Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 72-79).


CHAPITRE X

Elle passe à la cité de la Plata.


Je passai à la cité de la Plata et m’accommodai avec le capitaine don Francisco de Aganumen, Biscayen, très riche mineur, auprès duquel je demeurai quelques jours. Je laissai la place à cause d’un désagrément que j’eus avec un autre Biscayen ami de mon maître. Entre temps que je cherchais un emploi, je me retirai chez une dame veuve nommée doña Catalina de Chaves, la plus considérable et qualifiée de la ville, à ce qu’on disait. Grâce à un de ses domestiques avec lequel je m’étais lié par hasard, elle me permit, en attendant, de prendre gîte dans sa maison.

Or il advint que le Jeudi Saint, cette dame, allant aux stations, se rencontra à San Francisco avec doña Francisca Marmolejo, femme de don Pedro de Andrade, neveu du comte de Lemos. Pour des questions de préséance, elles se prirent de querelle, et doña Francisca s’outrepassa jusques à frapper de son patin doña Catalina. Là-dessus, grand émoi et attroupement du populaire. Doña Catalina rentra chez elle, où parents et connaissances affluèrent. Le cas y fut férocement agité. L’autre dame demeura dans l’église au milieu de semblable concours des siens, sans oser sortir jusqu’à l’entrée de la nuit que vint don Pedro son mari accompagné de don Rafael Ortiz de Sotomayor, Corregidor (qui est aujourd’hui à Madrid), chevalier de Malte, des Alcaldes Ordinaires et de sergents, avec des torches allumées pour la reconduire chez elle.

En suivant la rue qui va de San Francisco à la place, on entendit un bruit de rixe et de couteaux. Corregidors, Alcaldes et sergents y allèrent, laissant la dame seule avec son mari. Au même temps, un Indien passa en courant et, au passage, lança à Madame doña Francisca Marmolejo un coup de couteau ou de rasoir à travers le visage, le lui coupa de part en part et continua sa course. Le coup fut si soudain que son mari don Pedro ne s’en aperçut pas tout d’abord. Mais bientôt le tumulte fut extrême. Vacarme, confusion, rassemblement, nouveaux coups de couteau, arrestations, le tout sans s’entendre.

Entre temps, l’Indien alla à la maison de Madame doña Catalina et, en entrant, dit à Sa Grâce : — C’est fait.

L’inquiétude grossissait avec la crainte de plus grands malheurs. Il dut résulter quelque chose des diligences qui furent faites, car le troisième jour le Corregidor entra chez doña Catalina, qu’il trouva assise sur son estrade. Il reçut son serment et s’informa si elle savait qui avait coupé la figure à doña Francisca Marmolejo. Elle répondit que oui. Il lui demanda qui c’était : — Un rasoir et cette main, repartit-elle. Là-dessus, il sortit, lui laissant des gardes.

Il interrogea un à un les gens de la maison et en vint à un Indien auquel il fit peur du chevalet. Le lâche déclara qu’il m’avait vu sortir sous un habit et perruque d’Indien que m’avait donnés sa maîtresse, que Francisco Ciguren, barbier Biscayen, avait fourni le rasoir et qu’il m’avait vu rentrer et entendu dire : — C’est fait. Le Corregidor prit acte, m’arrêta, moi et le barbier, nous chargea de fers, nous sépara et nous mit au secret. Quelques jours passèrent ainsi. Une nuit, un Alcalde de la Royale Audience qui avait pris la cause en main et avait, je ne sais pourquoi, arrêté des sergents, entra dans la prison et fit donner la question au barbier, qui avoua aussitôt son cas et le fait d’autrui. Après quoi, ce fut mon tour. L’Alcalde reçut ma déclaration. J’affirmai énergiquement ne rien savoir. Il passa outre et me fit dépouiller et mettre sur le chevalet. Un procureur entra, alléguant que j’étais Biscayen et qu’il n’était loisible de me bailler la torture, pour cause de privilège de noblesse. L’Alcalde n’en fit cas et poursuivit. On commença de serrer les vis. Je demeurai ferme comme un chêne. L’interrogatoire et les tours de vis continuaient, lorsqu’on lui fit tenir un papier, à ce que je sus depuis, de doña Catalina de Chaves. On le lui mit dans la main, il l’ouvrit, lut, demeura, un moment, immobile, à me regarder et dit : — Qu’on ôte ce garçon de là. On me retira du chevalet, on me réintégra dans ma prison ; et il s’en retourna chez lui.

Le procès se suivit, je ne saurais dire comme, tant et si bien que j’en sortis condamné à dix ans de Chili sans solde, et le barbier à deux cents coups de fouet et six ans de galères. Nous en appelâmes, à grand renfort de sollicitations de compatriotes. L’affaire suivit son cours, je ne sais trop comment. Bref, un beau jour, sentence fut rendue en la Royale Audience, par laquelle j’étais acquitté et Madame doña Francisca condamnée aux dépens. Le barbier s’en tira aussi. De tels miracles sont fréquents en semblables conflits, surtout aux Indes, grâce à la belle industrie.