endeavour. Des officiers mettaient pied à terre; MM. Jacquinot et Lottin pour déterminer la latitude et la longitude de l’aiguade de Cook, l’artiste, M. de Sainson, pour en faire le dessin, les naturalistes, MM. Quoy et Gaimard, afin de battre un peu la campagne; M. Paris dut sonder les écueils de la passe. Des pirogues pleines de monde accostèrent la corvette ; le trafic s’engagea de la façon la plus bruyante ; les indigènes apportaient des vivres qu’on soldait avec des haches, différens outils et des verroteries. On permit aux chefs de monter à bord ; très jaloux de ne partager avec personne les avantages du trafic, ces bons insulaires voyant approcher de nouvelles pirogues demandaient tout simplement qu’où tuât les gens qui les montaient. Le commandant faisant accueil à tous, les premiers venus s’efforçaient de persuader les derniers arrivés qu’ils allaient courir de grands risques, et parfois ils réussissaient à les éloigner. Détrompés, on en vit entrer en fureur contre ceux qui les avaient inquiétés. Au sortir du détroit de Cook, deux Néo-Zélandais avaient été admis sur la corvette; M. d’Urville en tira bon parti en apprenant d’eux les noms en usage sur la côte, mais à une certaine distance de leur territoire, ces sauvages ne connaissaient plus rien, et le commandant n’avait d’autre désir que de s’en débarrasser. Plusieurs fois, ces insulaires avaient exprimé la crainte de tomber entre les mains d’ennemis et d’être dévorés. A la baie de Tologa, ils parurent se concilier l’amitié de quelques chefs et partirent sous leur protection.

Par intervalles, l’Astrolabe marchait lentement sous une faible brise ou s’arrêtait prise par le calme, lorsque une grande pirogue parvint à l’accoster. Le principal personnage étant monté sur le pont de la corvette française aborda le commandant avec l’aisance et même la grâce d’un homme habitué au meilleur monde. Il dit être de son nom Oroua, de sa qualité, le rangatira de Toko-Malou[13]. M. d’Urville l’ayant invité à sa table, le Néo-Zélandais sut garder toutes les convenances ; par tradition, il connaissait le passage de Cook et se montrait très informé des guerres qui désolaient le nord de l’île.

En avançant vers le cap Oriental[14], le rivage est presque partout élevé; néanmoins, le navigateur découvre de jolis sites, de riantes vallées, deux ou trois villages considérables. Le capitaine d’Urville apercevant un de ces pahs[15] qui se fait remarquer par sa teinte blanchâtre, par ses cases alignées en amphithéâtre, se sent frappé de la ressemblance avec les petites cités de l’archipel grec. L’analogie par hasard entrevue, le rapprochement évoqué entre le berceau de la vieille civilisation européenne et les grèves sauvages voisines de nos antipodes, suggèrent au marin de longues réflexions sur les destinées des peuples. Il veut croire à la possibilité d’un bel avenir pour cette Nouvelle-Zélande si bien protégée par l’océan. L’esprit entraîné sur cette pente, il en vient à se figurer, qu’un jour, sur cette terre du cannibalisme, se trouveront des cités florissantes, embellies par tous les arts, ennoblies par toutes les sciences ; il voit en imagination les académiciens de la Nouvelle-Zélande discuter péniblement les narrations des premiers navigateurs qui, au sujet de leur patrie, ont parlé de déserts, de sauvages, d’absence de tous les animaux utiles à l’homme. Le rêve de notre célèbre marin ne sera point réalisé par les Néo-Zélandais, et ce n’est plus son rêve dès qu’il s’agit d’une civilisation européenne transportée dans cette partie du globe.

Doublant le cap Oriental, en ce mois de février où le navigateur de l’hémisphère austral compte sur de beaux jours, au calme succédèrent de violons orages et d’affreuses tempêtes. Au passage, on salue le cap Runaway, morne arrondi, ne tenant à la terre que par un isthme tout étroit, mais demeuré célèbre par la narration de Cook ; on entrevoit par momens l’île Blanche à travers les colonnes de fumée qui l’enveloppaient ; — le commandant apprendra plus tard que l’île est un petit volcan en perpétuelle éruption[16]. Dans la baie de l’Abondance, on reconnut l’île Moto-Houra, cône superbe, immense, régulier, boisé, d’aspect vraiment imposant. Tout à coup la mer devint furieuse, la brume dérobant aux yeux toute terre ; l’Astrolabe, menacée de s’ouvrir sur les récifs, plusieurs fois officiers et matelots durent penser à leur dernière heure. Une manœuvre habile et audacieuse sauva le bâtiment ; la perte fut pour le relevé qui s’exécutait sur la côte. Peu de jours après, la corvette française se trouve devant les nombreuses îles éparpillées à l’entrée de la baie d’Houraki, d’un effet si pittoresque que tous les regards s’y attachent. Il y avait beaucoup à travailler pour dresser exactement la carte de ces parages.

Étant à la baie d’Houraki, le commandant de l’Astrolabe se mit en relations avec plusieurs des chefs qui soutenaient une guerre incessante contre les tribus du Nord. Un de ces hommes racontait avec emphase ses prouesses, se vantant bien à tort d’avoir tué et mangé Pomaré, l’un des chefs redoutables de la baie des Iles ; comme trophée de sa victoire, il montrait la tunique écossaise prise à son ennemi. Apprenant de M. d’Urville la présence à Wangari, situé à peu de distance, du chef de la tribu de Pahia, il baissa le ton et se montra inquiet. Nos officiers eurent l’occasion de s’entretenir avec tous les principaux guerriers qui avaient déjà soutenu de terribles assauts contre le farouche Hongi, de la baie des Iles ; aussi, pour ces hommes, un fusil était un objet d’un prix inestimable ; s’agissait-il d’obtenir une arme de ce genre, chaque Néo-Zélandais livrait ce qu’il regardait comme son bien le plus précieux.

Pendant la relâche devant la rivière Mogoia, le lieutenant de vaisseau Lottin poursuivit avec un soin extrême la reconnaissance de la configuration du littoral et s’assura que Te-Ika-a-Mawi est réduite en cette partie à une langue de terre fort étroite. La corvette ayant passé le long-de l’île de Waïtteke, vint s’engager sur des canaux alors inconnus, au travers d’iles hautes, accidentées, couvertes de forêts magnifiques, quelques-unes plus basses et tapissées seulement d’une verdure modeste, Makara, un Néo-Zélandais d’humble condition, fut le pilote qui, dans cette navigation délicate, déploya une adresse, une habileté, un sang-froid qui eussent vraiment fait honneur à plus d’un pilote européen. C’était, dit le capitaine d’Urville, un spectacle nouveau, intéressant, étrange pour nous de voir un sauvage, un anthropophage, nous tenir lieu, dans ces canaux solitaires, du pilote le plus attentif et le plus dévoué. On arriva enfin dans le bassin de Houraki et on inscrivit le beau canal qu’on venait d’explorer dans toute son étendue sous le nom de canal de l’Astrolabe. Le rude navigateur qui accomplissait sa tâche avec l’ardeur et la conscience d’une âme haute imagine l’importance que doivent prendre un jour ces canaux intérieurs et, comme la plupart des hommes voués à l’étude, assuré de l’indifférence des contemporains, il se console par l’espoir de la justice dans l’avenir. « Les travaux de l’Astrolabe, dit-il, jusqu’alors dédaignés, reviendront dans la mémoire des hommes, comme ceux de M. d’Entrecasteaux, qui déjà intéressent une colonie entière établie sur les lieux que le navigateur trouva autrefois déserts. »

Tandis que l’Astrolabe voguait dans la direction du nord, on aperçut, le 4 mars 1827, une flottille de vingt à trente pirogues marchant vers le sud. On ne douta point qu’elle ne portât les guerriers de la baie des lies allant ouvrir la campagne contre les malheureuses tribus de la baie de Houraki. Tourmenté par le désir de compléter le relèvement de la côte, le capitaine d’Urville, continuant sa course près des rivages, atteignit le cap Maria-Van-Diemen, le Rienga des Néo-Zélandais, pour ces insulaires, le terme extrême du monde connu. Par un beau soir, de ces parages on découvrait les sommités des îles des Trois-Rois, éloignées d’une soixantaine de milles. Le jour suivant, la mer étant calme, c’était fête parmi les créatures de cette région du globe ; d’innombrables troupes de marsouins à long museau et quelques grands requins avides se jouaient à la surface des ondes ; les fous à tête fauve, les pétrels et les alcyons répandaient dans l’air la plus vive animation. Les naturels du nord de Te-lka-a-Mawi, gens fort laids et très malpropres, croyaient déjà mort le fameux Hongi, alors souffrant de la blessure dont il ne devait point guérir.

L’Astrolabe vint mouiller, le 12 mars, dans la baie des Iles, à l’endroit même où, trois années auparavant, elle avait jeté l’ancre. M. d’Urville est frappé du changement qui s’est produit en un si court espace de temps. À l’époque du séjour de la Coquille, les relations avec les indigènes avaient été continuelles ; le commandant de l’Astrolabe s’attendait à revoir une foule d’amis. A l’aide des lunettes, on examine le plus proche village où naguère s’agitait une population nombreuse. Le village est abandonné, les cases désertes tombent ne ruines ; les principaux chefs de la contrée avaient été tués ; nos marins constatent les résultats des fureurs de Hongi. Un rangatira vint à bord avec quelques hommes ; c’était ce Moïhangi, serviteur et compagnon du docteur Savage, le premier Néo-Zélandais qui visita l’Angleterre. Il demandait tous les objets imaginables ; on lui promit des fusils et de la poudre s’il apportait des vivres. Le malheureux n’avait rien à offrir ; le pays était ruiné ; ses rares habitans se trouvaient dans la misère. M. d’Urville, informé de l’abandon des missions de Wangaroa et de Kéri-Kéri, apprenant que tous les Européens, au nombre d’une quarantaine, étaient réunis à Pahia, se rendit dans cette localité. Il connaissait déjà l’établissement ; il le trouva fort embelli. De charmans jardins avaient été formés. Les missionnaires reçurent avec politesse les officiers de l’Astrolabe et leur confirmèrent les récits des insulaires touchant les désastres survenus dans la contrée. Les habitans de Paroa avaient été dispersés ; la place autrefois florissante sous l’autorité de Korokoro n’était plus qu’un désert. Le pah, qui avait paru inexpugnable, présentait le spectacle d’un amas confus de cases à demi détruites.

On avait tant parlé au capitaine d’Urville des merveilleuses forêts de la Kawa-Kawa, qu’il conçut un vif désir de les voir. L’occasion était propice, un missionnaire offrant d’être son guide ; pendant le trajet, on fut obligé à une multitude de détours pour éviter de traverser les champs de patates réputés tabous[17], et le commandant de l’Astrolabe dut constater combien les idées superstitieuses demeuraient vives parmi les naturels. En cheminant, on remarqua sur une éminence des huttes construites avec un soin particulier, portant des sculptures d’un goût bizarre, mais d’un travail raffiné. C’étaient des cases destinées à servir de magasin pour les patates de la récolte prochaine; les hommes, même les chefs, n’en avaient point d’aussi belles. En contemplant les arbres de hauteur prodigieuse, en parcourant la forêt superbe qu’avait connue son compatriote Marion, le capitaine d’Urville, l’émotion au cœur, regretta de n’avoir vu que les rivages d’une terre dont l’intérieur recèle des beautés de nature si puissantes.

Le capitaine d’Urville quitta la Nouvelle-Zélande pour gagner la région des tropiques, ayant à juste titre la confiance d’avoir dignement servi la science.

II.

Pendant les années qui suivirent le retour de la paix, si parfois on pense aux découvertes, on songe davantage encore à l’utilité de montrer le pavillon protecteur du commerce français dans des parages où ses apparitions ont été trop rares. Selon la parole du ministre, baron d’Haussez[18], il convenait à nos officiers de marine de faire valoir sur les côtes de la Chine et de l’Inde la puissance française, comme y avaient réussi leurs ancêtres. Ainsi, pour une longue campagne autour du monde fut armée la corvette la Favorite, dont on donna le commandement au capitaine Laplace. La Favorite arrive à la baie des Iles le 4 octobre 1831. Le commandant relâche à la Nouvelle-Zélande dans le seul dessein de donner un peu de repos à son monde et de prendre de l’eau fraîche. Il n’a point l’intention de poursuivre une étude du pays, mais il notera des impressions, et pour notre histoire, elles ne sont pas indifférentes[19].

Après avoir doublé le cap Nord et passé devant l’étroite entrée de la baie de Wangaroa, la Favorite range de très près la côte. Chacun s’étonne alors de n’apercevoir aucune pirogue; tous les navigateurs ont répété que, dès l’apparition d’un bâtiment, affluaient les pirogues montées par des multitudes d’indigènes. On ne s’explique pas un tel silence ; on ne songe pas d’abord au grand changement qui s’est produit. Ces rivages, naguère si peuplés, sont aujourd’hui dépourvus d’habitans. La solitude s’est faite également sur les bords de la Tamise, à l’estuaire de Houraki, où il existait autrefois de nombreux villages.

La corvette mouille à l’embouchure de la rivière Kawa-Kawa, devant la bourgade de Kororarika, située en face de la mission de Pahia. Peu à peu, la population s’assemble sur la grève, les principaux personnages montent à bord, sollicitant de la poudre, des balles, du biscuit, et le commandant français ne peut se décider à reconnaître parmi ces mendians affublés de haillons sordides les nobles guerriers, les rangutiras dont les voyageurs ont esquissé des portraits. Le capitaine Laplace trouve que les missionnaires évangéliques, se proposant de civiliser les indigènes, n’ont pas atteint le but. Malgré un zèle incontestable, ils manquaient de désintéressement; s’étant approprié les meilleures terres, ils les faisaient défricher par de misérables esclaves qu’ils avaient convertis; les hommes de guerre, les fiers rangatiras, prenaient en dédain les bons pasteurs, livrés à la spéculation comme les autres Européens. Le commandant de la Favorite dénonce les missionnaires établis à la baie des Iles comme des gens personnels, défians, parcimonieux au sein de l’abondance, n’ayant ni l’esprit de charité dont s’honorent les prêtres de toutes les nations, ni l’obligeance digne qui est ordinaire chez leurs compatriotes. Il les avait en vain priés de fournir quelques rafraîchissemens pour ses malades ; les ministres évangéliques avaient fermé l’oreille. Inquiets de la présence d’un bâtiment de guerre de la marine française, ils s’efforçaient de persuader les Zélandais que le commandant songeait à s’emparer du pays. Le capitaine Laplace, justement froissé, s’exprime en termes sévères ; néanmoins il n’hésite pas à regarder les missionnaires comme « les éclaireurs des légions de colons australiens qui, tôt ou tard, envahiront la Nouvelle-Zélande; la population, affaiblie par ses propres fureurs, étant désormais incapable d’opposer résistance. » Sur les bords de cette riante baie des Iles, particulièrement fréquentée par les Européens, sur le sol même où se sont établies les missions dans le dessein déclaré de civiliser les naturels et d’améliorer leur sort, apparaissent tous les signes de l’appauvrissement, de la misère, de la décadence d’un peuple.

Tout à coup, le marin cède à une autre impression, il se prend à considérer la plus belle pirogue du chef de Kororarika : elle porte cinquante guerriers; relevée aux deux extrémités, elle est décorée à la proue comme à la poupe de bas-reliefs peints en rouge et ainsi d’un effet fort bizarre. Il est impossible de ne pas s’étonner de l’énorme dimension de l’arbre qui a permis de construire une telle nef, de ne pas admirer la carène, l’ingénieuse installation du tillac servant à couvrir les munitions de guerre et les provisions de bouche, puis les cloisons destinées à protéger les rameurs contre les clapotis de la mer. A la vue d’une pareille œuvre, exécutée avec les instrumens les plus primitifs, il est difficile de ne pas accorder estime à des sauvages qui se montrent si habiles et si patiens, de ne pas sentir un regret au spectacle de l’industrie, maintenant perdue, des Néo-Zélandais.

Pendant la relâche de la Favorite, il y eut une scène vraiment dramatique. Déjà le soleil s’inclinait sur l’horizon lorsqu’on aperçut cinq grandes pirogues se dirigeant vers Kororarika. On supposa que les guerriers de la rivière Houraki voulaient surprendre les peuplades de la baie des Iles et l’on s’attendit à voir un combat. Une inquiétude générale se manifestait parmi les habitans; les femmes et les enfans s’étaient réfugiés sur le sommet de la colline. En un instant tout change; un signal a été donné ; ce ne sont pas des ennemis, mais des gens de la baie des Iles partis depuis quatre mois pour aller guerroyer dans le sud, qui reviennent victorieux, rapportant des cadavres d’ennemis tués dans la bataille. Alors d’immenses acclamations retentissent; vieillards, femmes, enfans se précipitent à la rencontre des amis ou des parens.

La nuit est venue ; des feux sont allumés sur la plage, profilant au loin des raies de lumière ; hommes et femmes se mettent à chanter et à danser, tandis que rôtissent les chairs des victimes qu’on a tirées des pirogues. Bientôt chacun prend sa part du repas. A la lueur des flammes, officiers et matelots de la Favorite reconnaissent les jeunes filles qui leur ont paru douces et gracieuses au possible, dévorant la chair humaine de leurs dents blanches. A contempler ces êtres, la plupart presque nus, bariolés de blanc, de noir et de rouge, faisant d’épouvantables contorsions, hissant au bout de longues perches des têtes sanglantes, brandissant des armes, se livrant à toutes les extravagances imaginables, éclairés par des lumières vacillantes, on eût pu croire à des scènes de l’enfer. Le capitaine Laplace trouve fort heureux que les philosophes qui considèrent les sauvages comme des modèles d’innocence et de bonté n’aient jamais l’occasion d’assister à de telles fêtes. Le commandant de la Favorite, édifié sur les mœurs des Néo-Zélandais, mit à la voile pour la côte d’Amérique[20].

Chez nos voisins d’outre-Manche on s’inquiète également de découvertes ; les expéditions se succèdent à de courts intervalles. Le navire de la marine royale le Beagle ayant été mis sous le commandement du capitaine Fitzroy pour un voyage autour du monde, on engagea un dessinateur et un jeune naturaliste qui, de l’avis des meilleurs juges, promettait des talens; c’était le petit-fils du poète Darwin, M. Charles Darwin, aujourd’hui entouré d’une gloire particulière. Le 21 décembre 1835, le vaisseau britannique entrait dans la baie des Iles. Personne à bord n’est profondément touché des gracieux aspects de la région; on vient de Taïti, on a vu le ciel et la riche végétation des tropiques ; par comparaison, tout semble pâle[21].

En arrivant au mouillage de Kororarika, un contraste frappe l’esprit des observateurs. Les villages des indigènes sont garnis de palissades, et sur un vaste espace, dans une situation bien apparente, se dresse solitaire une maison européenne, n’ayant d’autre protection que le pavillon d’une compagnie indépendante. A tel indice, les marins du Beagle appréciaient l’ascendant obtenu par leurs compatriotes sur les anciens cannibales.

Quelques jours après, le capitaine, se promenant autour de l’établissement des évangélistes de Pahia, éprouve une surprise; les indigènes sont d’une malpropreté révoltante ; les huttes qu’ils habitent ressemblent aux cabanes des pourceaux; — il avait cru à l’influence des missionnaires! Néanmoins, M. Fitzroy ne juge pas les Néo-Zélandais d’une manière défavorable; il admire leur noble attitude. Dès cette époque, à la baie des Iles, la plupart des hommes ne portent plus le costume national; on les voit enveloppés d’une épaisse couverture de fabrique anglaise. Les malheureux ne cessent de répéter : « Notre pays n’est plus à nous; il est aux hommes blancs. » Eux-mêmes constatent avec tristesse l’amoindrissement de leurs tribus. L’anthropophagie a disparu, l’infanticide est plus rare qu’autrefois, les guerres sont terminées, mais le changement des habitudes n’a point été propice aux pauvres insulaires; les maladies des Européens les ont touchés, les liqueurs fortes les ont jetés dans l’abrutissement, l’emploi sur les bâtimens de commerce ou sur les baleiniers des hommes jeunes et vigoureux a privé leur population de son élément le plus actif.

À ce moment, Kororarika, qui occupe une langue de terre sablonneuse resserrée entre des collines, est le plus gros assemblage d’habitations de tout le pays. D’après les idées européennes, ce n’est ni une ville, ni une bourgade, ni un hameau. Près de la berge se montrent quelques cottages peints en blanc; au pied des collines, deux ou trois maisonnettes bâties dans le style anglais; le reste du terrain semble couvert de palissades et de cabanes. Sous les beaux climats, au milieu des magnificences de la végétation, les plus misérables huttes peuvent être d’un effet pittoresque; sous le climat froid et humide, l’aspect d’aussi tristes habitations inspire un sentiment pénible.

En compagnie de l’un des missionnaires, invité à mettre fin à une dispute qui s’est élevée entre deux tribus, le capitaine Fitzroy s’achemine vers le village de Kawa-Kawa et sa bonne fortune lui fait rencontrer un chef célèbre dans la région, Pomaré, que l’on cite pour les actes d’anthropophagie les plus épouvantables. Le pah de ce chef fameux donne l’impression d’une clôture destinée à retenir les bestiaux. L’estuaire de la Kawa-Kawa est un véritable bras de mer que des collines abritent contre les violentes rafales. Sur la côte orientale dominent plusieurs constructions d’une physionomie toute britannique qui répond au goût du commandant du Beagle ; la vue des navires à l’ancre et des bateaux qui circulent rappelle l’Angleterre et fait oublier au marin qu’il est aux antipodes de la patrie. Au-dessus de l’estuaire, le fleuve, d’une largeur très médiocre, n’est pas sans agrément; sous l’ombre des collines boisées, il y a des sites gracieux. En pirogue, on remonte le cours d’eau sur une longueur de 4 milles; mettant pied à terre, on se dirige vers le village de Kawa-Kawa avec une escorte de quelques personnages indigènes et d’une troupe d’enfans. On marche sous bois, puis à travers les champs de maïs et un marais rempli de phormium ; au passage d’un torrent, les indigènes se montrent tout joyeux de porter les étrangers. On était arrivé ; sous un grand arbre, se réunirent les gens des cases disséminées dans la campagne. Bientôt, on put compter une centaine d’individus, hommes, femmes et enfans, dont l’attitude fut loin de déplaire aux officiers britanniques. Les uns sont drapés dans des couvertures, les autres vêtus de nattes du pays. Tout ce monde s’est assis à terre, quelques sièges ont été apportés pour les Européens. L’occasion est propice pour voir rendre la justice comme on la rendait dans l’ancien monde au bon vieux temps. Le silence obtenu, le missionnaire recueille les avis ; on se plaint de la tribu voisine, qui empiète sur le territoire. Bien renseigné sur les motifs de la querelle, le pasteur évangélique va se rendre dans l’autre tribu et arranger l’affaire à la façon d’un juge de paix. M. Fitzroy est émerveillé, en songeant que naguère, en pareille occurrence, il y aurait eu un combat sanglant et nombre de victimes mangées. Le commandant du Beagle se complaît dans l’idée que ses compatriotes, il y a plusieurs centaines d’années, ne valaient pas mieux que les sauvages de la Polynésie ; ainsi, à l’égard de ces derniers, l’espérance reste sans limites. Maintenant les Néo-Zélandais de la baie des Iles ont perdu l’habitude de saluer en frottant nez contre nez ; ils donnent des poignées de main comme des Anglais, et de chacun ils attendent cette marque de politesse ; quelques-uns savent un peu lire et écrire. Non loin de l’arbre où s’était tenue l’assemblée, les indigènes bâtissaient une chapelle et se montraient fiers de leur ouvrage. Néanmoins, les querelles et les rixes étaient assez fréquentes ; des insulaires maltraités par des Européens exerçaient des représailles, souvent au hasard ; malheur alors à ceux qui se trouvaient à leur portée ! Pendant la station du navire britannique, on parlait de l’approche du baron de Thierry, un aventurier qui prétendait à la souveraineté de la Nouvelle-Zélande ; le commandant regrette bien fort de songer que le résident anglais, M. Busby, n’a point qualité pour prendre des mesures contre un intrus de ce genre. On s’entretenait beaucoup encore de l’activité que les officiers de la Favorite avaient mise à visiter toutes les criques, à gravir toutes les collines pour relever d’une manière exacte le plan de la baie des Iles. Indigènes et colons n’avaient pu comprendre un pareil souci de la part d’étrangers.

Toujours sous la conduite du missionnaire, M. Baker, on entreprit une excursion à Waimata, à l’établissement fondé en vue d’introduire l’agriculture et les arts mécaniques parmi les naturels. Après s’être avancé en bateau dans une des nombreuses criques qui découpent le rivage, on partit à cheval. La première colline étant dépassée, la monotonie du paysage est un désappointement pour les voyageurs. L’établissement des missionnaires se trouve sur un plateau ; à l’aspect de trois maisons anglaises entourées de jardins et de champs cultivés, le commandant du Beagle est rempli de joie ; à ses yeux c’est l’image de la vieille Angleterre. L’exploitation agricole était dénoncée par la présence de moutons, de vaches et de pourceaux, d’une quantité de volailles et de quelques chevaux. Dans les jardins, prospéraient les plantes de l’Europe. Une grange a été construite par les indigènes sous la direction d’un missionnaire ; un moulin a été installé sur le torrent du voisinage. Le capitaine Fitzroy est ravi. Il a été frappé de l’apparence de bonheur des familles qui lui ont donné la plus gracieuse hospitalité. Pour se rendre à Keri-Keri, on traverse un bois où les marins demeurent en admiration devant les nobles pins dont le tronc rappelle une colonne antique d’immenses proportions. Passant ensuite sur un terrain découvert, on arrive au ravin profond où coule un large torrent qui tombe dans un précipice de 30 mètres, marquant la limite du bras de mer qui vient de la baie des lies. Les villas, les jardins remplis de fleurs, charment les visiteurs.

Le capitaine Fitzroy, au souvenir des actes capables d’attirer les plus justes vengeances de la part des insulaires, commis par les équipages des baleiniers et par les convicts échappés, rappelle combien cette tourbe européenne a contribué à produire l’état de dégradation des aborigènes. Il estime favorable l’influence des missionnaires et il défend les pasteurs qui se dévouent à l’éducation des enfans européens nés à la Nouvelle-Zélande contre ces colons qui leur reprochent d’avoir pris des terres et de les empêcher d’en acquérir. Au dernier jour de l’année 1835, le Beagle quittait la Nouvelle-Zélande et, doublant le cap Nord, cinglait vers Port-Jackson.


III.

Lorsqu’il s’agissait d’expéditions maritimes réputées d’un caractère scientifique, on employait d’ordinaire des bâtimens légers, tirant peu d’eau, pouvant ainsi aborder sans péril au voisinage des côtes. Sous l’impression des efforts de l’Angleterre pour convaincre partout de sa supériorité sur les autres peuples, le gouvernement français, se persuadant qu’il ne serait pas inutile de donner aux nations barbares une idée avantageuse de notre puissance navale, voulut affecter à un voyage autour du monde une belle frégate. La Vénus, année de soixante canons, fut confiée au capitaine Abel Du Petit-Thouars.

Nous ne trouverons l’imposant navire à la Nouvelle-Zélande que sur le rivage déjà le plus connu, pendant une relâche du 13 octobre au 10 novembre 1838[22]. Comme son prédécesseur, le capitaine Laplace, le commandant de la Vénus entre dans la baie des Iles et atteint le mouillage de Kororarika sans voir un indigène, un pilote ou l’agent d’une autorité quelconque. Bientôt, l’amertume lui monte au cœur; le marin français constate les sentimens hostiles des Anglais et les fâcheuses dispositions qu’ils inspirent aux insulaires à l’égard de nos compatriotes. Il rapporte un échantillon de leur manière simple et saisissante d’enseigner l’histoire : « Quelques rayons de la gloire de nos armes ayant pénétré jusque dans les îles les plus isolées et les plus cachées de la Polynésie, dit le capitaine Du Petit-Thouars, pour balancer l’effet de nos glorieux faits d’armes, on représente Napoléon comme le chef d’une petite nation turbulente qui faisait beaucoup de bruit en tirant du canon; le roi d’Angleterre, tout seul, impatienté, l’avait fait prendre et mettre en prison dans une île. »

Les officiers de la frégate française parcourent les lieux déjà foulés par les précédens navigateurs, mais tout change vite en cette contrée d’où les observateurs ne rapportent pas toujours les mêmes impressions. Sur les rives de la Kawa-Kawa, tantôt basses et noyées, tantôt hautes et accores, les marins admirent les nombreuses criques où l’on trouve de bons mouillages et des situations favorables pour des établissemens maritimes. Dès à présent, on y voit des chantiers de construction et des magasins d’approvisionnemens. Au-dessus, la rivière se partage en trois branches et sur la pointe escarpée qui marque la principale séparation s’élève le pah de Pomaré, l’un des chefs autrefois puissans de La baie des Iles, que l’on déclare petit-fils de l’homme qui mangea le capitaine Marion. Quand on approche de la source de la rivière, on voit à droite une montagne couverte d’arbres superbes, à gauche, la plaine que termine un mamelon où apparaît le village de Kawa-Kawa. Ici, les vieilles fortifications ont persisté. L’enceinte est formée de pieux très rapprochés, ne laissant que les intervalles nécessaires pour servir de meurtrières. Au sommet des plus hauts, on voit encore des sculptures représentant des têtes qui offrent une expression aussi terrible qu’on a pu l’imaginer. La bouche est ouverte, quelquefois bariolée de différentes couleurs, la langue peinte en rouge sort d’une longueur démesurée, brillent les yeux et les dents faits de nacre. Il y a aussi des personnages entiers de proportions colossales et de formes grotesques, comme il convient pour servir d’épouvantails à des gens simples. A l’intérieur de la palissade, des fossés tiennent lieu de chemins couverts. Des angles saillans se projettent en dehors de manière à battre de flanc et à protéger l’enceinte, comme dans une fortification régulière les bastions défendent les courtines. De porte, il n’y en avait nulle part, mais dans un angle, un pieu mobile était enlevé le jour et replacé la nuit. Cette espèce de fortification sauvage était de l’avis de nos officiers disposée avec une intelligence remarquable. L’enceinte franchie, on se trouvait dans une sorte de labyrinthe : un sentier étroit, tortueux, resserré entre deux bordures de pieux. Les cases elles-mêmes étaient entourées d’une clôture ; pareilles à celles dont tous les voyageurs parlent avec mépris, elles n’avaient qu’une ouverture basse et le toit projeté en avant formait une sorte de hangar; une planche sert de porte, et cette planche est ordinairement sculptée. Les maisons des chefs, un peu plus spacieuses, ont au-dessus de l’entrée un frontispice, bas-relief retraçant des danses guerrières ou d’autres sujets ; souvent encore le pignon qui domine la porte est surmonté de la représentation colossale d’un personnage comme emblème de la puissance de l’homme qui habite la maison ; à ces demeures, fort sales, s’ajoutent quelques dépendances, où l’on prend les repas, où l’on garde les provisions. Les visiteurs jugent un tel village bien singulier, mais, comme résidence habituelle, ils le trouvent dépourvu de charme.

Dans cette région, les Néo-Zélandais passaient pour être convertis au christianisme, et les missionnaires proscrivaient avec fureur les sculptures ornant les maisons et les pirogues ; ils en ordonnaient la destruction. Les bons pasteurs évangéliques se croyaient pourtant moins barbares que les gens qu’ils prétendaient civiliser. « Dans un temps peu éloigné, disait le capitaine Du Petit-Thouars, il deviendra fort difficile de se procurer les moindres échantillons des arts et de l’industrie des Néo-Zélandais. »

On prendra intérêt et plaisir à suivre le commandant de la Vénus dans ses excursions aux lieux les plus renommés des environs de la baie des Iles. A la chute de la Waïtangi, on peut croire que tout est séduction ; le site dans l’ensemble, le mouvement rapide de la chute éclairée par des rayons du soleil perçant à travers de beaux arbres que la main de l’homme n’a point encore profanés, le bruit de la cascade, le bouillonnement des eaux sur les roches au pied de la chute, la vapeur qui monte semblable à une fumée diaphane, puis, au loin, le cours calme, silencieux de la rivière, forment un tableau que les visiteurs ne se lassent pas de contempler; c’est la Waïtangi, la Vallée des Larmes. A Waimata, sur l’immense plateau que les voyageurs ont atteint par un étroit sentier à peine reconnaissable entre les bruyères couvertes de fleurs d’une infinie variété, chacun se réjouit en parcourant des yeux l’horizon magnifique. On se désigne Tepuma, rendue célèbre par la première occupation des missions protestantes; les pointes qui limitent la grande baie, les îlots voisins du mouillage des vaisseaux du capitaine Marion et du chevalier Duclesmeur, où la corvette la Coquille reposait à l’ancre au mois d’avril 1824 ; le temps était superbe, et c’était délice de contempler l’espace. La ferme des missionnaires, avec sa jolie maison d’habitation et le jardin rempli de massifs de rosiers en fleurs, parut un séjour plein d’agrément.

Le commandant Du Petit-Thouars s’était tout de suite trouvé en présence de M. Busby, le résident officiel de la Grande-Bretagne, que le capitaine Fitzroy nous a déjà fait connaître. Cet agent, sans fonctions définies, envoyé à la Nouvelle-Zélande avec mission d’y planter le pavillon de sa majesté britannique, gardait le territoire au nom de l’Angleterre. Il devait en informer tous les capitaines de bâtimens de guerre étrangers et les avertir, s’ils avaient l’idée de prendre possession, qu’il était trop tard. À cette époque où les Anglais et les Français n’éprouvaient pas les uns pour les autres des sentimens de très vive cordialité, M. Busby eut les plus aimables attentions pour le commandant et les officiers de la Vénus. M. Du Petit-Thouars le dépeint comme un homme de manières parfaites, qui voulut bien être le meilleur des guides dans la plupart de ses excursions.. On disait alors dans le pays que les missionnaires anglicans, livrés à des querelles de sectes, s’occupaient beaucoup plus de leur bien-être et des intérêts de leur fortune en ce monde que du salut des indigènes. Chaque jour ils donnaient aux Néo-Zélandais le spectacle de leurs jalousies et de leurs haines violentes ; ils prêchaient les uns contre les autres en se dénigrant de la façon la plus scandaleuse. Les wesleyens, les colons de Waimata, étaient seuls réputés pour une sorte de désintéressement. Depuis peu, une mission catholique s’était établie à la baie des Iles; l’évêque, M. de Pompalier, ancien grand-vicaire du diocèse de Lyon, par ses qualités personnelles, avait gagné, semble-t-il, l’affection des tribus qu’il fréquentait. La Vénus faisant ses préparatifs pour le départ, le chef de Kororarika vint à bord avec une nombreuse escorte. Le vieux guerrier se lamente de ne plus rien posséder ; autrefois, disait-il, maître absolu de tout le pays environnant, il eût donné de sa munificence des marques dignes des visiteurs. Ainsi, le malheureux peuple de la Nouvelle-Zélande pliait sous l’étreinte des envahisseurs.

Vers 1837, des baleiniers français commencèrent à se répandre dans la mer du Sud ; notre gouvernement jugea d’une bonne politique de les encourager et de les protéger. La corvette l’Héroïne sous le commandement du capitaine Cécille, partie avec la mission spéciale de servir les intérêts de l’industrie et du commerce, entrait dans la baie des Iles le 24 avril 1838. Des circonstances nous obligent à la suivre dans une partie de sa croisière.

Tandis que le capitaine Cécille veillait dans les eaux de la Nouvelle-Zélande sur les bâtimens français employés à la pêche de la baleine, il dut se rendre à l’ile Chatham, d’après l’avis donné par un maître baleinier américain que le navire le Jean-Bart avait été saisi et détruit par les naturels, l’équipage massacré. Le commandant de l’Héroïne, croyant de son devoir de tirer vengeance sur les insulaires de la mort de ses compatriotes, conservait l’espérance de porter secours à des hommes échappés au massacre. Il parut bientôt dans la baie occidentale de l’île, où il ne tarda point à se convaincre de l’exactitude du récit; on voyait encore les restes du vaisseau incendié. Le capitaine Cécille, ayant appris à la baie des Iles que les pahs de Chatham sont hors de portée du canon des bâtimens au mouillage, mit à terre une force respectable. La troupe ne rencontra nulle résistance ; tous les pahs étaient abandonnés. On aperçut à peine quelques Néo-Zélandais fuyant dans les bois et l’on ne jugea point prudent de les suivre. Un des canots du Jean-Bart fut retrouvé; on brûla toutes les fortifications et toutes les pirogues qu’on put découvrir afin de priver les insulaires de moyens d’attaquer d’autres navires. Le commandant de l’Héroïne, ayant réussi à s’emparer d’un des principaux chefs de l’île, Eitouna, et de deux des gens de sa tribu, les retint à son bord comme prisonniers. Eitouna fournit les seuls renseignemens qu’on parvint à recueillir.

Le Jean-Bart, arrivant à l’île Chatham au commencement du mois de mai, se trouvait tout de suite accosté par plusieurs pirogues appartenant à deux tribus de la Nouvelle-Zélande. Vers deux heures de l’après-midi, il jeta l’ancre dans la petite baie de Waïtangui. Le capitaine, s’effrayant de voir tant d’indigènes à son bord, pria les chefs de retourner au rivage. Eitouna, donnant à ses gens l’ordre de partir, quelques-uns obéirent, plusieurs demeurèrent pour trafiquer; tout le monde de Eimaré, l’autre chef, voulut rester. Eitouna, entouré d’un groupe de sa tribu, se tenait dans la cabine du capitaine; tout à coup il entendit un grand tumulte sur le pont. Les insulaires essayaient de sortir, un Néo-Zélandais, blessé, tomba au milieu d’eux, ils rentrèrent se cacher dans la cabine, où ils furent pourchassés et frappés, plusieurs mortellement; à leur tour, les Néo-Zélandais, s’emparant de fusils, tuèrent deux matelots. Bientôt tout devint silencieux. Eitouna supposait que le maître et l’équipage, alarmés en voyant les insulaires en possession d’armes à feu, avaient barricadé toutes les issues afin d’avoir le temps de préparer les canots et de s’enfuir, car lorsque avec ses gens il put remonter sur le pont, il n’y avait plus personne. Il déclara que, du côté des Néo-Zélandais, il y eut, outre vingt blessés, vingt-huit hommes et une femme tués. D’après son récit, l’attaque aurait été provoquée par le peuple de Eimaré, cherchant à prendre des objets que les matelots s’obstinaient à défendre. Eitouna ne cessait d’affirmer que, si les insulaires n’étaient point parvenus à saisir des armes à feu, les Français les eussent tous mis à mort. Le capitaine Cécille, s’étant persuadé que les agresseurs avaient été le chef Eimaré et les gens de sa tribu, mit en liberté le chef Eitouna et ses compagnons. Il se rendit à l’Ile Pitt dans l’idée que peut-être les survivans de l’équipage à Jean-Bart étaient allés y chercher refuge ; toutes les recherches demeurèrent inutiles. Le commandant de l’Héroïne sut mettre à profit son expédition ; il rapporta le plan des îles Chatham, alors presque inconnues des marins de la Grande-Bretagne, qui ne les avaient pas visitées depuis la découverte par le lieutenant Broughton[23].


IV.

Il est des époques où les mêmes pensées, les mêmes préoccupations agitent l’esprit d’hommes qui vivent dans des milieux opposés, où des résultats longtemps cherchés arrivent de divers points à la même heure. Ainsi verrons-nous naître à pareil moment, en France, en Angleterre, en Amérique, le désir d’une exploration des régions antarctiques, d’une recherche des terres plus ou moins défendues par les glaces. — C’était à la vérité la seule partie du monde où l’on pouvait encore prétendre à la découverte de continens ou de grandes îles. Les explorateurs devaient porter l’investigation sur une infinité de points de l’hémisphère austral et gagner à la science, à la géographie, à l’histoire des peuples un grand ensemble de notions nouvelles.

En France, deux corvettes, l’Astrolabe et la Zélée, sont affectées à l’entreprise, sous les ordres de Dumont d’Urville ; — son ancien compagnon, le capitaine Jacquinot, ayant le commandement spécial de la Zélée. En Angleterre, les navires Erebus et Terror sont confiés à sir James Clark Ross. Aux États-Unis, c’est la première expédition scientifique qu’on prépare ; les pouvoirs publics n’apporteront aucune parcimonie dans les moyens capables d’assurer le succès. Une véritable flottille, comprenant un brick, deux sloops de guerre et trois bâtimens légers, est mise sous le commandement d’un habile marin, Charles Wilkes, et la flottille porte un monde de savans ; plusieurs d’entre eux devenus célèbres, MM. J. Dana, Pickering, Haie. L’expédition américaine mit à la voile le 20 mars 1838 ; elle sera près des îles situées au sud de la Nouvelle-Zélande avant les vaisseaux de Dumont d’Urville et de James Ross, qui ne tarderont guère à s’y montrer.

L’escadrille de Charles Wilkes, s’acheminant vers le cercle antarctique, passa dans la brume près l’île Macquarie[24]. Un des navires approcha de cette île, qui appelle l’intérêt, comme on en jugera par la suite ; un jeune officier fut expédié dans un canot pour la visiter. La côte est défendue par une ligne de récifs, et, dans une ouverture, le ressac était si haut et si violent qu’il fallait à l’officier, M. Eld, et au quartier-maître qui l’accompagnait, des efforts répétés pour parvenir à s’élancer sur le rivage. Ce qui frappe, étonne, stupéfie l’explorateur, c’est l’immense population d’oiseaux qui habite les rochers. « J’avais beaucoup entendu parler, s’écrie M. Eld, de la quantité d’oiseaux répandus sur les terres inhabitées, je n’étais cependant point préparé à en voir de telles myriades. Tous les flancs des collines en étaient littéralement couverts. » Le marin, ayant escaladé une cime qui semblait conduire au principal repaire des bêtes emplumées, son étonnement s’accroissait à chaque pas. C’était un babillage ininterrompu, un ramage assourdissant, de furieux croassemens, un mélange de cris aigus et perçans ; en un mot, un vacarme effroyable comme personne ne saurait l’imaginer. Il était impossible de s’entendre parler; dans les groupes de ces oiseaux, chacun paraissait exciter les autres à faire le plus de bruit possible. La présence du visiteur les importunait, et bientôt ils s’ameutèrent contre lui. On s’empara de quelques manchots[25], et l’on vit des perruches vertes ornées de taches pourpres sur la tête. L’île Macquarie, haute, très accidentée, est couverte de végétation; mais, sur le littoral, le jeune officier de l’expédition américaine n’a observé qu’une grande herbe en masses touffues, et il croit que, sur le plus haut pic, il n’existe point d’arbres, pas même de buissons.

Au retour de la campagne à travers les glaces, la flottille du capitaine Wilkes apercevait, le 5 mars 1840, les îles Auckland, îles sauvages, sombres, pittoresques, et deux jours plus tard elle mouillait à la baie de Sarah’s-Bosom. La terre principale, ressort des baleiniers dans les mois d’avril et de mai, fut explorée par un jeune chirurgien, le docteur Holmes ; il trouva la partie occidentale vraiment impénétrable, tant les buissons et les jeunes arbres étaient enchevêtrés les uns dans les autres. Près de l’aiguade, une case commode demeurait debout; à peu de distance, il y en avait une autre en ruines et à côté la tombe d’un marin français, surmontée d’une croix en bois où se lisait le nom du mort. Les vestiges de l’existence accidentelle ou du trépas de quelques hommes, sur une île déserte, font toujours impression chez ceux qui passent. On remarquait en un endroit de la baie un jardin à l’abandon, qui, néanmoins, excitait l’intérêt; nos plantes potagères se montraient sous une belle apparence; on pouvait croire qu’elles se répandraient sur une portion de l’île. Au moment où appareillaient les vaisseaux du capitaine Wilkes, arriva un baleinier portugais commandé par un Anglais. Aux derniers jours du mois de mars, la flottille américaine était réunie à la baie des Iles, au mouillage de la Kawa-Kawa, en face la maison du consul des États-Unis.

Les beautés de la nature ne touchent que les esprits accoutumés à l’observation ou les esprits doués par une faveur originelle d’un sens supérieur. Par les descriptions d’anciens voyageurs, on a pu rêver du charme particulier, étrange, gracieux de la haie des Iles. Par les récits d’autres visiteurs, demeurés assez indifférens, on craint ensuite d’avoir cédé à un sentiment d’admiration trop vive. Pourtant voici le capitaine Wilkes, qui a parcouru le monde, — il dépeint la fameuse baie comme une merveille et juge un bonheur l’occasion de la contempler. « Elle ne répond pas néanmoins, dit le marin, à l’idée que je m’en étais formée ; avec exactitude on l’appellerait la baie des Passages[26] ; » on en concevra les grands traits si l’on se figure une main ouverte avec les doigts écartés. Le rivage est dentelé par des criques ou des bras de mer qui s’avancent entre les collines; les langues de terre sont en général si étroites qu’on a toujours besoin d’un bateau pour aller à quelque distance. A regarder le pays d’alentour, la séduction est moindre ; c’est un amas de collines sans vallées. Le terrain de niveau est si limité qu’il faut entailler les flancs des monticules et façonner des terrasses pour construire des habitations. L’ensemble des collines et des grandes nappes d’eau est encore d’un effet passablement pittoresque. Les membres de l’expédition, pour la plupart, étaient frappés de la ressemblance de la contrée avec la Terre de Feu. Les savans entreprirent des excursions à travers le pays et parvinrent à recueillir de nombreux renseignemens sur le caractère volcanique de la Nouvelle-Zélande.

Des membres de l’expédition américaine étaient arrivés en temps opportun pour être témoins de l’acte qui devait être compté parmi les événemens les plus graves de l’histoire de la Nouvelle-Zélande. Ils avaient vu débarquer à la baie des Iles, le 29 janvier 1840, accompagné d’une force militaire, le capitaine de vaisseau William Hobson, porteur d’un traité que l’on allait justement appeler l’acte de prise de possession de la Nouvelle-Zélande par le gouvernement de la Grande-Bretagne. L’arrivée de M. Hobson en qualité de gouverneur, rapportent les officiers américains, sembla prendre par surprise les habitans européens et indigènes. Comme le traité n’obligeait à rien moins qu’à l’abandon des terres et de toute autorité en faveur de la reine Victoria, on vit d’un côté se produire les plus énergiques protestations, de l’autre recourir à des efforts inouïs pour endoctriner la population. Rien n’ayant été obtenu dans une première assemblée, on convoqua de nouveau les habitans de toute origine. Du tabac et des pipes étaient offerts aux insulaires pour les mettre en belle humeur; on s’efforçait de persuader les Européens qu’ils tireraient grand avantage du traité. Les aborigènes, ou, comme il convient maintenant de les appeler, les Maoris, n’imaginaient point aliéner leurs droits sur le sol et pensaient au contraire qu’ils étaient garantis. Qu’importe si le capitaine Hobson rencontra jusqu’à la fin la plus sérieuse opposition, il avait arraché des signatures, et le gouvernement britannique ne pouvait manquer de tenir comme parfaitement valable l’acte que l’on désigne, d’après l’endroit où il fut signé, sous le nom de traité de Waïtangi.

Le capitaine Wilkes voulut plusieurs fois entretenir Pomaré, le chef de Kororarika, afin de connaître ses impressions relativement au traité. Le malheureux s’imaginait n’avoir rien perdu de son autorité; dans la conversation, il en revenait tout de suite à parler de la belle figure qu’il ferait avec l’uniforme écarlate à grosses épaulettes que la reine Victoria se proposait de lui envoyer. Sur de tels esprits les promesses sont d’un effet irrésistible. A l’heure présente, continue le narrateur, ceux qui n’ont pas bénéficié du changement apprécient la grandeur du désastre pour les indigènes ayant souscrit l’arrêt qui les rend la proie de bandes d’aventuriers affluant de toute part, les uns engagés dans les offices publics, les autres simples spéculateurs. Il vient d’arriver de Sidney un bâtiment chargé de nouveaux fonctionnaires, magistrats ou employés d’ordre inférieur. A la vérité, l’introduction de la police à Kororarika a rendu service en débarrassant la cité des vagabonds qui l’encombraient. L’officier de la marine des États-Unis estime que l’entreprise du gouvernement britannique a été déterminée par les agioteurs et surtout par l’envie de soustraire la Nouvelle-Zélande à toute atteinte de la part des Français. Il constate le coup porté au commerce de son pays par les droits considérables qu’il faudra désormais acquitter. Les Américains ne pouvant plus posséder aucune partie du sol, les établissemens de pêche devront être abandonnés ; il est interdit aux baleiniers de pénétrer dans les ports ou de pêcher sur les côtes de la Nouvelle-Zélande par suite des charges qu’on impose. Le capitaine Wilkes déclare que l’évêque catholique établi depuis peu sur cette terre réussit à faire de nombreuses conversions, mais il soupçonne que les présens distribués avec une extrême libéralité viennent beaucoup en aide à la prédication. Les naturalistes ont fait une excursion à Wangarara, situé à 30 milles au sud du cap Brett, et la différence entre la population indigène de cette contrée et celle de la baie des Iles les a frappés. Les naturels de Wangarara, n’ayant eu que peu de relations avec les Européens, ne sont pas avilis comme ceux de Kororarika et des environs. Ils semblaient vivre heureux et paisibles; on remarquait certaines femmes de physionomie fort agréable. Le commandant delà flottille américaine part sans emporter bon souvenir des Anglais.

Dans sa dernière expédition avec l’Astrolabe et la Zélée, Dumont d’Urville, particulièrement préoccupé de l’étude des régions polaires australes, ne devait point accorder une très longue attention à la Nouvelle-Zélande; mais il sera curieux encore d’écouter le narrateur en présence du peuple qu’il a visité plus d’une douzaine d’années auparavant. Un si court intervalle de temps est marqué par des circonstances extraordinaires; des colonies se sont fondées, le gouvernement britannique s’est déclaré maître du sol, les Maoris, ou dispersés ou refoulés dans l’intérieur du pays, ont perdu l’indépendance. Ceux qui demeurent près des envahisseurs présentent tous les signes de l’asservissement et de l’avilissement[27].

Après la découverte de la terre Adélie, quelques jours de repos avant été pris sur la rade d’Hobart-Town, l’expédition apparaissait dans les eaux des îles Auckland, le 7 mars 1840. Les corvettes rangent la côte occidentale de la grande île où se dresse une assez haute falaise ; il y a des monticules plus ou moins éloignés ; de petits ruisseaux qui, tombant à la mer en cascades, rompent la monotonie des falaises. Sur la bande occidentale exposée aux vents d’ouest, il n’existe point d’arbres et les herbes ne manifestent de vigueur qu’au bord des ruisseaux. La côte méridionale offre un luxe de végétation inconnu sur l’autre rive. Le calme régnait, les nuées d’albatros étaient en fête ; la pluie venant à tomber, la brume enveloppa les terres. Le lendemain, on distingua, déjà loin, un grand navire sortant de la baie; un coup de canon retentit comme l’annonce de son départ. On ne tarda pas à savoir que c’était le Porpoise, de la marine américaine, qu’on avait rencontré au-delà du cercle antarctique. Le 11 mars, vers midi, l’Astrolabe et la Zélée passent entre l’île Enderby, dont l’aspect parait triste, et un vaste récif dominé par l’île Green, où la mer brise avec violence, puis s’engagent dans un large canal qui conduit à la baie Sarah’s Bosom, un des plus beaux ports du monde. Tout près du mouillage, la grève est de sable, il y a un ruisseau et la maisonnette qu’on a déjà signalée. L’humble construction élevée par des pêcheurs est vide, elle servira aux explorateurs pour des observations de physique. Sur un petit promontoire où gisaient des arbres coupés, flottait un pavillon rouge indiquant la sépulture de quelques marins. Un capitaine avait imaginé de lancer des harpons avec des armes à feu ; l’invention n’ayant pas réussi, le malheureux s’était suicidé en ce lieu désert. Le baleinier portugais se trouvait toujours dans le port ; ses opérations n’avaient pas été fructueuses, en ces parages les baleines n’étaient plus très abondantes. A l’endroit où descendent le commandant et les officiers, près de l’embouchure d’une rivière, le terrain est marécageux, presque inabordable. A peu de distance, on atteint la forêt où les arbres, assez espacés, sont tortueux la plupart, avec les troncs couverts de lichens. Au doux chant des philédons[28] se mêlaient les cris perçans de charmantes petites perruches. Partout, on rencontre la tourbe d’une grande épaisseur qui tremble sous les pas. La masse de l’île est formée de roches basaltiques ou de tuf volcanique rougeâtre. De petits cours d’eau rampent dans tous les sens à la surface du sol, s’infiltrent dans la couche de tourbe et maintiennent une extrême humidité.

Durmont d’Urville entreprit une longue course et ne se trouva nullement dédommagé de la peine par les aspects de la contrée. Des officiers prirent place dans les embarcations du navire portugais afin d’assister à la chasse des baleines et des phoques. Un jour le lieutenant Coupvent partit avec le capitaine baleinier pour visiter une grande baie située à une quinzaine de milles du mouillage de l’Astrolabe et de la Zélée. Là, des phoques montraient la tête au-dessus de l’eau ; on se retira au fond d’une jolie crique, près d’une plage de sable que sillonne un petit ruisseau. L’endroit était renommé dans le monde des baleiniers ; les phoques venaient pendant le jour se reposer au milieu des grandes herbes ou dans les petits bois qui bordent la côte. De nombreux foyers attestaient de la part des marins une fréquentation habituelle de ce domaine des amphibies. Autour de la baie, on trouva le rivage couvert d’arbres et de gros blocs de basalte brisés, renversés les uns sur les autres, offrant l’image d’un chaos; vers l’entrée, des roches de plus en plus escarpées, des buissons rabougris qui meurent à peine nés, dit l’explorateur, « indiquant le combat de la puissance végétative du sol contre l’air acerbe et salin de ces rivages. » En ces lieux sans attrait pour les hommes, les cormorans répandus par milliers semblent heureux ; établis sur les rochers les plus abrupts, ils bâtissent leurs nids dans les anfractuosités, regardant l’homme qui passe, sans craindre un danger.

Pendant la station des corvettes françaises aux îles Auckland, il y eut quelques éclaircies, des heures de beau temps; jamais une journée sans pluie; l’air était froid et humide, le sol détrempé. Les naturalistes en promenade, faisant des récoltes, avaient eu peu de plaisir; M. Dumoulin et les matelots employés à l’observatoire jugeaient fort désagréable leur séjour à terre; tout le monde allait quitter ces parages sans le moindre regret. Une inscription ayant été placée bien en évidence, le 20 mars, dès six heures du matin, les corvettes étaient sous voiles.

Poussées par une belle brise, elles gagnèrent aisément la haute mer et, dans la soirée du 22, on distingua les sommets des îles Snares, connues depuis l’expédition de Vancouver. Le lendemain, on se trouvait près de ces îles, dont la végétation ne se manifeste aux navigateurs que par quelques teintes vertes. Déjà la vigie signalait les hautes terres de l’île Stewart. Durant trois jours, toute l’attention se porta sur la côte orientale de Te-Wahî-Pounamou, côte très variée où se voient tour à tour des mornes élevés, des plages de sable, des terres fertiles que dominent de belles collines et de grandes montagnes. Le 30 mars 1840, l’Astrolabe et la Zélée pénètrent dans le port d’Otago, où reposaient à l’ancre quatre baleiniers. Dès l’aube, la plupart des officiers sont à terre; ils ne sont pas séduits par l’aspect du pays. D’un côté, c’est la plaine de sable, vaste et triste, où se montrent quelques misérables huttes ; de l’autre, le terrain un peu accidenté avec une végétation assez pauvre ; il y a des cabanes sur les mornes escarpés que couronne le cap Saunders, au fond du port une maisonnette de pêcheurs européens. Les indigènes ne tardent pas à envahir les corvettes, et le commandant, qui connaît les Maoris de longue date, constate même en cette partie de la Nouvelle-Zélande l’épouvantable déchéance d’un peuple. Aussi bien qu’à la baie des lies, les anciens guerriers, fiers de leur indépendance, l’air digne sous le manteau de phormium, sont aujourd’hui des êtres, abrutis par les liqueurs fortes, des mendians couverts de haillons. Les femmes se sont entassées sur les ponts ; dans leur malpropreté, elles semblent hideuses. Autour d’Otago, les villages attestent l’absence de toute industrie, la misère, la dégradation humaine; au contact des pêcheurs de baleines et des chasseurs de phoques se sont avilies des peuplades entières. Dans le voisinage des pêcheries, des colons anglais commençaient à bâtir; on remarquait une douzaine d’habitations entourées de jardins. Deux de ces maisonnettes étaient de simples cabarets; — les propriétaires faisaient fortune.

L’expédition française, marchant le cap au nord, atteignit la péninsule de Banks, et l’Astrolabe, après avoir été fort en péril d’être brisée contre une falaise, entrait, le 8 avril, dans la baie d’Akaroa. Il y avait une douzaine de cases bien misérables, habitées surtout par des femmes et des Anglais; près du village se trouvait un pah abandonné. Ainsi, seules quelques femmes échevelées représentaient la tribu d’Akaroa autrefois puissante. De la bouche des colons, on apprit que la baie s’était vue envahie par une tribu du port Dusky, qui avait massacré tous les habitans incapables de fuir. Après le départ des envahisseurs, les gens d’Akaroa s’étaient rassemblés pour s’unir aux guerriers d’Otago et aller chercher vengeance dans la tribu ennemie. Dumont d’Urville voit dans les environs d’Akaroa un pays d’aspect agréable, mais l’étendue de la terre propre aux cultures est si restreinte qu’il juge malheureuse la pensée d’y fonder une colonie. Comme on assurait qu’une expédition partie des ports de France devait venir débarquer à la péninsule de Banks, le marin s’élève contre l’idée de transporter des Français dans des pays aussi éloignés que la Nouvelle-Zélande en face des établissemens prospères de la Grande-Bretagne.

Le 29 avril, les corvettes mouillaient à la baie des Iles. Tant de changemens déjà survenus, en cette région de la Nouvelle-Zélande, font qu’à chaque époque la description ne répond plus à la description qui l’a précédée. On est en 1840, et à la baie des Iles, si les montagnes environnantes couvertes de forêts épaisses, les grandes herbes jaunies, ne témoignaient d’une absence presque totale d’agriculture, sans illusion, on pourrait se croire dans un port d’Europe. Il y a des navires à l’ancre : bâtimens de guerre, bâtimens de pèche et de commerce, la rade est sillonnée par de nombreuses embarcations. Du pont des vaisseaux, on voit le village de Kororarika ; il est maintenant composé de cases couvertes en chaume qu’habitent des colons anglais ; — quelques misérables huttes d’indigènes éveillent encore le souvenir des anciens maîtres du sol. Sur tout le contour de la baie, éparses le long du rivage, se dressent des maisonnettes blanches; tout au fond, près d’une rivière, apparaissent les établissemens des missions protestantes. On évaluait alors les Européens établis sur la baie à plusieurs centaines, et au milieu de cette population, on ne parvenait point à se procurer les comestibles les plus ordinaires pour les tables du bord ; il fallait vivre des subsistances envoyées de Sidney.

Le commandant de l’expédition et le capitaine Jacquinot se rendirent au presbytère de la mission catholique, — une pauvre demeure. L’évêque était en tournée; son vicaire, l’abbé Petit, joyeux de recevoir des compatriotes, informa M. d’Urville des événemens qui avaient suivi la prise de possession de la Nouvelle-Zélande par le gouvernement britannique. A Kororarika, où se rencontraient des gens de toute origine, régnait une vive irritation motivée par les actes de l’autorité anglaise. Il y avait dans le village cinq ou six Français qui s’étaient donné la peine inutile de protester contre la prise de possession. Ils se disaient, plus que les autres Européens, exposés aux vexations des agens de M. Hobson ; — on doit les croire. La présence de nos missionnaires troublait aussi la quiétude des pasteurs méthodistes. En quittant la mission catholique, MM. d’Urville et Jacquinot vont parcourir Kororarika. Au centre de la plaine, triste et morne, existe encore le village des indigènes entouré de palissades comme au vieux temps. Autour se sont groupées sans ordre les habitations des Européens ; sur toute la longueur du rivage des maisons en bois ont été bâties, et chaque jour s’élèvent de nouvelles constructions. Il y a des tentes en grand nombre; les immigrans récemment arrivés campent jusqu’au moment où ils pourront avoir une demeure fixe. Dans le village des Maoris, la case du chef attirait l’attention par des ornemens d’un art très primitif; la pluie étant survenue, nos officiers allèrent y demander abri. Elle contenait une dizaine d’individus, hommes, femmes et enfans, tous couchés sur un lit de fougère, enveloppés d’une couverture et la pipe à la bouche ; par signes, par l’exhibition de chapelets ou de médailles, ils tenaient à prouver qu’ils étaient de bons catholiques.

Nos marins, qui ont vu les Néo-Zélandais il y a seulement une quinzaine d’années, éprouvent en les revoyant une profonde pitié. Ces insulaires, autrefois d’humeur guerrière, aujourd’hui tendent la main aux passans et, l’aumône reçue, courent la porter au cabaret le plus voisin. Près des Européens, les Maoris, dont les pères n’avaient jamais connu d’autre breuvage que l’eau claire, s’étaient pris d’un goût effréné pour les liqueurs fortes et le tabac. Abandonnant de plus en plus leur industrie, abîmés dans leur dégradation, ils paraissaient regarder avec indifférence les envahisseurs de leur patrie traçant des rues, élevant des constructions, bouleversant le sol dont ils avaient cessé d’être les maîtres. L’arrivée du capitaine Hobson et des agens du gouvernement britannique avait réveillé parmi les indigènes quelques idées d’indépendance. On parlait d’un mouvement assez sérieux qui s’était produit au sujet de l’arrestation d’un Néo-Zélandais, mais les soldats rouges avaient paru, l’attroupement s’était dissipé.

Un officier qu’envoyait le capitaine Hobson vint à bord de l’Astrolabe offrir ses services aux membres de l’expédition; le commandant d’Urville répondit qu’en l’absence d’instructions de son gouvernement, il ne pouvait en aucune façon reconnaître M. Hobson comme gouverneur de la Nouvelle-Zélande, mais que volontiers il lui ferait visite en sa qualité d’officier de la marine royale britannique. La réponse semblait attendue, le secrétaire affirma que son capitaine serait venu s’il n’avait été atteint d’une indisposition, qu’il serait flatté de recevoir la visite du commandant français. Les jours s’écoulèrent, et lorsque M. d’Urville se présenta chez le capitaine Hobson, celui-ci était en excursion.

Le dimanche 2 mai 1840, les états-majors des deux corvettes et deux détachemens des équipages en armes allèrent à terre pour assister à l’office divin. La chapelle était trop petite pour contenir la foule que devait attirer la solennité ; une tente avait été dressée par nos matelots et ornée de tous les pavillons de signaux des navires. Naturels convertis, étrangers catholiques, curieux de tout genre, accoururent. Les brillans uniformes des officiers de marine et les haillons sordides des malheureux sauvages présentaient un contraste capable de ravir les yeux d’un philosophe. En apercevant au milieu des indigènes déguenillés des Maoris d’autrefois, le capitaine d’Urville éprouva un véritable plaisir. Ces hommes, la plupart déjà vieillis, portaient seuls le vêtement national. Parmi ces insulaires drapés dans de vastes nattes de phormium, le commandant de l’expédition française reconnaissait « quelques-unes de ces nobles figures de guerriers dont le tatouage fin et serré attestait le rang et la dignité. »

Informé de la présence des corvettes françaises, le baron de Thierry s’empressa de venir se répandre en doléances près du chef de l’expédition. Il se plaignait avec une extrême véhémence des autorités anglaises, qui contestaient la valeur de ses titres de propriété sur un vaste territoire de la vallée de la Hokianga, acheté aux naturels. Jaloux de ses richesses, disait-il, les Anglais avaient ameuté contre lui les indigènes, et ceux-ci l’abreuvaient de dégoûts. A l’instigation des missionnaires évangéliques et du gouverneur Hobson, il s’était vu réclamer ses terres par les chefs qui les lui avaient vendues ; plusieurs fois, il avait couru des risques réels pour sa vie. M. d’Urville reprochait au baron de Thierry ses actes antérieurs, en particulier ses prétentions à la royauté de la Nouvelle-Zélande, mais il dut reconnaître ses titres à la possession du sol aussi légitimes que ceux des autres Européens.

Avant de dire son dernier adieu aux lointains rivages qu’il a visités pour la troisième fois, l’illustre marin tient à recueillir les impressions des habitans sur les quelques missionnaires catholiques établis dans le pays ; ils sont sept, disséminés en divers endroits. Tout le monde s’est accordé pour affirmer leur conduite parfaite, leur désintéressement et leur charité tout à fait exemplaires. Par leurs propres mérites, ces hommes ont gagné, non-seulement l’affection de leurs coreligionnaires, mais encore l’estime de ceux qui devaient être troublés par leurs succès. Nulle part, peut-être, déclare le capitaine d’Urville, « nos missionnaires n’ont produit plus de bien que sur les rivages de la Nouvelle-Zélande. En voyant des Européens de tous les cultes vivre paisibles et unis, les naturels acquièrent des idées de tolérance qui délivrent la rivalité religieuse de trop grands dangers. Comme partout, les missionnaires protestans ont songé à leurs intérêts, tout en cherchant à faire des prosélytes ; — ils possèdent des terres dont la valeur deviendra bien considérable, grâce à l’occupation anglaise. »


V.

Au mois de novembre 1838, la huitième réunion de l’Association britannique pour l’avancement de la science se tenait à Newcastle; les physiciens conçurent la pensée d’une vaste entreprise d’observations magnétiques sur divers points du globe, en particulier sous les hautes latitudes de l’hémisphère austral. Un mémoire à ce sujet ayant été adressé au ministre, le gouvernement de la Grande-Bretagne se hâta de préparer une expédition. Deux navires de la marine royale, bientôt armés, furent mis sous le commandement de James Clark Ross. On emmenait des médecins et, par suite d’un choix judicieux, ces médecins étaient en même temps de vrais naturalistes. Le voyage est demeuré célèbre par l’importance des résultats obtenus. A l’égard de la Nouvelle-Zélande et des îles qui en sont plus ou moins rapprochées, il a fourni des renseignemens du plus réel intérêt[29].

Le 5 octobre 1839, les vaisseaux Erebus et Terror, perdant de vue la pointe la plus avancée de la côte d’Angleterre, se dirigeaient sur Madère afin d’atteindre au plus vite l’Océan-Pacifique. Après une reconnaissance fort instructive de l’île Kerguelen et un séjour à la Tasmanie. l’expédition anglaise ayant fait voile du port d’Hobart-Town, à son tour s’arrêtait, à la fin du mois de novembre 1840, dans les eaux des îles Auckland. On verra donc la contrée en une autre saison que les derniers navigateurs français et américains. En ces parages, l’impression de fraîcheur est toujours un peu pénible; ce n’est plus le doux climat des côtes australiennes; à la basse température s’ajoute l’humidité persistante. Le pays néanmoins, par sou caractère, invite à l’étude le géologue ; le botaniste Joseph Hooker se prend d’enthousiasme en contemplant la végétation de ces îles placées sous uns très haute latitude pour l’hémisphère austral.

Les vaisseaux du capitaine Ross ayant jeté l’ancre sur la côte occidentale du port du Rendez-vous, deux panneaux peints, fixés sur de hautes perches, attirent aussitôt l’attention. Tout l’état-major fort intrigué de savoir ce que les inscriptions peuvent apprendre, on se hâte d’envoyer à terre un jeune officier. L’un des panneaux portait en lettres noires, sur un fond blanc, cette annonce : « Les corvettes françaises l’Astrolabe et la Zélée, parties de Hobart-Town, le 25 février 1840, mouillées ici le 4 mars et reparties le 20 dudit mois pour la Nouvelle-Zélande. — Du 19 janvier an 1er lévrier 1840, découverte de la Terre-Adélie et détermination du pôle magnétique austral. » Le second panneau, tout noir, indiquait en lettres blanches l’arrivée du navire des États-Unis, le Porpose, le 7 mars 1840, et son départ pour la baie des Iles, le 10 du même mois.

L’Erebus et le Terror reposant en un lieu bien à l’abri des vents, on mit l’équipage à travailler pour l’installation d’un observatoire sur le terrain le plus convenable, la seule place dénudée d’arbres de la contrée, près d’un petit cours d’eau. En cet endroit solitaire, une cabane en ruine attestait le séjour d’un homme ; un déserteur de baleinier anglais, uni, paraît-il, à une femme néo-zélandaise, avait vécu dans cette calme retraite, indépendant, heureux peut-être et fier de sa compagne. Pour la première fois, un botaniste instruit examine dans son épanouissement la végétation des îles Auckland. A chaque pas, ce sont des espèces inconnues, plusieurs d’un intérêt extrême parce qu’elles représentent les formes antarctiques de types propres à la Nouvelle-Zélande. Comme il n’y a point de montagnes assez hautes pour porter des neiges éternelles et peu de roches, le sol tout entier disparaît sous la verdure. Près des rivages, c’est la forêt assez basse; plus loin, les buissons couvrant de grandes surfaces; sur les collines, les gazons. La forêt consiste en épais fourrés, où des arbres penchés el; tordus par la violence des ouragans fournissent un excellent abri aux fougères pareilles à des plumes d’un vert brillant et aux plantes basses que parent de jolies fleurs. Ce n’est plus le simple voyageur, mais le savant qui regarde, et il est saisi d’admiration à la vue de tant d’espèces végétales si nouvelles pour ses yeux.

Le docteur Mc Cormick, l’un des médecins de l’expédition, trace un petit tableau du monde animé sur les îles Auckland au temps de la relâche de l’Erebus et du Terror. Introduits il y a un certain nombre d’années, les porcs se sont multipliés à l’état sauvage et ne cessent de faire leurs délices des aralias et de quelques autres végétaux. A peine trouve-t-on sept ou huit oiseaux terrestres; un petit mélophage est le premier musicien de ces bois presque impénétrables. Plusieurs oiseaux aquatiques, canards, cormorans, manchots, goélands à dos noir ou à dos gris répandent beaucoup d’animation. En la saison toute printanière, au mois de novembre, les albatros en nombre énorme et ne rêvant que d’amours, au sein d’une paix qui n’a presque jamais été troublée, construisent les berceaux de leur postérité. Les pétrels, aux allures si vives, nichent dans des trous aux flancs des falaises. Il n’y aurait que plaisir à contempler les scènes variées de la vie des oiseaux si, pendant la chaleur du jour, les mouches des sables n’eussent causé des tourmens par des poursuites incessantes et des piqûres très douloureuses. Dans la bonne pensée d’accroître les ressources alimentaires du sol, le capitaine Ross laissa près des taillis des chèvres, des brebis, des lapins; sur le terrain découvert, on sema des graines de plantes potagères. Il y eut la part du sial; des officiers, gémissant de ne trouver nulle part un chemin praticable, mirent le feu à des herbes sèches; l’incendie gagna les bois et s’étendit sur un vaste espace. Pendant la nuit, à regarder du pont des navires, l’effet était merveilleux; les conséquences n’en demeuraient pas moins regrettables. Les sondages dans le port du Rendez-vous étant terminés, les observations magnétiques accomplies, on leva l’ancre; c’était le 12 décembre.

Dès le lendemain, avant huit heures du matin, on aperçut l’île Campbell à la distance de 4 ou 5 lieues. Deux heures et demie plus tard, malgré les rudes coups de vent qui se succédaient, on atteignit l’entrée du port. Le capitaine du brick la Persévérance, Frédérick Hazelburgh, aj’ant le premier, en 1810, reconnu Campbell, avait appris que l’île a environ 30 milles de circonférence, qu’elle est montagneuse, qu’elle possède plusieurs havres sûrs, principalement à la côte orientale. L’Erebus et le Terror mouillèrent dans le plus méridional, le port Persévérance. Là, furent recueillies des informations nouvelles d’un caractère scientifique sur une terre qui, par sa situation avancée vers le sud, appelle l’étude.

Campbell a des rives abruptes, bordées d’une ceinture d’herbes marines. Les collines, — la plus haute située dans le nord n’arrive pas à 500 mètres, — moins boisées qu’aux Auckland, ont un aspect triste, les arbres n’existent que dans les endroits abrités. Sur cette terre d’une étendue si restreinte, J. Hooker trouve les plantes aussi nombreuses en espèces que sur les îles Auckland et il explique le phénomène par une plus grande variété du sol, par la présence de profonds ravins. Les côtes sont ferrugineuses, les montagnes n’offrent vers les sommets que roches nues, mais autour des baies, des champs de fleurs où certaines composées étalent des fleurs d’or en telle abondance qu’une teinte jaune est sensible à plus d’un mille du rivage[30]. Sur cette île Campbell, absolument déserte, on vit sur les bords d’une crique les débris de quelques cabanes ainsi que les sépultures de plusieurs marins et d’une femme française qui s’était noyée par accident. L’Erebus et le Terror ayant fait provision d’eau et de bois, le commandant donna ses derniers ordres pour le départ. S’éloignant de Campbell dans la matinée du 17 décembre 1840, les navires britanniques gagnaient les hautes latitudes. James Ross ayant réussi à pénétrer à travers les glaces, plus loin, au-delà du cercle antarctique, que n’avaient pu le faire tous les précédens navigateurs, eut la fortune de rencontrer la terre Victoria. Après cette rude campagne, l’Erebus et le Terror reparurent à la Tasmanie; — un peu plus tard, ils arrivaient dans les eaux de la Nouvelle-Zélande. ayant passé en vue des îles des Trois-Rois, puis du cap Maria Van Diemen et du cap Nord, ils se trouvaient au soir du 17 août 1841 à l’entrée de la baie des Iles. Le jour suivant, ils étaient au mouillage bien connu à l’embouchure de la rivière Kawa-Kawa.

Le gouverneur, M. Fitzgerald, résidait alors à Kororarika, dans une maison de bois apportée d’Angleterre, n’attendant que le moment favorable pour se rendre à Auckland devenu le siège du gouvernement. Pour dresser un observatoire, on avisa sur la rive gauche du fleuve un terrain propice qui dépendait de la mission de Pahia. Le révérend Williams, ancien lieutenant de la marine royale, eut ainsi l’occasion de servir la science. C’était tout près de l’endroit où Marion et les gens de sa suite avaient été dévorés. Avec régularité, se poursuivirent les observations sur le magnétisme, avec ardeur les recherches des naturalistes. Par malheur, il était recommandé de ne pas trop s’éloigner ; les Maoris, fort désappointés des effets du traité de Waïtangi, laissaient percer leur colère. Néanmoins, comme il était urgent de se procurer du bois, il fallut pour aller à la forêt remonter la rivière sur un long parcours. On n’obtenait plus de beaux arbres pour quelques clous ; le chef du district exigea deux mousquets et un uniforme d’officier de vaisseau, qu’il s’empressa de revêtir au grand amusement des matelots anglais. À bord des navires, on reçut la visite du chef Pomaré et de deux autres personnages d’une certaine importance. Ils demandaient des armes, de la poudre, ainsi que du rhum. Pomaré semblait être sous l’influence de copieuses libations et sa femme favorite laissait bien deviner qu’elle en avait pris sa part. On n’était plus au temps de Cook ; la sobriété des Néo-Zélandais restait dans les lieux fréquentés des Européens un simple souvenir d’une époque lointaine.

Pomaré se plaignait alors en termes énergiques du traité de Waïtangi ; il avait engagé ses compatriotes à l’accueillir, sans jamais comprendre qu’il abandonnait le pouvoir de disposer des terres à son gré. Différens chefs, qui plusieurs années auparavant avaient vendu des parties du sol pour quelques misérables objets, voyant leur valeur croissante, concevaient les plus amers regrets. La douane avait été installée afin d’empêcher les baleiniers de venir trafiquer à la baie des Iles. Un tel bienfait de la civilisation n’était pas du goût des habitans. Les chefs s’effrayaient de la rapidité de l’invasion européenne. Au fond, les Maoris ne rêvaient qu’un prétexte pour expulser les étrangers. Des chefs avaient provoqué de grandes réunions sous l’apparence de fêtes, avaient harangué leurs compatriotes pour faire ressortir le danger de vendre les terres. À Auckland, on vit des indigènes suivre les enchères et racheter des terrains qu’ils avaient cédés à une époque antérieure. Aucun acte de violence ne s’était produit encore, mais il régnait un souffle de haine et de colère.

Pendant le séjour à la baie des Iles, on s’occupa très activement d’observations météorologiques. Rien n’invitait aux excursions ; les sentiers à travers bois et marais étaient presque impraticables en l’absence de guides, et personne à ce moment ne jugeait prudent à des Européens de se fier aux insulaires. M. James Ross, invité par le révérend Taylor, à visiter l’établissement agricole de Waimata, se mit en chemin le 1er  novembre en compagnie du capitaine Crozier, commandant du Terror, et de deux autres officiers. Dans la rivière Keri-Keri, on eut beaucoup à lutter contre le vent, mais par le secours de la marée montante, on aborda heureusement près de la station des missionnaires. Là, dans un endroit où les arbres fruitiers forment des ombrages, se dresse une solide construction en pierres. Le maître d’école, M. Kemp, s’empressa d’engager les marins à voir les chutes. C’est un petit trajet à parcourir, et la première impression est bien saisissante en présence du rapide torrent que l’œil suit dans ses ondulations à travers la plaine tombant tout à coup d’une grande hauteur dans une vasque énorme. Si par un sentier on descend jusqu’au bord du bassin, la chute contemplée d’en bas apparaît dans toute sa magnificence.

De Keri-Keri, on s’achemine vers le lac Mapere et Waimata. Les matelots suivaient, parlant bateau et instrumens de pêche. C’était une petite caravane, d’aspect sans doute un peu grotesque, que les naturels regardaient avec surprise. Il y avait une véritable route seule encore à la Nouvelle-Zélande ; elle avait été construite par les missionnaires pour relier leurs deux principaux établissemens. On monte et bientôt on se trouve sur un plateau. Autrefois, c’était une immense forêt de superbes conifères ; aujourd’hui, c’est l’espace nu, stérile, désolé ; pour rendre la circulation plus facile, le feu a fait son œuvre. La population indigène est paisible, et les officiers anglais ne soupçonnent guère dans les hommes qu’on croirait fort éloignés de toute préoccupation malveillante les combattans que Heki opposera plus tard aux forces britanniques dans son pah jusqu’alors jugé imprenable[31]. On aperçut Waimata de la distance de 4 milles à l’instant même où l’on atteignait la plaine que sillonne la rivière. A peine a-t-on passé l’eau sur un pont de bois qu’un édifice bizarre s’offre à la vue. C’est un ensemble de terrasses ou de pates-formes superposées ayant plus de 30 mètres de hauteur. On avait élevé cette étrange construction pour une fête que donnait le fameux Heki appelant les Maoris de tous les points de l’île, afin de les dissuader de vendre des terres aux étrangers.

Une fois la rivière franchie, on est frappé du changement dans la nature des terrains. A l’argile stérile succèdent les matières volcaniques en décomposition. Dès qu’on gravit la colline de l’autre côté de la plaine, le sol se montre fertile et, quand on atteint le sommet, apparaissent tout à coup le village, l’église, les maisons des missionnaires bâties dans le style anglais, des fermes, des champs bien cultivés. On imagine si le révérend Taylor et sa femme furent joyeux de recevoir les commandans de l’Erebus et du Terror. Le programme des excursions et des études ne tarda point à être arrêté : se livrer à la pêche du lac et opérer des sondages en divers endroits, faire l’ascension de la plus haute montagne des environs, le Puki-Nui, et en déterminer l’élévation, explorer le grand cratère et visiter les sources d’eau chaude. Au matin, on partit pour le lac Mapere ; une pluie violente vint à tomber, et ce fut bonheur de trouver abri dans une petite chapelle en bois que les Maoris devenus chrétiens avaient bâtie au milieu d’un village. On voyait éparses quelques habitations et des jardins élégans remplis de pêchers et de groseilliers du cap de Bonne-Espérance. Après avoir traversé un marécage, on arriva au bord du lac. On fit la pêche; elle rapporta tout juste des mulettes et quelques chétifs poissons. La petite caravane gagna le Puki-Nui, la grande montagne de la contrée ; le pic dépassant tous les autres sommets des environs, la vue porte au loin sur le pays et sur la mer des deux côtés de l’île. Le temps était clair; on distinguait les pointes qui forment l’entrée de l’estuaire de la Hokianga. M. Taylor pouvait indiquer à ses compagnons l’endroit où se trouvait l’établissement des missionnaires wesleyens. Le grand progrès de la culture chez les Maoris devenus chrétiens était manifeste, et le capitaine Ross constate l’influence heureuse de la prédication de l’évangile dans cette région qui fut le théâtre de maint combat sanglant et des atrocités de l’exécrable Hongi. En ce moment, les indigènes dispersés sur les points les plus fertiles bâtissent des hameaux et vivent dans le calme et le bien-être. Au lendemain, de bonne heure, on se mit en route pour une visite aux sources chaudes de Takuine. Traversant une contrée nue et montagneuse, on prit intérêt à des cimes volcaniques s’élevant au nombre de trois dans une dépression du plateau. Après trois heures de marche, on arrivait au premier lac ; la température de l’eau était à 23 degrés centigrades, tandis que le thermomètre marquait à l’air seulement 16 degrés. Dans un petit lac non loin du premier ou trouva 18 degrés et 19 dans les jets gazeux qui surgissent d’une manière incessante. Dans le sol d’argile où viennent sourdre les eaux sulfureuses, le commandant fit creuser des trous ; la chaleur y monta jusqu’à 79 degrés. Comme toujours en pareille occurrence, on se livra au plaisir de faire cuire des œufs sans avoir besoin d’allumer du feu. Le pays d’alentour est triste et d’aspect désolé ; à peine dans les ravins la teinte brune du sol est-elle interrompue par de rares bouquets de fougère. Le temps se montrant peu favorable aux excursions, le capitaine Ross et son monde retournèrent aux navires. Le 20 octobre 1841, la corvette française l’HéroÎne, maintenant commandée par le capitaine L’Évêque, était revenue à Kororarika après avoir essuyé la tempête près de la côte sud de la Nouvelle-Hollande; elle devait se fournir de provisions et se rendre au port d’Akaroa, où l’année précédente avaient été débarqués des colons. Le capitaine s’empressa de faire visite au capitaine J. Clark Ross, et le lendemain les commandans de l’Erebus et du Terror montèrent à bord du bâtiment français ; comme ils annonçaient l’intention d’aller aux îles Chatham, le capitaine L’Évêque leur remit un exemplaire du plan qu’avait levé le capitaine Cécille au cours de sa campagne.

Le 22 novembre, l’Erebus et le Terror s’apprêtaient à quitter la Nouvelle-Zélande, lorsqu’on reçut l’avis que, sur le territoire de Kororarika, une femme européenne, ses trois enfans et le domestique avaient été tués par des Maoris et le feu mis à la maison. Les habitans européens, en proie à la crainte, imploraient du secours. Le commandant expédia un détachement sous la conduite d’un officier, mais il résulta de l’enquête que le crime était un acte personnel. Le mari de cette dame avait acheté un terrain et, comme il vint à mourir, le vendeur s’imaginait avoir le droit de reprendre la propriété ; déçu dans son espérance, il avait eu recours à l’assassinat. Arrêté, conduit et jugé à Auckland, le coupable fut pendu avec toute la solennité imaginable. C’était le premier jugement, la première sentence, la première exécution par les autorités établies en ce pays. Les vaisseaux britanniques faisant voile pour l’ile Chatham, les vents contraires, les ouragans, les brouillards rendirent la navigation très périlleuse. Après s’être approchés des roches connues sous le nom de Récifs du Nord-Ouest, l’Erebus et le Terror s’enfoncèrent dans le sud pour des nouvelles recherches au milieu des glaces du cercle antarctique.

Charles Wilkes, James Ross, Dumont d’Urville ont passé; c’est fini maintenant des voyages aux terres inconnues; c’est fini des grandes navigations d’autrefois. Désormais, si une exploration scientifique est dirigée sur un point du globe, elle se poursuivra dans des conditions absolument différentes. Sur toute terre importante, on rencontrera l’élément européen. Ainsi lorsque, en 1858, la frégate autrichienne la Novara jettera des savans sur les îles que, moins d’un siècle auparavant, le capitaine Cook abordait pour la première fois, ils trouveront des villes, des bourgades, des hôtelleries européennes. Il ne reste plus qu’à examiner par quels actes, par quelles circonstances un peuple a été totalement subjugué, une grande colonie fondée.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voir la Revue du 1er mars 1878 et du 15 décembre 1879.
  2. Le commandement de la Lilloise avait été donné à J. de Blosseville pour une exploration des mers arctiques. Les circonstances de la perte du navire et de la mort de tous ceux qui le montaient sont demeurées ignorées.
  3. La baie des Iles est la baie d’Ipiripi ; la baie de Lauriston de Surville; Doubtless bay de Cook est la baie Oudou-Oudou.
  4. Les baies Milford, Chalky, Preservation, Marquarie, Snapper, Williams. (Jules de Blosseville, Mémoire géographique sur la Nouvelle-Zélande. Nouvelles Annales des voyages, t. XXIX; 1826.)
  5. La plante textile dont la filasse est comparable au lin.
  6. Kakakow, un des îlots qui abritent l’Easy Harbour.
  7. Voyage du capitaine Edwardson à la côte méridionale de Towaï-Pounamou, du 6 novembre 1822 au 28 mars 1823, rédigé par Jules de Blosseville d’après le journal du capitaine. (Nouvelles Annales des voyages, t. XXIX.)
  8. On sait que le capitaine Dumont d’Urville, nommé contre-amiral au retour de l’expédition au pôle Sud (8 novembre 1840), périt dans les flammes avec sa femme et son fils sur le chemin de fer de Versailles, le 8 mai 1842.
  9. Par 40° 58’22" de latitude australe, 170°38’25" de longitude orientale.
  10. Des espèces du genre Leptospermum.
  11. Sur la carte de l’Astrolabe, cet enfoncement de la côte a été inscrit sous le nom de Baie-Inutile.
  12. Houa-Houa des indigènes.
  13. D’Urville pense que c’est le Tegadou de Cook.
  14. Nai-Apou des indigènes.
  15. On n’a pas oublié que c’est ainsi que se nomment les villages fortifiés des Néo-Zélandais; Cook avait écrit heppah.
  16. L’île Pouhia-Wakadi des Néo-Zélandais.
  17. Sacrés.
  18. 15 décembre 1829.
  19. Voyage autour du monde exécuté sur la corvette la Favorite pendant les années 1830, 1831, 1832; Paris, 1835.
  20. Un jeune officier de l’état-major, M. Paris, avait achevé l’étude hydrographique de la rivière Kawa-Kawa.
  21. Narrative of the surveying of his Majesty’s ships Adventure and Beagle between the years 1828 and 1830. vol. II; London, 1839.
  22. Voyage autour du monde sur la frégate la Vénus pendant les années 1835-59 sous le commandement du capitaine Abel Du Petit-Thouars, t. III ; 1841.
  23. Ross, Voyage.
  24. Extrémité sud, latitude 54° 44′, longitude 159° 49′.
  25. Les oiseaux que les navigateurs appellent improprement des pingouins.
  26. Bay of Inlets.
  27. Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes l’Astrolabe et la Zélée, t. IX ; 1846.
  28. Genre de fauvettes.
  29. Voyage of discovery and research in the southern and antarctic regions during the years 1839-1843, by captain sir James Clark Ross, 2 vol. London, 1847.
  30. Des plantes du genre Chrysobactron.
  31. Situé à 4 ou 5 milles de Waimata.