Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 133-140).


VI

L’accident


Sur le chemin du retour, Boureil pensa que Bondi avait raison. Il aurait fallu que, de temps en temps, quelqu’un plaidât sa cause, et prît la peine de le convaincre qu’il était moins méchant qu’il s’imaginait. Sa conscience n’était plus que l’avocat du diable.

Néanmoins, en approchant de l’hôtel où Simone devait l’attendre, Boureil oublia ses torts. La caissière dévisagea Boureil comme s’il avait été un cambrioleur, puis, à brûle-pourpoint, se mit à énumérer les inconvénients de son emploi : « Cette paperasse, c’est froid. C’est plus froid que le bois. J’ai beau mettre mon pull, je gèle. L’hiver, c’est affreux. La paperasse me glace, » etc.

Cette caissière avait l’air comique. Son visage poudré blanc et surmonté d’un amas de bouclettes dorées faisait songer au fourneau d’une pipe de plâtre débordant de bulles de savon en grappe.

Pourquoi inopinément se montrait-on avec lui si loquace ? Boureil s’éloigna :

— Depuis quelques jours, M. Boureil, vous maigrissez. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Il sourit.

À son tour, le liftier :

— Ce doit être la digestion qui ne marche pas chez vous.

Dans le couloir, Boureil croisa la femme de chambre qui essaya elle-même d’engager la conversation.

« C’est que je ne prends plus mes repas ici. »

Boureil avait l’impression d’être tombé dans une communauté religieuse tant la caissière, Henri, le liftier, et la femme de chambre prenaient intérêt aux affaires de la maison.

Longtemps Boureil s’était ingénié avec un plaisir malin à découvrir la vraie raison des idées d’un chacun : passion ou intérêt toujours fort éloignés des idées. Peut-être parce qu’il n’attachait plus beaucoup d’importance à ce fond des choses, sa perspicacité lui faisait défaut. Ce soir, on voulait donner à Simone le temps de se défaire d’un vieil ami qui lui tenait compagnie plus longtemps que d’autres fois en l’absence de Boureil. Mais ce dernier le vit sortir de sa chambre. Aussitôt il fit demi-tour et quitta l’hôtel. Il se traitait déjà de jaloux, d’esprit étroit, quand, renversé par une auto, il se heurta la tête contre un pavé. Un instant il reprit connaissance pour voir quantité de visages penchés sur lui, et des yeux qui cherchaient comme à distinguer un objet au fond d’un puits très creux…

Un gros homme tout flasque, accroché tant bien que mal à son squelette, avec des narines pleines de poils blancs, se pencha sur l’accidenté en respirant fort. Il releva une paupière ; introduisit un thermomètre dans le rectum ; planta une aiguille dans un talon ; essaya de desserrer les dents avec une cuiller ; palpa, ausculta, tâta un peu partout. Puis il se redressa, rangea ses instruments, et se tournant vers Simone :

— Pas d’enfoncement. Peut-être une fêlure. Choc nerveux. Pouls irrégulier… Pour le moment, je recommande l’immobilité. Je reviendrai demain matin. Entretemps, donnez-lui donc du gardénal. Je pense qu’il s’en tirera si le cœur tient le coup.

Simone garda Boureil toute la nuit. À plusieurs reprises, elle lui parla. Mais il ne répondait rien, il n’écoutait même pas. Il faisait le mort devant la mort.

Le lendemain, le pouls était bon.

Boureil ne pouvait encore bouger la tête et il ouvrait à peine la bouche. De la veille, il ne se rappelait rien ; il cherchait ses mots. Simone le fit manger un peu.

Le surlendemain, Boureil devait recouvrer la santé. Ce fut le début d’une petite comédie larmoyante. Boureil pleura à chaudes larmes, se rongeant de soucis pour les êtres qui lui étaient chers. On a tellement plus d’amour que de vie qu’à l’article de la mort, on est tout embarrassé de la surabondance de son cœur.

Il voulut faire son testament : abandonner cette vie comme on la donne. Pour le distraire, Simone s’assit à côté de lui avec du papier à lettres et son stylo. Mais, quand il vint pour dicter, ses idées se dissipèrent.

Son état continua de s’améliorer. Au bout d’une semaine, il pouvait recevoir. Boureil pria Simone d’inviter le P. Bondi. À un moment donné, il s’écria dans son cœur : « Je veux remporter sur moi cette victoire, me jeter à genoux pour demander à Dieu pardon devant ce pauvre prêtre qui lui sert de ministre, et puis chanter comme un coq sur mon tas de fumier ! » Bondi ne se montra point.

Ce fut Ambroise Audigny qui vint le voir. Boureil en fut touché comme de la visite de son propre père. Tout ce que sa fille avait fait pour lui, il le rapporta avec l’accent de la plus vive reconnaissance.

— C’est une chose merveilleuse que le dévouement de la femme pour l’homme, dit Audigny. Simone a soin de moi-même depuis des années et je m’en étonne toujours. On raconte que, dans le paradis, Dieu fit venir vers l’homme tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel. Mais aucun d’eux ne voulut de l’homme. Alors Dieu forma une femme et l’amena vers l’homme.

Audigny invita Boureil à passer le temps de sa convalescence en Normandie. Et avant de tirer sa révérence, il s’offrit de réclamer pour lui dommages et intérêts.

Boureil remercia :

— J’ai oublié toutes les circonstances de mon accident.

Quand il fut en état, on vint le chercher en taxi. Henri le déposa sur le siège arrière. Simone s’assit à ses pieds, de guingois, et son père à côté du chauffeur. La capote était relevée et, de Paris à Verneuil, Boureil eut l’impression de faire un voyage interplanétaire.

Le vent appliquait sur son visage un masque frais. C’était comme si on prenait déjà son moulage.

On arriva dans la nuit. M. Lemercier, le fermier des Audigny, soutint Boureil dans l’escalier conduisant à la chambre d’hôte où sa femme les précédait avec la lampe. Ce vieux couple avait des figures creusées par le vent et cuites par le soleil, semblables à des poteries rustiques peinturlurées en rouge.

Assis au bord du lit, Boureil se déshabilla avec peine, puis se laissa tomber à la renverse. Simone vint lui essuyer le visage avec un mouchoir humecté. Audigny entra pour lui souhaiter bonne nuit, mais déjà Boureil dormait.