Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 155-158).


CHAPITRE XXIV

Elle part de Madrid pour Barcelone.


Je m’acheminai vers Barcelone avec trois amis qui allaient de ce côté. Ayant pris quelque relâche à Lérida, nous nous remîmes en route le Jeudi Saint, après midi. Vers les quatre heures du soir, nous approchions de Velpuche, bien joyeux et libres de souci, quand tout à coup, au tournant du chemin, d’un hallier sur la droite, sortent neuf hommes avec leurs escopettes, les chiens levés, qui nous entourent et nous crient : — Pied à terre ! Nous ne pûmes qu’obéir et descendre de cheval, trop heureux de le faire vivants. Ils nous prirent armes, chevaux, habits et tout ce que nous avions, sauf nos papiers que nous leur demandâmes en grâce. Après les avoir examinés, ils nous les rendirent sans nous laisser un fil d’autre.

À pied, nus, honteux, nous poursuivîmes notre chemin et entrâmes à Barcelone le Samedi Saint de mil six cent vingt-six, dans la nuit, sans savoir, moi du moins, que devenir. Mes compagnons tirèrent je ne sais de quel côté, cherchant leur remède. Quant à moi, de porte en porte, récitant mon lamentable cas, je récoltai quelques haillons et une méchante cape pour me couvrir. La nuit s’avançant, je me réfugiai sous un portail, où je trouvai d’autres pauvres hères couchés. J’appris d’eux que le roi était céans et que le Marquis de Montes Claros, brave et charitable Cavalier que j’avais hanté et entretenu à Madrid, était à son service. Au matin, je l’allai trouver et lui contai ma disgrâce. Le bon seigneur s’affligea de me voir en si pitoyable état, me fit incontinent vêtir et, saisissant l’occasion, m’introduisit auprès de Sa Majesté.

J’entrai et relatai à Sa Majesté, fort ponctuellement, ma mésaventure. Elle m’écouta et me dit : — Comment vous laissâtes-vous détrousser ? — Seigneur, répondis-je, je n’en pouvais mais. — Combien étaient-ils donc ? — Neuf, Seigneur, avec des escopettes, les chiens levés, qui nous prirent en sursaut, au coin d’un hallier. Sa Majesté fit signe avec la main de vouloir mon placet. Je le baisai et le Lui remis. — Je le verrai, dit-Elle. Et Sa Majesté, qui était alors debout, sortit.

Je ne tardai guère à recevoir le mandat par lequel Sa Majesté ordonnait de me pourvoir de quatre rations d’Alferez réformé et de trente ducats de gratification. Sur ce, ayant pris congé du Marquis de Montes Claros, auquel je devais tout, je m’embarquai sur la galère courrière de Sicile, le San Martin, qui faisait route pour Gênes.