Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 9-14).
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II

Rue de Rivoli ; onze heures du matin. Un joli ciel parisien, d’un bleu de pastel que le soleil d’été poudrait de lumière blonde.

Les passants allègres défilaient sous les arcades avec une allure joyeuse. Un jeune officier murmura, au passage d’une brune pâle qui marchait à petits pas rapides :

— Hum !… La jolie fille !

Et il se retourna, tenté, incité à la suivre.

C’était le 4 juillet 1917 : depuis quelques jours, la bannière étoilée flottait parmi le glorieux bariolage des drapeaux alliés, dressés en faisceau, comme un multiple étendard symbolisant la Ville Universelle. Depuis ce matin, les jeunes guerriers au feutre de cow-boy mêlaient un nouvel uniforme aux costumes divers des spahis éclatants, des highlanders musclés, des Serbes sauvages, des Anglais kakis et des Belges rieurs. Paris avait l’air d’une grande ville de garnison. Et c’était bien là, en effet, la garnison cosmopolite qui convenait à Babel, à la capitale du monde devenue le caravansérail de la guerre.

Le jeune homme s’était décidé à suivre la passante. La gaieté de cet été radieux qui caressait la cité ardente comme d’un baume d’espoir ensoleillé, semblait une protestation muette de la nature contre l’homme : « Je fleuris, quand tu te bats ; j’aide à naître quand tu extermines ; je rayonne, et tu incendies ; grâce à moi, la plaine était devenue un champ de blé : tu en fais un cimetière… Imbécile ! »

Ainsi parlait l’azur.

Le jeune militaire en congé songeait en souriant que, devant l’agression allemande, les Français se découvrent deux devoirs : se défendre au front ; aimer, à l’arrière. Il venait d’accomplir le premier crânement. Il rêvait à présent de remplir le second, gaiement.

D’un geste de décision brusque, il rejoignit la jeune fille qui tournait l’angle de la rue du Mont-Thabor ; et il commença :

— Mademoiselle, où courez-vous donc si vite…

Son sourire galant se figea sur ses lèvres. La passante avait redressé la tête et le toisait, sans un mot.

C’était une jeune fille, très jeune — dix-huit à vingt ans — d’une beauté prenante, expressive, émouvante. La pâleur de son blanc visage ressortait encore par le contraste des vêtements noirs, du chapeau foncé et des cheveux très bruns. Les sourcils arqués, d’un dessin oriental, donnaient une intensité singulière au regard profond des yeux bleus, d’un bleu sombre qui révélait son origine méridionale.

Elle ne dit rien. Elle ne fit pas un geste ; mais sa figure était désespérée ; au bord de ses paupières luisaient des larmes contenues. Elle regardait cet importun hardi et gai avec une fierté triste, une hauteur indicible et silencieuse.

L’officier, interdit, sentit qu’il venait de heurter l’une de ces souffrances anonymes qui nous frôlent chaque jour dans la rue. Il en rougit, ainsi qu’on rougit du choc maladroit dont on brise une chose fragile. La dignité de cette inconnue acheva de le décontenancer.

Un peu confus, tout penaud, il bredouilla :

— Pardon. Mademoiselle.

Et tourna les talons.

La jeune fille poursuivait sa route sans paraître se souvenir une minute de l’incident. Son visage reflétait une de ces préoccupations douloureuses qui nous rendent inconscients du monde extérieur. Parvenue au milieu de la rue du Mont-Thabor, elle s’engagea sous la voûte d’une vieille maison aux murailles grises, aux corridors moroses, et poussa la porte vitrée d’un rez-de-chaussée, après avoir examiné d’un air sombre la plaque de verre où se détachaient, en lettres dédorées, ces mots rébarbatifs :

Contentieux
Entrée de l’étude

La jeune fille s’avança gauchement jusqu’au milieu de la pièce qui sentait la poussière et les vieux papiers. Des clercs maussades y griffonnaient, découpant leur silhouette noire dans l’encadrement des cartons verts. Elle regarda tour à tour chacun des employés sans savoir à qui s’adresser. Une dactylographe, avisant cette visiteuse empruntée, la prit en pitié, et s’arrêtant de pianoter, lui demanda ce qu’elle voulait.

La jeune fille dit à voix basse, avec l’accent un peu rauque des timides :

— je désire parler à maître Thoyer…

— De la part de qui ?

La jeune fille fouilla dans son sac à main, en tira un porte-cartes et un crayon ; puis, tendit à la dactylo une carte de visite après y avoir griffonné quelques mots.

L’employée se leva et lut à la dérobée ce nom gravé sur un rectangle de bristol au coin couronné :

La marquise d’Hersac

Au-dessous, la jeune visiteuse avait écrit au crayon :

Mademoiselle Laurence d’Hersac

Tout en frappant à la porte du bureau directorial, la dactylographe examinait avec une curiosité moqueuse cette fille de marquise qui portait des chaussures ressemelées. La toilette de Laurence était aussi modeste que celle de l’employée ; mais un je ne sais quoi — le regard fier, le port de la taille, l’élégance native, la race enfin, — faisait ressortir la supériorité de Mlle d’Hersac dans cette tenue d’égale.

Cette différence, perçue obscurément par la dactylo, lui inspirait une instinctive hostilité d’inférieure. Elle avait flairé en Mlle d’Hersac une détresse, mais cette détresse gardait trop de superbe pour l’apitoyer. Les humbles ne peuvent comprendre un malheur qui ne baisse pas la tête.

— Vous pouvez entrer, dit la dactylographe en lui désignant la porte ouverte.

Laurence pénétra dans une pièce plus confortablement meublée, mais aussi sinistre que l’étude : il y flottait de la poussière de procédure, de tracas et de misère ; une atmosphère d’ennui y pesait lourdement.

Assis derrière une table chargée de paperasses, l’homme d’affaires regardait entrer la visiteuse en restant insolemment fiché sur son fauteuil de cuir. C’était un homme sans âge, desséché par la vie d’affaires, à l’œil torve, au teint jaune, à la physionomie fuyante et désagréable. Il dévisageait fixement, sans expression, la belle jeune fille visiblement émue dont les traits délicats se paraient en cet instant d’un charme mélancolique.

(À suivre.) JEANNE MARAIS.

(Illustrations de Suz, Sesboué).


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