Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 141-146).


VII

Scène de la vie champêtre


De bonne heure, le matin suivant, le vacarme de la cour réveilla Boureil. Les vaches, les poules, les moutons, les chiens, les hommes, criaient à l’envi. Une guêpe circulait entre les cloisons de sa chambre tendue de papiers à fleurs roses.

Boureil recouvra soudain toute sa mémoire. Alors il lui souvint de sa surprise à l’hôtel. Pour contre-balancer la peine qu’il en a, il veut se rappeler les bons soins de Simone ; mais c’est comme jouer tout seul à tape-cul… Il se prit à frisonner, à claquer des dents.

Simone entra. Elle tira le store et la lumière frappa Boureil comme une lame d’acier : il s’évanouit. Simone se précipita à la cuisine chercher le vinaigre.

« Mon pauvre chéri, c’est le voyage ! » dit-elle, lui humectant le front. Boureil hocha la tête. Des larmes arrosèrent ses joues pâles. Il serait mort volontiers. Audigny avait fait atteler un cheval, et il courait à bride abattue quérir le médecin du village.

Le docteur Renouff trouva Boureil rasséréné, comme un cadavre. Il écouta le cœur, puis tâta le pouls. Simone et son père retenaient leurs souffles. La fermière, agenouillée sur le seuil, égrenait son chapelet. Dans la cour, les hommes s’étaient tus et les bêtes les imitaient, craintives.

— Ce n’est pas grave, diagnostiqua le médecin. Une défaillance momentanée, due à la fatigue, sans doute. Cet homme a surtout besoin de repos. Et la bonne nourriture et l’air salubre feront plus que la médecine pour le rétablir. Présentement un petit verre de Calvados me semble tout indiqué pour lui.

— Et pour nous aussi ! fit Audigny.

De nouveau, le lendemain, les poules, les canards, les moutons, les vaches, les chiens, toute une fanfare dispersée et discordante, se préparaient indéfiniment sous la fenêtre de Boureil à lui jouer une aubade.

Une longue journée vide commençait. Tous ses souvenirs poétiques se rapportaient à des moments de profond ennui. Mais cette pensée aidait peu Boureil à prendre son mal en patience.

Quelqu’un frappa. C’était Lemercier. Il entra, s’assit et ne dit mot. Boureil parla avec enthousiasme du Canada, de ses grands lacs, de ses grands fleuves, de ses grandes forêts, de ses grandes montagnes, surtout de son brave petit peuple. À la fin, le vieux paysan se leva :

— En somme, le Canada, ça fait partie de l’Amérique.

Plus tard, au grenier d’en face, une fillette blonde court-vêtue monta avec un bol de lait. Des chatons penchèrent leurs têtes grises sur l’échelle.

— C’est Denise, la servante, dit Simone.

Elle apportait sur un grand plateau d’argent un peu de tout ce qui criait dehors avec des guêpes rôdant alentour. Boureil mangea de toutes ses dents ; puis, soutenu par Simone, il fit quelques pas.

Il vit la cour. Maintenant Denise la traversait avec un panier de pommes de terre. Un coq courait après un chat à la queue coupée. Devant une meule de foin en fermentation gisait une machine à broyer, un canadien. Des vaches buvaient à mi-jambes dans une marre.

— Tu vois, par-dessus le toit, la Tour anglaise et la Tour Saint-Jean ? Elles sont comme les foyers de l’ellipse que décrit en suivant l’Avre la belle promenade de Verneuil. Sous les vieux ormes de celles-ci, moussus et tout pareils, on dirait qu’on s’enfonce dans un miroir.

— Comme dans la vie !

— Voici Blanche, la fille du fermier. Blanche pousse une caisse, ouvre un coffre, soulève une boite, plonge un bras dans l’ombre d’une cabane : partout, en magicienne, elle trouve un lapin et laisse une feuille de maïs avec des épluchures émincées.

D’autres jours passèrent.

Comme l’avait prévu le médecin, le repos, l’air pur et la suralimentation remirent sur pied Boureil. Un bon matin, il s’habilla et descendit dans la cour.

Un canard pendait à un pilier, le cou ouvert. Il se grattait du bec sous une aile déployée. Dès que Denise venait pour le prendre, d’un mouvement convulsif, il projetait de son sang vers elle, qui reculait en fiant aux éclats.

Mme  Lemercier passait.

— Par chez nous, lui dit Boureil, on tranche le cou.

— Ça se fait ici aussi. Mais, moi, je n’aime pas ça.

— Vous êtes une sensible, Mme  Lemercier !

Écœuré, Boureil sortit de la cour. Quelques pas plus loin, il se laissa choir à l’ombre d’un gros arbre.

Simone, inquiète, vint l’y rejoindre. Boureil l’étreignit dans ses bras, mais il fit ensuite fiasco. Il parla de s’en retourner en Amérique.