Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 15-25).
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III

La famille d’Hersac est originaire du Béarn. Laurence incarnait cette beauté de terroir qui unit la vivacité espagnole à la langueur mauresque. Par ses paupières lourdes aux coins allongés, ombrées d’épais sourcils ; par sa chair blanche, un peu grasse, ses épaules rondes, son buste opulent qui la faisait déjà femme bien qu’elle n’eût que dix-huit ans, Laurence évoquait les séductions de la race arabe. Mais sa démarche gracieuse et légère, son œil de feu, l’impétuosité de son geste ou de sa parole, l’ardeur de son visage expressif décelaient la fougue méridionale — cette fougue gasconne qui cache parfois tant de prudence habile et de réflexion.

Après l’avoir examinée, d’un regard froid et impertinent, Thoyer lui demanda sèchement :

— Qu’est-ce que vous voulez, Mademoiselle ?

— Un fauteuil, monsieur, répliqua Laurence avec l’air altier des d’Hersac.

Sa timidité d’adolescente s’envolait devant la grossièreté de cet accueil. Son teint pâle s’animait ; ses yeux bleus prenaient un éclat métallique.

Me Thoyer daigna lui indiquer, de la main, un crapaud dont la moleskine conservait l’empreinte des clients successifs qui en avaient enfoncé le siège. Puis, il reprit :

— De quoi s’agit-il ?

Mlle d’Hersac répliqua, avec une nuance d’étonnement :

— Vous ne vous en doutez pas, monsieur ?… Mon nom ne vous dit rien ?

L’homme d’affaires ébaucha un geste d’ignorance feinte en affectant de relire la carte posée sur son bureau.

Laurence observa d’un ton méprisant :

— On sent cependant, à votre réception, que vous vous savez en face d’un débiteur… insolvable.

Me Thoyer dit négligemment :

— Oh ! j’ai tant de créances à recouvrer, depuis la guerre… Je crois me souvenir, en effet, que Mme la marquise d’Hersac est mentionnée parmi ceux contre qui j’exerce des poursuites…

Laurence s’écria :

— Il est impossible, monsieur, que vous assimiliez maman à un débiteur de mauvaise foi : je constate que vous nous ignorez complètement… Si vous connaissiez notre situation telle qu’elle est, j’ose espérer que vous n’eussiez pas employé ces procédés… Laissez-moi vous fournir des explications.

Thoyer se taisait, attendant. Laurence reprit d’une voix affermie, s’efforçant de résumer les faits sans détails prolixes :

— Ma mère est veuve. Elle a deux enfants : mon frère François, actuellement mobilisé, et moi. Sa fortune est uniquement placée en terres : un domaine dans les Basses-Pyrénées et un immeuble de rapport à Paris dont nous habitons le premier étage ; les trois autres sont loués. L’ensemble de ces biens lui donnait un revenu total — net — de douze mille francs, en temps de paix. Elle touchait en réalité vingt-deux mille francs ; mais depuis quarante ans ses biens-fonds sont grevés d’une hypothèque au profit de feu Thoyer, votre père, qui prêta deux cent mille francs à mon grand-père maternel. Depuis l’année 1877, les intérêts trimestriels de cet emprunt ont été exactement payés à l’étude jusqu’à la date du 15 octobre 1914. Ma mère dépensait entièrement ses modiques revenus dont une grande partie était absorbée par les frais d’éducation de mon frère. Il lui était impossible d’avoir quelque somme d’argent en réserve ; la guerre l’a privée brutalement de ses revenus : ses locataires ne payent plus ; ses fermiers sont mobilisés. La première année, elle a vendu à vil prix ses bijoux de famille, pour vivre. La seconde année, elle a dû accepter les offres de nos parents, de notre entourage, où les moins éprouvés mettaient à sa disposition les ressources dont ils disposaient : mon frère avait été grièvement blessé ; nous avons fait un voyage onéreux pour aller le soigner. Cette année, nous avons épuisé tous les expédients. Ma mère s’est résignée à me laisser travailler ; je suis entrée comme caissière chez Litynski, le tailleur de la rue Tronchet… Et mes émoluments, avec la solde de mon frère, qui est aspirant, servent à nous faire vivre — ou plutôt, à nous empêcher de mourir de faim… Ma mère n’a donc pu matériellement acquitter annuellement dix mille francs d’intérêts hypothécaires : je vous fais encore remarquer que c’est la première fois, depuis quarante ans, que les d’Hersac se montrent inexacts à verser cet intérêt ; et que nous avons cette excuse, ce cas de force majeure : la guerre. Le moratorium, qui couvre la dette des loyers, ne couvre pas la dette hypothécaire. Ma mère n’a pas le droit de poursuivre ses débiteurs, mais il paraît que ses créanciers ont le droit de la poursuivre puisqu’elle a reçu hier un grimoire d’huissier l’informant qu’un jugement du tribunal vous autorise à faire saisie-arrêt sur tous ses biens dans la huitaine, si elle ne paye pas la somme de 30.000 francs… Ma mère a été si bouleversée qu’elle a dû s’aliter : c’est moi qui suis venue à sa place vous exposer notre situation et plaider sa cause. Vous ne pouvez songer, monsieur, à faire un pareil affront à la marquise d’Hersac !

Me Thoyer se renversa sur son fauteuil, les regards au plafond. Il questionna d’un air indifférent :

— Qu’est-ce que vous touchez, comme appointements, chez Litynski ?

— Deux cents francs par mois.

— Mâtin ! Il paye bien ses employés. Moi je ne donne que cent trente francs à ma dactylo.

— Monsieur…

Laurence se redressait, indignée par ce ton insolent. Thoyer la calma du geste et dit avec bonhomie :

— Voyons, voyons… Elle est très adroite, votre petite histoire. Mais vous ne me ferez pas admettre que des gens dans votre position, des personnes du monde, aient de tels embarras… Que diable ! On n’est pas sans rien ; on s’arrange.

Mlle d’Hersac fronça les sourcils et murmura dédaigneusement :

— Il faut venir chez un homme d’affaires pour entendre douter de notre parole.

Elle poursuivit :

— Vous dites : on s’arrange… Et comment ? Que feriez-vous, à notre place ?

Thoyer discuta :

— Vous ne touchez pas un seul de vos loyers ?… C’est invraisemblable. Votre immeuble est une maison bourgeoise de quatre étages, ancien hôtel du faubourg Saint-Germain, rue Vaneau : il ne s’y trouve pas d’appartement au-dessous de trois mille francs ; je l’ai constaté à l’enregistrement. Et aucun de ces locataires à gros loyers ne paye ? Et vous n’avez pu obtenir de jugement contre eux ?

Laurence riposta vivement :

— Cela est, pourtant… Et facilement contrôlable. Nous n’avons que trois locataires : l’un a été tué à l’ennemi et sa veuve est ruinée. L’autre est un avocat mobilisé, actuellement à Salonique. Quant au dernier, à la dernière plutôt, car c’est une dame, la seule qui pourrait et devrait payer… Mlle Gilette Avril, des Variétés… Je l’ai appelée chez le juge de paix qui nous a renvoyées devant le tribunal. À l’audience des référés, M. le Président Bolimier, impressionné par les grâces suggestives de Mlle Gilette, a estimé qu’il fallait la considérer comme une artiste dramatique touchée par la guerre qui la privait d’engagement, et lui accorda le bénéfice du moratorium.

Thoyer haussa les épaules, et objecta :

— L’avoué qui vous défendait est donc un idiot ?

— Au contraire, c’est un homme très intelligent : Me Henriot. Comme il a su que Mlle Gilette est l’amie d’un de nos ministres actuels, il a jugé habile de perdre la cause de sa cliente pour gagner la faveur de l’adversaire.

Thoyer resta silencieux. Cette lamenlable histoire d’une femme désarmée qui la guerre prend son fils et ne laisse qu’une fille de dix-huit ans pour la défendre contre l’injustice, le favoritisme et la perfidie, le trouvait très indifférent. Il ne songeait qu’au moyen de découvrir quelques ressources à sa débitrice afin d’y planter son harpon de créancier.

Laurence d’Hersac ne lui inspirait aucune sympathie : mais cette frêle adversaire au regard plein de franchise lui semblait susceptible de se laisser prendre au piège.

Il questionna insidieusement :

— Et vos propriétés des Basses-Pyrénées ?… Le Midi est riche. Il n’a pas souffert de la guerre.

Laurence répondit simplement ;

— Le Béarn est très pauvre en agriculture. Nous y possédons quelques fermes d’un rapport dérisoire ; nos cultivateurs sont aux armées ; les femmes en profitent pour crier misère. Néanmoins, de ce côté, par persuasion, on aurait pu obtenir quelques preuves de bonne volonté de la part de nos fermières. Mais ma mère et moi manquons d’autorité sur ces paysans. Il aurait fallu que mon frère pût s’en occuper.

— Eh bien ! Pourquoi votre frère ne s’en est-il pas occupé ? interrompit étourdiment l’homme d’affaires.

Laurence répliqua, avec une ironie voilée d’amertume :

— François s’est fait trouer la poitrine devant Verdun, en entraînant ses hommes hors d’une tranchée… On ne peut pas tout faire à la fois.

Me Thoyer demeura froid. Il se contenta de demander :

— Quel âge a-t-il ?

— Vingt-deux ans.

— Que faisait-il dans la vie civile ?

— Il gérait les intérêts de maman et préparait ses examens de droit.

L’homme d’affaires baissa la voix pour questionner d’un air complice :

— Pourquoi diable n’a-t-il pas agi comme moi : je suis mobilisable, mais non mobilisé ; cela m’a permis de veiller à mes affaires et d’attirer toute la clientèle de mes confrères. M. François d’Hersac pouvait s’embusquer… Vous avez des relations dans le monde militaire, en votre qualité de nobles ?

Laurence répondit, avec sa même raillerie hautaine :

— Certes… nous sommes apparentés au général de Castel dont les trois fils sont déjà morts à l’ennemi ; nous avons pour ami le commandant en chef de l’armée de l’Est. Et quand mon frère a reçu la croix de guerre, c’est le maréchal lui-même qui l’a décoré…

Thoyer répartit sans s’émouvoir :

— Oh ! bien, ma chère demoiselle, quand on veut se payer de l’héroïsme, il faut en avoir les moyens. Votre frère aurait mieux compris son devoir en aidant sa mère à acquitter mes créances…

— François payait d’abord sa dette à la patrie : il pensait que la patrie sauvegarderait la dette de sa mère. Par malheur, entre le pays et ses défenseurs, il y a cet intermédiaire : le gouvernement. En temps de guerre, l’État — plus que jamais — ne songe à protéger que le capitalisme et le prolétariat. Il leur sacrifie la classe moyenne. Nous ne sommes pas de ceux qui lancent les emprunts nationaux, ni de ceux qui se mettent en grève : à quoi bon l’État se soucierait-il de nous ! Nous ne pouvons ni le consolider ni le menacer. Voilà pourquoi les préteurs hypothécaires jouissent d’une situation privilégiée : afin de trouver du crédit, le gouvernement juge politique de garantir la validité de toute espèce de créance d’argent placé.

Thoyer considéra avec une réelle stupéfaction cette enfant qui raisonnait comme un homme. Il s’exclama malgré lui :

— Vous êtes forte pour votre âge… Qu’est-ce que vous avez : dix-huit, dix-neuf ans ?

— J’ai trois ans de guerre, monsieur, répondit tristement Laurence.

À présent, un intérêt naissant se lisait dans les prunelles de l’homme d’affaires qui observait curieusement Mlle d’Hersac : l’intelligence précoce de la jeune fille, cette intelligence gasconne, fine et subtile, qui lui permettait de saisir rapidement les questions d’affaires, attirait l’attention de Thoyer sur sa personne physique : il remarquait seulement ces beaux yeux bleu foncé pétillants d’esprit, ce visage au teint de camélia, ces lèvres juvéniles qui proféraient des propos de jurisconsulte. La grandeur d’âme de Laurence lui échappait, mais il était séduit par l’originalité de cette logique pratique si rare chez une femme. Chaque homme éprouve à sa façon : seul, le langage de la chicane était capable de toucher le cœur de Thoyer.

Il dit, avec une nuance de cordialité :

— Vous comprenez, moi, j’aimerais mieux voir votre frère rendu à la vie civile… À quoi cela me sert-il que M. d’Hersac se fasse trouer la peau ?

Laurence riposta du tac au tac :

— Mon Dieu, Monsieur, ça vous a déjà servi… Sans lui, vous seriez peut-être encore à Bordeaux.

Thoyer était trop grossier pour te sentir blessé par une impertinence.

Il déclara tranquillement :

— Tout cela ne vaut pas de l’argent comptant… En somme qu’étiez-vous venue me proposer ?

— Vous demander de nous accorder des délais et de ne point exécuter votre menace de saisie.

— Mon huissier a déjà reçu des ordres.

— Monsieur, vous ne ferez pas cela… Cette vexation, cette humiliation tueraient ma mère : je n’exagère pas. Elle est si fragile, si débile !

— Payez…, j’arrêterai les poursuites.

Thoyer ajouta :

— Pour vous… par égard à la situation de madame votre mère… J’accepterai une transaction. Versez dix mille francs d’acompte sur les trente mille francs dus, et je patienterai pour le reste.

— Mais, monsieur, dix mille francs sont aussi difficiles à trouver que trente mille !

— Décidément, vous ne savez pas vous y prendre…

Et l’homme d’affaires conclut cyniquement :

— Voyons, mademoiselle, quand on est jolie fille, on ne laisse pas sa mère dans l’embarras. Vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas, autour de vous, quelqu’un… un ami… un soupirant… qui serait ravi de devenir votre providence.

Laurence s’était levée, saisie de honte au point d’en perdre la parole.

Thoyer s’approcha d’elle et dit, avec une lueur équivoque dans le regard :

— Vous ne savez même pas demander… Si vous aviez voulu…

Son geste devenait enveloppant. Laurence crispa le poing, prête à frapper l’impudent.

Soudain, la porte du bureau qui donnait sur l’appartement particulier de Thoyer s’ouvrit brusquement et Mme Thoyer entra en coup de vent, criant à son mari :

— Dis donc, Henry, je sors… Tu me rejoindras à Armenonville, pour déjeuner.

Prête à la promenade, ondulée, fardée, parfumée, la femme de l’homme d’affaires portait une robe de gabardine beige exagérément courte, découvrant ses hautes bottes de cuir fauves, lacées sur le côté, et ses mollets en bas de soie jaune.

Elle murmura, étonnée, à la vue de Laurence :

— Tiens, mais c’est la petite de chez Lytinski !

Car Mme Thoyer était la cliente du tailleur de la rue Tronchet.

Mlle d’Hersac, roidie, regardait fixement le couple en pensant : « Et c’est pour ça que meurt la jeunesse de France ! » Elle évoquait son frère : en ce moment, François, à peine remis de sa blessure, devait conduire son détachement, en étape, sur quelque route morne, les pieds dans la poussière, la tête sous le soleil cuisant, la gorge sèche et les mains brûlantes, tout enfiévré de fatigue, mais prêt au combat… Au combat qui garderait de l’invasion allemande ces hommes d’affaires qui persécutent des mères sans défense, — et leurs femmes de joie qui s’en vont parader dans les restaurants du Bois.

Dégrisé par la présence de sa femme, Thoyer conclut avec sang-froid :

— C’est mon dernier mot, mademoiselle… vos immeubles seront saisis le 15 juillet courant.

Alors, Laurence eut un élan désespéré, un grand cri de rage et d’orgueil. Elle s’exclama :

— Faites votre vilain métier… Fouillez les charniers de héros… Gorgez-vous de nos dépouilles… Il n’y a pas de guerre sans corbeaux !…