II

L’AVIATION, DU XVe AU XVIIIe SIÈCLE


Léonard de Vinci. — Étude du vol artificiel. — L’hélicoptère et le parachute. — Fauste Veranzio et le parachute de Venise. — Le ptérophore de Paucton.

Léonard de Vinci, le grand artiste de la Renaissance, a sa place marquée dans l’histoire de l’aviation. M. Hureau de Villeneuve a résumé dans l’Aéronaute[1] l’histoire des travaux de cet homme de génie, et nous reproduirons ici les faits les plus curieux qui se rattachent à ces études, fort intéressantes, puisqu’elles remontent au quinzième siècle.

Léonard de Vinci avait abordé le problème en suivant cette même méthode rationnelle qu’on retrouve dans tous ses écrits, et qui le distingue de ses contemporains. Avant d’arriver à la construction de ses appareils d’aviation, il commença par l’observation et l’étude du vol des oiseaux.

Les quelques documents que l’on possède aujourd’hui du mémoire de Léonard de Vinci, font regretter la perte d’une grande partie de ses travaux. M. le prince Boncompagnoni a fait rééditer récemment les manuscrits qui restent du grand artiste italien ; mais beaucoup de cartons et divers manuscrits laissés à Milan ont été éparpillés et n’ont pu être retrouvés. Ces manuscrits étaient écrits à l’envers, d’une écriture fine et serrée, ce qui en rendait la lecture des plus difficiles et a dû contribuer à leur perte. On peut voir, dans les planches que nous donnons ci-contre, des échantillons de cette écriture bizarre que nous n’avons pu déchiffrer. Il est probable que cette manière d’écrire, intelligible pour l’auteur seul, était un moyen de conserver le secret de ses découvertes ; mais le penseur, en agissant ainsi, a eu le tort de ne pas comprendre que si l’inventeur a l’usufruit de ses découvertes, la nue propriété en appartient à l’humanité tout entière.

La partie capitale du manuscrit de Léonard de Vinci, est celle qui a trait aux principes mêmes du vol. Léonard établit que l’oiseau, étant plus lourd que l’air, s’y soutient et avance en rendant « ce fluide plus dense là où il passe que là où il ne passe pas ». Il avait donc compris que l’animal pour voler doit prendre son point d’appui sur l’air, et l’ensemble de sa théorie se rapproche beaucoup des théories modernes s’appuyant sur l’influence de la vitesse sur la suspension.

L’examen des dessins originaux du grand artiste italien est curieux à approfondir. Nous en reproduisons par l’héliogravure une planche complète (fig. 4) ; elle permet de suivre la pensée qui a présidé à son exécution. Nous laissons M. le docteur Hureau de Villeneuve l’interpréter.


Fig. 4. — Fac-similé des dessins de Léonard de Vinci
sur les ailes artificielles.

Nous voyons sur le second rang à droite un petit personnage assez analogue à un démon ou à un génie, car il porte sur la tête une flamme et, à côté de cette flamme, une croix latine. Il a les bras terminés par des doigts de chauve-souris. La figure n’est pas encore terminée que déjà Léonard reconnaît son insuffisance et, devinant le peu d’action musculaire des bras, pense à employer la force des jambes. Nous voyons donc un peu plus haut, dans la même planche, un homme vigoureux placé sur le ventre, les jambes repliées et s’apprêtant à lancer un violent coup de pied. Les muscles saillants, tracés par un crayon d’anatomiste, décèlent le grand peintre dans un dessin jeté sans prétention. Dans ce croquis, Léonard n’a pas encore pris de parti quant au mode d’attache des ailes, mais dans le dessin qui suit, supprimant l’homme dont il ne conserve plus que les pieds, l’auteur commence l’étude des détails de la construction. Une tige arrondie en forme de bât doit être appuyée sur le dos, les bras prenant un point d’appui sur les deux côtés. Au sommet du bât, sont deux anneaux fermés, recevant par deux autres anneaux la racine des ailes. Ce mode d’articulation fort simple, mais qui manque de précision, présente l’avantage de permettre à l’aile des mouvements limités de rotation autour de son axe. Le bât se continue en deux tiges repliées à une demi-ceinture placée derrière la taille. Sur les côtés du bât, se trouvent deux poulies portant des cordes à étriers qui, tirées par les pieds, servent à abaisser les ailes. Celles-ci sont relevées par deux tiges de bois actionnées par les mains. Une queue est fixée à une tige placée entre les deux jambes. Mais ici une préoccupation semble s’emparer de l’esprit de l’inventeur. Les ailes s’appuieront sur l’air pendant l’abaissement sans doute ; mais pendant le relèvement elles détruiront leur action. Aussi Léonard cherche un moyen de supprimer cet inconvénient. Il donne aux doigts de sa chauve-souris la faculté de se plier en dessous sans pouvoir se relever au-dessus de l’horizontale. Voyez dans le reste de la page les différents systèmes de doigts articulés qu’il désire employer. Le premier à gauche se manœuvre au moyen de poulies de renvoi dans le second, les leviers relevés donnent une action plus énergique. Mais, ce n’est pas encore bien, le troisième nous montre un ressort fait de deux rotins agissant sur une roulette placée la queue de la phalange. Enfin, dans le bas, il essaie des charnières métalliques.

Après ses études sur le vol, Léonard de Vinci a donné une idée de l’hélicoptère, et il a eu le mérite d’imaginer le parachute, avec une rare intelligence. Un savant italien, M. Govi, a résumé ces travaux à l’Académie des Sciences dans sa séance du 29 août 1881[2], à propos du petit propulseur à hélice que j’avais installé dans la nacelle du minuscule aérostat électrique de l’Exposition d’électricité.

Parmi les projets très nombreux et fort variés que l’on peut voir dans le Codice Atlantico, rendu en 1815 à la Bibliothèque ambroisienne de Milan, et dans les volumes restés à Paris et conservés à la Bibliothèque de l’Institut, il y a (au volume B de la Bibliothèque de l’Institut, feuillet 83, verso) le dessin d’une large hélice destinée à tourner autour d’un axe vertical (fig. 5), à côté et au-dessous de laquelle on peut lire (écrites en italien et à rebours) les deux notes suivantes[3] :

À côté de la figure. — Que le contour extérieur de la vis (hélice) soit en fil de fer de l’épaisseur d’une corde, et qu’il y ait du bord au centre huit brasses de distance.


Fig. 5. — Principe de l’hélicoptère, dessin de Léonard de Vinci.

Au-dessous de la figure. — Si cet instrument, en forme de vis, est bien fait, c’est-à-dire fait en toile de lin dont on a bouché les pores avec de l’amidon, et si on le tourne avec vitesse, je trouve qu’une telle vis se fera son écrou dans l’air et qu’elle montera en haut.

Tu en auras une preuve en faisant mouvoir rapidement à travers l’air une règle large et mince, car ton bras sera forcé de suivre la direction du tranchant de cette planchette.

La charpente de ladite toile doit être faite avec de longs et gros roseaux.

On en peut faire un petit modèle en papier, dont l’axe soit une lame de fer mince que l’on tord avec force. Quand on laissera cette lame libre, elle fera tourner la vis (l’hélice).


Fig. 6. — Principe du parachute, dessin de Léonard de Vinci.
On voit donc par là que, non seulement Léonard avait inventé le propulseur à hélice, mais qu’il avait songé à l’utiliser pour la locomotion aérienne, et qu’il en avait construit de petits modèles en papier, mis en mouvement par des lames minces d’acier tordues, puis abandonnées à elles-mêmes.

En consultant d’ailleurs le Saggio delle Opere di Leonardi da Vinci, publié à Milan en 1872 (1 vol. in-fol.), au chapitre intitulé Leonardo letterato e scienziato (p. 20-21) et les planches photolithographiques qui l’accompagnent (pl. XVI, no 1), on peut constater que cet homme de génie avait étudié le moyen de mesurer l’effort que l’on peut exercer en frappant l’air avec des palettes de dimensions déterminées, et qu’il avait inventé le parachute, dont il donne le dessin reproduit ci-dessus (fig. 6) ; il décrit l’appareil dans les termes suivants[4] :

Si un homme a un pavillon (tente) de toile empesée dont chaque face ait 12 brasses de large et qui soit haut de 12 brasses, il pourra se jeter de quelque grande hauteur que ce soit, sans crainte de danger.

Les études faites par Léonard de Vinci sur les appareils d’aviation sont, on le voit, nombreuses et remarquables.

Si les expériences de vol aérien de Léonard de Vinci ne semblent pas avoir été exécutées en grand, il n’en est peut-être pas de même du parachute, dont l’emploi est beaucoup plus sûr. La description de Léonard de Vinci a été reproduite postérieurement, non sans une amélioration notable dans le mode de représentation de l’appareil, dans un recueil de machines, dû à Fauste Veranzio et publié à Venise en 1617.

La gravure ci-jointe (fig. 7) est la reproduction exacte du parachute que l’auteur définit d’autre part dans les termes suivants, assurément inspirés de ceux de Léonard de Vinci :

Avecq un voile quarré estendu avec quattre perches égalles et ayant attaché quatre cordes aux quattre coings, un homme sans danger se pourra jeter du haut d’une tour ou de quelque autre lieu éminent ; car encore que, à l’heure, il n’aye pas de vent, l’effort de

celui qui tombera apportera du vent qui retieudra la voile, de peur qu’il ne tombe violement, mais petit à petit descende. L’homme doncq se doit mesurer avec la grandeur de la voile.

Fig. 7. — Le parachute de Venise (1017), d’après une gravure du temps.

Il est impossible de donner plus nettement le principe du parachute, et l’appareil se trouve si clairement expliqué qu’il nous semble difficile que l’expérience indiquée successivement par Léonard de Vinci et par Fauste Veranzio n’ait pas été essayée. On voit qu’elle a pu être faite deux cents ans avant celle de Garnerin.

En 1768, plus d’un siècle après la publication de l’ouvrage de Fauste Veranzio, un savant mathématicien, Paucton, a esquissé le projet d’un véritable hélicoptère, qu’il a désigné sous le nom de ptérophore[5].

Un homme, dit Paucton, est capable d’une force suffisante pour vaincre le poids de son corps. Si donc je mets entre les mains de cet homme une machine telle que, par son moyen, il agisse sur l’air avec toute la force dont il est capable et toute l’adresse possible, il s’élèvera à l’aide de ce fluide, comme à l’aide de l’eau, ou même d’un corps solide. Or, il ne paraît pas que dans un ptérophore, adapté verticalement à une chaise, le tout fait de matière légère et soigneusement exécuté, il ne se trouve rien qui l’empêche d’avoir cette propriété dans toute sa perfection. Dans la construction, on aurait soin que la machine produisit le moins de frottement qu’il serait possible ; et elle doit naturellement en produire peu, n’étant pas du tout composée. Le nouveau Dédale, assis commodément sur sa chaise, donnerait au ptérophore, par le moyen d’une manivelle, telle vitesse circulaire qu’il jugerait à propos. Ce seul ptérophore l’enlèverait verticalement ; mais pour se mouvoir horizontalement, il lui faudrait un gouvernail ; ce serait un second ptérophore. Lorsqu’il voudrait se reposer un peu, des clapets ou soupapes, ajustés solidement aux extrémités de secteurs de sciadique, fermeraient d’eux-mêmes les canaux hélices par où l’air coule, et feraient de la base du ptérophore une surface parfaitement pleine qui résisterait au fluide et ralentirait considérablement la chute de la machine.

On voit que Paucton expose nettement un projet d’un appareil d’aviation mû par deux hélices, l’une destinée à l’ascension, l’autre à la propulsion du système. Et cela en 1768 !

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

  1. L’Aéronaule, 7e année, no 9, septembre 1874.
  2. Voy. Comptes rendus de l’Académie des Sciences, tome XCIII, 1881, p. 401 et suiv.
  3. Voici le texte italien des deux notes :
    « Ire. L’estremità di fuori della vite sia di filo di ferro grosso una corda, e dal cerchio al centro sia braccia 8.
    » IIe. Trovo se questo strumento fatto a vite sarà ben fatto, cioè fatto di tela lina stoppata i suoi pori con amido, e voltato con prestezza ; che delta vite si fà la femmina nell’aria, e monterà in alto. Piglia lo esemplo da una riga larga e sottile e menata con furia in fra l’aria ; vedrai essere guidato il tuo braccio per la linea del taglio della detta asse.
    « Sia l’armatura della sopradetta tela, di canne lunghe e grosse.
    « Puossene fare uno picciolo modello di carta, che lo stile suo sia di sottile piastra di ferro e torta per forza, e ncl tornare in libella l’ara volgere la vite. »
  4. « Se un uomo ha un padiglione di pannolino intasato, che sia 12 braccia per faccia, e alto 12, potrà gittarsi da ogni grande altezza senza danno di sè » (Codice Atlantico, fo 372, verso).
    1. in-8o de 556 pages, Pérouse, 1678.
    2. La reproduction de ces dessins avec un bon article à ce sujet a été donnée dans l’Aéronaute de septembre 1874, et plus récemment dans un journal militaire italien, Rivista de artigliera, 1885.
  5. Théorie de la vis d’Archimède, de laquelle on déduit celle des moulins, conçue d’une nouvelle manière. Paris, 1768.