Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 54-62).


CHAPITRE VII

Elle va de la Concepcion à Tucaman.


Je commençai à cheminer tout le long de la côte de la mer, endurant rudes fatigues et soif, car nulle part je ne trouvai d’eau. En route, je fis rencontre de deux autres soldats fugitifs, et tous trois nous suivîmes notre chemin, résolus à mourir avant que de nous laisser prendre. Nous avions nos chevaux, des armes blanches et à feu, et la haute providence de Dieu. Nous suivîmes le haut de la Cordillère, sans trouver durant ces trente lieues de montée, non plus qu’en trois cents autres que nous fîmes, une bouchée de pain. L’eau était rare. Rien que des herbes, de petits animaux et quelques racines pour nous sustenter. De loin en loin, un Indien qui fuyait. Il nous fallut tuer un de nos chevaux pour en faire sécher la viande ; il n’avait que les os et la peau. Ainsi cheminant, peu à peu, nous en fîmes autant des autres, restant à pied et sans nous pouvoir tenir. Nous entrâmes en une terre si froide que nous gelions. Nous rencontrâmes deux hommes adossés contre une roche. Tout réjouis, nous allâmes à eux, les saluant de loin et leur demandant ce qu’ils faisaient là. Ils ne répondirent pas. Nous approchâmes. Ils étaient morts, gelés, la bouche ouverte, comme s’ils riaient. Cela nous fit peur.

Nous passâmes outre et, la dernière nuit, en nous étendant sur la pierre dure, l’un de nous, n’en pouvant plus, trépassa. Nous n’étions plus que deux. Nous continuâmes. Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, mon compagnon, ne pouvant plus marcher, se laissa choir en pleurant et expira. Je lui trouvai dans la poche huit pesos et poursuivis mon chemin, à l’aventure, chargé de l’arquebuse et du morceau de viande sèche qui me restait. On voit mon affliction. J’étais lasse, sans chaussures, les pieds ensanglantés. Je m’appuyai contre un arbre, je pleurai (je pense que ce fut la première fois), et je dis le rosaire, me recommandant à la Très-Sainte Vierge et au glorieux Saint Joseph, son époux. Je me reposai un peu et, me relevant, me remis en marche. Il me sembla reconnaître à l’air plus tiède que j’étais sortie du royaume de Chili et entrée dans celui de Tucaman.

Je marchai encore. Le lendemain j’étais à terre, harassée de fatigue et de faim, lorsque je vis venir deux hommes à cheval. Je ne sus si je devais m’affliger ou me réjouir, ne sachant si c’étaient Indiens cannibales ou pacifiques. J’armai mon arquebuse sans pouvoir la lever. Ils approchèrent et me demandèrent où j’allais par là, si isolé. Je reconnus des chrétiens et vis le ciel ouvert. Je leur dis que j’étais égaré je ne savais où, rendu et mort de faim, et sans forces pour me lever. Ils eurent pitié, mirent pied à terre, me donnèrent à manger de ce qu’ils avaient, me montèrent sur un cheval et me menèrent à une ferme, à trois lieues de là, où, dirent-ils, était leur maîtresse. Nous y arrivâmes vers les cinq heures du soir.

La dame était une métisse fille d’Espagnol et d’Indienne, veuve, bonne femme, qui me voyant et apprenant mon désarroi et ma détresse, s’apitoya et m’accueillit bien. Toute compatissante, elle me fit aussitôt coucher dans un bon lit, me servit un bon souper et me laissa reposer et dormir, ce qui me restaura. Le lendemain matin, elle me fit bien déjeuner et, me voyant totalement dépourvu, me donna un bon habit de drap. Elle continua à me traiter de son mieux et à me régaler à merveille. Elle était bien à son aise et avait force bêtes et troupeaux. Et comme peu d’Espagnols viennent aborder là, elle eut, paraît-il, envie de moi pour sa fille.

Au bout de huit jours que j’étais là, la bonne femme me dit de rester pour gouverner sa maison. Je me montrai fort touché de la grâce qu’elle me faisait en mon désarroi et m’offris à la servir du mieux que je pourrais. Peu de jours après, elle me donna à entendre qu’elle verrait de bon œil mon mariage avec une fille qu’elle avait, laquelle était très noire et laide comme un diable, fort à l’encontre de mon goût qui a toujours été pour les beaux visages. Je lui témoignai une extrême joie d’un si grand bienfait si peu mérité, me mettant à ses pieds pour qu’elle disposât de moi ainsi que d’une chose à elle, recueillie comme épave. Je la servis donc le mieux que je pus. Elle me vêtit galamment et m’abandonna libéralement sa maison et son bien. Deux mois s’étant passés, nous allâmes à Tucaman afin d’effectuer le mariage. J’y demeurai deux autres mois, différant l’exécution, sous divers prétextes, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, je pris une mule et détalai. Et ils ne m’ont plus vu.

J’eus à Tucaman une autre aventure du même genre. Au cours de ces deux mois que j’y passai amusant mon Indienne, je fis par hasard amitié avec le secrétaire de l’Évêque, lequel me festoya et me mena souvent jouer chez lui. J’y fis connaissance de don Antonio de Cervantes, chanoine de cette église et proviseur dudit Évêque. Lui aussi, s’étant pris de goût pour moi, me pria plusieurs fois à diner et finalement s’ouvrit à moi, me disant qu’il avait à la maison une nièce, fillette de mon âge, des mieux douées et bien dotée, que je lui avais plu, et qu’il lui semblait bienséant de la fiancer avec moi. Je me montrai fort soumis à son bienveillant vouloir. Je vis la fille, elle me plut. Elle m’envoya un habit de beau velours, douze chemises, six paires de chausses de toile de Rouen, quelques cols de Hollande, une douzaine de mouchoirs et deux cents pesos dans un bassin, le tout en cadeau et par pure galanterie, sans préjudice de la dot. Je reçus le présent avec plaisir et haute estime et composai la réponse du mieux que je sus, en attendant de lui aller baiser la main et me mettre à ses pieds. Je celai ce que je pus à l’Indienne et, quant au reste, je lui donnai à entendre que ce gentilhomme, mû par son inclination pour moi, avait voulu fêter mon mariage avec sa fille qu’il estimait beaucoup. Les choses en étaient là, quand je doublai le cap et disparus. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de la négresse et de la nièce du Proviseur.