Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 38-53).


CHAPITRE VI

Arrivée à la Concepcion de Chili, elle y trouve son frère, passe à Paicabi, prend part à la bataille de Valdivia, gagne une enseigne, se retire au Nacimiento, va au Val de Puren, revient à la Concepcion et y tue deux hommes et son propre frère.


Nous arrivâmes au port de la Concepcion après vingt jours de route. C’est une cité passable ayant titre de Noble et Loyale. Elle a un Évêque. Nous fûmes bien accueillis, vu la faute de gens qu’il y avait au Chili. Le gouverneur Alonso de Ribera envoya un ordre de nous faire débarquer immédiatement, lequel fut apporté par son secrétaire, le capitaine Miguel de Erauso. En entendant son nom, je me réjouis et compris que c’était mon frère. Je ne l’avais jamais vu et ne le connaissais point, car il était parti pour les Indes alors que je n’avais que deux ans ; mais j’étais informée de lui, bien que j’ignorasse sa résidence. Il prit la liste de la troupe et passa, demandant à chacun son nom et son pays. Quand il fut à moi et qu’il ouït mon nom et ma patrie, lâchant la plume, il m’accola et se mit à me faire cent questions sur son père, sa mère, ses sœurs et sa petite sœur Catalina la nonne. J’y répondis comme je pus, sans me déceler et sans qu’il se doutât de rien. Il continua sa liste et, l’achevant, m’emmena dîner chez lui. Je me mis à table. Il me dit que le préside de Paicabi où j’étais destiné était triste logis à soldats et qu’il parlerait au Gouverneur pour me faire changer de garnison. Après dîner, il m’emmena chez le Gouverneur et, après lui avoir fait son rapport sur l’arrivée de la troupe, le pria en grâce de lui laisser prendre dans sa compagnie un des nouveaux venus, jouvenceau de sa terre, le seul qu’il eût vu depuis son départ du pays. Le Gouverneur me fit entrer et, en me voyant, je ne sais pourquoi, dit qu’il ne me pouvait laisser permuter. Mon frère piqué sortit. Un moment après, le Gouverneur le rappela et lui dit de faire à son gré.

Donc, les compagnies parties, je demeurai avec mon frère, comme son soldat, mangeant à sa table, quasi trois ans durant, sans qu’il se doutât de rien. Je l’accompagnai quelques fois chez une maîtresse qu’il avait, puis j’y retournai seul. Il le vint à savoir, entra en soupçon et me défendit d’y remettre les pieds. M’ayant guetté, il m’y surprit encore, m’attendit à la sortie, me tomba dessus à coups de ceinturon et me blessa à la main. Force me fut de me défendre. Au bruit, survint le capitaine Francisco de Aillon qui mit la paix. Mais je dus entrer à San Francisco, par peur du Gouverneur qui était roide. Il le fut en cette occasion. Mon frère eut beau intercéder, il m’exila à Paicabi et j’y restai trois ans.

Il me fallut donc aller à Paicabi et y tâter de la misère, trois ans durant, après avoir auparavant joyeusement vécu. Nous étions toujours les armes à la main, à cause de la grosse invasion d’Indiens qu’il y a là. Finalement le gouverneur Alonso de Sarabia arriva avec toutes les compagnies du Chili. Nous nous joignîmes à lui et nous logeâmes, au nombre de cinq mille hommes, non sans incommodité, dans les plaines de Valdivia, en rase campagne. Les Indiens prirent et ruinèrent ladite ville de Valdivia. Nous leur sortîmes à l’encontre et, dans trois ou quatre batailles, toujours les maltraitâmes et défîmes. Mais à la dernière affaire, du renfort leur étant venu, la chose tourna mal pour nous. Ils nous tuèrent beaucoup de monde, plusieurs Capitaines et mon Alferez dont ils prirent l’enseigne. La voyant enlever, nous nous lançâmes derrière, moi et deux autres cavaliers, au milieu de la presse, foulant, frappant et recevant force horions. Bientôt, un des trois tomba mort. Nous poursuivîmes, nous atteignîmes l’enseigne. Mon camarade fut renversé d’un revers de lance. Je reçus un mauvais coup à une jambe, et je tuai le cacique qui portait l’enseigne et la lui repris, poussant mon cheval, foulant, occisant et blessant à merveille, mais aussi lourdement blessé, traversé de trois flèches et d’un coup de lance à l’épaule gauche, que je sentais cruellement. Enfin, je parvins jusqu’à nos gens et me laissai choir de cheval. Quelques-uns accoururent et, parmi eux, mon frère que je n’avais pas revu. Ce me fut un réconfort. On me guérit, et nous demeurâmes logés là. Au bout de neuf mois, mon frère m’obtint du Gouverneur l’enseigne que j’avais gagnée et je devins Alferez de la compagnie de don Alonso Moreno. Peu de temps après, cette compagnie fut donnée à don Gonzalo Rodriguez, mon premier capitaine. J’en fus fort aise.

Je fus cinq ans Alferez. Je me trouvai à la bataille de Puren, où mourut mondit capitaine, et commandai la compagnie six mois environ, durant lesquels j’eus, non sans diverses blessures de flèches, plusieurs rencontres avec les ennemis. Dans l’une d’elles, j’eus affaire à un chef Indien, déjà chrétien, nommé don Francisco Quispiguancha, homme riche, qui nous avait fort inquiétés par diverses alarmes. Bataillant avec lui, je le désarçonnai, il se rendit à moi et je le fis sur-le-champ brancher à un arbre. Le Gouverneur qui désirait l’avoir vivant en fut très fâché et dit que, pour ce fait, il ne m’avait point donné la compagnie. Il la donna au capitaine Casadevante, me réformant et me la promettant pour la première occasion.

Les troupes se retirèrent, chaque compagnie à sa garnison, et je passai au Nacimiento, bon seulement de nom et, pour le demeurant, une vraie mort. On y avait, à toute heure, les armes à la main. Je n’y restai que peu de jours, car le Mestre de Camp don Alvaro Nuñez de Pineda y vint, d’ordre du Gouverneur, et en retira, ainsi que d’autres garnisons, jusques à huit cents hommes de cavalerie pour le Val de Puren. J’en fus, avec d’autres officiers et capitaines. Nous allâmes audit Val et y fîmes, six mois durant, force dommages, dégâts et incendies de récoltes. Après quoi, le gouverneur don Alonso de Ribera me donna licence de retourner à la Concepcion, et étant rentré avec mon grade dans la compagnie de don Francisco Navarrete, je m’y tins.

La fortune jouait avec moi à heur ou malheur. J’étais bien tranquille à la Concepcion, lorsqu’un jour, trouvant au corps de garde un autre Alferez de mes amis, j’entrai avec lui dans une maison de jeu du voisinage. Nous nous mîmes à jouer. La partie s’engagea au milieu d’une nombreuse assistance. Sur un coup douteux, il me dit que je mentais comme un cornard. Je tirai l’épée et la lui mis dans la poitrine. On se jeta sur moi, et il en entra tant au bruit que je ne me pus mouvoir. Un Adjudant, entre autres, me tenait particulièrement serré. L’Auditeur Général don Francisco de Perraga entra et m’empoigna, lui aussi, fortement. Il me secouait le pelisson, me faisant je ne sais quelles questions. Je répondais que par-devant le Gouverneur je ferais ma déclaration. Là-dessus, survint mon frère qui me dit en basque de tâcher de sauver la vie. L’Auditeur me prit par le collet du pourpoint. Je le sommai, la dague haute, de me lâcher. Il me secoua, je lui allongeai un coup à travers les joues. Il me tenait encore. Je le frappai derechef, il me lâcha, je tirai mon épée, la foule me chargea. Je reculai vers la porte, il y eut quelque embarras, je sortis et gagnai San Francisco qui est proche. Je sus que l’Alferez et l’Auditeur étaient restés morts sur la place. Le gouverneur don Alonso Garcia Remon accourut tout à la chaude et entoura l’église de soldats. Il la tint ainsi six mois. Il fit un ban promettant récompense à qui me livrerait, avec défense de me laisser embarquer en aucun port. Les garnisons et places fortes furent avisées et autres diligences faites. Enfin, le temps qui guérit tout tempéra cette rigueur et, les intercessions aidant, les gardes furent retirées, le sursaut s’accoisa, je fus chaque jour moins resserré, je trouvai des amis pour me visiter et l’on en vint à découvrir que la provocation, dès le principe, était extrême et le péril et la nécessité urgents.

Sur ces entrefaites, un jour, mon ami don Juan de Silva, Alferez en activité, me vint voir et me dit qu’il avait eu des mots avec don Francisco de Rojas, de l’habit de Saint-Jacques, qu’il l’avait défié pour cette nuit même, à onze heures, chacun menant un ami, et qu’il n’avait personne autre que moi qui lui pût servir de second. J’hésitai un peu, craignant quelque coup monté pour me prendre. Lui, qui s’en aperçut, me dit : — Si ça ne vous va pas, rien de fait : j’irai seul, car je ne fierai mon flanc à nul autre. — Y pensez-vous ? répondis-je, et j’acceptai.

Au coup de cloche de l’oracion, je sortis du couvent et allai à sa maison. Nous soupâmes et devisâmes jusqu’à dix heures. En les entendant sonner, nous prîmes les épées et les capes et gagnâmes vitement le lieu fixé. L’obscurité était si profonde qu’on ne se voyait pas les mains, ce que remarquant, je convins avec mon ami, pour nous reconnaître au besoin, de nous attacher chacun le mouchoir au bras.

Les deux autres survinrent, et l’un, que je reconnus à la voix pour don Francisco de Rojas, dit : — Don Juan de Silva ? — Je suis là, répondit don Juan. Ils mirent la main aux épées et se chargèrent. Moi et l’autre nous ne bougions. Ils ferraillèrent, et bientôt je sentis que mon ami avait tâté de la pointe. Je me rangeai incontinent à son côté et l’autre auprès de don Francisco. Nous tirâmes deux à deux. Peu après, don Francisco et don Juan tombèrent. Moi et mon adversaire, nous continuâmes à nous battre, et je lui entrai le fer, suivant qu’il parut, au-dessous du téton gauche, lui perçant, à ce que je sentis, un double collet de buffle. Il tomba. — Ah ! traître, cria-t-il, tu m’as tué ! Je crus reconnaître la voix de celui que je ne voyais pas et lui demandai qui il était. — Le capitaine Miguel de Erauso, dit-il. Je demeurai éperdu. Il criait : — Confession ! et les autres aussi. Je courus à San Francisco et dépêchai deux moines, qui les confessèrent tous. Les deux premiers expirèrent aussitôt. Mon frère fut porté chez le Gouverneur dont il était secrétaire de guerre. Médecin et chirurgien le vinrent panser et firent tout le possible. L’enquête fut ouverte. On lui demanda le nom du meurtrier. Il réclamait à toute force un peu de vin. Le docteur Robledo ne voulait pas, disant que cela lui ferait mal. Il insista. Le docteur refusa. Il dit alors : — Votre Grâce est avec moi plus cruelle que l’Alferez Diaz ! Un instant après, il expira.

Là-dessus, le Gouverneur cerna le couvent et s’y jeta avec sa garde. Les moines et leur Provincial Fray Francisco de Otalora, lequel vit aujourd’hui à Lima, résistèrent. Le débat fut âpre, au point que des moines résolus dirent au Gouverneur de prendre bien garde que s’il entrait céans, il ne sortirait plus. Sur ce, il se modéra et rebroussa, laissant les gardes. Mort, ledit capitaine Miguel de Erauso fut enterré dans le même couvent de San Francisco. Du chœur, je le vis. Dieu sait avec quelle angoisse !

Je restai là huit mois, entre temps que se poursuivait le procès de rébellion, l’affaire ne me permettant pas de paraître. Grâce à l’assistance de don Juan Ponce de Leon qui me fournit cheval, armes et viatique, je trouvai moyen de sortir de la Concepcion et partis vers Valdivia et Tucaman.