LA NÉERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

V.
LE PAUPÉRISME, LES ÉTABLISSEMENS DE CHARITÉ ET LA LITTÉRATURE.[1]


La Néerlande a peu de monumens ; mais le petit nombre de ceux qu’on rencontre dans les villes ont un caractère vraiment national, et sont ou des établissemens d’orphelins ou des asiles pour la vieillesse. Des sculptures naïves surmontent le plus souvent l’entrée principale de ces constructions vieilles et sacrées. Le style hollandais s’y manifeste dans la solidité du corps de logis, dans la forme des fenêtres, fortement cintrées, dans les ornemens, d’un goût minutieux et familier. Ce mariage de l’art et de la charité publique montre assez quelles profondes racines le sentiment de la bienfaisance a jetées dans les mœurs hollandaises. La littérature, expression fidèle des goûts et des inclinations d’une race, a de son côté célébré la poésie des bonnes œuvres. Artistes et poètes n’ont fait ainsi que traduire un principe inhérent à la vieille civilisation néerlandaise, celui de la solidarité chrétienne.

Il n’entre point dans notre plan de faire le bilan des œuvres de charité qui se pratiquent en Hollande : c’est un réseau compliqué dont les mailles délicates se perdent dans les mystérieuses profondeurs de la vie sociale. Ce que nous voulons, c’est indiquer les traits particuliers de cette bienfaisance publique, signaler les établissemens utiles qui n’existent point ailleurs, définir l’originalité du système qui préside à la distribution des secours. Le caractère dominant et distinctif de la charité batave est l’initiative individuelle. En France, l’état est grand aumônier ; en Hollande, l’état s’abstient, ou du moins il n’intervient que dans le cas où l’action religieuse et personnelle se retire. À Dieu ne plaise que nous prétendions attaquer le système créé en France par la révolution de 89 : nous le croyons excellent et supérieur à beaucoup d’égards ; il n’est pas sans intérêt toutefois de lui comparer un système opposé, et de chercher dans le contraste des faits un moyen d’éclairer les doctrines morales.

On peut diviser en deux branches distinctes le système de charité qui se pratique dans les Pays-Bas : cette charité est ou préventive ou curative. Au nombre des institutions destinées à prévenir la misère, nous placerons celles qui se proposent d’instruire les classes nécessiteuses et de leur fournir du travail. Au nombre des institutions qui ont pour but le soulagement des plaies sociales, nous rangerons les établissemens qui reçoivent l’enfance abandonnée, disgraciée, ou la vieillesse dépourvue de moyens d’existence. Entre les unes et les autres, il existe un lien sans doute, mais ce lien est en quelque sorte fortuit, involontaire. Si le système s’est trouvé complet, si la Hollande est un des pays où il y a le moins de misères saignantes qui échappent à l’assistance mutuelle, c’est que sur chaque besoin s’est greffé un acte de charité particulière et intelligente.

I.

À la tête des institutions appelées à combattre le paupérisme par la diffusion des lumières, et dont on chercherait vainement le type chez les autres nations civilisées, se place la société d’utilité publique, — tot nut van’t Algemeen. En 1784, un ministre protestant de Monnikendam, appartenant à la secte des mennonites, Jean Nieuwenhuijzen, dit un jour à son fils Martin et à quelques amis : « Je vois des érudits qui s’occupent à publier de gros livres et à répandre leur nom dans les classes éclairées ; je vois partout des sociétés savantes, je vois des riches qui commencent à s’enivrer du luxe de la littérature renaissante et des beaux-arts ; puis je vois à côté d’eux une masse d’infortunés qui croupissent dans l’ignorance : ils ne savent ni lire ni écrire, et même le sauraient-ils, qu’ils n’auraient pas les moyens d’acheter ni de comprendre les ouvrages des beaux esprits. Les choses ne peuvent demeurer en cet état ; nous devons faire quelque chose pour ces intelligences déshéritées. » Nieuwenhuijzen et ses amis se mirent bientôt d’accord sur les bases de l’œuvre qu’il s’agissait d’accomplir. Il fut résolu qu’on fonderait une société destinée à répandre des lumières dans le peuple, à encourager les bonnes mœurs et à procurer aux classes peu aisées des connaissances qui les missent en état d’accroître leur bien-être.

Cette pensée porta ses fruits. Fondée en 1784 dans une petite ville de la Nord-Hollande, Édam, où demeurait le fils du ministre Nieuwenhuijzen, la société eu peu de temps s’étendit dans tous les Pays-Bas, et bientôt il fut nécessaire de transporter le centre de l’administration à Amsterdam. C’est là que je visitai, il y a quelques mois, dans une maison voisine du musée, le siège d’une institution qui a rendu à la Hollande d’incontestables services. La société tot nut van’t Algemeen est devenue une puissance, mais une puissance toute morale ; car, placée en dehors de l’état et du monde officiel, elle s’appuie uniquement sur une idée, sur le dévouement de ses membres et sur la passion du bien.

À l’époque de sa fondation, la société était une : dispersés dans le pays, les membres se rejoignaient à certaines époques de l’année. L’accroissement des sociétaires fit naître la constitution qui existe aujourd’hui. Il fut convenu que dans chaque ville, dans chaque commune où se trouveraient seulement huit personnes désirant faire partie de la société, ces membres formeraient une section ou un département. Chacun de ces groupes avait et a encore le droit de se faire représenter dans l’assemblée générale, qui se tient une fois l’année à Amsterdam. La société se divise aujourd’hui en trois cents départemens, qui comprennent dans leurs cadres 14,700 membres. Il faut ajouter à ce chiffre 500 membres honoraires qui ne versent pas de contribution. La plupart des hommes qui s’intéressent directement aux travaux de la société appartiennent à la classe moyenne, à la petite bourgeoisie. Les classes supérieures contribuent cependant de leur bourse. Ces impôts volontaires sont tout à fait dans les mœurs de la Hollande. Il n’y a guère de fortune un peu considérable qui ne soit grevée par les sacrifices qu’elle s’impose à elle-même. Dieu nous garde de rien enlever au mérite de ces contributions : on doit néanmoins dire que l’intérêt, un intérêt louable et bien compris, n’a pas été étranger dans les Pays-Bas au développement de la charité mutuelle. L’immoralité est fille des ténèbres. On croit donc en Hollande qu’il est juste et avantageux pour chacun de concourir à la propagation des lumières dans la mesure où il est menacé par le fléau. Celui qui possède le plus se trouve dès-lors plus obligé qu’un autre de mettre sa considération et sa fortune à couvert contre les mauvais conseils de l’ignorance. L’esprit pratique des Hollandais n’a pas été déçu dans ses calculs : les comptes-rendus de la criminalité annuelle sont beaucoup moins chargés dans les Pays-Bas que dans les provinces belges, où ces institutions tutélaires n’existent pas. Les sacrifices que la surveillance publique s’impose à elle-même sont d’ailleurs légers, surtout si on les compare à la nature des résultats obtenus. La cotisation diffère dans chaque département ; mais le versement annuel dans la caisse générale dépasse rarement la somme de 2 florins 25 cents par tête. En comptant les sommes que les départemens prélèvent sur leurs membres pour l’entretien des institutions locales, on trouve que la contribution est en moyenne de 5 florins 28 cents par année. Cela donne environ, tous les douze mois, un capital de 100,000 fl. C’est avec ce faible budget que la société a entrepris d’exercer sur les mœurs une sorte de magistrature anonyme.

L’histoire des services rendus par l’institution tot nut van’t Algemeen serait longue et compliquée : nous nous bornerons à indiquer les principaux. L’instruction primaire est en grande partie son ouvrage. La loi de 1806, qui a posé en Hollande les fondemens et les principes de l’éducation publique, a été faite avec le concours des membres de l’administration centrale de la société. Ce n’est pas tout que d’édicter des lois, il faut encore les incarner dans la pratique. La société prêta au gouvernement une main active pour l’exécution de tous les projets utiles. Sa mission était surtout de défricher le champ de l’intelligence. Les excellentes écoles primaires qui existent à Amsterdam et dans toutes les villes de la Néerlande ont été modelées sur les types que cette institution avait fournis elle-même en ouvrant dans plusieurs endroits des écoles pour les pauvres. Son initiative s’est étendue à tous les établissemens de bienfaisance. Les crèches, les écoles gardiennes, les écoles d’ouvriers, les écoles de répétition, les classes de chant, les caisses d’épargne sont, pour ainsi dire, sorties du sein de cette puissance invisible et toujours présente. La société se charge de l’entretien et de l’administration de ces établissemens jusqu’au jour où l’état, la commune ou même des particuliers les prennent à leur compte. Ce n’est pas seulement sur l’enfance et sur l’âge adulte que se sont répandus les bienfaits de l’instruction, c’est aussi sur le peuple. La société a publié de petits livres à la portée de tous, dans lesquels étaient exposés les rudimens de la morale, de la science, de l’histoire et du bien-être économique. Elle a fondé des bibliothèques où l’ouvrier puise les connaissances relatives à son état et à sa condition sociale.

Le directeur de la société est un homme d’esprit et de bon sens. Nous lui demandions à quelles causes il attribuait les accroissemens si rapides de l’institution : « La stabilité et le développement de la société tot nut van’t Algemeen, répondit-il, s’expliquent d’abord par son but philanthropique, lequel répond essentiellement au caractère hollandais. Je rapporte en outre le succès à la constitution assez remarquable de cette société. On chercherait vainement dans l’histoire un type plus parfait d’une organisation républicaine. L’indépendance, l’autonomie des départemens est presque illimitée pour tout ce qui regarde leur administration intérieure et le choix des moyens les plus propres à atteindre le but proposé. » La liberté dans l’unité, tel est en effet le caractère des statuts qui ont fait jusqu’ici la force de cette association. Chaque département est un cercle d’amis qui se réunissent de temps en temps pour discuter les intérêts de la société en général ou les intérêts du groupe en particulier. À certaines époques de l’année, on tient des séances solennelles. Nous avons assisté à une de ces séances, qui sont à la fois des soirées littéraires et des distributions de prix. La société d’utilité publique a cru entrevoir une lacune dans la loi civile qui punit le crime sans récompenser les actions vertueuses : elle cherche à combler cette lacune en témoignant sa reconnaissance pour les traits de courage ou de désintéressement. Les récompenses consistent soit en un diplôme honorable, soit en un cadeau de livres, soit en une médaille d’or ou d’argent. Les membres de l’association prononcent ensuite des discours. À la campagne surtout, ces réunions sont des fêtes de famille. On y fait de la musique, quelquefois des expériences de physique amusante. On y vient pour s’instruire et pour se divertir en même temps. Les femmes et les enfans sont de la partie : ce ne sont pas les yeux les moins ouverts ni les oreilles les moins attentives. La société ne dédaigne pas d’employer les femmes ; elle leur confie la surveillance des salles d’asile, l’instruction des jeunes filles, et d’autres œuvres de bienfaisance qui demandent un tact délicat.

Ce qui distingue en outre la société tot nut an’t Algemeen, ce sont ses tendances libérales. Elle plane au-dessus des sectes religieuses, dont elle réunit les différens membres sur le terrain de la morale et de la charité. Une direction d’idées si universelle s’opposa toujours au développement de cette institution dans les provinces belges. Avant la séparation, il existait bien quelques départemens en Belgique ; mais le clergé regardait ses progrès d’un œil de défiance, et les efforts de Guillaume Ier pour introduire la société dans cette partie de ses états demeurèrent à peu près stériles. Cette tolérance de la société d’utilité publique s’est pourtant démentie dans une circonstance récente. Il s’agissait de savoir si l’on admettrait les Juifs comme membres de la société. Le débat fut porté à l’assemblée générale. Déjà cette question s’était présentée il y a plusieurs années, et elle avait été résolue négativement. Ceux qui se prononcent pour l’exclusion se fondent sur un des statuts, qui dit que la société a été créée pour encourager les bonnes mœurs « conformément aux principes fondamentaux de la doctrine chrétienne. » Les Israélites répondent à cela que la morale est de toutes les religions, que les principes de l’Ancien-Testament, qui est la source de leurs croyances, ne diffèrent pas des principes de l’Évangile. Le débat fut orageux, et l’admission des Juifs fut repoussée à une faible majorité. Il est à croire que, si cette proposition se renouvelle dans quelques années, elle sera cette fois accueillie. Telle est en effet la marche de l’opinion en Hollande, lente, craintive, mais persistante. Nous devons d’ailleurs dire que les Israélites ont fondé depuis quelques années, sur le modèle de la société tot nut van’t Algemeen, une institution à eux qui prospère et qui rend des services, quoique sur une échelle plus restreinte. Cette division des forces n’en est pas moins regrettable ; aussi le vœu des moralistes éclairés est dès aujourd’hui en Hollande que l’action de toutes les sectes religieuses se confonde et s’élève en prenant pour base l’amour de l’humanité.

La société tot nut van’t Algemeen trace une direction à l’assistance publique. À son ombre s’élèvent des établissemens qui concourent à tempérer la misère. Le génie hollandais est ennemi des théories : il ne discute pas, il agit. Pour lui, toute bonne pensée est une œuvre. Sur le bord d’un des nombreux canaux qui coupent la ville d’Amsterdam en plusieurs îles reliées ensemble par des ponts et des chaussées, on remarque un grand bâtiment à mine sévère et imposante. Une des façades intérieures de l’édifice, tournée au nord-est, sur le Plantage, a un frontispice orné de treize figures symboliques. C’est un ouvrage de l’architecte Ziesenis. La ville d’Amsterdam, sous les traits d’une femme, protège de la main droite l’Industrie et l’Activité ; de sa main gauche, elle tient l’écusson écartelé des armoiries de la vieille cité, qu’elle oppose comme un bouclier contre la Paresse, la Misère, la Débauche et l’Extravagance. Entre l’écusson et ces figures se place un Hercule qui menace les vices avec sa massue. Toute cette allégorie de pierre est un peu froide, mais elle définit du moins la destination du monument. La maison de travail (werkhuis) ouvre un lieu d’asile pour les pauvres gens qui se trouvent temporairement sans toit et sans moyens d’existence. On n’y demeure pas, on y passe. Pour y être admis, les habitans de la ville n’ont qu’à présenter un certificat délivré par les maîtres de leurs quartiers, et qui témoigne de leur état nécessiteux. On pourrait bien envoyer ces indigens dans les colonies de bienfaisance[2] ; mais ce serait d’abord élever indéfiniment les frais de l’assistance publique, et ensuite on craint, en arrachant ces pauvres à leurs relations, de leur enlever les moyens de rétablir un jour leurs affaires. Tant qu’ils restent au contraire dans la ville, ils conservent la perspective d’un meilleur sort, et s’adressent à leurs amis pour reconquérir du travail. L’hospice est une fabrique : on y file, on y tisse, on y fait des cordages. Le nombre des personnes logées, nourries, entretenues par l’établissement, varie d’une année à l’autre, et suit en quelque sorte les fluctuations économiques de la société elle-même. De longs hivers, la cherté des moyens de subsistance, le manque de travail, ont pour résultat ordinaire d’accroître la population du werkhuis. De 1822 jusqu’à 1845, cette population était de 600 à 900 personnes par année ; depuis 1845, elle est en moyenne de 1,000 à 1,200 têtes. Les pères et les mères de famille y entrent avec leurs enfans. Ces enfans reçoivent une instruction scolaire et religieuse. Le maître et la maîtresse d’école sont choisis parmi les gens que secourt l’hospice. L’entretien de l’établissement coûte en moyenne, 90,000 florins par année. Cette œuvre honorable ne mériterait que des éloges, si le mélange des pensionnaires n’en dénaturait le but et le caractère. La maison de travail reçoit, outre ceux qui viennent y chercher un asile contre les atteintes de la misère, les mendians qui ont été condamnés et qui attendent qu’on les conduise aux colonies, les personnes qui se sont rendues coupables de contravention aux ordonnances de la ville, les détenus pour dettes. Il y a là un ensemble de faits qu’on s’étonne de trouver réunis. La pauvreté est un malheur, la mendicité est un délit. On se demande s’il est bien conforme à la morale de la charité de confondre sous le même toit et sous le même vêtement des conditions aussi diverses.

Une institution d’un autre genre, mais destinée également à fournir du travail aux ouvriers qui en manquent, existe dans la ville de La Haye. Un conseil permanent, formé des diacres de toutes les communions religieuses, administre les intérêts généraux de la classe pauvre. Les théâtres versent à La Haye, comme en France, une certaine somme prélevée sur les plaisirs des riches ; mais cette somme, au lieu de tomber, comme chez nous, dans les mains de l’état, descend dans la caisse commune des diverses communions religieuses. Pendant la kermesse, les baraques établies sur la place paient également un droit. Le conseil des diacres reçoit ces différentes contributions. Il y a huit ou neuf ans, cette réunion d’hommes, divisés par les croyances, mais réunis par le lien de la charité, eut l’idée d’ouvrir à La Haye un chantier public pour les ouvriers sans travail. Une commission fut nommée et déléguée en vue de cette œuvre spéciale. La nature des travaux à entreprendre était indiquée par la géographie locale. Nous avons parlé ailleurs de la lutte que la Hollande eut à soutenir contre les eaux ; mais nous n’avons rien dit encore des efforts qu’elle déploya pour se débarrasser des sables. Ces deux ennemis exigent des moyens de résistance également énergiques. Une grande partie de la ville de La Haye a été conquise sur les dunes. Dans les provinces de la Drenthe et de l’Overyssel, les sables mouvans s’amoncèlent sur les tourbières, et forment ainsi des collines qui s’accroîtraient de jour en jour, si l’on ne prenait le soin d’en arrêter les progrès. Il a fallu que la main de l’homme contînt et repoussât cette lave, qui, apportée par les vents, voiturée par les eaux des fleuves ou de la mer, recouvrait le pays, étouffait les cultures, et menaçait souvent de les engloutir. Le Hollandais ne s’est pas contenté toutefois de repousser le fléau : il a utilisé le mal, si tant est que le mal existe dans la nature et en face d’une économie intelligente des forces humaines. Ces sables parasites sont l’objet d’un commerce : on les enlève pour fertiliser certaines terres argileuses et pour servir de lest aux vaisseaux. La commission crut qu’il serait sage d’intéresser les bras inoccupés à cette conquête de la volonté sur le sol. Elle demanda au gouvernement des collines arides sur lesquelles croissaient la mousse, les lichens et les bruyères. Le gouvernement les céda volontiers. Aujourd’hui les lieux ont changé de physionomie. Ces collines se sont abaissées et s’abaissent encore tous les hivers sous la main des terrassiers. Ce qui a été le lit de la mer est maintenant une culture. Les sables chassés par le vent et amoncelés en une chaîne de dunes s’égalisent sous la pioche, se développent en champs de pommes de terre ou de betteraves, se couronnent d’une fertilité relative à l’aide des engrais. Dans ces terrains bouleversés, qui présentent à chaque pas l’image de l’homme producteur debout sur le chaos, on a ménagé des défenses savantes contre les vents et les orages. Des murs de sable, taillés dans l’épaisseur des collines à demi renversées, protègent les accroissemens de la végétation naissante. Ces défrichemens, entrepris par des ouvriers que la rigueur de la saison et la dureté des circonstances enlèvent momentanément à leur état, présentent quelques traits de ressemblance avec les ateliers nationaux créés à Paris par le gouvernement provisoire en 1848 ; seulement on y travaille. Les ateliers nationaux étaient un expédient ; la culture des dunes est une institution. 6,132 florins, obtenus par voie de souscriptions, ont été jetés dans cette lutte contre la nature et l’inégalité du sol. La commission se proposait moins une œuvre industrielle qu’une œuvre morale de prévoyance. Sous ce dernier rapport, ses vues n’ont point été trompées. Pendant huit hivers, plus de cent familles ont été préservées de la faim. Les ouvriers de toutes professions, terrassiers, maçons, peintres, tailleurs, bottiers, travaillent dans les dunes aussi longtemps qu’ils ne trouvent pas d’ouvrage on ville, c’est-à-dire pendant trois ou quatre mois de l’année. Il ne faut en effet considérer ce chantier que comme la dernière ressource à laquelle l’ouvrier s’attache, lorsque tous les autres moyens lui manquent pour exercer ses bras. Chaque communion religieuse fournit un nombre de travailleurs proportionné à son importance numérique. Ces ouvriers reçoivent au plus 4 florins 20 cents par semaine[3]. Quoique le but de la commission n’ait point été une spéculation matérielle, on peut dire que les sacrifices d’argent n’ont point été perdus. Un terrain improductif a été transformé en champs utiles pour la nourriture de l’homme et des bestiaux. La récolte des tubercules et des légumes a donné l’année dernière un résultat de 4,104 florins ; c’est une moyenne de 87 florins par hectare. On ne saurait trop encourager une institution qui traduit l’aumône sous la forme du salaire, et qui, dans les temps difficiles, atténue la misère de l’ouvrier sans demander aucun sacrifice à la dignité humaine.

Beaucoup d’autres institutions de prévoyance existent en Hollande, mais rien ne les distingue de ce qu’on remarque dans d’autres pays. Il faut d’ailleurs le reconnaître, le système préventif de la charité, est faible ; il vient de naître. Il n’en est pas de même du système qui va au secours des infortunes accomplies et de ce que l’assistance publique fait par exemple pour l’enfance des orphelins. On peut établir deux degrés dans la situation des orphelins, selon qu’ils appartiennent à la classe pauvre ou à la classe moyenne. Les asiles destinés à recevoir les enfans de la classe pauvre sont les premiers qu’il convienne d’examiner.

À La Haye, sur un quai qu’on nomme le Spui, au tournant d’un pont, s’élève un grand pavillon de brique à volutes et à bordures de pierre. L’édifice trempe ses pieds dans l’eau. Une des faces de ce vieux bâtiment, surmontée d’une horloge, se regarde dans le miroir tranquille du canal, tandis que de côté, sous d’immenses fenêtres, s’ouvre une petite porte basse : c’est l’entrée. Au-dessus de la porte est un écusson supporté par deux lions sculptés en relief et au bas duquel on lit ces mots : Diaconye oude wrouwen en kinderhuys, hospice de la diaconie pour les vieilles femmes et les enfans. Cet établissement, fondé en 1659 par les dons de la commune protestante hollandaise, était en effet destiné à recevoir les orphelins et les femmes accablées par l’âge ; mais aujourd’hui il n’y a plus que des orphelins. Nous choisirons pour visiter cette maison l’heure la plus intéressante de la journée : c’est le soir. La porte de la rue s’ouvre sur une salle basse, obscure et pavée en dalles bleues. Un long corridor, froid et humide comme les allées d’une cathédrale, vous conduit à une cour dans laquelle les enfans jouent pendant la journée. Cette cour est encadrée par quatre ailes de bâtimens percés de fenêtres hautes. Au rez-de-chaussée se tiennent les classes : ce sont de grandes salles, pavées en briques jaunes comme les trottoirs des rues de La Haye, avec deux rangées de pupitres et de bancs de bois. Vous chercheriez en vain sur les murs gris des ornemens ou des tableaux pour reposer vos yeux. L’austérité calviniste règne ici dans toute son orthodoxie.

Les enfans y reçoivent l’instruction scolaire jusqu’à leur quatorzième année. Un maître et deux sous-maîtres sont attachés à l’établissement ; quelquefois on choisit ces répétiteurs parmi les élèves. Les deux sexes sont confondus dans les classes et séparés dans tous les autres exercices. L’éducation est avant tout élémentaire et pratique ; elle ne se propose pas de faire des savans, elle se propose de faire des ouvriers. À côté des classes sont les ateliers. À la lueur de mornes chandelles, des jeunes filles, assises sur des bancs et rangées le long des tables, sont occupées à des ouvrages d’aiguille. Beaucoup de personnes de la ville fournissent à l’établissement des commandes de couture. De temps en temps on charme la monotonie de ces travaux par des chants. Les orphelines cousent et tricotent pour l’établissement jusqu’à huit heures du soir, et de huit à neuf heures pour elles-mêmes. L’argent qu’elles gagnent ainsi est employé à leur toilette. La maison leur fournit un costume uniforme, mais elles ajoutent à ce costume quelques ornemens qui n’en dénaturent point le caractère : un bonnet d’étoffe plus fine pour le dimanche, un tablier blanc avec des plis, un mouchoir de soie pour le cou, quelquefois même une broche ou une bague en or. Le vêtement ordinaire et tel qu’il est donné par l’établissement ne manque d’ailleurs pas de style. Les orphelines de la diaconie calviniste à La Haye portent une robe de laine noire avec des manches courtes et serrées ; leurs bras sont revêtus de longues mitaines blanches, et leurs épaules couvertes d’un double mouchoir, l’un en calicot, l’autre en mousseline ; un bonnet de batiste, d’une forme singulière, encadre la tête, dont on ne voit point les cheveux. Ce vêtement est historique ; c’est celui qu’on retrouve dans les anciens portraits de l’école flamande. Les garçons ne travaillent pas dans l’établissement. Dès qu’ils ont atteint leur quatorzième année, ils sont placés en apprentissage chez des artisans de la ville. Tous les matins, ils se rendent au siège de leurs travaux, et rentrent le soir dans l’institution[4]. Le dimanche, ils portent un pantalon et une veste de couleur brune avec des boutons de cuivre, une cravate blanche, un chapeau rond et des gants. Plus d’une mère les regarde passer dans la rue avec un œil d’envie, tant ces enfans de la charité publique ont une tenue propre et convenable.

Une salle toujours aussi nue que celles où nous venons d’entrer sert de réfectoire. Il est intéressant de voir les plus jeunes élèves prendre ensemble leur repas du soir, qui consiste en un morceau de pain noir et du lait. Debout, les yeux baissés, ces enfans rendent grâce à Dieu de la frugale collation qu’ils viennent de recevoir. Il est à peu près sept heures, c’est le moment du coucher. Un dortoir faiblement éclairé par deux lampes attachées au plafond présente une cinquantaine de lits rangés des deux côtés de la salle. Les enfans se couchent deux à deux. Quand ils sont endormis, une surveillante, orpheline elle-même, continue de présider, pendant quelques heures, au bon ordre. C’est un tableau touchant, dans cette salle longue et triste, que celui de cette orpheline, en costume d’un autre temps, lisant à la clarté d’une petite lumière un livre qui nous a semblé être la Bible, et protégeant le sommeil de ses sœurs endormies sous l’œil de celui qu’on ne voit pas. À neuf heures a lieu le coucher des adultes. Les orphelins rangés dans un dortoir et les orphelines dans un autre chantent un psaume, puis récitent une prière à voix basse. Le silence, un silence particulier aux cloîtres, descend alors sur cette vieille maison, au pied de laquelle passent encore, durant la nuit, quelques barques attardées et étoilées d’une lumière.

L’établissement a un directeur qu’on appelle le père, et une directrice qu’on appelle la mère. Il ne faudrait pas d’ailleurs accorder à ce titre le sens qu’on lui donne en France : le directeur des institutions de charité est un subalterne en Hollande ; au-dessus de son autorité plane l’action de la diaconie. Pour comprendre maintenant le caractère de cette magistrature toute spéciale, il nous faut remonter jusqu’à l’organisation religieuse de la Hollande. Le protestantisme batave est représenté matériellement, dans chaque commune, par un corps qu’on appelle le consistoire. Le consistoire se compose à La Haye de onze pasteurs, de dix-huit anciens et de vingt-deux diacres. Aux pasteurs est confié le ministère de la parole ; les anciens sont préposés aux besoins spirituels de la communauté ; les diacres sont chargés d’administrer le patrimoine des pauvres. Sur ces vingt-deux diacres, huit sont nommés régens de la maison des orphelins. On leur adjoint six dames régentes, choisies par le consistoire de l’église protestante. Leurs fonctions consistent à surveiller l’établissement. Nous avons assisté à l’un des conseils qui se tiennent tous les vendredis dans une des salles de la maison ; les régens vérifient les recettes, ordonnancent les dépenses, dirigent en un mot tout le mouvement administratif et moral de l’œuvre. Ils sont responsables de leurs actes devant le consistoire, et de plus ils soumettent les questions délicates à l’assemblée générale des diacres, qui se réunit toutes les trois semaines. Ces fonctions sont gratuites ; il n’y a de rétribué que le personnel de la maison.

Jusqu’à l’année 1855, la diaconie calviniste recevait un subside de l’état. Ce subside était de 36,000 francs par an. La diaconie refuse aujourd’hui ce secours pour rester indépendante, et elle n’a point à se repentir de sa liberté ; les ressources se sont élevées depuis que la direction a refusé le subside de l’état. Le capital de l’établissement s’accroît de temps en temps par des dons volontaires, par des legs. Ses revenus s’alimentent des quêtes qui se font à certains jours dans les églises. Tous les dimanches, des troncs parcourent la ville et sont portés à domicile par les orphelins. Les fournisseurs de l’établissement, payés tous les mois, déposent aussi dans une boîte l’obole de la charité. C’est avec ces diverses ressources que l’établissement entretient trois cent soixante-dix-huit enfans des deux sexes. Ces enfans ne sont pas tous orphelins ni orphelines : quelques-uns d’entre eux n’ont perdu que leur père ou leur mère ; d’autres ont encore leurs parens, mais ces parens sont incapables de subvenir aux besoins de leur famille. Ils sont d’ailleurs tous confondus, sous le même costume, dans un système de protection unique. Quand il s’agit de recevoir un enfant nouveau dans la maison, les faits sont examinés par une commission d’enquête, composée du diacre du quartier où habite l’enfant, d’un régent et de l’avocat. Cette commission soumet son rapport à l’assemblée de tous les diacres réunis, qui prononce sur l’admission. Chaque élève coûte à peu près à l’établissement 180 francs par année pour l’alimentation et l’habillement. Les enfans ne sont néanmoins pas tous à la charge de l’administration diaconale : il y a une catégorie d’orphelins et d’orphelines que la maison reçoit au compte de la ville ou de certains particuliers. Le taux de la pension est en ce cas de 200 fr. Les enfans que l’état adopte sont ceux dont les parens ne sont point attachés à une des communions religieuses de l’église protestante[5]. Le mécanisme économique de l’établissement nous amène à préciser le but qu’on veut atteindre par ces sacrifices. Les élèves restent dans la maison jusqu’à leur vingtième année. On leur accorde alors une certaine somme d’argent et des habits, puis on les livre à la société. La moitié de cette somme est donnée au moment du départ, et l’autre moitié un an après la sortie. Les élèves, qui ont appris un état, se placent dans le monde comme ils peuvent : les garçons deviennent ouvriers, les filles entrent en service, ou exercent l’état de lingère. On cite quelques exemples d’individus qui, grâce à des facultés heureuses, se sont fait une position au-dessus du commun : un ancien élève de la maison est maintenant capitaine d’infanterie aux Indes, un autre exerce à La Haye la profession d’architecte ; mais ces exemples sont rares : l’organisation de l’établissement défend d’ouvrir aux élèves une carrière libérale. Des institutions du même genre existent dans les autres villes de la Hollande ; nous n’avons point à les décrire.

H convient maintenant de déplacer le théâtre de nos observations et de nous transporter à Amsterdam dans l’hospice des orphelins de la classe bourgeoise, Burger-Weeshuis. On y entre par deux portes qui ne manquent point d’un certain caractère architectural : l’une s’ouvre sur le Kalverstraat, et l’autre dans la rue Sainte-Lucie. La première entrée est surmontée de deux figures sculptées, lesquelles représentent un orphelin et une orpheline dans le costume qui se porte encore aujourd’hui. Au-dessus figure magistralement l’écusson de la ville d’Amsterdam. La salle dite des directeurs, regentenkamer, est ornée de quelques tableaux qui ne sont point sans mérite, et parmi lesquels on distingue les portraits des anciens régens et des anciennes régentes. On s’arrête surtout devant le portrait de la fondatrice, la dame Haasje Klaas. Autrefois cette maison était un cloître ; elle a changé de face en changeant de destination. À la solitude inutile et morne ont succédé la vie et le mouvement de la charité. Ici tous les enfans, au nombre de quatre cent soixante-et-un, sont vraiment orphelins, c’est-à-dire sans père ni mère. Pour qu’ils soient admis dans l’établissement, il faut que leurs parens aient été citoyens d’Amsterdam[6]. Les enfans reçus dans la maison appartiennent à toutes les communions protestantes. L’établissement est régi par des directeurs civils et des directrices. Ce que nous aimons le moins, c’est le costume. Les orphelins et les orphelines sont habillés mi-partie de rouge et de noir. On dit que cet uniforme facilite l’application des mesures de discipline extérieure. Les cabaretiers par exemple ont ordre de ne point recevoir chez eux les jeunes gens portant ce costume. Nous approuvons fort ces règlemens, mais on se demande s’il ne serait pas possible d’atteindre le même but sans revêtir les orphelins et les orphelines d’une livrée singulière, qui affiche beaucoup trop leur infortune. Quoique l’éducation qu’ils reçoivent dans la maison s’arrête au premier degré, quelques élèves dont l’établissement a conservé les noms ont marqué dans les sciences ou dans les fonctions publiques. Le plus célèbre d’entre eux est van Speijk. L’établissement est plein de son souvenir. Une toile retrace le dernier exploit de sa vie, qui l’a rendu si cher aux Hollandais. Quelques têtes d’hommes effarées regardent par une lucarne du vaisseau le jeune lieutenant de marine au moment où il approche la mèche des barils de poudre. On reste frappé d’admiration, non à la vue du tableau, qui est mauvais, mais à la vue de l’action, qui est sublime.

Toutes ces fondations si méritoires sont bien dépassées par celles qu’on doit à la sollicitude de la baronne de Reede de Renswoude. En Hollande, on trouve le nom d’une femme à l’origine de presque toutes les institutions charitables. Cette dame, qui n’avait point d’enfans, laissa par testament sa grande fortune aux orphelins. J’ai vu son portrait, qui exprime un air de grâce et de bonté. Les traces vivantes de son œuvre sont surtout à La Haye, à Delft, à Utrecht. Elle a voulu que dans ces trois villes on fît un choix parmi les orphelins nés de parens bourgeois, et que les enfans les plus distingués par leur intelligence reçussent une éducation tout à fait soignée. Le testament, qui est de 1749, porte que ces jeunes gens d’élite devront se développer selon leurs moyens dans les arts libéraux, dans la médecine ou la chirurgie. Pour satisfaire à ses volontés, on créa à La Haye, dans la maison connue sous le nom de Burger-Weeshuis, érigée en 1564, un second établissement, dont le titre rappelle le nom de la fondatrice. Plusieurs ingénieurs civils et quelques chirurgiens distingués se sont formés dans cette école. À Utrecht, j’ai visité une succursale de la même œuvre, qui est un véritable monument de bienfaisance. Plusieurs élèves remarquables sont sortis de cette maison : parmi eux, il faut nommer le graveur Josi, qui a publié un catalogue raisonné des œuvres de Rembrandt.

Dans les villes de Hollande, on voit habituellement au-dessus de la porte des maisons administrées par les diaconies une Bible sculptée en pierre. Cette association d’idées n’a rien de fortuit. Les sociétés païennes regardaient peu à la condition des enfans abandonnés ou privés de leurs soutiens naturels. Le Jéhova de l’Ancien-Testament est le premier qui se soit appelé lui-même avec une sorte d’orgueil « le Dieu des orphelins. » La poésie de la charité chrétienne est sortie elle-même de ces paroles de l’Evangile : « Laissez venir à moi les petits enfans. » Cette poésie est passée avec la réformation dans les mœurs de la Hollande. L’orphelin est ici de toutes les cérémonies publiques. Dernièrement on commençait à Amsterdam l’érection d’un monument destiné à perpétuer le souvenir de l’élan national qui poussa en 1831 les armées de volontaires hollandais contre la Belgique soulevée. L’honneur de poser la première pierre fut confié à des enfans sans père ni mère, comme si la Néerlande eût voulu sanctifier son histoire par la main de l’infortune.

À côté des enfans laissés dans le monde à la merci des événemens, il y a encore les enfans disgraciés par la nature, qui seraient une charge pour eux-mêmes et pour la société, si la main de l’assistance publique, unie à celle de la science, ne les retirait de leur néant. Ici la Hollande a également organisé un système de secours qui honore le caractère et l’esprit de ses habitans.


II.

Au centre de la ville d’Amsterdam, il est une maison consacrée à l’instruction des jeunes aveugles, Instiluut tot ondenvijs van Blinden. L’histoire de cet établissement remonte aux premières années du XIXe siècle. Un Suédois, disciple de valentin Haüy, se trouvait alors dans la capitale des Pays-Bas. Il engagea un Hollandais, membre d’une des loges maçonniques d’Amsterdam, à naturaliser dans la Néerlande une des créations de la philosophie française. Cet ami en parla dans sa loge, et le conseil fut goûté. On ouvrit en 1808 une petite école d’aveugles. Le nombre des élèves était d’abord de trois, puis de quatre, puis de cinq. L’œuvre, quoique dans des conditions imparfaites et mesquines, prospéra. On reconnut que l’aveugle était un être capable d’éducation. Alors l’établissement s’accrut : les sociétés maçonniques s’intéressèrent de plus en plus à une fondation qui était leur ouvrage. Quand on compare maintenant cette humble origine à l’état actuel de l’institution, on est frappé des succès rapides qui l’ont couronnée. À mesure qu’elle grandissait, l’école des jeunes aveugles échappait aux mains de la maçonnerie : elle cessait d’être l’œuvre d’une société occulte pour devenir une œuvre nationale. Libre aujourd’hui de toute influence, indépendante de l’état, ne recevant aucun subside ni du gouvernement ni de la ville, l’institut vit de ses propres ressources et se gouverne par ses lumières. La direction se compose de six personnes, choisies parmi les contribuables de l’œuvre. Trois de ces directeurs doivent néanmoins être membres des loges maçonniques, c’est un hommage de reconnaissance que l’établissement rend de la sorte aux anciens fondateurs et comme un souvenir de son berceau. Il doit également y avoir dans le conseil un ou deux médecins. Aux six directeurs-commissaires incombe la responsabilité morale de l’œuvre. On connaît assez maintenant les mœurs de la Hollande pour deviner que ces fonctions sont gratuites ; un des directeurs, membre de la première chambre, me disait : « Du jour où ces fonctions seraient rétribuées, on ne trouverait plus ici de personnes considérables qui voulussent les exercer. »

On avait commencé par louer un local : de 1822 à 1825, on acheta une maison. Cette maison, bâtie par un ancien bourgeois d’Amsterdam, raconte les mœurs et les richesses des beaux temps de la république. L’extérieur en est à la fois simple et grandiose ; l’intérieur respire un air de luxe : les corridors sont pavés en marbre blanc, les plafonds ornés de sculptures également en marbre. Une demeure si convenable ne suffit déjà plus aux besoins de l’institution, qui s’étendent sans cesse.

Comme tous les fléaux de la nature, la cécité frappe de préférence les individus de la classe pauvre. Ce fait, bien établi par les statistiques, a donné lieu à une question intéressante ; on s’est demandé si la cécité était une infirmité congéniale ou acquise. Naît-on ou devient-on aveugle ? Aujourd’hui cette question est résolue. Sur cent cas de cécité, il y en a peut-être quatre-vingt-dix-neuf où les malheureux qui ne voient pas sont devenus aveugles quelques jours après leur naissance. L’expression d’aveugle-né, qui est passée dans le langage usuel et même dans le langage scientifique, repose donc le plus souvent sur une ancienne opinion erronée. D’après la nouvelle manière d’interpréter les faits, ce ne serait point en général la nature qu’il faudrait accuser : ce serait l’ignorance des familles, le manque de soins, certains préjugés locaux et certains usages réprouvés par l’hygiène[7]. Dans quelques villages des Pays-Bas, où les habitans résistent encore aux bienfaits de la vaccine, la petite-vérole fait beaucoup d’aveugles. Cette résistance se greffe malheureusement sur une fausse idée religieuse, sur le dogme fataliste de la prédestination. « Si notre enfant, disent les parens peu éclairés, doit avoir la maladie, il l’aura malgré nous : c’est la volonté de Dieu. »

Le système qui préside à l’enseignement des aveugles dans la ville d’Amsterdam est particulièrement éclectique. Le directeur proprement dit, homme vraiment remarquable dans sa spécialité, fait de fréquens voyages pour reconnaître et s’approprier les différentes méthodes qui existent dans les pays étrangers. Si l’établissement n’exclut rien de ce qui semble bon, il a pourtant un caractère à lui. Rien n’est négligé pour y développer chez les aveugles les sens qui peuvent suppléer à l’absence de la vue. Je rencontrais dans les escaliers des enfans qui se dirigeaient très bien et qui regagnaient leur place avec facilité. Quelques-uns n’ont même pas besoin de porter les mains en avant pour toucher les obstacles qui se trouvent sur leur chemin ; il leur suffit d’analyser l’impression que produit sur le visage, particulièrement sur le front, l’approche d’un corps étranger. L’aveugle peut calculer ainsi la résistance de l’air compris entre un objet quelconque et sa personne. Il existe dans l’établissement deux écoles de gymnastique, où l’on ne voit pas sans surprise les aveugles passer d’une corde à l’autre et se livrer à tous les exercices du corps les plus compliqués.

L’éducation morale n’est pas moins soignée que l’éducation physique. Le secret de cette méthode consiste à mettre la vision au bout des doigts de l’aveugle. L’enseignement de la lecture se fait en trois temps. D’abord on se sert de types en cuivre incrustés dans du bois, ensuite on emploie des lettres en gutta-percha, puis on fait usage de livres imprimés en gros caractères saillans. Il est intéressant de voir les jeunes aveugles, ces somnambules lucides de l’art, reconnaître ainsi par le toucher la figure des signes de la pensée. Au moyen de ces exercices, l’enfant aveugle apprend aussi vite à lire que l’enfant voyant. J’ai pu me convaincre de cette vérité. Une jeune fille entrée dans l’établissement le 2 décembre 1854 lisait couramment au mois d’avril 1855. Un autre élève né à Java, de race indienne, éprouvait un obstacle naturel ; sa peau, plus épaisse que celle des enfans de nos climats, interceptait en quelque sorte la finesse des sensations ; il avait, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le toucher myope. Malgré cette cause d’infériorité relative, il apprit à lire en quatre mois. On rencontre au contraire chez certains individus d’origine européenne une délicatesse sensitive qu’il faut quelquefois modérer. Tout corps qui serait de nature à user, à altérer la sensibilité de l’épiderme, doit être éloigné des doigts de l’aveugle. On recouvre en pareil cas les mains de gants à peau fine et souple, comme on protège à l’aide de certains verres les yeux trop sensibles contre l’action des rayons solaires. L’œil digital se forme par l’exercice. Après avoir mis les enfans en état de recevoir la pensée des autres, on leur apprend à exprimer par des signes leur pensée à eux-mêmes. Il existe quatre systèmes d’écriture pour les aveugles. Ces quatre systèmes sont pratiqués successivement par les élèves d’Amsterdam. Il serait superflu de décrire les appareils plus ou moins ingénieux à l’aide desquels les enfans privés de la vue fixent des caractères sur le papier. Il est seulement à observer que les aveugles disposent de deux modes d’écriture, l’un qui est particulier et qui leur sert à correspondre entre eux, l’autre dont les types ne diffèrent point de nos types ordinaires. La première manière présente des traits de ressemblance avec l’écriture cunéiforme. Les lettres y sont figurées par des points saillans, semblables à des têtes de clous ; le nombre et la position de ces points varient autant de fois que les signes de l’alphabet. Toute infirmité humaine serait-elle sous quelque rapport un retour vers les formes rudimentaires de la civilisation ?

Presque toutes les connaissances qui forment la base de l’éducation peuvent être acquises par l’aveugle : il s’agit seulement de les lui rendre accessibles au moyen du toucher. On lui apprend à construire des figures géométriques à l’aide de fils de cuivre qui s’accrochent sur un instrument en bois. La faculté du calcul est généralement très développée, surtout chez les aveugles de la Frise. Ils n’ont pas besoin de poser les chiffres sur le papier : leur cerveau est une sorte de tableau noir sur lequel ils tracent les signes fugitifs des nombres. Je me souviens d’une jeune fille qui conversait avec elle-même, et dont la figure exprimait l’enthousiasme de l’extase : elle était en train de résoudre un problème fort compliqué, une multiplication de vingt chiffres par vingt chiffres. Ces exercices, tout en ornant l’esprit, ont encore le mérite de soustraire l’aveugle au sentiment de son infirmité. Ce que les êtres privés de la vue haïssent le plus, c’est le repos dans la nuit. On leur enseigne aussi les élémens de l’histoire naturelle ; mais l’aveugle a peine à se faire une idée de la progression des formes et du volume relatif des êtres vivans[8]. Il faut sans cesse rectifier les erreurs de l’imagination par le témoignage des sens demeurés intacts. Le toucher, l’ouïe et l’odorat gagnent heureusement en lucidité ce que l’organe visuel a perdu. Dans leurs promenades à travers la ville et au milieu des champs, les aveugles arrivent même à se faire une idée juste de la figure des lieux. Le murmure d’un ruisseau les arrête et les plonge dans une sorte de ravissement. Les jeunes filles se montrent aussi très curieuses d’entendre le chant des oiseaux et de respirer, comme dit un vieux poète hollandais, les bonnes pensées de la terre dans une fleur. Chemin faisant, les moindres détails frappent les promeneurs aveugles. Les bois, les épices, les produits de tous les points de la terre, amoncelés dans les magasins d’Amsterdam, fixent surtout leur attention. Ces fortes senteurs exotiques sont pour eux comme la révélation d’un autre monde ; ils respirent l’Inde, l’Afrique, l’Australie. Ce qu’on croirait le plus difficile, c’est de donner aux aveugles la connaissance du globe : eh bien ! cette connaissance, ils la possèdent. Je m’en suis assuré moi-même en voyant les élèves de l’institution indiquer sur une carte préparée à leur usage[9] la position des villes, le cours des fleuves, la limite des états. Toute la figure de la terre habitée est ainsi touchée par eux. À chaque question, ils voyageaient sur la mappemonde avec les doigts, et donnaient des réponses qui indiquaient des notions géographiques très sûres.

L’art qui convient de préférence aux êtres privés de la vue et pour lequel ils semblent avoir été formés par la nature, c’est la musique. Il existe dans l’établissement d’Amsterdam trois divisions de chant. Les élèves apprennent aussi à jouer du piano et à toucher les orgues. Dans les séances publiques, ils exécutent des morceaux d’ensemble avec beaucoup d’harmonie et de goût. Parmi ces morceaux chantés, nous avons remarqué les chœurs d’Athalie, traduits en allemand. La musique n’est pas seulement pour eux un ornement, une diversion au silence des ténèbres ; c’est encore, dans plus d’un cas, une profession, et la seule lucrative que puisse exercer dans le monde un aveugle. D’anciens élèves de l’établissement sont aujourd’hui organistes dans les églises et professeurs de musique. Il y a aussi des compositeurs aveugles ; mais si l’être privé de la vue trouve dans la délicatesse de son oreille et dans la docilité de sa voix une sorte de compensation à son infortune, il ne s’ensuit pas du tout que les idées de l’art lui soient plus accessibles qu’aux autres hommes. Le génie musical est tout aussi rare parmi les aveugles que parmi les voyans.

Plusieurs questions physiologiques se rattachent à la cécité. Il en est une surtout que je tenais à résoudre par l’examen des faits : les aveugles se font-ils une idée de la vision ? On doit d’abord distinguer entre ceux chez lesquels la vue est éteinte et ceux qui ont conservé un certain lien avec la lumière. Il existe beaucoup de degrés dans l’infirmité, et chacun de ces degrés correspond à une manière différente d’apprécier l’action du jour. Parmi ceux mêmes qui ne voient plus, il y en a beaucoup qui ont vu autrefois, et auxquels, en ravivant certains souvenirs, il n’est point très difficile de rendre une image plus ou moins obscure des couleurs. Si maintenant nous écartons ces demi-aveugles, et si nous descendons dans la profondeur de l’éternelle nuit qui caractérise la cécité proprement dite, nous trouverons que, le sens manquant, la perception manque, et avec elle les idées qui s’y rattachent. Si l’opinion contraire a quelquefois prévalu, c’est qu’on ne s’est pas bien rendu compte des moyens par lesquels l’aveugle arrive de temps en temps à faire illusion sur les caractères de sa prétendue clairvoyance. L’aveugle a bien une manière de voir, mais cette manière de voir à lui n’a aucun rapport avec la fonction qui s’exécute chez nous par les yeux[10]. Les élèves de l’établissement distinguent dans la cour deux poteaux de différentes couleurs, ils dénotent deux draps de nuance opposée, ils reconnaissent si l’on a retiré les meubles d’une chambre, ils saluent en les nommant les personnes de la maison qu’ils rencontrent dans les escaliers ; seulement ils apprécient ces détails par le degré de chaleur que le bois peint emprunte aux rayons du soleil, par l’odeur de l’étoffe, par la répercussion plus ou moins sonore de la voix, par la mesure et la cadence du pas.

Les principaux traits du caractère des aveugles sont, le croirait-on ? la présomption et l’opiniâtreté. Ce qu’il y a de plus entier chez l’infirme, c’est l’orgueil. On obtient difficilement leur confiance, et il suffit d’un moment pour la perdre. Ils souffrent qu’on leur dise leurs défauts et qu’on les reprenne rudement, mais ils ne souffrent pas qu’on les trompe. Le fond de leur jugement est une sorte de positivisme. Ils ont peu de foi et ne se rendent guère qu’à l’évidence. Leur raison tenace résiste aux choses surnaturelles, aux mystères ; ils se rattachent en tout à la réalité. Comme une grande partie de l’instruction est orale, ils font souvent des questions embarrassantes pour l’homme le plus instruit et le plus convaincu. On voit par ces traits généraux que l’aveugle est un être difficile à conduire. L’instituteur doit être l’œil de ceux qui ne voient pas. Il lui faut beaucoup de tact, de prudence et de sollicitude pour diriger ces natures défiantes et concentrées.

On n’avait d’abord fondé qu’une institution pour les enfans aveugles ; mais la philanthropie ne tarda point à s’apercevoir qu’elle avait seulement rempli la moitié de sa tâche. L’aveugle est par nature un être indépendant, il résiste aux conventions et aux servitudes de l’état social ; la vie libre et aventureuse lui plaît. Aussi plusieurs de ces malheureux, une fois sortis de la maison, se perdaient dans le monde, et tombaient souvent de l’état de vagabonds à l’état de mendians. En 1844, on a donc ouvert un asile pour les aveugles. C’est surtout dans l’asile qu’on peut se faire une idée de la vie de la cécité. L’aveugle est, malgré son esprit d’indépendance, un être méthodique ; l’ordre, la division régulière du temps et des actes, constituent le fond de son caractère. Dans cette nuit sans aurore, où son idée se replie sur elle-même, il a besoin de se créer une existence occupée ; il n’en goûte que mieux les délassemens permis à son état, la vie en plein air, le commerce avec la nature. On l’entend dire avec un accent ému : « Oh ! comme le temps est beau aujourd’hui ! comme le soleil brille ! » Les nuages, la mer, tous les phénomènes du monde extérieur, que les aveugles apprécient à leur manière, les pénètrent d’un charme doux et mélancolique. Il y a ainsi pour eux un ordre de jouissances mystérieuses que ne peuvent comprendre les autres hommes.

Le doigt, qui est chez l’être privé de la vue un organe de vision, est pour le sourd-muet un organe de parole. Cette seconde infirmité ne devait point rester étrangère à la sollicitude éclairée des Hollandais. Il existe à Groningue une institution célèbre, qui a pour base le système de l’abbé de L’Épée. Cette maison s’élève à une des extrémités de la ville, où elle se noie dans un flot de verdure que versent en été de grands arbres séculaires. La façade, coupée d’étroites fenêtres percées dans la brique, a le caractère grave qui convient à la demeure de l’étude et du silence. L’hospice reçoit des élèves des deux sexes. Une aile du bâtiment est réservée aux filles, l’autre aux garçons, mais les deux sexes sont réunis dans les classes. Cette réunion est un principe général en Hollande, où on la regarde comme profitable au développement de l’intelligence. Dans d’autres pays, où la séparation absolue existe, on a observé que les filles sourdes-muettes étaient généralement inférieures de deux années aux garçons. Ici au contraire, les résultats varient et s’équilibrent. Une année ce sont les garçons, une autre année ce sont les filles qui se distinguent ; mais en moyenne la force est à peu près égale. L’institution compte cent cinquante élèves, qui se distribuent en quatre classes et qui restent huit ou neuf années dans l’établissement. J’ai visité en outre un gymnase et des ateliers où les élèves des deux sexes reçoivent une éducation professionnelle couronnée par l’éducation religieuse. Tous les cultes ont droit de cité dans l’institution. Les catholiques et les protestans vivent sous le même régime ; les Juifs sont séparés. Cette séparation n’a qu’un motif, qui est de rendre plus facile l’accomplissement de certains rites et de certains usages. On observe que les sourds-muets Israélites ne sont pas les moins intelligens.

Une autre institution pour les sourds-muets, plus jeune et partant moins connue, s’élève dans la ville de Rotterdam : elle s’appuie sur le système allemand. Ce système mériterait de porter en Hollande un autre nom. Il y a plus d’un siècle qu’un Hollandais, Amman, avait jeté les bases d’une méthode pour l’enseignement de la parole aux sourds-muets. Prenant son point de départ dans l’alphabet hébreu, qu’il croyait être la base de tous les autres alphabets, il avait entrepris de fixer par des figures les mouvemens de la langue, et, si l’on veut, la configuration du son. Cet art de daguerréotyper la parole fut un instant refoulé par les succès du langage mimique ; aujourd’hui on y revient. En 1853, une assemblée se tint à Rotterdam ; la régénération morale du sourd-muet par l’enseignement de la parole articulée y fut chaudement débattue, et la même année une école s’ouvrit. L’instruction mécanique de la parole doit commencer à un âge très tendre. L’instinct d’imitation, qui est si vif chez les enfans, contribue à vaincre les difficultés que rencontre chez le sourd-muet l’organe de la voix. Cet organe est intact ; seulement il reste comme assoupi, n’étant ni dirigé, ni averti par l’oreille. Pour le stimuler, on habitue les yeux du sourd-muet à lire et en quelque sorte à entendre la parole sur les lèvres ; on lui fait, si l’on peut ainsi dire, toucher avec la main les mouvemens de la voix dans le gosier ; on développe par une gymnastique incessante les moyens d’articulation qui sont enchaînés par la privation de l’ouïe. Cette parole artificielle devient si familière à quelques élèves, elle passe tellement chez eux à l’état de seconde nature, qu’ils articulent même en sommeillant. Les sourds-parlans perdent peu à peu l’habitude de gesticuler. La peine qu’ils se donnent pour épier le mouvement des lèvres les arrarache à cet état de torpeur qui est le caractère de l’infirmité. L’œil étant chez eux le réceptacle et le conducteur du son, ils s’intéressent même aux accens d’une langue étrangère, qui trace pour eux sur les lèvres des hiéroglyphes fugitifs et indéchiffrables. Des deux méthodes représentées en Hollande par deux établissemens distincts, chacune a sa raison d’être ; seulement on ne peut méconnaître que le sourd-muet ne témoigne beaucoup plus de goût et d’affinité pour le langage des signes que pour le langage mécanique.

III.

Un dernier groupe d’institutions a pour but le soulagement de l’âge mûr et de la vieillesse. Les différens cultes reconnus par l’état, et au sein de ces cultes les sectes, qui se divisent en plusieurs églises séparées, se chargent de l’entretien de leurs pauvres. Des abus se sont glissés plus d’une fois, il faut le reconnaître, dans cette administration sans unité. Il y a quelques années, M. Thorbecke, alors ministre, sans attaquer le principe constitutif de la charité hollandaise, voulut ramener le système des bonnes œuvres à une certaine régularité. Il lui semblait que l’état devait être appelé à exercer un contrôle sur les actes des communautés religieuses. Son projet de loi rencontra dans les mœurs une vive opposition. Il y eut de la part de toutes les administrations cléricales une levée de boucliers qui arrêta cette réforme, et le projet sombra plus tard avec le cabinet lui-même dans un orage suscité par les doctrines religieuses. Toute tentative contre le monopole des églises en matière de bienfaisance est regardée dans les Pays-Bas comme une atteinte à la liberté et comme un acte révolutionnaire. Un tel mot n’a rien de bien effrayant pour la France, qui doit tant à la révolution de 89 ; mais dans les pays où cette révolution n’a paru que sous les traits de la conquête, où elle a été masquée presque aussitôt par les violences du despotisme, on envisage autrement les faits. Les envahissemens de l’état sont considérés, quels qu’ils soient, comme autant de menaces pour les droits des citoyens.

Le culte des intérêts matériels, qui a étouffé depuis deux siècles la poésie et les arts dans la Néerlande, n’a point refroidi la charité ; seulement cette charité fuit la contrainte : c’est une plante qui demande à croître librement. Gouvernée, elle se flétrit, elle meurt, et l’on envisage alors, non sans effroi, l’obligation de remplacer les dons volontaires par une taxe. Toute intervention légale ne servirait, dit-on, qu’à dessécher les sources vives de la bienfaisance publique. Pour que ces sources coulent abondamment, pour que les diverses infortunes soient soulagées, il suffit d’ailleurs de laisser faire. Les états-généraux ont donc introduit un système mixte, qui perpétue la prédominance de l’élément religieux et individuel sur l’élément civil, mais qui admet aussi le concours de l’état. Nous avons très peu parlé de l’action du gouvernement dans la distribution des secours ; si sa main se cache ici plus qu’ailleurs, il ne faudrait pourtant pas en conclure que cette main soit tout à fait absente. En Hollande, il n’y a point de système absolu. L’élément civil intervient dans les hospices, les caisses d’épargne, les écoles, les bureaux de bienfaisance. Quand la caisse des diverses églises se ferme, le pauvre s’adresse alors à la commune, qui regarde comme un devoir de le secourir.

Le climat lui-même n’a point été étranger au développement de la bienfaisance. On ne saisit bien que dans les pays du nord la portée de cette expression vulgaire : un homme sans feu ni lieu. Dans les régions heureuses du midi, l’homme, si dénué qu’il soit, a toujours au-dessus de sa tête la tente étoilée du ciel ; il se réchauffe au soleil, il est pour ainsi dire revêtu de la lumière comme d’un manteau. S’il se plaint, c’est de demeurer entre quatre murailles. Dans ces conditions, on comprend certains artistes de la mendicité, on ne les conçoit point chez les peuples des contrées froides. Chez ceux-ci, le chez-soi, le home, est une nécessité de l’existence. Il en résulte un sentiment de douce compassion pour ceux qui n’ont point où reposer leur tête. Ce sentiment délicat a été exprimé par un des poètes les plus populaires de la Hollande, Tollens. Je veux parler d’une pièce de vers intitulée le Chant d’un Soir d’hiver. Ce petit poème est en même temps une fidèle peinture de mœurs. Le vent souffle aigu et sec, le froid est rude, les arbres sont plus blancs que le plus blanc duvet, la rivière est dure comme du plomb. Le poète, qui se trouve si bien à couvert contre les rigueurs de la saison, remercie le ciel : avec du bois et du charbon de terre, il nargue la froidure. Il invite sa ménagère à secouer la tristesse. « Ici nous avons, lui dit-il, du punch chaud, du vin qui rit limpide au fond du verre, et un toit pour nous abriter. Si un ami vient à passer par le chemin, on lui offrira de la viande et du poisson. Quelquefois même, le hasard aidant, la chasse orne le plat d’un peu de venaison. Les jours anniversaires de la naissance, on y ajoute une tarte et un verre de vin plus délicat. Que l’enfant soit petit ou grand, nous boirons à l’heureuse année. » Puis la pensée du poète tombe sur les mendians, qui, eux, errent par la ville sous un ciel inclément. « Pauvres mendians ! s’écrie-t-il. Qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il neige, il n’y a point pour eux de différence. Le jour anniversaire de la naissance de leurs enfans se lève, et une troupe d’amis ne vient point frapper à leur porte. L’indigent n’a ni feu pour se réchauffer, ni chants pour se donner du courage. Il n’y a point de présens pour le pauvre. » Le poète compare alors sa position et son comfort intérieur au sort de ces malheureux ; il s’égare dans une rêverie sur l’origine de la misère. « Serions-nous, se demande-t-il, pétris dans un meilleur moule et faits d’un meilleur limon qu’eux ? Dieu, dont les yeux voient tout, aurait-il choisi pour nous orner l’or et les diamans, et aurait-il vêtu ces gens de haillons ? » Cette pensée assombrit son front. À de telles questions sur les causes de l’inégalité des conditions entre les hommes, il ne trouve point de réponse. Il se dit que « la veste trouée peut couvrir un cœur honnête. » Cette réflexion augmente sa tristesse. Il ne découvre qu’un remède à cette perplexité morale, qui l’obsède comme un remords : ayant plus qu’il ne lui faut pour vivre, plus même qu’une saine économie ne lui conseille d’épargner (ce trait est tout hollandais), il se propose de donner une étincelle de son feu, une goutte de sa coupe, un morceau de son pain. Cette résolution le soulage, son âme et son cœur oppressés se relèvent. « — Il est tard, jeunes gens et jeunes filles ; il y a quelqu’un dans la rue, ouvrez. Qui tirera le premier le verrou de la porte ? C’est une pauvre mère dans la bise ; tremblante, elle pleure sur son enfant. » Cette bonne action achève de consoler le poète heureux. Son chant s’élève alors en actions de grâces vers la source de toute bénédiction. « Je te remercie, ô Dieu, s’écrie-t-il, de m’avoir enseigné cette voie pour apaiser mon trouble : vouloir et faire le bien, Seigneur, c’est travailler avec toi. » Le bon vieillard (Tollens a près de quatre-vingts ans) termine en concluant que la charité naît de la reconnaissance pour les biens dont nous jouissons, et que la piété bien entendue n’est pas autre chose que l’humanité. — Cette philosophie n’est pas nouvelle, mais elle est pratique, et elle donne une idée juste de la vie hollandaise.

Dans presque toutes les villes des Pays-Bas, il existe des maisons destinées à loger de pauvres familles, et que les diverses administrations religieuses cèdent pour rien aux membres souffrans de la communauté. À La Haye, la diaconie calviniste possède à elle seule cent vingt de ces maisons, qui sont plus ou moins groupées avec art. Ces cités ouvrières n’ont point la tristesse qui naît d’une sorte de casernement. Ici chaque ménage a sa maison, une joyeuse maison de briques, bien neuve, bien propre, bien ouverte, qui convie la lumière à entrer avec un air de fête. Entre ces maisons, qui se regardent les unes les autres, s’étend un carré de gazon qui réjouit l’œil, et sur lequel on fait sécher le linge. La même communauté protestante est sur le point d’ouvrir une boulangerie économique pour ses pauvres. Le bâtiment, qui n’est point achevé, a déjà des proportions considérables. Ainsi logée, nourrie, secourue par mille mains, la misère perd en Hollande ce caractère difforme qui afflige les sociétés modernes. Aux fenêtres des pensionnaires de la charité religieuse, on aperçoit des fleurs qui embaument, pour ainsi dire, d’un peu de joie et d’espérance l’atmosphère sinistre de la pauvreté. Nous ne voulons pas dire que la société hollandaise ne soit point chargée de maux et d’infortunes graves, mais on aime à reconnaître que le protestantisme a fait ici tout ce qu’il était permis de faire dans la voie de l’aumône pour éloigner les terribles problèmes qui soulèvent ou agitent d’autres nations.

Un peuple aussi fier que le peuple hollandais, et à juste droit, de son ancienne gloire maritime né devait point oublier les marins. J’ai visité à Amsterdam un hôtel magnifiquement situé et au fronton duquel est inscrit ce mot : Zeemanshoop. De la terrasse, on découvre toute la ville, les canaux, les toits des maisons noircies par le temps et par la fumée du charbon, les flèches des églises qui répandent l’heure sur les eaux de la mer comme le temps sur l’éternité, les légions de moulins du village de Saardam. Dans cet hôtel, une société tient ses séances. Elle pourvoit à l’entretien des veuves et des enfans de marins ; elle distribue des secours aux matelots estropiés, elle accorde des récompenses aux hommes dévoués qui luttent contre la tempête pour sauver du naufrage les passagers de toute nation. On le voit, le système de bienfaisance, quoique décousu et formé d’élémens divers, enveloppe toutes les professions utiles, tous les âges de la vie, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse. Dans cette même ville d’Amsterdam, sur le quai de l’Amstel, s’étend un vaste édifice connu sous le nom d’Oude mannen-en vrouwenhuis, hospice pour les vieillards. Je me souviens d’avoir vu à Leeuwarde, en Frise, une ancienne construction d’un style charmant, dans laquelle on recueille les pauvres ménages. À La Haye, les hommes et les femmes courbés sous le fardeau d’une vieillesse indigente étaient autrefois confondus dans le même hospice avec les orphelins ; ils sont aujourd’hui séparés. La diaconie calviniste a fait élever pour eux un bâtiment neuf, véritable palais de la charité. Ouvert en 1854, cet hospice a été fondé exclusivement par les dons de la commune religieuse, et a coûté plus de 200,000 francs.

Dans de telles maisons, les pauvres sont secourus convenablement, mais ils ne s’appartiennent plus. Le sentiment de la personnalité humaine comprimée est quelquefois une source de souffrance morale. Cette souffrance du moi n’a point échappé à l’un des écrivains les plus connus et à l’un des hommes les plus aimables de la Hollande : je parle du pasteur Beets, qui, sous le pseudonyme de Hildebrand, a su attirer l’attention de ses concitoyens. Comme l’auteur de la Camera obscura s’est surtout attaché à décrire sous une forme humoristique les mœurs de son pays, comme ses observations se rencontrent d’ailleurs avec les nôtres et fortifient sur ce point nos conclusions, on nous permettra de traduire un des épisodes de son livre. Hildebrand est l’hôte de son oncle, chez lequel il passe les vacances. Un matin, après déjeuner, il fait un tour dans le jardin, où il rencontre le vieux Kees, un pensionnaire de l’asile des vieillards, qui gagne un honnête gros sou, dans sa soixante-dixième année, à nettoyer des bottes et des souliers, à faire des commissions, à porter des journaux. Le brave homme paraît horriblement troublé. Laissons Hildebrand raconter lui-même les détails de cette entrevue :


« La contenance de Kees dénotait clairement ceci : je vous prendrais volontiers pour confident ; mais les lèvres du vieillard firent seulement entendre ces mots : — Connaissez-vous le petit Klaas ?

« Je répondis que je n’avais pas l’honneur de le connaître.

« — Est-ce que le vieux Pierre ne vous l’a jamais montré ? Toute la ville connaît le petit Klaas. Il ramasse assez de cents, je vous l’assure !

« — Je n’ai jamais vu cet homme-là.

« — Ce n’est point un homme, ni rien de semblable. C’est un nain, monsieur, un véritable nain ! Vous pourriez le montrer à la foire. Mais c’est un méchant petit diable ; je le connais, moi !

« J’aurais désiré un peu plus de méthode dans le récit du vieux bonhomme.

« — Il vit dans l’asile, reprit Kees après une courte pause. Il court les rues comme un fou. Il fait beaucoup d’argent avec sa bosse. Lorsque les enfans reviennent de l’école, ils réunissent leurs pièces de cuivre, et le petit Klaas danse. Alors il fait des gambades autour de son bâton comme un singe et met sa bosse en relief, de sorte qu’elle paraît ce qu’elle est vraiment, énorme… Moi, je n’ai pas de bosse ! ajouta-t-il avec un soupir.

« Il était clair que Kees était plus jaloux de la monnaie que de la bosse en elle-même.

« — Je voudrais, continua-t-il, brossant l’habit trop rudement pour le drap qui coûtait vingt francs le mètre, je voudrais tant être bossu ! Je n’aurais plus rien à faire. Je gagnerais beaucoup d’argent, et les gens de la rue me regarderaient en riant… Mais je ne boirais point, continua-t-il en détachant tout doucement l’habit du chevalet et le pliant avec grand soin… non, je ne boirais point.

« — Kees, lui dis-je, si je vous ai adressé la parole lorsque je vous ai rencontré dans le jardin, c’est que vous sembliez triste. J’aimais encore mieux vous voir triste que de vous voir de mauvaise humeur, comme vous l’êtes maintenant.

« Les larmes revinrent dans les yeux du vieillard. Il étendit vers moi des mains ridées. Je les pris dans les miennes au moment où il était sur le point de les retirer, comme honteux de sa hardiesse. Avant de les lâcher, je serrai ces vieilles mains pour lui donner du courage.

« — Oh ! monsieur, dit-il, je ne sais comment m’exprimer ; mais j’étais plus affligé que colère. Le petit Klaas m’a fait bien du mal ! Le petit Klaas est un mauvais camarade. Les gens s’imaginent (et il se baissa pour ramasser sa brosse à cirage) qu’il est pauvre d’esprit ; mais il ne l’est pas. Il est seulement vicieux.

« — Viens, Kees, lui dis-je en levant le pan d’mie table de jardin. Assieds-toi là, et dis-moi franchement ce que t’a fait le petit Klaas.

« — Cela ne servira de rien, mais je n’hésiterai point à vous le dire, si vous me promettez de garder la chose pour vous-même… Connaissez-vous la maison ?

« — Quelle maison ?

« — L’asile.

« — Je l’ai vu extérieurement.

« — Bien. C’est un bâtiment maussade, n’est-ce pas ? un triste bâtiment avec des portes et des fenêtres rouges, et à l’intérieur toute sorte de choses rouges et noires. Vous savez, monsieur, que nous sommes tous de pauvres gens dans cette maison, — aussi pauvres que ceux qui sont dans le cimetière. Moi et quelques autres nous nous employons de notre mieux pour gagner une bagatelle. Nous devons donner tout ce que nous gagnons au père, et lui nous remet chaque semaine quelque petite monnaie pour nos menus-plaisirs. Or cela est bien, monsieur, tout à fait bien. Lorsque je deviendrai vieux et que je ne serai plus capable de gagner même un pauvre liard, j’aurai encore un peu de monnaie dans ma poche… Ceci et cela, reprit-il en tirant un mouchoir de couleur et en frappant le couvercle de sa tabatière, je l’ai entièrement acheté avec mes petites gratifications.

« Il était touchant d’entendre dire à un homme de soixante-neuf ans : « quand je deviendrai vieux. »

« — Maintenant, monsieur, continua-t-il, Klaas reçoit comme les autres sa monnaie ; mais que fait Klaas ? Klaas ne fait rien qu’arracher de temps en temps les mauvaises herbes entre les pavés. Klaas prétend être idiot. Klaas danse dehors, et quand il a reçu quelques sous des enfans ou des personnes qu’il amuse, Klaas va hors de la porte de la ville… Connaissez-vous la Serviette grasse, monsieur ?

« — Non, Kees.

« — C’est un cabaret, monsieur, dans une ruelle entre deux haies. Klaas va boire là sa goutte, et quelquefois il en boit deux, souvent trois… Cela ne me fait rien. Seulement qu’avait-il besoin de me ruiner ? Vous ne savez pas pourquoi… Je vous le dirai, monsieur. J’avais quelque argent, beaucoup d’argent : j’avais douze florins !

« — Et comment aviez-vous gagné cette somme-là, Kees ?

« — Honnêtement, monsieur. J’avais épargné cet argent chez un apothicaire dont je faisais les commissions. Quelquefois, quand je portais une bouteille de pharmacie à quelque maison de campagne dans les environs de la ville, le monsieur ou la dame disait : « Donne un ou deux sous au pauvre garçon, il fait si mauvais temps ! » Petit à petit je grapinai ainsi mes douze florins. C’était contre la règle de la maison, mais je les cachai sous mes habits. Nuit et jour je les portais sur mon cœur.

« — Et pourquoi ? Aviez-vous réellement besoin de cet argent, ou était-ce uniquement pour votre plaisir ?

« — …Je vais vous expliquer cela. Voyez-vous, monsieur, lorsque nous mourons, on nous étend sur une botte de paille, on nous habille dans le linge de la maison, juste comme quand nous étions vivans, et ensuite on nous conduit au cimetière… Dans la fosse commune. Et c’est précisément ce que je ne voudrais pas. Lorsque je serai mort, je tiens à ne plus porter le linge de l’asile.

« Il s’arrêta quelques instans, et les larmes revinrent dans ses yeux.

« — Je désire, reprit-il, reposer dans ma propre bière. Je ne sais comment m’expliquer cela, mais j’ai besoin d’être vêtu pour le grand sommeil comme j’ai vu que mon père était vêtu, — dans mes propres habits. Je n’ai jamais eu une chemise qui m’appartînt : je voudrais du moins porter un linceul qui fût à moi…

« J’étais touché. Ne me parlez point de préjugés ! Les riches dans ce monde en ont, et des millions. Ce pauvre homme pouvait tout supporter, une maigre chère, une couche dure, et, pour son page un lourd travail. Il n’avait pas de chez lui ; il ne devait point avoir de tombe particulière. Tout ce qu’il ambitionnait, c’était l’assurance que son dernier vêtement dût lui appartenir.

« — Vous voyez maintenant, continua-t-il avec une petite émotion dans la voix, pourquoi je tenais à garder mes douze florins. C’était une grosse somme, mais je désirais encore quelque chose de plus que la propriété de mon linceul : je désirais être enterré décemment. Je ne suis point très tort sur ces matières-là, mais je calculais quatre florins pour le linge, deux florins pour les gens qui m’enseveliraient, et un demi-florin pour chacun des douze hommes qui me porteraient à la fosse. Cela n’aurait-il point été faire les choses convenablement ? L’apprenti de l’apothicaire avait écrit toutes ces instructions-là pour moi sur un papier. L’argent fut soigneusement enveloppé et cousu dans un sac de cuir que je portai durant ces trente dernières années sur mon cœur… Et maintenant il s’est évanoui !

« — Klaas vous l’a volé ?

« — Non, non, répondit Kees, sortant des pénibles réflexions dans lesquelles ces derniers mots l’avaient plongé ; mais il découvrit que j’avais cet argent. Sa couchette était à côté de ma couchette. Je ne sais point s’il a entrevu mon trésor lorsque j’étais en train de me déshabiller, ou lorsque je m’habillais ; peut-être ai-je parlé de cela dans mon sommeil, pendant une maladie que j’ai faite. Il se peut bien, car je sais que je pensais sans cesse à mes dispositions mortuaires. Mardi dernier, il plut tout le long du jour, comme vous savez, monsieur ; eh bien ! Klaas n’avait pas ramassé un cents. Le temps était trop mauvais ; les petits garçons ne voulaient point s’arrêter dans les rues. Son argent de poche était dépensé, et il avait résolu dans son esprit d’aller à la Serviette grasse. « Kees, me dit-il après dîner, prête-moi six cents. — Klaas, lui répondis-je, vous n’aurez point de moi ces six cents pour les dépenser en liqueur. — Je les aurai, s’écria-t-il. — Non pas de moi. — Eh bien ! si tu ne me donnes pas cet argent, je dirai au père ce que tu as de caché sous tes habits. » À ces mots, je devins pâle comme un drap, et je lui donnai les six cents. « Klaas, lui dis-je, tu es un coquin. » Peut-être conçut-il de la haine contre moi à cause de cette parole un peu verte, je ne sais. Ce qui est sûr, c’est qu’hier il était encore ivre, et pendant que les gens attachaient la bûche à sa jambe[11], il cria comme un maniaque et chanta : « Kees a de l’argent ! Kees a de l’argent ! près de sa peau encore ! beaucoup d’argent ! » Les camarades me dirent cela dès que je revins à l’établissement. J’errais çà et là comme un spectre. Enfin nous montâmes les escaliers. Arrivés au dortoir des hommes, nous nous déshabillâmes. Klaas était déjà au lit et ronflait comme un bœuf. Quand les autres camarades furent endormis, je glissai ma main sous mes couvertures et sous mes draps pour cacher mon argent ; mais, avant que je pusse tirer mon sac, le père vint dans la salle avec une lanterne. Je tombai en arrière sur mon oreiller, et je regardai fixement la lumière comme un lunatique. Je sentais chaque pas du père tomber sur mon cœur. « Kees, me dit-il, se penchant sur moi, vous avez de l’argent ; vous savez qu’il est contraire aux règlemens de la maison de cacher ici quelque somme que ce soit. » Et il m’enleva le sac de la main. « C’était seulement pour m’ensevelir ! » criai-je. Je me mis à genoux sur mon lit, mais ce fut inutile. « On prendra soin de cela pour vous, » me dit le père ; puis il ouvrit le sac et compta la monnaie avec beaucoup de soin. Cette chère monnaie, je ne l’avais pas vue moi-même depuis qu’elle avait été mise dans le sac ; il y avait de cela trente années. « Je vous jure, criai-je de nouveau, que je n’avais pas d’autre intention que de me procurer d’honnêtes funérailles. Je voulais payer à mon compte… —Nous aviserons à cela, » dit le père, et il s’éloigna avec la lanterne et avec l’argent. Je ne fermai point l’œil de toute la nuit. Je ne recouvrerai jamais cette somme-là.

« — Pourquoi n’adressez-vous pas une réclamation au conseil ? lui dis-je d’un ton de voix encourageant.

« — Non, non, reprit-il, fouillant avec sa main sur sa poitrine comme s’il cherchait son sac. On ne voudrait point me laisser cet argent. C’est une loi aussi ancienne que la maison, et la maison est aussi vieille que le monde. « — C’est aller un peu loin, Kees, et…

« Il ne me laissa pas conclure.

« — Aller trop loin ! aucunement, monsieur. N’y a-t-il pas toujours eu de pauvres diables comme moi, nourris par la communauté, logés par la communauté et enterrés par la communauté ? Mais, que voulez-vous ? c’était chez moi un besoin de payer pour mes funérailles, et c’était en même temps ma plus grande consolation. Oh ! si du moins Klaas savait qu’il sera la cause de ma mort !

« — Venez, Kees. Vous devez recouvrer, vous recouvrerez cet argent ; je vous le promets. Je parlerai de cela à mon oncle. Il connaît ces messieurs du conseil. Nous verrons si la règle ne peut pas être éludée pour une fois en faveur d’un brave et vieux serviteur comme vous.

« — Le retrouverai-je ? Bien vrai, monsieur ? cria le bonhomme, encouragé par mon ton de voix affirmatif. Essuyant alors ses yeux, il me donna la main avec une figure heureuse ; puis, dans son désir de me dire quelque chose d’aimable, il ajouta : — Vos bottes sont-elles cirées à votre goût, monsieur ?

« — À merveille, lui dis-je.

« — Votre habit est-il toujours bien brossé ? C’est que, s’il en était autrement, je vous prierais, monsieur, de me le dire.

« Je le lui promis, et je rentrai dans la maison. Il ne me fut point difficile de persuader mon oncle, qui informa le conseil de la demande de Kees. Le président envoya chercher le père ; le père fut envoyé auprès des autres membres du conseil, afin de provoquer une réunion.

« La circonstance était solennelle. Kees fut appelé dans la salle du conseil, puis on l’invita à se retirer. Alors le père fut mandé dans la réunion, et pareillement éconduit. Sur ce, de graves délibérations s’ouvrirent, et durèrent une heure. Le président dit qu’il abandonnait la décision à la sagesse des membres du conseil, et les membres assurèrent à leur tour qu’ils laissaient entièrement la solution à la sagesse du président,

« Comme la délibération ne pouvait rester en cet état, le président se décida à faire une motion à peu près ainsi conçue : « D’un côté, il convient de remettre la somme en question à Kees à cause de sa conduite exemplaire, et attendu qu’il conservera cet argent aussi sûrement que l’infatigable trésorier honoraire de la société (le trésorier honoraire salua) ; mais d’un autre côté il convient de reconnaître que le digne trésorier prendra autant de soin de cet argent que Kees lui-même, et alors il n’y aurait pas lieu de confirmer Kees dans cette opinion erronée, que son argent serait mieux conservé et plus certainement recevrait l’emploi auquel il était destiné, si Kees était autorisé à administrer lui-même ses fonds, au lieu de les placer avec les fonds qui étaient déjà entre les mains de ce digne ami, le susdit trésorier. »

« Telle fut l’opinion catégorique du président. Le secrétaire du conseil fit aussitôt observer, et avec quelque apparence de vérité, que cette motion n’était pas suffisamment concluante ; il demanda qu’une des deux opinions énoncées fût mise aux voix. Cependant le trésorier fut assez magnanime pour céder ses droits à l’administration de la somme en question, et il fut résolu à l’unanimité qu’on rendrait à Kees ses douze florins, soigneusement enveloppés dans le sac de cuir.

« Kees porta encore son argent pendant deux années contre son cœur. L’année dernière, je visitai le cimetière de D… Ce fut une consolation pour moi de savoir qu’un homme sommeillait là, dans la fosse commune des pauvres, et que cet homme avait été respectueusement conduit à sa dernière demeure par douze amis de son choix. Ce résultat était dû en partie à mes efforts. Peut-être même le vieux Kees, dans ses derniers momens, eut-il une bonne pensée pour Hildebrand ! »


Nous n’ajouterons rien au récit de M. Beets. L’organisation de la charité sous la forme de la vie en commun est à coup sûr la plus commode, la plus économique, la seule même qui s’applique dans l’état actuel des choses à certaines infortunes, mais elle sacrifie plus ou moins chez l’homme la conscience du moi, cette protestation éternelle de l’être libre, qui, non contente de s’attacher aux actes de l’existence, s’étend même quelquefois au-delà du tombeau.

Cette intervention d’un poète humoriste dans une question grave et pratique nous amène naturellement à indiquer les services qu’a rendus la littérature néerlandaise aux classes souffrantes en appelant sur elles l’intérêt et la compassion des classes riches. Par l’influence heureuse qu’elle a exercée sur les mœurs, cette littérature peut être envisagée elle-même comme une institution de bienfaisance. L’action de la charité en Hollande se rattache au mouvement intellectuel et religieux dont on peut suivre de siècle en siècle la trace féconde dans les ouvrages des poètes et des romanciers. Aucune littérature n’est aussi riche en moralistes que la littérature hollandaise ; mais parmi les hommes de talent qui ont tenu à renfermer une leçon dans des vers, l’influence la plus répandue est encore celle de Jacob Cats. Ses ouvrages sont dans toutes les mains. Il est l’ami, l’hôte invisible des châteaux, des salons et des chaumières. Pendant les soirs d’hiver, le père de famille ouvre sur la table recouverte d’un tapis vert la volumineuse collection du vieux poète avec autant de respect qu’il ouvre la Bible. Toute jeune fille qui bâille ou qui s’endort à la lecture des ouvrages de Cats est une émancipée, ou, comme nous dirions en France, une voltairienne. Le père Cats, c’est ainsi que l’appellent les Hollandais, naquit en 1577 à Brouwershaven, petite ville de la Zélande. Il entra de bonne heure au service des états-généraux. Pensionnaire de Middlebourg, puis de Dordrecht et enfin de la Hollande, il passa une partie de sa vie dans les charges et les services publics. Envoyé en qualité d’ambassadeur à la cour de Charles Ier, et plus tard à celle de Cromwell, il avait puisé dans le maniement des affaires cette rectitude d’esprit qui n’est pas toujours le privilège des poètes. Homme de savoir, il s’était initié dans ses nombreux voyages à l’étude des mœurs et à la connaissance des langues étrangères. On trouve dans ses œuvres des pièces de vers en italien et en vieux français. Généralement le poète écrit assez mal cette dernière langue encore informe ; mais il tourne avec plus de bonheur des vers latins. Vers les derniers temps de sa vie, il s’était retiré dans une campagne aux environs de La Haye. Là, entouré de ses enfans et des enfans de ses enfans, le patriarche se livrait à ses goûts pour la littérature et pour la vie champêtre. Il existe de lui une pièce de vers dans laquelle le poète répond aux Hollandais de son temps qui riaient de le voir occupé à tracer un jardin dans les dunes. Le vieillard eut raison de ses critiques : Zorgvliet (en français voguent-les-soucis), quoique établi dans les sables, devint une des plus délicieuses maisons de campagne qu’on puisse voir. Il n’y a pas encore longtemps, on montrait dans le jardin la table de pierre sur laquelle Cats écrivait habituellement. Un trou pratiqué dans cette table lui servait d’encrier. Cette jolie habitation appartient maintenant à la reine-mère de Hollande. Le père Cats a écrit lui-même son histoire, ou, comme on dirait maintenant, ses confessions, dans une pièce de vers placée en tête de ses œuvres complètes ; ce sont là les confessions d’un juste. Sa vie, exempte de ces faiblesses qui séduisent l’imagination, est plus intéressante au point de vue de la morale qu’au point de vue de l’art. Tout jeune, nous raconte-t-il lui-même, il se montra « plus curieux des livres que des rubans. » Jacob Cats ne comprenait l’amour que sous la forme légale, l’amour du mari pour sa femme. Toutes ses affections étaient concentrées dans la vie de famille. Il mourut en 1660.

Ses livres contiennent des leçons et des conseils pour tous les âges de la vie, pour toutes les conditions sociales, pour tous les degrés de la fortune. La nourrice a-t-elle besoin d’un chant pour son nouveau-né, Jacob Cats le lui fournit ; il a de bonnes paroles pour l’enfant que tourmente la peur de la verge, pour le jeune homme dont la barbe commence à croître, pour le fiancé qui désire passer l’anneau au doigt de la fiancée, pour le mari, pour le père, pour le grand-père. Il Instruit toujours et souvent il console. Ami des classes pauvres, il incline vers elles le cœur du riche, en le prévenant sans cesse de la fragilité du bonheur, des changemens soudains de la fortune, de l’inanité des biens sur lesquels se fondent l’orgueil humain et la considération sociale. Nourri aux sources de l’antiquité, il enveloppe ses maximes dans les scènes de l’histoire, dans les phénomènes de la nature. Je ne citerai qu’une de ses paraboles qui donnera une idée de la manière de l’auteur : « Nous lisons dans les livres du temps passé qu’à l’heure où le soleil mourait dans sa splendeur, il versait de sa bouche aux lèvres vermeilles une lumière dorée, et avec cette lumière un son argentin qui remplissait le vaste espace ; mais lorsque la flamme retirait ses rayons musicaux, lorsque les nuages du ciel, en passant, voilaient la face radieuse de l’astre, ou que les ombres du soir obscurcissaient sa clarté, la figure céleste devenait silencieuse, et n’excitait plus dans les airs le moindre frémissement harmonieux. Les choses étaient ainsi jadis. — Et maintenant encore l’homme qui vit dans l’éclat de Ta fortune passe, à la ville et à la campagne, à la cour et dans les académies, pour un homme de sens et de savoir : tout ce qui sort de sa bouche est admirable ; mais lorsque les nuages de l’adversité passent devant le soleil de sa fortune, quand les ombres du malheur voilent sa lumière, qui est un chant, c’en est fait de son règne. Toute sa valeur morale s’évanouit alors comme une vapeur, car quel est celui qui voudrait voir un sage dans un homme pauvre ? »

Avec de tels principes, on ne s’étonnera plus que le vieux père Jacob Cats-soit devenu le poète du peuple, ni que sa Bible des Paysans compose, avec l’autre Bible et avec l’almanach de l’année, toute la bibliothèque des malheureux. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que l’homme dont s’enorgueillit à juste titre la Néerlande fût un poète de premier ordre. Ses moralités sont prolixes. Cette grande expérience, cet inexorable bon sens, cette droiture naturelle sont des qualités qui commandent l’estime ; mais, au point de vue de l’art, on désirerait peut-être chez un poète, et même chez un poète moraliste, le rayon de la fantaisie. Bilderdyk prétendait que les œuvres de Cats contiennent un trésor : je le veux bien ; seulement c’est plutôt un trésor de sagesse que de génie. Je crains que le caractère éminemment moral du vieux Jacob Cats et des autres poètes nationaux n’ait conduit les Hollandais à s’exagérer la valeur de leur littérature. Le bon n’est pas toujours le beau ; et l’intention, si vertueuse qu’elle soit, ne suffit point à immortaliser les œuvres de l’esprit.

Les traces de Cats ont été suivies : presque tous les poètes anciens et modernes, presque tous les romanciers ont fait servir l’imagination à un but d’utilité morale. Pour d’autres nations, le vêtement sous lequel ces écrivains ont présenté les idées traditionnelles du devoir serait trop transparent et trop peu orné ; mais en Hollande, où l’on s’attache surtout au fond des choses, on sait gré au talent de ses aspirations vers le juste et l’honnête. La littérature néerlandaise est un arbre dont il faut encore moins rechercher le feuillage et les fleurs que les fruits. On peut sans crainte rapporter à l’influence de cette nourriture spirituelle une partie des bons sentimens qui distinguent et animent les unes envers les autres les différentes classes de la société. Grâce à l’intervention d’un principe intelligent, la vie de famille, quoique très forte, n’est point exclusive ; la charité entraîne l’homme à la vie sociale. La source de cette charité est dans l’éducation religieuse et dans les lectures. Cette circonstance tient peut-être à la constitution même de l’église protestante, dont les jeunes ministres sont généralement des hommes instruits, quelquefois même des poètes et des écrivains distingués. La gravité de leurs fonctions ne leur interdit point de se livrer aux œuvres de la fantaisie, mais ils apportent dans les arts d’agrément un peu de la lumière évangélique dont ils sont ou doivent être un jour les conducteurs naturels. Il ne faut pas oublier en effet que dans ce pays, où les sectes sont très nombreuses, l’influence chrétienne est restée debout, et a, pour ainsi dire, rencontré dans l’amour du prochain une sorte d’unité morale qui surnage au-dessus de la division des croyances et des formes religieuses.

La question de l’assistance publique chez les différens peuples civilisés se pose en quelque sorte avec un redoublement de gravité dans les temps difficiles où nous sommes. On a vu que le système de secours s’était formé dans la Néerlande, comme le sol lui-même, d’une série d’alluvions isolées. Entée sur le sentiment religieux et individuel ou sur l’association libre, dégagée de toute contrainte, responsable seulement de ses actes devant Dieu et devant les pauvres, la charité hollandaise n’en est pas moins très efficace. Il n’est peut-être pas d’état en Europe où, relativement à l’étendue et aux ressources de la population, une si forte masse d’aumônes descende des classes aisées vers les classes nécessiteuses. La lutte contre les eaux, la pêche, l’industrie des tourbières, nous ont montré ce qu’il y a de puissant chez la race batave ; l’étude de la bienfaisance publique nous découvre ce qu’il y a en elle de noble et de généreux. Ces deux points de vue sont inséparables. Les nations ne s’honorent pas moins par la bonté que par la grandeur et par la richesse.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez les livraisons du 1er juillet, du 15 août, du 15 octobre et 15 décembre 1855.
  2. En 1818, le travail manquait. Sous la présidence du prince Frédéric, une commission s’organisa, acheta des terrains, y fit bâtir des maisons et se procura des instrumens de travail. Telle fut l’origine des colonies de bienfaisance. On commença par une cinquantaine de maisons : il en existe aujourd’hui quatre cent vingt. Ces établissemens sont placés en dehors de l’action religieuse. L’état y envoie, à titre de pensionnaires, des orphelins, des mendians, des enfans trouvés ou abandonnés. À côté des individus soumis au système répressif, il y a les colons libres. Ces derniers travaillent pour la colonie, qui en retour les nourrit et les entretient. Chaque famille demeure à part.
  3. Cette ressource est évidemment insuffisante : l’ouvrier y supplée par des économies ou par des dons qu’il reçoit de la communauté religieuse à laquelle il appartient.
  4. Les garçons en apprentissage travaillent de six ou sept heures du matin jusqu’à midi, et d’une heure et demie jusqu’à sept heures du soir. Ce qu’ils gagnent appartient à l’établissement, moins un cinquième, qui leur est donné pour leurs menus plaisirs.
  5. On devient membre d’une des sections de l’église protestante après avoir fait profession de foi et avoir demandé à être inscrit sur le registre de la communauté. Cette profession de foi est accompagnée d’un examen : il faut être en état de lire la Bible et de comprendre l’histoire de la réformation.
  6. On donne ce titre à des bourgeois qui ont eu leur domicile dans la ville et qui y ont accompli les devoirs de la vie publique, comme membres de la garde urbaine (schutter) comme quarteniers (vykmeester), ou comme pompiers (brandmeester). Le corps des pompiers ne forme point à Amsterdam une arme distincte. Le service de défense contre l’incendie est fait par des habitans de la ville. Il existe un autre hospice (Diakedie-Weeshuis) pour les orphelins de la classe pauvre. Celui-ci est situé sur le cours de l’Amstel. On y remarque deux bons tableaux, dont l’un représente le dîner des élèves, l’autre la toilette des orphelins et des orphelines au moment de leur arrivée dans l’institution. J’y ai vu aussi le modèle d’un petit vaisseau : c’est le souvenir d’un orphelin qui avait fait fortune aux Indes, et qui a laissé sa fortune à la diaconie. On compte dans l’établissement 363 garçons et 389 filles.
  7. On a observé que la proportion des aveugles relativement aux voyans était moins forte dans les pays du nord que dans les pays du midi. Cette circonstance a lieu d’étonner, puisque les influences d’un climat froid et humide doivent être naturellement plus pernicieuses que celles d’un climat chaud et sec. I.es hommes de l’art ont cru trouver la raison de ce fait dans un autre ordre d’influences. Les pays du midi sont catholiques, les pays du nord sont protestans. Dans les états catholiques, on baptise les enfans immédiatement après la naissance ; dans les états protestans au contraire, on diffère plus ou moins cette cérémonie religieuse Les médecins hollandais estiment que le transport des nouveau-nés par les temps froids et dans les églises humides afflige ces petites créatures d’ophtalmies qui, négligées, dégénèrent bientôt en une destruction de l’organe visuel. Ce n’est point, selon eux, le nouveau-né qui devrait aller vers le prêtre, c’est le prêtre qui devrait se rendre vers le nouveau-né.
  8. Le directeur de l’établissement nous citait à ce propos l’exemple d’un élève qui se figurait les fourmis grosses comme des chats.
  9. Ces cartes ont été envoyées à l’exposition de Paris de 1855, où sans doute elles ont été peu remarquées des gens du monde. Ce sont des cartes ordinaires collées sur du carton et découpées en relief. Les grandes villes y sont indiquées par des épingles à tête de métal forte et âpre, les petites villes par des épingles ordinaires, les chaines de montagnes par des épingles à tête de verre noir. Les lacs et les fleuves sont figurés en creux. Les parallèles et les méridiens sont exprimés par des fils de cuivre simple, les limites des états et des provinces par deux fils de cuivre tortillés.
  10. Quelques aveugles ont conservé de beaux yeux, bien ouverts ; mais ces miroirs, qui ne communiquent plus au cerveau, jettent sur ces physionomies éteintes une tristesse de plus.
  11. Autrefois à La Haye, dans la maison des orphelins et des vieillards, on mettait les sujets vicieux dans un cachot avec un poids à la jambe. Aujourd’hui ces punitions corporelles sont plus ou moins abrogées.