La Néerlande et la vie hollandaise
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1217-1258).
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LA NEERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

Iv.



Dans presque tous les pays civilisés, l’homme, ayant détruit les forêts, a cherché sous la terre ses moyens de chauffage. Il vit de la sorte sur un fonds de végétation ancienne dont la sage prévoyance de la nature lui a conservé les restes. La houille, l’anthracite, la tourbe, suivant les diverses contrées géologiques, suppléent à l’absence du bois, qui devient de plus en plus rare. Les tourbières sont distribuées sur plusieurs régions de l’Europe : on les retrouve en Angleterre, en France, en Allemagne, en Suisse et même en Italie ; mais nulle part elles ne se montrent aussi abondantes que dans les Pays-Bas. On pourrait dire que la Néerlande est la patrie de la tourbe. Ici en effet, sous une couche d’argile ou de sable, il n’est pas rare de rencontrer cette terre noire et bitumineuse dont les habitans se servent pour faire du feu. En creusant les canaux, en posant les fondemens des maisons, on met tous les jours à nu les veines de ce combustible enfoui depuis des siècles. À quelques pieds de la surface, la tourbe apparaît. En certains endroits, elle se révèle par la nature inconsistante du sol. La terre élastique et comme gonflée d’eau cède sous le pied qui la presse, puis se relève aussitôt. Cette terre qui tressaille, cette terre sensitive en quelque sorte, est connue des habitans, qui disent d’elle : Het land leeft, voilà une terre qui vit.

L’extraction de la tourbe fournit du travail à des milliers de bras. Presque toute la population de la Hollande se chauffe avec cette terre ; combien d’habitans en vivent ! Le mode du chauffage n’est point, étranger aux mœurs ni à la vie domestique des nations. Un ami de Walter Scott nous racontait avoir entendu répéter souvent au célèbre romancier : « Dites-moi comment, un peuple se chauffe, je vous dirai qui il est. » Les anciens avaient bien compris ces rapports, eux qui firent du foyer, focus, le symbole religieux de la famille. Avec un sens admirable, ils avaient placé les dieux dans cet endroit de la maison autour duquel se serrent et se concentrent les plus tendres affections du cœur humain. Le coin du feu est chez toutes les nations de l’Europe le siège des relations intimes ; mais c’est surtout dans la vie des peuples du Nord que le foyer joue un rôle principal et délicat. Là l’homme, obligé de faire la lumière et la chaleur, a mis dans cette œuvre journalière une étincelle des sentimens qui poétisent l’existence. Aux veillées d’hiver se rattachent les plus doux souvenirs et les tableaux les plus touchans de la félicité domestique. Les traits graves de l’aïeul, les joues rouges des petits enfans, le sourire furtif des amoureux, tout, cela s’éclaire saintement à la lueur de ce soleil artificiel qui réchauffe et délasse des travaux de la journée. Le bien-être du foyer, qui contraste si fort avec les intempéries de l’air ambiant et les rigueurs du climat, contribue à développer dans le Nord la vie d’intérieur. En Hollande, cette contrée où tout est particulier, le chauffage ne devait point ressembler à celui des autres nations. Virgile, ce grand peintre des mœurs rustiques, a remarqué tout ce qu’avait d’intéressant et de poétique la fumée qui s’élève vers le soir d’un toit de chaume. Dans les Pays-Bas, les cheminées fument plus qu’ailleurs. Combien de fois, dans les plaines sans fin de la Drenthe et de l’Overyssel, ne me suis-je point arrêté à regarder les nuages épais et blancs que dégageait dans le ciel un modeste feu de tourbe ! Ces toits de chaume ou de gazon ainsi panachés faisaient rêver à toutes les joies tranquilles de la nature. La fumée qui monte le soir vers le ciel est, si on l’ose dire, la prière de la maison. On peut même trouver un rapport entre la nature du combustible et le caractère des Hollandais. La meilleure tourbe s’enflamme difficilement ; l’étranger, dont les membres sont raides de froid, supporte avec peine les lenteurs de ce feu domestique. Aussi plus d’un a-t-il vu dans cette combustion pénible une image de la patience batave, hollansche patientie. La tourbe prend malaisément le feu ; mais une fois qu’elle l’a conçu, elle le garde et le retient longtemps, symbole encore en cela du caractère des habitans, qui ne s’enflamme pas très vite, mais qui nourrit longtemps son enthousiasme.

L’usage de la tourbe est très ancien ; il remonte, selon toute apparence, aux premiers temps où le pays fut habité. La nécessité à laquelle était réduit le peuple balaye en brûlant sa propre terre a arraché une plainte et un soupir au grave Tacite. Pline admirait l’industrie de ces peuples qui, dépourvus de bois, prenaient de la terre dans leurs mains, et, avec cette terre séchée au vent encore plus qu’au soleil, préparaient leurs alimens, réchauffaient leurs entrailles engourdies par les glaces du Nord, rigenta septentrione viscera sua urunt. Extraire la tourbe et s’en servir comme moyen de chauffage est un art connu en Hollande depuis les temps les plus reculés[2] ; mais ce qui est relativement nouveau, c’est l’amélioration de ce combustible par des procédés techniques. Dans l’enfance de cette industrie, les habitans extrayaient la tourbe par mottes grossières, informes, et la brûlaient après l’avoir fait sécher. La tradition rapporte la méthode de faire et de préparer la tourbe à des paysans de la Hollande et de la Frise qui, vers l’an 1215, découvrirent le moyen de perfectionner ce présent de la nature. Une telle invention se répandit aussitôt. À la fin du XIIIe siècle, on vendait assez généralement dans les Pays-Bas des mottes de tourbe travaillées et qui avaient une forme régulière. Cette forme a d’ailleurs changé depuis les temps historiques ; nous avons vu à Leyde, dans l’hôtel-de-ville, des morceaux de tourbe pris dans une tente des ennemis pendant le siège de 1574, et qui sont tout à fait cubiques, tandis que la figure actuelle est celle d’un parallélipipède allongé.

Les Hollandais ne sont point d’accord entre eux sur l’étymologie du mot par lequel on désigne dans leur langue ce combustible, turf ou torf. Plusieurs le font dériver d’un ancien vocable dorst ou durst, qui signifie pauvreté, par allusion sans doute à la pénurie de bois contre laquelle les glèbes fossiles sont appelées à réagir. Cette idée de pauvreté convient, il faut l’avouer, à la tristesse des foyers qu’alimente la tourbe. Ce combustible ne donne malheureusement pas la flamme joyeuse du bois, ni la riche lumière du charbon de terre. La tourbe blanchit plutôt qu’elle ne flambe. Autour de ces foyers ternes, le plus souvent fermés, on ne voit point, comme à la lueur des feux de bois, danser sur le mur les esprits familiers de la maison. Si elle ne donne point l’éclat pétillant ni la chaleur des autres combustibles, la tourbe n’en est pas moins une ressource considérable dans un pays où la nature a tout fait, non pour l’homme, mais contre l’homme. La consommation de la tourbe augmente toujours dans la Néerlande, ainsi qu’on peut s’en convaincre par des chiffres. Elle était de 22,275,623 tonnes en 1834, et de 38,943,630 en 1852. Ces chiffres suffisent pour démontrer l’importance des travaux qui se rapportent aux tourbières. Ces travaux sont intéressans à trois points de vue différens. L’économiste aime à suivre l’extraction de la tourbe, la préparation et l’exploitation, les usages industriels et domestiques de ce combustible, les rapports des tourbières avec l’agriculture. Le géologue recherche d’un œil curieux l’origine de la tourbe, la formation de ce terrain récent, la monographie des couches dans lesquelles reposent les ouvrages de l’homme. Enfin le voyageur moraliste doit reconnaître que cette industrie a donné quelques traits singuliers à la population des provinces sur lesquelles les tourbières se rencontrent maintenant en plus grande abondance, la Frise, la Groningue, la Drenthe et l’Overyssel. Les mœurs des habitans de ces provinces, et en particulier la vie des ouvriers qui travaillent aux tourbes, tout cela vaut bien la peine qu’on s’y arrête. Nous allons suivre la trace de ces différens ordres de faits économiques, scientifiques et moraux sur le sol de la Néerlande.


I

Le travail de la tourbe varie avec la nature des tourbières. On peut établir entre elles deux grandes divisions, suivant qu’elles sont hautes ou basses. C’est d’abord sur les tourbières hautes (hooge veenen) que doit se porter l’attention.

Assen est une ville ouverte, bien neuve, bien tranquille, bien éclairée, où siègent les états provinciaux de la Drenthe, où demeure un monde officiel d’employés et de magistrats, où de jolies maisons, posées ça et là, comme pour leur plaisir particulier, semblent peu soucieuses de former des rues, où des quinconces d’arbres, des nappes de sable, des tapis de gazon, des espèces de squares anglais, relient par un trait d’union de verdure le palais de justice, l’hôtel-de-ville, le temple des réformés. Tout près de là s’élèvent de charmantes habitations rurales, et à côté de ces maisons de campagne s’étendent des jardins ou des prairies qui, il y a un quart de siècle, étaient des tourbières. Un grand nombre de ces tourbières sont encore en exploitation ; elles communiquent, par des canaux particuliers, avec un canal central qui joint la ville d’Assen à celle de Mepel, et sur lequel se gonflent les voiles de lourds bateaux qui transportent la tourbe. Situées au milieu de véritables steppes où croissent la bruyère et d’autres plantes sauvages, les tourbières hautes, — nom qu’elles doivent à leur position plus élevée et à leur nature relativement sèche, — constituent la principale, et l’on pourrait même dire la seule richesse de cette province, que la culture n’a point encore vivifiée. Au soleil couchant, quand le ciel est rouge, ces tranchées ouvertes dans une terre noire, ce sol dévasté à une certaine profondeur par la bêche, ces amas de glèbes bitumineuses qui sèchent au vent, les ombres de travailleurs que grandit le crépuscule, tout cela forme un point de vue abrupt que n’eût point dédaigné le pinceau de Salvator Rosa. Il convient de nous introduire sur le théâtre de ces travaux ; nous suivrons mieux ainsi les diverses transformations que la main de l’homme fait subir à une matière brute, inculte, stérile, pour la rendre capable de services industriels et domestiques.

Quand le propriétaire d’une lande tourbeuse a résolu de convertir son champ en un atelier d’exploitation, il lui faut avant tout délivrer la terre des eaux qui l’imprègnent comme une éponge. Les ouvriers attachent quelquefois à leurs pieds des appareils en bois, d’une grandeur variable, qu’on nomme en hollandais bredden, et qui empêchent ces pauvres hommes d’être absorbés par les abîmes d’un sol marécageux. Une fois la surface reconnue, on pratique, à vingt-quatre pieds de distance les unes des autres, et à la profondeur de trois ou quatre pieds, des tranchées (wallen) qu’on revêt souvent d’un mur de terre pour que la matière tourbeuse ne s’éboule pas. La profondeur de ces fossés augmente successivement ; il faut d’ordinaire huit années avant que l’on puisse attaquer la tourbe. L’aménagement des eaux soustraites à la terre par des saignées habiles et méthodiques constitue une véritable science. Il existe un art de recueillir ces eaux dans des fossés, de les retenir par des écluses et de les diriger, au moyen de conduits, vers le canal qui doit servir au transport du combustible.

Le champ étant ainsi façonné et les eaux étant soutirées, on procède à l’extraction de la matière tourbeuse. La division du travail est le principe fondamental de toute industrie. Les ouvriers se distribuent par groupes de six ou sept hommes. Les fonctions auxquelles ils se livrent peuvent d’ailleurs se partager en quatre temps. Un premier ouvrier fend, à l’aide d’un instrument tranchant appelé en hollandais stikker, la surface de la couche tourbeuse. Un second ouvrier, avec cette sûreté de coup d’œil que donne l’exercice, relève les mottes tranchées à l’aide d’une petite bêche (spade). Un troisième ouvrier reçoit du second les glèbes divisées qu’il pique avec une sorte de fourche (vork), et qu’il range en même temps sur une brouette. Cette brouette est conduite par un quatrième ouvrier sur la partie ouverte du chantier où s’entassent d’abord les tourbes saturées d’eau. L’art consiste à renverser la brouette de telle manière que les pièces de limon végétal se trouvent disposées en une sorte de mur sans qu’on y mette la main. La substance tourbeuse est en effet tellement molle et tellement sensible, qu’elle garde l’empreinte de tout ce qui la touche. Il est à observer que ces pains de tourbe présentent alors un volume beaucoup plus considérable que celui auquel plus tard ils se trouveront réduits en séchant.

Aux travaux d’extraction de la tourbe succèdent les procédés de dessiccation. C’est ici une partie importante de l’industrie qui nous occupe. Au moment où elle sort de terre tout imbibée d’eau, la tourbe est absolument impropre aux usages du foyer. Cette matière molle semble prendre par la dessiccation une nouvelle nature, elle devient un combustible. Il existe une méthode pour atteindre ce résultat. Nous avons laissé les morceaux de tourbe trempés d’eau s’accumuler sur le champ de travail ; dès qu’ils ont acquis assez de consistance pour être maniés, ils sont disposés avec un art singulier, de manière à recevoir de partout les rayons du soleil et l’influence du vent. Les ouvriers forment des piles, en ayant toujours soin de poser une tourbe en largeur sur deux tourbes en hauteur, à peu près comme le mouleur place les briques et les expose à l’air avant de les cuire. Le chantier présente alors des rangées de carreaux symétriques, coupés par de petits sentiers dans lesquels marchent des femmes et des enfans qu’on emploie volontiers à cette besogne. On déplace ensuite plusieurs fois chaque morceau de telle sorte que l’air puisse jouer librement sur toutes les surfaces de la tourbe. Quand les mottes d’en haut commencent à sécher, on les pose en bas, et on relève celles que le contact avec la terre met dans une situation moins propice pour acquérir les propriétés inflammables. Si le vent souffle de l’est ou du nord, les tourbes se dépouillent encore assez vite de l’humidité qui leur est inhérente ; mais si le ciel est pluvieux, comme il arrive trop souvent au mois d’avril et de mai, il apporte un obstacle à la confection de cette matière terreuse. On a vu sous des pluies trop prolongées se détruire ainsi l’espoir d’une abondante récolte industrielle[3].

Lorsque, après avoir ôté plusieurs fois maniés et déplacés, ces morceaux de tourbe ont enfin acquis le degré de sécheresse nécessaire, on les rassemble en gros tas cariés ou ronds, qu’on recouvre de joncs, de loin ou de paille, pour les défendre de la pluie et de la gelée. On les recueille aussi dans des granges, sur des lattes ou des planches disposées de telle façon que le vent puisse y circuler de toutes parts. La tourbe ne sort plus de ces granges que pour être transportée au marché dans de longues barques qui ont un mal très haut et une grande voile.

Quand toute la tourbe est extraite, on trouve au fond de la tourbière des arbres qui appartiennent généralement à la famille des pins. J’ai eu occasion de voir moi-même des tas de bois qui avaient été ainsi enfouis sous la couche, et dont la substance n’était presque point altérée. Les branches résineuses de ces pins servent comme de flambeau pour éclairer les nuits d’hiver. On déterre quelquefois des troncs énormes légèrement noircis, et qui peuvent encore être employés aux usages industriels. C’est aussi le moment de dire un mot d’une substance légère, poreuse, feuilletée, qui sert de toit à la couche de tourbe et qui avait été rejetée d’abord par les ouvriers comme impropre au chauffage. Cette croûte supérieure va maintenant jouer un rôle ; mêlée à du sable, elle va devenir la base de la terre labourable sur laquelle on sèmera des pommes de terre ou du blé. Il est intéressant de voir ainsi à côté des tourbières en exploitation des tourbières récemment exploitées, et qui se trouvent aussitôt converties en un champ fertile.

Un des dangers qu’on court dans l’extraction de la tourbe, c’est de mettre le feu aux tourbières. Sur le chantier de travail, on entretient généralement des charbons allumés pour les usages domestiques[4]. Ces charbons incandescens peuvent devenir la cause de grands malheurs. Non-seulement les glèbes extraites et exposées à l’air, mais encore la terre marécageuse qui se trouve étanchée par la préparation qu’on lui a fait subir, sont susceptibles de recevoir et de communiquer l’incendie. Le feu se répand alors sourdement, au grand préjudice de ceux qui vivent des tourbières et au grand effroi des pauvres gens qui habitent sur un sol inflammable. À chaque instant, leurs cabanes ou leurs chaumières peuvent être réduites en cendre. Il y a des exemples d’incendies qui ont duré ainsi de douze à quatorze jours. La matière terreuse brûlait à petit bruit, et la flamme, trouvant sans cesse un aliment, s’avançait accrue par ses propres ravages. On avait alors, sur un sol plat, la triste et lamentable figure du Vésuve. Ces incendies de tourbières hautes dureraient non des jours, mais des mois et des années, si l’on ne cherchait les moyens d’en limiter les progrès. Dans les mines de houille en combustion, on engloutit des fleuves ; mais ici l’usage de l’eau, qu’on n’a pas d’ailleurs toujours sous la main, serait une défense médiocre. Le seul moyen d’arrêter la marche du fléau, c’est de remuer et de bouleverser avec la bêche la terre circonvoisine. On emprisonne de la sorte l’incendie dans un cercle où il faut qu’il s’épuise sur lui-même. L’histoire nous a conservé plusieurs exemples de tourbières incendiées. Dans la Frise, non loin du Zuiderzée, on montre un lac assez profond qu’on appelle Jonker-Meer. La tradition veut que, dans les temps anciens, ce lac ait été une tourbière haute. L’incurie d’un ouvrier qui se chauffait provoqua un incendie si violent, que tous les efforts furent inutiles pour l’étouffer. La matière tourbeuse fut entièrement consumée, et les eaux se rassemblèrent peu à peu dans la place qui était restée vide. Avec le temps, un lac se forma où paissaient autrefois les brebis. De tels accidens n’ont pas toujours été l’effet de la négligence. En 1593, les Espagnols avaient construit près de Schoonebeek une chaussée pour traverser des marais. Les Hollandais cherchèrent à leur couper le passage en jetant sur la route des arbres qu’ils avaient extraits du fond des tourbières. Ils rassemblèrent ces arbres en un tas et y mirent le feu. Comme l’air était sec, la flamme pénétra jusque dans la terre, qui était riche en matière combustible. L’incendie réduisit toute la tourbe en cendre : il se creusa des gouffres, des ravins, et la route devint impraticable pour l’armée ennemie. Cette défense toute nouvelle fit sans doute naître l’idée infernale qu’on attribue à l’un des agens de Philippe II. Ayant entendu dire que la terre des Pays-Bas brûlait, il résolut de détruire par le feu cette contrée insoumise. Il n’abandonna son projet que quand il sut qu’une partie de cette terre inflammable était cachée sous l’eau, et que l’autre (celle des hautes tourbières ; pouvait être défendue contre l’incendie par le travail de la bêche.

On vient de voir extraire la tourbe dans les tourbières hautes ; il faut maintenant étudier un autre système d’exploitation, celui des tourbières basses, lage veenen. Là, c’est sous l’eau que la main de l’homme va saisir la matière terreuse qui doit lui servir de combustible.

Dans la Sud-Hollande, à quelques lieues de La Haye, est le village de Wateringen. Des jardins entrecoupés de petits canaux, des ponts de bois qui joignent des sentiers recouverts d’un sable fin, des cultures distribuées avec art, des maisons que les arbres à fruit serrent et entrelacent comme un vêtement, une jolie école, deux églises, l’une catholique, l’autre réformée, un moulin tout fier de ses grandes ailes et de son axe doré, tout cela forme ce que les Anglais appellent a secluded spot. À côte du village s’étendent les tourbières.

La différence entre les tourbières hautes et les tourbières basses, c’est que dans ces dernières, dès qu’on creuse le sol, on trouve l’eau. Dans les temps anciens, on commença par défoncer ainsi les terres stériles ou presque stériles ; mais bientôt, entraînés par les bénéfices que procurait l’industrie de la tourbe, les habitans bouleversèrent de fertiles prairies, des champs qui se couronnaient chaque année d’abondantes moissons. La Hollande perdait ainsi tous les jours de son territoire. Sur certains points, les excavations affaiblissaient même les digues élevées pour défendre le pays contre les chocs impétueux de la mer. La Hollande présentait alors l’étonnant spectacle d’un peuple jouissant d’un territoire déjà fort limité, et travaillant sans cesse à le détruire. Les plus belles campagnes que l’œil de l’homme eût jamais vues disparurent. Le gouvernement du pays se crut obligé de mettre un frein à ces dévastations de la terre. Nul ne put désormais attaquer son champ que dans certaines conditions et après avoir obtenu le consentement des magistrats. Des ordonnances furent publiées dans ce sens à plusieurs époques. Toutefois l’état n’osait pas restreindre suffisamment l’abus, intéressé qu’il était lui-même dans les ravages du sol par les bénéfices qu’il tirait des tourbières à titre d’impôts.

L’autorisation de creuser la terre étant obtenue, on conduit sur le théâtre de l’ancienne culture des hommes armés de bêches, et dont l’emploi est d’enlever la couche de terre argileuse qui sert de revêtement k la tourbe. Le propriétaire fait alors partager son champ en plusieurs longues bandes de terre qui seront successivement exploitées d’année en année. La bande qu’on se propose d’attaquer d’abord, et qui est d’ordinaire située sur la limite latérale du champ, est encore revêtue de l’herbe et des plantes qui y croissent ; ce voile de verdure disparaît bientôt sous les instrumens de fer : c’est ce qu’on appelle commencer la fouille. À Wateringen, la matière tourbeuse se trouve enfouie sous une couche d’argile qui a deux ou trois pieds d’épaisseur. Cette terre arable est relevée soigneusement avec la bêche et déposée sur une partie du champ ; lorsque la tourbe sera extraite et l’eau épuisée, elle deviendra la base de la culture renaissante. Cette préparation est un travail d’hiver. On creuse la terre et l’on met à nu la couche de tourbe pour exploiter la tourbière au printemps suivant. Une nouvelle série de faits industriels s’ouvre alors, ordinairement en avril ou en mai, et se termine vers le mois de septembre. Un ouvrier pourvu de grosses bottes imperméables descend dans l’eau, dont la présence s’est aussitôt révélée sous la couche d’argile. Armé d’une bêche particulière à ce genre de travail, il extrait les glèbes tourbeuses. Cet homme ne voit point ce qu’il fait ; il agit, comme on dit ici, de sentiment, car la surface de l’eau voile entièrement le lit de tourbe. Apres avoir coupé la terre, guidé par cet œil intérieur que crée l’habitude du métier, il saisit la motte divisée en la piquant avec la bêche, la retourne et la renverse dans une barque. Cinq ou six fois par jour, cette barque, antique et grossière comme celle de Caron, s’emplit des glèbes que l’homme y jette[5]. La tourbe, au moment où elle sort de l’eau, a la couleur du tabac ; elle est mêlée de racines et de branches d’arbres pourries. La barque est ensuite conduite à terre, et l’on décharge la tourbe dans une auge de bois. Cette auge, à peu près carrée, d’environ douze pieds de surface et de deux pieds de profondeur, reçoit la matière tourbeuse qui va être mêlée et travaillée. Un ouvrier écrase avec les pieds les mottes informes et compactes qu’a coupées la bêche. En même temps il délivre la substance tourbeuse des grandes racines, des pierres et des autres impuretés qui la vicient. Dans l’auge, cette pâte combustible se trouve ainsi élaborée comme la pâte du pain sous la main du boulanger. Ceci fait, on jette par pelletées sur la terre la tourbe pétrie. Cette terre est recouverte d’un lit de roseaux secs qui doit isoler la matière bitumineuse. On attend quatre ou cinq heures avant de niveler et de modeler cette tourbe liquide. Quand elle est suffisamment sèche, un ouvrier s’attache à chaque pied une planchette, et, ainsi chaussé, foule la matière molle, dont la surface devient bientôt parfaitement unie. Ce travail est pénible : on admire l’art avec lequel, par la manière seule de diriger ses pieds, l’ouvrier forme une plate-bande dont les côtés s’élèvent en talus. La tourbe ayant reçu cet apprêt, on la laisse encore sécher : puis, à l’aide d’un instrument qui a quelque rapport avec le râteau, garni qu’il est de dents régulières, on trace des raies qui indiquent la forme future des carreaux : la plate-bande présente alors la figure d’un échiquier. À ce travail succède celui du turfslikker ou riemer ; armé d’une bêche qu’il enfonce verticalement dans la direction des lignes tracées, il divise par morceaux la matière qui, convenablement séchée, servira plus tard au chauffage. Le système de dessiccation dans les tourbières basses ne diffère pas de celui qui se pratique dans les tourbières hautes. On emploie également des femmes, des filles, des garçons de dix à douze ans pour retourner les morceaux exposés à l’air. Il faut ordinairement trois mois avant que les tourbes sèchent. Dans le moment des grands travaux, cent quarante ouvriers se rendent à Wateringen sur un seul champ d’exploitation. Tous ces ouvriers sont à la tâche, et les habiles gagnent 1 florin 50 cent par jour, à peu près 3 fr. La journée de travail commence à deux heures du matin et dure jusqu’à cinq heures du soir.

Lorsque la tourbière basse est exploitée, que reste-t-il ? De l’eau. L’aspect de ces mornes lacs qui succèdent à de vertes prairies afflige le regard de l’agriculteur. Ce changement a même été dans les temps anciens funeste aux populations. On a vu les habitans de ces campagnes converties en lacs, pressés qu’ils étaient par la faim, émigrer vers d’autres terres. Ces lacs ne demeurent pourtant pas stériles. Quelques propriétaires les transforment en étangs peuplés d’excellens poissons qui fournissent de la nourriture à plusieurs familles, et qui créent une nouvelle source de produits. Avec l’art de la pisciculture et avec le volume d’eau dont elle dispose, la Hollande possède le moyen d’accroître sur une grande échelle le champ des richesses vivantes. Autrefois les lacs formés par l’extraction de la tourbe demeuraient dans cet état jusqu’au jour où un spéculateur hardi se mettait en tête de les dessécher. Les propriétaires des domaines inondés les cédaient à vil prix. L’acquisition faite, on entourait ces lacs de fortes digues pour les isoler des eaux affluentes, et à l’aide de moulins à vent on les épuisait quelquefois en une année. Le lit qui servait primitivement de base à la tourbe apparaissait alors : c’était tantôt de l’argile, tantôt du sable, souvent même une couche de roseaux spongieuse, légère, que les Hollandais appellent darri ou derry, et que l’on enlevait avec la drague. La tourbe étant extraite et les eaux pompées par le travail des moulins, on voyait assez souvent certaines landes stériles converties en terres d’une fertilité prodigieuse. L’ancienne surface enlevée avait en effet cédé la place à un fond argileux très riche et très propre à nourrir de florissantes moissons. Ces champs régénérés sortaient ainsi des profondeurs du sol, et des régions perdues pour l’agriculture après la fouille des tourbes se trouvaient restituées à la charrue. Une telle méthode ne laissa pourtant pas d’entraîner, à côté de ses avantages généraux, des malheurs particuliers. Plusieurs s’y ruinèrent. La vue de ces mécomptes fit même dire à un ancien économiste qu’eût-il les mains pleines d’or, il ne les ouvrirait point lorsqu’on lui proposerait des maisons à bâtir, des tourbières à fouiller ou des lacs à dessécher. Les Hollandais n’ont heureusement pas suivi ce conseil. Le même champ converti en tourbière, puis changé en une forêt d’arbres abattus[6], puis devenu un étang, puis rappelé à son état naturel, leur donna sous différentes formes des bénéfices dont ils eurent lieu de s’applaudir. Aujourd’hui on dessèche volontiers l’eau des tourbières basses dès que l’extraction de la tourbe est terminée. Ces champs ou ces prairies, délivrés des eaux qui les couvraient n’en restent pas moins sujets, dans les temps de pluies, à des inondations réitérées. Il est donc nécessaire, même après le dessèchement, de les pourvoir de moulins qui travaillent à les maintenir. L’entretien de ces moulins et des hommes qui les font agir est une charge considérable. Il ne faut donc plus s’étonner qu’en Hollande, où l’agriculture ne se défend que par des moyens artificiels contre un ennemi toujours présent, le prix des céréales et des autres objets de consommation soit relativement élevé. Ces fouilles présentent un autre ordre d’inconvéniens. Le sol bas de la Néerlande est rendu plus bas encore tous les jours par les travaux qui s’exécutent dans les tourbières : si les vaillantes digues élevées contre les hautes marées venaient par malheur à céder, et si la mer s’emparait de ces cultures situées à plusieurs pieds au-dessous de son niveau, le désastre serait terrible, irréparable. Il faudrait du moins des années et de prodigieux efforts pour ramener à la lumière ces champs engloutis.

On a vu extraire et préparer la tourbe dans les tourbières hautes, puis dans les tourbières basses ; il reste à la suivre sur le marché. Les eaux du Waal, du Leck et de la Meuse sont perpétuellement sillonnées par de longs bateaux que les Hollandais appellent someveusen, et qui transportent le combustible national. D’autres bâtimens d’une plus grande taille, construits dans les provinces voisines des tourbières, naviguent sur les canaux de la Frise, de la Groningue et de l’Overyssel ; plusieurs d’entre eux traversent même le Zuiderzée ; ils sont connus sous le nom de turf-potten. Leur forme est ancienne et historique. C’est avec de tels bateaux que les Hollandais ont battu dans le golfe la Flotte des Espagnols. Les bateliers vivent avec leur famille, pendant toute l’année, dans ces maisons de bois, et transportent d’un lieu à l’autre leurs affections, leurs mœurs, leur foyer domestique. Parvenue au lieu de destination, la tourbe est déchargée par des porte-faix ou par les hommes du bateau, quelquefois même par les femmes. C’est une scène intéressante ; il est curieux de voir comme les carreaux de tourbe sont rangés avec ordre dans ces magasins flottans. Cette construction ressemble à celle d’une maison recouverte d’un toit angulaire. Deux hommes emplissent dans le bateau des corbeilles qu’ils passent à deux autres hommes et à deux fortes femmes debout sur le quai. Les tourbes sont alors versées dans une mesure en bois. Cette tonne contient ordinairement de 36 à 37 pièces de tourbe pesante pour les fabriques, de 48 à 50 tourbes légères ou bleues, enfin 80 tourbes d’une qualité inférieure. Le nombre dépend de la manière dont on jette les morceaux ; mais malgré les soins les plus scrupuleux il y a généralement un tiers de la tonne qui n’est pas rempli. Les tourbes sont alors chargées dans des charrettes à bras d’une forme lourde et singulière. C’est un souvenir de la domination étrangère. La tradition veut que des charrettes de même forme, plus grandes et tirées par des chevaux, aient apporté en Hollande les munitions de guerre des Espagnols. Il est permis de réparer cet antique matériel, mais non de construire de nouveaux chariots sur le même modèle. La corporation des porteurs de tourbe constitue dans les villes une classe à part ; elle a un commissaire, des règlemens et des privilèges. Dans les cérémonies publiques et aux grandes fêtes nationales, les porteurs de tourbe forment entre eux des mascarades qui ne manquent pas de caractère. Il leur est défendu, sous peine d’une amende de trois florins, de fumer pendant qu’ils chargent ou déchargent les bateaux. L’extraction, le transport, la vente de la tourbe donnent naissance, on le voit, à un personnel nombreux et tout particulier. Quelquefois les plus lourds bateaux, dont le bord ne dépassait presque pas le niveau du canal, se trouvent vides en deux journées et surnagent. Une vieille femme prépare dans le cabinet le café et les alimens qui doivent réparer les fatigues de ces pauvres gens. Les bateliers sont vêtus de courtes blouses de toile, et par les temps de pluie, d’une étoile jaune, huileuse, imperméable, que les Anglais appellent oil skin. Quand les tourbes sont déchargées, on fait la toilette du bateau, car, pareils aux cavaliers qui ne prennent point de repos avant d’avoir soigné leur cheval, les bateliers ne se couchent point qu’ils n’aient lavé, à renfort de grands seaux d’eau, les flancs de leur colossale monture.

La qualité des tourbes varie singulièrement. Il y en a de plus ou moins riches en matières ligneuses, de poreuses et de compactes, de lourdes et de légères. Ces variétés répondent à différens usages industriels et domestiques. Les ménagères hollandaises reconnaissent tout de suite à la couleur et à la forme les propriétés de ce combustible. Il existe une espèce de tourbe qui convient pour la cuisine, une autre pour les foyers, une troisième pour les fabriques. En général, on préfère le produit des tourbières basses à celui des tourbières hautes. Les boulangers cuisent leur pain avec des glèbes peu denses qui prennent aisément feu. La tourbe sert à alimenter les fours à chaux, les brasseries, les distilleries, les fabriques d’huile, les tuileries. De Zwol à Arnem, nous avons compté soixante-dix briqueteries d’où sortent des briques par millions et qui sont chauffées aux dépens de cette terre consacrée à Vesta. La consommation de la tourbe destinée aux fabriques a grandement augmenté dans les Pays-Bas depuis ces dix-huit dernières années ; elle s’est accrue de 12 millions de tonnes. La consommation de la houille s’est élevée en même temps d’un million et demi d’hectolitres, d’où il résulte que le progrès de l’industrie des tourbes a été de cinquante fois plus actif que celui de l’industrie des houilles. Il convient maintenant d’établir le rapport calorifique entre les deux combustibles. La houille gagne moitié sur la tourbe ; mais si deux quintaux de tourbe produisent le même effet dans un foyer qu’un quintal de houille, la tourbe coûte beaucoup moins cher que le charbon de terre. Il y aurait donc économie à se servir du combustible né sur le sol de la Hollande. On peut d’ailleurs voir dans l’usage de la tourbe plus qu’une raison d’économie ; on peut y découvrir pour les Pays-Bas une question de haute politique. Par l’emploi de la houille et du coke, les fabriques, les chemins de fer, la navigation, les assèchemens de la Néerlande deviennent dépendans de l’étranger. La tourbe est au contraire un élément d’indépendance nationale : les Hollandais devaient donc chercher les moyens d’alimenter la vapeur, c’est-à-dire le mouvement, avec le combustible que leur a donné la nature.

Le volume que présente la tourbe a été jusqu’ici un obstacle à l’emploi de cette matière dans les grands travaux et les services publics. La tourbe occupe trois ou quatre fois plus d’espace que la houille. On a cherché à vaincre cet obstacle par des moyens plus ou moins ingénieux. Des établissement se sont fondés pour comprimer la tourbe. Trente mille kilos de substance tourbeuse des hautes tourbières peuvent se réduire par la condensation à cinq mille kilos. On a été plus loin, on a transformé la tourbe ainsi comprimée en charbon. J’ai visité un de ces établissemens où par voie de suffocation, dans de grands fours en maçonnerie, on fabriquait une nouvelle espèce de coke. L’aspect de ces morceaux de tourbe carbonisée était vraiment celui du combustible minéral dont ils avaient la couleur. Avec deux mille kilos de tourbe condensée, on obtient mille kilos de coke. Ces essais industriels sont très curieux à titre d’expérience ; mais jusqu’ici les bénéfices ont été problématiques[7]. La tourbe, quoique maniée et remaniée par l’industrie de l’homme, n’a pu lutter encore avec la houille sur le terrain du mouvement par la vapeur. Le steamer sur lequel je traversai le Zuiderzée, de Zwol à Amsterdam, était cependant alimenté par la tourbe ordinaire. J’observais en silence la prodigieuse quantité de matière que le chauffeur remuait avec la pelle et jetait dans la fournaise. Le bateau marchait bien ; mais je ne tardai point à me convaincre que ce combustible, à raison de l’espace qu’il occupe, est impropre à la navigation de long cours.

Si la tourbe ne peut point soutenir la concurrence avec la houille pour le mouvement des machines, cette terre susceptible de prendre feu a été pendant des siècles l’unique ou presque l’unique moyen de chauffage des trois quarts de la population hollandaise. Le charbon de tourbe a même donné naissance à l’habitude toute nationale du chauffe-pied. Pendant l’hiver, les femmes, dans leurs appartemens et même au temple, durant le sermon, ont sous leur robe une chaufferette alimentée avec de la tourbe. Je fus frappé de voir à Leyde, dans une des salles qui tiennent à la grande église, trois ou quatre cents stoven destinés au service du dimanche. Cette habitude domestique n’est point irréprochable au point de vue de l’hygiène ; on l’accuse de ternir le teint des femmes les plus fraîches et encore jeunes. L’odeur de la tourbe porte à la tête. Ce combustible dégage une forte vapeur de soufre qui dans certaines localités plombe le visage humain et donne aux habitans la pâleur des spectres. Quand la carbonisation de la tourbe n’aurait pour résultat que de lui ôter cette odeur désagréable et malfaisante, on devrait encourager un traitement artificiel qui remédie aux incommodités du foyer.

Le principe économique des Hollandais est d’utiliser tout ce qu’ils ont sous la main ; c’est ainsi qu’ils ont mis à contribution les cendres, la suie et la fumée de la tourbe. Ces cendres fertilisent certaines terres. Quelques parties de la Néerlande se reprochent même d’avoir trop méconnu les propriétés fécondantes de cet engrais, et d’avoir abandonné aux Flandres un des principes le plus riches de la culture. La suie de tourbe sert dans les ménages à nettoyer les instrumens de fer ou d’étain. On emploie la fumée à préparer les viandes salées et ces millions de harengs que les pêcheurs de la côte attirent dans leurs filets. La tourbe n’a pas seulement été utilisée comme moyen de chauffage ; elle se prête à différens usages industriels. La substance tourbeuse pourrait être appliquée à l’éclairage au gaz ; elle fournit une base à la fabrication du papier, de l’encre, du vernis et du noir animal, surtout pour les raffineries[8]. Dans certaines provinces marécageuses, la tourbe sert à jeter les fondemens des maisons. On pose les briques et les autres ouvrages de maçonnerie sur une première construction de morceaux de terre combustible, disposés en forme de pyramide. Ces tourbes se gonflent sous l’eau et forment ainsi une base inébranlable que l’humidité ne détruit point. Après des siècles, lorsque la maison est tombée de vieillesse, on retrouve la substance tourbeuse aussi bien conservée que le premier jour, et encore propre au chauffage. On ne sait pas assez tout ce que la Néerlande doit à ce présent de la nature. Parmi les services que la tourbe a rendus aux Hollandais, il en est un que ne doit point oublier l’histoire. La ville de Bréda était occupée par les Espagnols. Un Hollandais nommé Van Bergen, et qui avait pour industrie de conduire des tourbes sur l’eau, courut le hardi projet de délivrer la ville. Il communiqua son plan à un chef militaire qui l’appuya. La tourbe est patriotique ; elle fait partie de cette vieille terre néerlandaise dont les entrailles s’étaient pour ainsi dire soulevées contre la domination étrangère. En cette qualité, elle devait protéger une ruse de guerre qui se proposait d’assurer l’indépendance nationale. Le 4 mars 1590, les Espagnols, voyant venir un bateau chargé de munitions contre l’hiver, le reçurent avec joie. Comme le port était couvert d’une légère croûte de glace, ils tirèrent eux-mêmes le bateau et aidèrent à l’introduire dans la citadelle. Ce bateau n’était ni plus ni moins qu’un second cheval de Troie. Vers le milieu de la nuit, il accoucha de quatre-vingt-dix hommes braves et entreprenans, qui, cachés jusque-la sous la cargaison de tourbe, sortirent à la faveur des ténèbres ; ils surprirent l’ennemi, le taillèrent en pièces, et rendirent la ville de Bréda au prince Maurice.

La matière extraite des tourbières de la Hollande s’était prêtée depuis des siècles à différens usages industriels et domestiques ; le feu de tourbe avait éclairé et réchauffé, pendant les nuits d’hiver, les méditations des poètes, les joies du premier amour, les travaux de la famille, avant qu’on connût au juste la nature du présent qui a été fait dans la nuit des âges au sol de la Néerlande. Le moment est venu de nous adresser à nous-même cette question : Qu’est-ce que la tourbe ? D’où vient-elle ? Quelle est l’origine de cette terre qu’on brûle ? il faut recourir aux lumières de la science, si l’on veut pénétrer le mystère de cette formation. L’étude des circonstances au milieu desquelles est née la tourbe se lie à l’antique géographie de la Hollande, dont les principaux traits ne peuvent être suffisamment connus que par l’examen des tourbières. Si cette ancienne constitution du sol s’est effacée, les rapports entre l’état primitif des choses et la richesse industrielle du pays demeurent et demeureront encore longtemps visibles.


II

La tourbe n’est point une substance créée à l’origine des choses et immuable ; elle ne préexiste pas ; elle n’a point été faite, elle se fait. Cette terre se forme et se compose encore aujourd’hui sous nos yeux. La tourbe étant une terre qui croit, cette croissance même a été diversement expliquée. Quelques visionnaires ont rapporté la formation des tourbières à l’influence des astres. Les rapports des mondes entre eux ne nous sont point connus. Dans l’état présent de la science, il est aussi imprudent d’affirmer ces rapports que de les nier ; mais dans tous les cas il n’y a aucune raison pour que la lumière des corps célestes agisse plus sur la tourbe que sur les autres couches de la terre. D’autres naturalistes ont prétendu que cette matière combustible n’était point née sur le sol de la Hollande, qu’elle avait été amenée dans les Pays-Bas de la Norvège, de la Suède et des autres régions du Nord par de grands déluges. Celle explication recule l’origine de la tourbe sans donner une solution. On sait d’ailleurs aujourd’hui que l’existence de la tourbe est due à la décomposition de certains végétaux qui croissent sur place, et qu’un excès d’humidité empêche de se convertir en humus.

Dans l’histoire des travaux qui concourent à l’extraction de la tourbe, nous avons distingué les tourbières hautes des tourbières basses ; cette même division doit être introduite dans l’histoire des faits naturels qui président à la formation de ce terrain. La forêt est la matrice des tourbières hautes, l’eau est l’origine des tourbières basses.

De nombreux documens historiques attestent la présence de bois sombres et impénétrables sur le sol aujourd’hui découvert de la Belgique et de la Hollande. Plusieurs villages des Pays-Bas portent encore le nom d’antiques forêts qui n’existent plus. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de recourir à l’ancienne géographie de la Néerlande pour retrouver dans la présence des forêts l’origine des tourbières hautes. Dans la province d’Overyssel, non loin d’Almelo, il est un bois (le bois de Drieschigt, Trois-Couches) dans lequel j’ai vu, pour ainsi dire, la tourbe se former à l’œil nu. Moitié futaie et moitié tourbière, ce bois mélancolique constitue une genèse nouvelle, la genèse des phénomènes actuels de la création. La limite entre une partie de la végétation qui commence et une partie de la végétation qui s’éteint, le passage du bois vivant à l’état de tourbière, les différentes phases de cette évolution plus ou moins rapide, le travail des lentes actions chimiques par lesquelles les végétaux se transforment en une espèce de terre croissante, tout cela justifie l’idée des anciens peuples qui avaient placé dans les forêts de la Gaule et de la Germanie le seul culte digne de la Divinité.

L’histoire naturelle de cette métamorphose mérite qu’on s’y arrête. Quelques botanistes ont remarqué dans ces derniers temps un rapport entre certains grands arbres et certaines plantes basses qui croissent à fleur de terre. L’antagonisme entre ces deux systèmes de végétation ne tarde point à se déclarer. Avec le temps, les bruyères et les mousses dévorent la forêt ; le hêtre est vaincu par le brin d’herbe. La formation naturelle de la tourbe est liée à ce développement continu des bruyères et des mousses. Ces plantes meurent chaque année ; mais en mourant elles déposent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, leur vengeance sur le sol : Le mécanisme en vertu duquel la matière végétale acquiert les propriétés de la tourbe est remarquablement simple et ingénieux. Des extrémités inférieures de la tige se détachent chaque année des pousses qui meurent, et dont la chute donne naissance à un terreau particulier, cette couche, formée de détritus végétaux, s’élève lentement, tandis que la mousse continue de croître par la tête. Le temps développe peu à peu ces inépuisables fécondités de la vie et la mort. Les générations végétales s’entassent ainsi sur les générations, les dépouilles sur les dépouilles. La forêt, moitié bois, moitié tourbière, présente alors l’image de ces hypogées d’Égypte, dans lesquelles les vivans croissaient sur les morts. Les grands arbres enfoncent leurs racines dans ces sombres galeries où dorment les ancêtres de la végétation accumulée par couches. Cette période de croissance de la tourbe marque de plus en plus la période de décroissance du bois. La tourbière, entée sur la forêt comme le gui sur le chêne, la ronge sourdement. Etouffés par les bruyères et les mousses qui pullulent à leurs pieds, minés par la tourbe qu’ils enrichissent chaque jour de leurs mines, les grands arbres tombent. Quand les arbres ont disparu, ces bruyères et ces mousses continuent à la surface des tourbières le travail lent et silencieux de décomposition qui doit accroître sans cesse la masse du combustible. Au milieu de ces champs vides, arva vacua, d’où les habitans primitifs, c’est-à-dire les chênes, les hêtres, les pins, se sont successivement effacés, on éprouve un sentiment indéfinissable. La pensée s’élève à la vue du système économique de la nature, qui fait tout contribuer à l’utilité de l’homme, tout jusqu’au tressaillement du brin d’herbe que le vent détache de la tige et qui tombe précieusement dans les ténèbres de la tourbière.

Quand même le bois de Drieschigt ne serait pas là pour trahir le secret de la nature, l’influence des anciennes forêts sur la formation de la tourbe nous serait encore attestée par la multitude d’arbres qu’on trouve tous les jours au fond des tourbières hautes. Dans quelques localités des Pays-Bas, les habitans se chauffent avec ce bois enfoui rendu à la lumière[9]. On trouve ces arbres conservés pour ainsi dire à l’état de momies dans la substance bitumineuse. Quelques voyageurs racontent que les fils dégénérés de l’ancienne Égypte brûlent dans le désert les cadavres embaumés de leurs ancêtres pour préparer les alimens ; les paysans hollandais livrent de même aux flammes les ancêtres du sol, ces chênes, ces hêtres, ces sapins, habitans primitifs de la Néerlande, et que l’occupation de l’homme a chassés. Ces arbres sont toujours au fond de la tourbe : ils reposent le plus souvent sur le sable, d’où leurs branches s’élèvent plus ou moins dans la masse tourbeuse. La présence de ces arbres indique bien l’existence d’une ancienne forêt ; mais il reste à découvrir la nature de l’événement qui les a abattus et précipités au fond du sol marécageux. Les uns attribuent ce désastre de la végétation à un incendie[10], les autres à un déluge, à un tremblement de terre ou à toute autre convulsion de la nature. L’imagination des géologues a beaucoup trop abusé de ces causes violentes et perturbatrices. Il est facile d’expliquer la présence de ces arbres au fond des tourbières par des phénomènes plus simples et plus conformes à ce qui se passe encore sous nos yeux : ils ont été renversés par le vent. Les exemples de tels ravages ne sont pas rares aujourd’hui en Hollande. Dans ce terrain plus ou moins tourbeux, les arbres étendent plutôt leurs racines qu’ils ne les enfoncent, d’où il résulte qu’ils ne prennent guère pied sur le sol. On ne saurait croire en effet avec quelle facilité ils se renversent. J’ai rencontré très souvent sur les routes de grands arbres soutenus par des tuteurs comme par des béquilles. Les propriétaires, qui connaissent la nature de leurs élèves, croient cette précaution nécessaire pour les défendre d’une chute. Les arbres les plus forts et les mieux enracinés ne résisteraient pas d’ailleurs à l’impétuosité des vents qui soufflent de la mer. Des ouragans qui balaient les églises par le milieu n’épargnent point les chênes[11].

C’est dans ces faits ordinaires et bien connus des Hollandais qu’il faut chercher l’explication des phénomènes géologiques. On a observé que la tête des arbres couchés au fond des tourbières était le plus souvent tournée entre le sud et l’est. Cette circonstance indique assez qu’ils ont été renversés par la tempête du nord-ouest. C’est en effet celle qui sévit le plus ordinairement en Hollande, et qui cause le plus de dégâts. Une telle direction n’est pourtant pas constante. On trouve sur ces troncs, ainsi étendus, d’autres troncs couchés dans une direction opposée et qui s’entrecroisent. Ces arbres, renversés par les vents souillant des divers points cardinaux, ont formé la base, le lit, ou, pour mieux dire encore, le plancher de la tourbière haute[12]. On se demande si ces arbres engloutis se sont incorporés à la tourbe. L’expérience indique qu’il n’en a point été ainsi, puisqu’on les retrouve intacts et parfaitement conservés. C’est tout au plus si les racines et les feuilles ont pu, dans certains cas, se convertir en matière tourbeuse. Cette intervention n’a d’ailleurs été qu’accidentelle et tout à fait secondaire. La substance tourbeuse a été fournie presque entièrement par la décomposition des bruyères et des mousses. Il ne faut donc point confondre les rôles des deux systèmes de végétation. Les forêts ont enveloppé, protégé la génération de la tourbe ; elles ne l’ont pas créée.

Si les bois ont favorisé indirectement la croissance des tourbières hautes, le milieu dans lequel se sont constituées et développées les tourbières basses, c’est l’eau. L’existence de lacs intérieurs qui couvraient le sol dans les temps anciens n’est pas moins proclamée que celle des forêts par les monumens géographiques. Moer, dans le langage de certains paysans néerlandais, indique à la fois une mère et un marais. La tradition veut en effet que la Néerlande soit fille d’une flaque d’eau. Celle origine est attestée par l’histoire et par la vue du pays. Les géographes latins qui ont parlé de la Hollande actuelle doutaient si cette contrée était une terre ou un marais. La vie végétale n’a pas manqué alors de s’emparer de ces eaux immobiles. Les plantes aquatiques, avides de naître, comme disaient les anciens, ont dû peupler la solitude de ces étangs, où rien ne s’opposait à leur croissance. On peut se faire une idée de celle profusion sauvage par ce qui se passe encore sous nos yeux. Dans certains fossés, l’eau est recouverte d’une croûte de mousse, véritable forêt microscopique. Celle mousse a même été en Hollande l’objet d’un commerce productif ; on l’enlevait sur des bateaux, et on la vendait aux étrangers[13]. Les eaux, purgées de cette surface verdâtre, ne tardaient point à se couvrir en quelques semaines d’une végétation renaissante, et on pouvait recommencer ce travail plusieurs fois dans un été. Aux mousses s’ajoute la population non moins exubérante des roseaux et des joncs, qui forment de véritables bois. Nettoyer les eaux est pour les propriétaires des polders une occupation continuelle et une charge. Si maintenant cette richesse végétale éclate si abondante en dépit de la main de l’homme, qu’était-ce, nous le demandons, lorsque les eaux, abandonnées à elles-mêmes, jouissaient d’une tranquillité qui n’existe plus ? Non-seulement la présence de l’homme détruit les plantes parasites des marais, mais elle détruit encore les circonstances au milieu desquelles ces plantes aiment à se développer. La navigation et la pêche ont changé les conditions de la nature, autrefois libre de ses actes.

Quoique les tourbières basses soient toutes nées dans les lacs ou les étangs, il existe divers systèmes de formation, selon la profondeur des eaux et selon le personnel de la flore aquatique ou marécageuse. Dans les eaux basses ou peu profondes, la tourbe s’est engendrée directement de la décomposition des joncs, des roseaux et des mousses. Dans les eaux profondes, le travail de formation a été nécessairement plus compliqué. Des plantes submergées à hautes tiges (parmi lesquelles le nénuphar) ont commencé par élever leurs larges feuilles à la surface des lacs tranquilles. En mourant à la fin de l’automne, ces plantes sont tombées au fond de l’eau, où elles ont formé peu à peu une couche de débris végétaux. Quand cette couche fut imprégnée de racines, elle devint plus légère que l’eau, se souleva, et gagna alors la surface du lac[14]. Un gazon flottant naquit sur ce sol flottant. Les roseaux et les joncs s’y développèrent. Le fond primitif dm lac ou du marais se trouva ainsi transformé en un pré, sur lequel croissait une herbe abondante. C’est alors que les plantes ligneuses parurent. La mousse couvrit la terre, et ajoutait chaque année une couche à la formation de la tourbe. Avec le temps, s’élevèrent les aulnes, les bouleaux, et une espèce de saule (salix caprea), qui ne dépasse jamais les proportions d’un arbuste. L’existence de ces îles flottantes avait été mise en doute par les modernes, qui, ne voyant rien de pareil se former dans la nature actuelle, avaient relégué parmi les fables les récits des anciens géographes. Une telle donnée est pointant si peu une fiction, qu’on voit encore de nos jours dans les Pays-Bas, non loin de Giethoorn, des terres moitié prairies, moitié tourbières, qui nagent sur un ancien lac. Les prairies sont fauchées tous les ans. Des aulnes de vingt pieds de haut s’élèvent sur le sol mouvant ; leurs racines pénètrent jusqu’à la couche d’eau, qui supporte les prés, les arbres, les troupeaux, les habitans. Les bestiaux parcourent en liberté le terrain vacillant ; on n’a pas à craindre qu’ils s’enfoncent, car un instinct de conservation leur fait très bien distinguer et éviter les endroits périlleux. Ces pâturages flottans montent ou descendent avec l’eau, qui s’élève ou qui s’abaisse. En été, ils se trouvent quelquefois déposés sur la terre ferme comme un vaisseau échoué. Par les temps de grande sécheresse, il arrive même que les plantes, surtout les arbres, jettent leurs racines dans le lit du lac desséché et s’y attachent. Cette circonstance est très redoutée des habitans, car à la crue des eaux la prairie ne s’élève plus. Fixée au sous-sol, elle se trouve alors transformée en un marais sur lequel s’étendent des joncs, des roseaux, et il faut des années avant que la surface exhaussée par le limon végétal se couvre de nouveaux pâturages.

La présence de ces terres qui nagent a plus d’une fois donné lieu à des faits naturels qui ont toute la poésie du merveilleux. On a vu des îles de tourbe, jusque-là tranquilles, s’émouvoir, se jeter sur les prairies voisines, et les engloutir. Pline nous raconte l’effroi des Romains quand, sur les deux lacs qui ont donné naissance au Zuiderzée, ils virent venir à eux pendant la mut des forêts en pied et flottantes. Ces forêts, debout sur des fragmens d’îles déchirées, manœuvraient par la seule industrie des flots, et menaçaient les vaisseaux des Romains qui étaient en station dans le lac. Il fallut, dit le naturaliste, livrer un combat naval contre les arbres. On a prêté à Pline l’imagination du romancier, mais ici il n’a été qu’historien. Pendant le débordement de 1509, une prairie sur laquelle paissaient dix ou douze vaches fut charriée d’un bord à l’autre du Dollart, dans la province de Groningue, et vint s’attacher au Reinderland, après avoir traversé ce golfe sans avoir perdu un seul habitant. Ce déplacement donna même lieu à un singulier procès entre le maître de la prairie et le propriétaire du domaine sur lequel celle prairie était venue s’arrêter : chacun d’eux revendiquait cette terre comme son bien. On se déliait tellement de ces irruptions d’îles voguant comme des radeaux et ravageant tout devant elles, que dans certaines provinces des Pays-Bas les paysans retenaient leur champ avec des bandes et des lanières de terre, comme on lie d’une courroie le cou d’un animal dangereux. L’existence de ces tourbières flottantes donna lieu à une curieuse industrie. Dans les temps anciens, on ne se donnait pas toujours la peine d’extraire la tourbe sur place : des hommes avides se contentaient quelquefois de dépecer à coups de hache ou de bûche le champ qui contenait des globes bitumineuses, puis ils attendaient un vent favorable. Quand ce vent soufflait, ils attachaient à la poupe de leurs bâtimens ces grands lambeaux de tourbe qui nageaient à la surface de l’eau, et les transportaient dans diverses contrées. Cette manœuvre fut défendue, parce que le choc de ces masses flottantes menaçait de briser les rives et d’emporter les habitations.

Nous venons d’exposer l’histoire de la formation des tourbières hautes et des tourbières basses ; mais cette constitution originelle des faits a été remaniée, bouleversée par d’autres agens de la nature. Les incendies de forêts, les débordemens de fleuves, les invasions et les mouvemens de la mer ont exercé, dans le cours des siècles, des changemens qui ont laissé des traces.

Le Rhin a longtemps cherché et plusieurs fois perdu son embouchure. C’est un fait attesté dans les Pays-Bas par la présence des terrains d’alluvion. Quand le cours des eaux était rapide, d’anciennes tourbières hautes ont été emportées, charriées à distance du lieu de leur formation, converties en tourbières basses. Dans les endroits au contraire où le fleuve voyageur, au cours lent et paresseux, traînait, pour ainsi dire, ses eaux, les tourbières basses ont été revêtues d’une couche d’argile[15]. Enfin la mer n’est pas demeurée tranquille. Les tourbières de la Zélande ont été autrefois couvertes par les vagues. Les habitans de ces îles ont longtemps extrait du sel des cendres de la tourbe ; ils ne renoncèrent à une telle industrie, source de grandes richesses, que dans les derniers siècles, où cet objet de commerce fut apporté de l’Espagne et de la France à vil prix. Dans les dunes de la Hollande, j’ai rencontré plus d’une fois, sous le sable, des champs de tourbe que la culture mettait à nu, et dont on retirait des troncs d’arbres presque tout entiers. Ces tourbières des dunes se prolongent très avant sous la mer. Quiconque se promène le long des côtes peut ramasser, presque à chaque pas, des rouleaux de tourbe à divers états de formation, que la mer rejette de son lit. Dans la Manche, entre Boulogne et Douvres, il existe un banc de tourbe connue sous le nom de tourbe bocagère, qui passe pour être formée de noisetiers. Près de l’île de Texel, il est un bois sous-marin, composé de grands arbres et dans les branches desquels les pêcheurs embarrassent quelquefois leurs filets. Tous ces faits démontrent assez que dans le temps où les anciennes dunes de la Hollande, de la Belgique et du nord de la France ont été forcées, la Mer du Nord a enlevé d’énormes fragmens de tourbe mêlée à des débris de forêts, des îles entières qui, battues par les tempêtes, englouties, reposent, maintenant au fond des eaux. La nature flottante et inconsistante de la matière tourbeuse s’est prêtée merveilleusement à de telles catastrophes. Sur les côtes où la mer rencontre de l’argile ou du sable, elle avance malgré le sol qui résiste, mais elle avance lentement. Dans les endroits au contraire où s’étendent des champs formés de glèbes végétales, l’explosion des eaux peut être subite. La tradition, d’accord avec l’expérience scientifique, veut que le lit actuel du Zuiderzée ait été occupé autrefois par d’anciennes tourbières que la fureur des vagues a brisées, soulevées, ensevelies : il est certain que de gros morceaux de tombe roulée sont apportés tous les jours sur les côtes de la Frise par les eaux du golfe. Enfin l’action de la mer n’a pas seulement détruit ces champs de matière bitumineuse, elle en a formé. Il existe une tourbière faite avec des plantes marines et qu’on peut regarder comme un ouvrage de l’Océan[16].

L’origine des tourbières est maintenant connue. Il est temps de nous demander quels enseignemens les naturalistes et les archéologues peuvent tirer des corps étrangers qui se rencontrent dans ces terrains de formation récente. Les objets trouvés dans la tourbe appartiennent soit au règne végétal, soit au règne animal, soit à l’industrie humaine. Une des particularités qui étonnent dans la flore des tourbières, c’est la présence des pins. Les pins croissent aujourd’hui dans la Drenthe et dans diverses provinces des Pays-Bas ; mais ces arbres vivans ne sont pas les enfans spontanés du sol. Ils ont été introduits dans la Néerlande il y a environ deux siècles, et encore dans les commencemens ces arbres importés à grands frais ne s’y plaisaient point. On pourrait dire qu’ils avaient oublié leur climat natal, car une période assez longue s’écoula, durant laquelle la Néerlande, autrefois peuplée de pins qui croissaient en grande abondance (les tourbières hautes l’attestent), se trouva entièrement privée de cette verdure qui a été aujourd’hui ramenée par la main de l’homme. Ces pins naturels perdus, et auxquels ont succédé des pins étrangers, indiquent à eux seuls d’assez grands changemens survenus dans la géographie botanique des Pays-Bas depuis les dernières révolutions du globe[17]. On est également surpris de ramasser au fond des tourbières basses une énorme quantité de noisettes. Or les noisetiers ne croissent plus maintenant que sur des terres sablonneuses et au bord des eaux vives. Les géologues se sont donné la consolation de dire que ces noisettes avaient été apportées par des courans dans le lit marécageux des tourbières ; mais l’explication, si ingénieuse qu’elle soit, n’enlève rien à la gravité du fait. Les problèmes qui se rattachent aux changemens du règne animal depuis les temps historiques ne méritent pas moins de fixer notre attention. Ces forêts, berceaux des tourbières hautes, ont été peuplées ; ces marais, qui ont donné naissance aux tourbières basses, ont eu leurs habitans ; la vie, sous des formes qu’il serait curieux d’étudier et de comparer aux formes actuelles, a jadis animé ces milieux sauvages. Malheureusement les débris organiques retrouvés dans l’intérieur des tourbières sont rares. Soit que la composition chimique de cette matière acide n’ait point été favorable à la conservation des ossemens enfouis, soit que l’instinct des animaux leur ait fait éviter ces champs mobiles, tombeaux de la végétation et de la vie, on constate avec regret que la faune des tourbières est assez généralement pauvre. En Hollande, on a pourtant trouvé entre la couche d’argile et la tourbe des cornes de bœufs et de formidables bois de cerfs. Aux environs de La Haye, j’ai déterré moi-même dans une tourbière des dunes une mâchoire de ruminant. Les naturalistes n’ont pu encore découvrir aucune différence entre ces animaux de la période historique et ceux qui vivent maintenant à la surface du globe. Quelques espèces anciennes se distinguent seules des espèces domestiques actuelles de la Néerlande par des caractères intéressons. Nous avons vu à Assen une corne de bœuf qui avait été trouvée dans une tourbière haute. Aucune des races bovines qui existent aujourd’hui dans les Pays-Bas n’a les cornes dirigées selon le système de cet ancien habitant de la Batavie. Beaucoup d’animaux, autrefois indigènes, sont aujourd’hui étrangers au sol. Le castor a été commun en Hollande ; au moyen âge, il se retrouvait encore dans la Haute-Allemagne ; il a aujourd’hui disparu de ces deux contrées[18]. On cite l’endroit où furent tués il y a un siècle le dernier loup et le dernier sanglier. En 1851, à une profondeur de neuf pieds, on déterra dans la province de Groningue les restes d’un daim : cette espèce sauvage s’est effacée avec l’existence même des anciennes forêts qui lui servaient de retraite. Au point de vue des changemens survenus dans la distribution géographique des êtres, les fouilles de la tourbe et du terrain d’alluvion deviennent de jour en jour aussi intéressantes que les fouilles des anciens terrains. Il est curieux de connaître les races d’animaux que la civilisation éteint. Ces ossemens constituent des fossiles relatifs qui jettent une lumière nouvelle sur l’histoire de la vie organique à la surface de notre globe. L’extinction des espèces vivantes n’est pas un fait limité à l’ancien monde ; c’est un fait qui rentre dans l’économie générale et permanente de la nature. Les animaux géographiquement perdus vont rejoindre en Hollande et ailleurs les générations de mastodontes et de mammouths qui dorment dans l’épaisseur des couches antédiluviennes.

Un fait qui caractérise la faune des tourbières et qui la sépare d’un ordre de choses plus ancien, c’est la présence de l’homme. Du côté de Veeneendaal, il a été trouvé un vieux Germain habillé d’une peau de bœuf. Dans la Frise occidentale, on a également découvert un cavalier avec son cheval. On ne retrouve pas seulement l’homme dans les tourbières : les ouvrages de l’homme, les objets d’art, les monumens primitifs de l’industrie s’y montrent de temps en temps. Ces fossiles historiques consistent en anneaux, médailles, bracelets, instrumens de travail, vases de terre, fragmens d’armes. Il y a quelques années, dans une des tourbières de Manekensweered, près de Nieuport, apparut un navire chargé de meules de moulins à bras, enfoncé dans la tourbe d’environ cinq pieds, et s’élevant d’autant dans la glaise qui le recouvrait. La plupart de ces meules ont servi à paver la cour de la ferme voisine de cette tourbière : mais les plus lourdes et les plus profondes restèrent dans le navire, qu’on ensevelit de nouveau avec de la terre. On a découvert également près d’Ardres un bateau chargé de grains[19]. Le musée de la ville de Zwol nous offre une particularité d’un autre genre : c’est un chapeau germain en feutre noir, trouvé à cinq pieds dans la tourbe, non loin de Zuid-Broek. Entre Valthe et Emmen, dans la province de Drenthe, s’étend sous les tourbières un pont en bois de deux lieues et demie de longueur. Une tradition, fort contestable d’ailleurs, veut que l’armée de Varus passait par là. Tacite parle de ces ponts de bois, pontes longi, que les Romains jetaient sur leur passage pour traverser les forêts. Nous avons vu au musée de Zwol une planche grossière qui avait été détachée du pont de Valthe ; on reconnaissait encore la place des clous qui avaient fixé cette planche à une bande de bois. Ce monument de l’art stratégique des Romains nous fournit de nouveaux indices sur l’ancienne géographie de ces contrées. Les troncs d’arbres nécessaires à de tels ouvrages n’ont pu être apportés de loin : ils ont été très certainement pris sur place. Le pays était donc alors couvert de forêts, qui versaient, comme dit Pline, l’ombre sur le froid.

Les rapports des tourbières avec l’histoire deviendraient encore bien plus intéressans, s’il était possible d’évaluer l’âge de la tourbe. Comme ce terrain de formation récente contient des vestiges d’art, comme il s’est développé depuis l’apparition de l’homme, on aurait là un art de vérifier les dates qui laisserait bien loin en arrière les recherches des plus savans bénédictins. Malheureusement ce moyen de mesurer le temps est resté jusqu’ici incertain et vague. On croit que dans les tourbières basses il faut cinquante ans pour former deux mètres de tourbe ; on ne sait rien sur la croissance des tourbières hautes, sinon que ces dernières paraissent se former de la destruction des forêts dans une période de temps relativement courte. La science ne désespère pourtant pas de découvrir les lois de cette croissance mystérieuse, et nous avons dû indiquer la source de lumières que l’étude des terrains récens peut verser plus tard sur la chronologie historique[20]. Il nous suffira de même de laisser entrevoir les conséquences de cette étude sur la philosophie des sciences. La formation de la tourbe et des terrains d’alluvion relie les temps anciens aux temps nouveaux de la nature. L’œil étonné saisit alors dans l’unité du globe terrestre les traces d’une création qui commence et qui ne finit nulle part La ligue des terrains diluviens a longtemps passé pour une limite entre deux systèmes séparés par une catastrophe ; mais aujourd’hui cette barrière s’efface, le géologue entrevoit les rapports de continuité qui rattachent les mondes au-delà des mondes. « Je pense, donc je suis, » dit l’homme. « Je crée, donc je suis, » dit Dieu. Et ce sont les traces de cette création incessante que la science découvre à chaque pas dans les tourbières. Les phénomènes qui ont formé et englouti les anciens terrains, qui ont minéralisé la vie végétale, continuent d’agir sous nos yeux dans le poème actuel de la nature. Les lois du monde physique n’ont pas plus changé depuis l’origine des choses que les lois du monde moral depuis l’établissement des sociétés.

La masse de tourbe qui existait autrefois en Hollande a dû être considérable : non-seulement les habitans n’ont pas eu d’autre moyen de chauffage depuis des siècles, mais, non contens de brûler chez eux cette matière combustible, ils l’ont encore exportée sur des vaisseaux et vendue aux nations étrangères. C’est pourtant une opinion ancienne dans les Pays-Bas, que le jour viendra où la tourbe commencera à manquer ; ce jour ne parait pas maintenant très éloigné. Il n’y a plus de tourbe, dit-on, dans les tourbières de la Hollande que pour un siècle. Quand la science parle de quatre mille ans avant d’épuiser les houillères, on peut se confier en la Providence, d’autant que toutes les mines de houille ne sont point encore découvertes ; mais cent ans, c’est demain dans la vie des peuples. Les générations vivantes ont malheureusement peu de prévoyance pour les générations qui doivent naître. Cette charité, qui s’étend sur l’avenir, a été méconnue dans les anciens temps, où l’on n’a point assez ménagé les tourbières. Déjà quelques économistes se prennent à regretter que l’on ait détruit les forêts, et proposent de replanter des arbres dans les terres incultes. L’expérience démontre que la matière formée de détritus végétaux s’amasse avec les années ; cette matière a même paru renaître après un temps de repos dans d’anciennes tourbières exploitées dont on n’avait pas détruit les moyens de réparation naturelle. En présence de ces faits, on s’est demandé si, en vue de la disette prochaine du combustible national, il ne conviendrait pas de provoquer la croissance artificielle de la tourbe. Par malheur cette croissance est trop lente. La culture de la tourbe intéresse à plus d’un titre l’histoire naturelle ; mais c’est un fait dont l’économie politique ne saurait tirer nul parti sérieux.

Si la tourbe venait à manquer, quelque chose du caractère national s’en irait avec elle. La tourbe a été célébrée en Hollande par les poètes. L’usage de ce combustible a donné lieu, dans le langage populaire, à une foule de proverbes et de locutions qui demeurent[21]. Il n’y a pas jusqu’aux idées religieuses, inhérentes au caractère hollandais, qui ne se soient emparées de la tourbe pour voir dans la transformation de cette terre en une substance lumineuse et ignée une image de l’homme mortel, qui doit revêtir par l’immortalité une nature nouvelle, un éclat nouveau, et qui deviendra ainsi toute clarté, toute gloire, tout amour. La tourbe a fait en partie les Pays-Bas ; mais le rapport entre la présence de cette matière combustible et les mœurs des différentes provinces, l’état de prospérité des habitans, le développement de l’agriculture et de l’industrie, les habitudes de la vie privée, doit être maintenant étudié sur le théâtre même des faits géographiques. La terre néerlandaise est pour ainsi dire l’antique vestale qui a entretenu de ses propres mains le feu matériel et le feu sacré de la civilisation.


III

Les provinces qui doivent le plus à l’existence des tourbières sont la Frise, la Groningue, la Drenthe, l’Overyssel.

La Frise est aujourd’hui un district privilégié. Elle se défend contre la mer par un triple rang de pilotis qui entourent toutes les côtes. Chacun de ces pieux enfoncés en terre revient à sept florins. Ces ouvrages de bois sont en outre soutenus par des quartiers de roches, d’énormes morceaux de granit, de basalte, de trachyte, qui ont été apportés de la Norvège ou de l’Allemagne. Quand on songe que cette formidable défense s’étend sur un rayon de vingt-deux lieues, et qu’elle brise l’effort de l’Océan appuyé tout entier aux flancs de la province, on se demande quelles richesses il a fallu trouver dans le sol pour se défendre contre un pareil ennemi. Autrefois la mer était à Leeuwarden, la capitale actuelle de la Frise. Les magnifiques campagnes qui entourent la ville sont des terrains gagnés sur les vagues. Ces terrains ne datent que de trois cents ans. Il existe une carte du XVIe siècle sur laquelle ce bras de mer est figuré et porte le nom de mer du milieu. Les anciennes digues élevées l’une après l’autre contre l’ennemi intérieur sont restées et indiquent encore les progrès successifs de la conquête sur les eaux. Cette mer frisonne a décru en raison du Zuiderzée qui s’accroissait. Un océan d’herbe, véritable paradis des vaches, remplace aujourd’hui un océan d’eau qui s’est retiré de l’argile, de la tourbe, du sable, c’est tout le sol de la province. Des fermes, des métairies, sorte de palais rustiques, donnent au voyageur une idée de l’état prospère de l’agriculture. De jolis villages s’épanouissent dans un bouquet d’arbres et s’élèvent de distance en distance sur des collines faites de main d’homme, terpen. Les premiers habitans ont construit ces tertres pour se prémunir contre les eaux dans un temps où le pays n’était pas encore défendu par des travaux hydrauliques. On se demande d’où ils ont tiré cette terre, car l’œil ne découvre aucune trace de fouilles ni d’excavation dans les parties voisines[22].

La Frise tire sa principale richesse des bestiaux et des tourbières. La loi des affinités naturelles enveloppe le règne animal tout entier : là où les hommes se distinguent par la taille et les femmes par les agrémens de leur sexe, les races domestiques sont belles. On connaît la réputation des chevaux frisons ; mais il faut voir ces nobles animaux errer en liberté dans les prairies, et par groupes, pour se former une idée de leur valeur. Sorti de son pays, le cheval frison dépérit ou dégénère ; il regrette l’herbe abondante de sa terre natale, cette herbe nourrie d’eau qui lui montait jusqu’aux genoux. Les bêtes à cornes se présentent sous des traits non moins poétiques. Les champs de verdure infinie, animés par deux cent mille télés de bétail, ont une physionomie qu’on ne retrouve point ailleurs. Ni chiens, ni bergers : les troupeaux se gardent eux-mêmes, ou du moins ils sont gardés par l’eau qui remplit les fossés. Les tourbières occupent la partie méridionale de la Frise, où elles ont laissé tantôt des lacs, tantôt des flaques d’herbe que le vent agite comme des flots inquiets. Le caractère des habitans est particulier. On reconnaît un Frison à sa démarche indépendante, à sa figure ouverte. Le protestantisme domine dans cette province. La Frise nourrit environ 200,000 habitans, sur lesquels 20,000 seulement sont catholiques. Il est à remarquer que la réforme religieuse s’est entée dans les Pays-Bas sur les races fières et fortes. De tout temps les Frisons ont passé pour indomptables. Un mâle et généreux amour de la liberté s’associe chez eux au respect de la foi jurée, à une probité sûre, à un esprit positif et à une volonté inflexible.

Il est difficile d’avoir vu la Frise sans parler des Frisonnes. Leur beauté n’est pas moins célèbre que leur coiffure. L’origine de cette coiffure a exercé la science des antiquaires. Autrefois les femmes du Nord, surtout les femmes nobles, portaient des cercles d’or sur la tête. Cette espèce de diadème a peut-être été le prototype des fers que portent aujourd’hui les paysannes de presque toute la Hollande. C’est aux formes diverses de cet ornement de tête qu’on reconnaît le caractère des différentes provinces. Le choix du costume national exprime en effet le sentiment du beau chez les races. Dans la Nord-Hollande, les fers d’or (c’est ainsi qu’on les appelle en vertu d’une figure de rhétorique) sont oblongs et plats ; dans le pays de Groningue, ils se terminent par une espèce de fleur ou de vase de fleurs, dans l’Overyssel par des spirales coniques, dans la Frise par une sorte de bouton orné. Les Frisonnes ont, comme on dit ici, deux services de fers, l’un pour la grande et l’autre pour la petite toilette. Quand elles veulent faire honneur à la personne qui leur rend visite, elles se parent de leurs plaques d’or. Cet ornement de tête est même devenu un langage. Si un jeune homme se présente au milieu d’une famille pour demander la main d’une jeune personne, il sait tout de suite à quoi s’en tenir sur la nature des sentimens qu’il inspire, et cela sans qu’on ait prononcé un seul mot. Si la fille sort et revient coiffée de son diadème, c’est un signe que l’amant est accepté ; si au contraire elle reste assise devant lui sans cet ornement au front, c’est une preuve qu’elle ne veut pas être sa reine. Ces coiffures sont d’un assez grand prix : elles coûtent de deux à trois cents florins. Le cultivateur qui a plusieurs filles se trouve ainsi obligé d’être riche. Les sentimens des Frisonnes ont laissé d’ailleurs plus d’une empreinte dans les mœurs et dans les antiquités du pays. J’ai vu dans la ville de Leeuwarden une paire de ces jarretières dont les amans ont coutume de faire cadeau à leurs fiancées. Sur ce ruban de soie on lit une devise qui mérite d’être traduite : « O liens du mariage, votre douce joie fait tout commun entre elle et lui ! — La mort seule peut vous séparer. Réunissez donc vos deux cœurs ! » Je remarquai également avec intérêt un nœud de mariage : c’était un mouchoir dans lequel l’amoureux présentait des ducatons à celle dont il recherchait la main. Si la jeune fille dénouait le mouchoir, c’est qu’elle consentait à être sa femme. Ce nœud contenait aussi une inscription : « Porter l’amour ne fait pas de mal, si cet amour trouve sa récompense dans l’amour ; mais si l’amour a cessé, tout est peine perdue. — Louez Dieu ! » Il n’est pas rare de rencontrer de simples paysannes frisonnes qui ont des pieds et des mains de duchesses. Dans le même musée est un soulier de jeune fille, richement brodé et passementé, qu’on prendrait volontiers pour la pantoufle de Cendrillon. Cependant la véritable chaussure des Frisonnes, ce n’est pas le soulier, c’est le patin. Dans un pays de lacs, on a senti de tout temps le besoin de marcher et de courir sur l’eau durcie par l’hiver. Cet art est très ancien, car j’ai vu une paire de patins en os retrouvée dans un des tertres sur lesquels s’élèvent les villages frisons. Ces os m’ont paru pétrifiés ; ils s’attachaient aux pieds par des courroies et au moyen de trous pratiqués dans la substance dure. De tels débris d’animaux ont été les rudimens du patin actuel. Il existe aujourd’hui dans la Frise des clubs de patineurs et de patineuses, comme il existe à Rotterdam et à Amsterdam des clubs de canotiers. Les jeunes Frisonnes ne recherchent point en patinant les fioritures, mais la vitesse. C’est encore là un trait du caractère national, qui vise plus à l’utilité qu’aux ornemens. Il est d’ailleurs curieux de voir glisser comme des apparitions sur la glace ces filles du Nord, belles, hardies et graves, qui passent dans un nuage, la tête couronnée d’un nimbe d’or et de dentelles. Attacher les patins aux pieds d’une de ces reines rustiques est un honneur fort brigué par les jeunes gens. Il est vrai que la jeune patineuse reconnaît ce léger service par un baiser. La vie d’hiver occupe une grande place dans l’histoire des mœurs frisonnes. On m’a montré un traîneau qui porte la date de 1793, et qui est un véritable objet d’art. La poupe surtout est revêtue de peintures délicates ; on y voit Moïse sauvé des eaux. Le dessous du traîneau représente le firmament étoile. Dans cette petite conque peinte en rouge, dorée, sculptée avec un goût chinois, une jeune femme assise se dirigeait elle-même à l’aide de deux bâtons ferrés, et volait sur les eaux glacées avec l’agilité d’un cygne qui traverse l’espace[23].

Les mœurs de la Frise s’étendent avec des nuances jusque dans la province de Groningue. On ne peut visiter la ville de Groningue un jour de marché sans être frappé de l’élégance et de l’éclat pittoresque du costume des paysans. Ce luxe traduit une richesse réelle, et cette richesse résulte de la constitution de la propriété dans la province de Groningue. Ici le paysan est détenteur du sol à perpétuité. Les améliorations qu’il introduit dans les terres affermées lui appartiennent. Ses enfans lui succèdent et héritent des fruits du travail de leur père. Une telle garantie a donné naissance dans la province de Groningue à un développement unique de l’agriculture et du bien-être. Sur cette base matérielle s’élève une éducation morale qui n’existe point ailleurs. J’ai trouvé à Wehe, dans un simple village, un muséum d’histoire naturelle et un jardin économique. Ces institutions sont fondées et payées par trois cents habitans de la campagne. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’écrire ici l’histoire intellectuelle de la province de Groningue : nous devons limiter nos recherches aux richesses qu’y a créées l’exploitation des tourbières. Deux anciennes colonies, le Hoogezand et le Sappemeer, peuvent nous donner une idée de la manière dont l’exploitation du combustible transforme un sol primitivement sauvage. Le Hoogezand était encore au XVIe siècle une contrée vague et inhabitée. Le nom seul du Sappemeer indique un ancien marécage. Là s’étendait un lac fameux et terrible, formé probablement par l’eau des pluies qui s’était ménagé elle-même un écoulement dans un bassin profond. Nulles habitations, point d’hommes ni de bétail ; il n’y avait que des oiseaux aquatiques et des bêtes fauves. Tout cela avait un aspect fantastique et de mauvais augure. L’eau bouillonnait dans le lac avec bruit ; aussi le nommait-on le lac du diable. Les loups étaient si nombreux, qu’en 1223, dit un chroniqueur, ils déchiraient les vivans et déterraient même les cadavres. Le coassement des grenouilles, mêlé aux hurlemens de ces loups allâmes, aux plaintes du daim, aux cris lamentables du renard, avait jeté l’épouvante autour de ces lieux abandonnés. Pendant des siècles, une tranquillité morne ne cessa de régner le long des bords du lac. À ce grand isolement succéda enfin le travail de l’homme. Après de longues contestations sur la propriété du sol, la ville de Groningue, devenue maîtresse des terrains voisins du lac, les céda par parcelles à des colons. Elle fit creuser des canaux qui traversaient les marécages et le lac lui-même. Par ces canaux, dirigés avec art, on écoula les eaux dans le Zijpe et dans d’autres rivières de la province. Le 26 mars 1628, le premier bâtiment chargé de tourbe passa par le grand canal, et peu de jours après la première voiture chargée du même combustible s’avançait par le chemin construit le long de la voie d’eau. On avait commencé par bâtir des maisonnettes bien pauvres dans ces champs stériles, bientôt les percemens et les exploitations se succédèrent. La tourbe ne cessait de verser des trésors sur cette contrée éloignée des Provinces-Unies. De belles maisons de campagne remplacèrent les cabanes et les marais. Chaque tourbière épuisée se transforma en un terrain de culture, qui se couvrit d’abord de seigle, de sarrazin, d’avoine, et plus tard de pommes de terre[24]. Les constructions et les défrichemens avançaient toujours, mais non sans rencontrer plus d’un obstacle. À plusieurs reprises, les travaux furent suspendus. Après chaque repos forcé, les colons disaient avec un sang-froid tout batave : « Nous allons recommencer, » et ils continuaient de rendre la vie à un sol inculte. À une époque où l’argent était rare, où l’homme manquait des machines dont il dispose aujourd’hui pour multiplier la force de ses bras, on a lieu de s’étonner du succès de celle entreprise. Les hommes du XVIIe siècle avaient deux grandes qualités : la constance et le dévouement. Quand on voit après deux siècles ce qu’ils ont fait, quand on est témoin des conséquences de leur victoire, et quand on calcule la somme des obstacles qu’ils ont dû surmonter, on éprouve pour ces ancêtres du sol un sentiment d’admiration réfléchie. Une population florissante, un mouvement continuel de voitures, de barques, de bâtimens, une richesse inconnue ailleurs d’édifices et de maisons de plaisance qui s’élèvent dans un lieu où il n’y avait que des eaux stagnantes et une bruyère désolée, tout cela forme un monument érigé à la gloire de la persévérance humaine.

La population de ces colonies était fort mêlée. À l’origine, des habitans de toutes les Provinces-Unies et même des pays étrangers affluèrent sur ce sol, auquel ils allaient donner une nouvelle existence. Plus tard, les réfugiés du Palatinat et de la Suisse cherchèrent dans ces lieux un asile que leur refusait la patrie. Les persécutions religieuses ne cessèrent d’alimenter ces colonies industrieuses et fortes. Des familles israélites s’établirent là, comme autrefois leurs pères dans le désert. Plus tard et à leur suite vinrent les Allemands de la communion luthérienne. Le temps effaça bien vite toutes ces différences d’origine, et de tant d’élémens étrangers, qui jetaient les racines d’un nouvel ordre social, les colons ne conservèrent qu’un fruit, la tolérance. Il est consolant de voir toutes ces sectes religieuses vivre dans la plus parfaite union. La population du Hoogezand et du Sappemeer se distingue encore par un esprit d’indépendance. Elle se montre plus libre de préjugés que les autres populations de la Néerlande ; elle résiste moins aux méthodes nouvelles. L’amour du travail, une disposition à tout entreprendre, une persistance que rien n’effraie ni ne décourage, ces qualités devaient conduire les habitans sur le terrain de l’industrie. Le transport de la tourbe donna naissance à une navigation importante, et celle-ci à la construction des navires. On employa d’abord pour ce service de petits bâtimens qui grandirent à mesure que la circulation s’étendait. Les colonies de la province de Groningue ont maintenant des chantiers où se construisent des navires estimés. Ces bâtimens mouillent dans les grands ports et les principales villes maritimes de l’Europe, notamment à Pétersbourg. Ils s’aventurent même dans les mers du Levant et commencent à visiter l’Amérique. On est vraiment surpris de voir toute cette prospérité navale s’élever au milieu d’une ancienne bruyère. Ce n’est point, tant s’en faut, la position géographique qui a contribué à développer au milieu des terres ce goût des constructions maritimes : la nature n’a rien fait pour cela ; mais l’esprit d’entreprise qui anime la population entière a suppléé au voisinage des flots. Si même on ne construit pas de plus gros bâtimens sur ces chantiers, situés dans l’intérieur du pays, ce n’est ni l’industrie ni l’argent qui manquent, c’est qu’il n’existe pas de canal suffisant pour recevoir les navires de grand modèle. Les vaisseaux ordinaires rencontrent déjà toute sorte de difficultés avant d’arriver à la mer. La ville de Groningue obligeait jusqu’ici, dans l’intérêt de ses chantiers, les bâtimens construits dans les colonies à passer sans mâts sous ses ponts bas et immobiles ; les navires étaient gréés dans la ville même, ce qui constituait pour la population urbaine une source de travail et de prospérité. Aujourd’hui cependant la résistance municipale est vaincue ; on commence à construire des ponts tournans, et bientôt les vaisseaux traverseront la ville avec leurs mâts. L’ardeur des colonies réduit tous les obstacles. Lorsque, il y a quelques années, il fut question d’introduire en Hollande des lois plus libérales sur la navigation, la plupart des chantiers nationaux s’émurent et s’effrayèrent ; les colonies s’écrièrent : « Ouvrez les mers, nous lutterons ! » Et en effet elles ont su soutenir la concurrence avec succès. On grand développement moral s’appuie sur cette prospérité matérielle, dont la première cause, ne l’oublions pas, a été l’extraction de la tourbe. On rencontre dans ces colonies une institution pour l’enseignement moyen et dix écoles pour l’enseignement primaire.

De la province de Groningue à la province de Drenthe, en quelques heures tout change. Vous rencontrez bientôt des champs éternels de bruyères. Au moment où je les ai visités, ces champs de bruyères étaient en fleur. Un rouge foncé courait à la surface d’un sol noirâtre. Cette végétation stérile ne réjouit pas les regards de l’économiste, mais elle a pour les yeux de l’artiste un charme sauvage que ne remplacent point les plus belles cultures. Souvenez-vous d’ailleurs que nous sommes en Hollande, et qu’ici on ne laisse rien perdre des moindres présens de la terre. Les habitans de la Drenthe coupent les bruyères pour faire des balais. Dans ces landes, sur les propriétés indivises, paissent des troupeaux de dix-huit cents à deux mille moutons, confiés à la garde d’un seul berger. La bruyère verte est tondue par les hôtes à laine, la bruyère fleurie est butinée par les abeilles. Ces abeilles sont amenées de la province de Groningue. Quand la floraison des colzas est terminée, elles viennent cueillir le miel sur les bruyères en fleur ou sur les champs de sarrazin. Cette habitude, de déplacer les ruches selon les époques de l’année et selon l’épanouissement de chaque fleur champêtre est commune à toute la Hollande. J’ai rencontré sur le Zuiderzée des abeilles voyageuses qui traversaient la mer dans des bateaux et qui allaient ainsi visiter les diverses campagnes de la Hollande à mesure qu’elles se paraient de leurs bouquets de fête. Les landes de la Drenthe, inexorablement plates, s’étendent à perte de vue : après la bruyère, la bruyère recommence. Dans ces champs nus et abandonnés, on ne rencontre presque pas d’arbres. Des steppes de chênes nains qui ne dépassent guère la taille de nos plus humbles broussailles font cependant croire à l’existence d’anciennes forêts. Ce qui s’oppose maintenant à la croissance du bois sur ces terres, autrefois ombragées par de hautes futaies, c’est le mouton. L’animal innocent n’épargne rien. Les moutons, avec leur petite bouche empoisonnée, comme disent les paysans, détruisent les germes et la tige naissante des arbres que le vent a semés. Dans ces plaines attristées par l’absence de l’homme, où les perdrix, les lièvres, les coqs de bruyère, rappellent seuls le voyageur au sentiment de la vie, s’élèvent de distance en distance d’anciens tertres dont l’origine est attribuée par les uns aux Celles, par d’autres aux Germains. Ces monticules pelés ou recouverts d’une fauve végétation passent pour avoir été des tombeaux. La culture en a déjà détruit plusieurs. On a trouvé dans l’intérieur de ces tumuli des vases grossiers en terre et des ossemens calcinés, des haches de silex, des coins, des marteaux, des scies, des têtes de flèches, des anneaux qu’on croit avoir servi de monnaie, des pierres à broyer le grain, des amulettes. J’ai pu examiner ces différens objets dans les musées de la Frise, de l’Overyssel[25] et de la Drenthe. Ces instrumens de charpenterie en cailloux, embryons de nos outils actuels, ces armes, ces ustensiles de ménage, seuls vestiges de l’industrie d’un peuple qui ne nous a point laissé d’autre histoire, se rencontrent dans les contrées les plus éloignées et les plus diverses, jusque dans le Japon, et on en rapporte l’origine à une race d’hommes aujourd’hui perdue. Cette histoire du travail chez, un peuple oublié s’associe mélancoliquement dans la Drenthe aux tourbières, dont l’histoire naturelle était jusqu’ici non moins obscure.

Au milieu de ces champs uniformes qui se succèdent, l’homme trouve partout en soi et autour de soi l’infini, le mystère. Ce qu’il y a de plus ténébreux et de plus inexplicable encore sur ce sol énigmatique, ce sont les hunebedden. Il est difficile de voir sans émotion ces anciens monumens celtiques. Ces pierres ne sont point originaires de la Néerlande ; ce sont des blocs erratiques qui y ont été apportés par les glaces. Tout est prodigieux dans l’existence de ces débris cyclopéens, et l’événement qui les déposa sur le sol de la contrée, et la main qui les souleva. On se demande comment, en l’absence des leviers et des machines dont dispose aujourd’hui l’industrie, de tels blocs ont pu être réunis et placés les uns sur les autres. Les paysans de la Drenthe, témoins de ces monumens dont ils ignorent l’origine, croient que leur pays a été habile par une ancienne race de géans qui ont apporté ces pierres sur leur dos. La vérité est que les anciens peuples du Nord mettaient surtout leur orgueil dans la force, et qu’ils ont voulu célébrer leur passage sur la terre par des monumens dont on pût rapporter l’existence à des demi-dieux. Les auteurs latins qui ont parlé des hunebedden les ont appelés en effet des ouvrages d’Hercule. La destination de tels monumens n’est pas moins mystérieuse que l’origine. Une rigole creusée quelquefois dans la pierre a fait croire qu’elle avait reçu le sang des animaux, et que les hunebedden avaient servi aux sacrifices. L’opinion générale est que ce sont des tombeaux. La Bible nous apprend que les anciens peuples avaient coutume d’élever des amas de pierre pour perpétuer la mémoire de certains événemens. Les hunebedden pouvaient être à la fois des monumens commémoratifs et des sépultures. Il existe dans la province de Drenthe une cinquantaine de ces amas de blocs informes. On m’a montré une église tout entière, et plus loin un clocher, le clocher d’Emmen, bâtis avec les débris de cet art primitif et titanique. Un vieux chêne et deux sorbiers croissaient parmi les vastes blocs sur lesquels je m’assis, et un oiseau que j’effarouchai chantait dans les branches. Le regard perdu dans la nature et la pensée dans la nuit des âges, on s’éloigne a regret de ces lieux qui font rêver. Au milieu de ce désert de bruyères s’élèvent de véritables oasis où coulent de petites rivières, où s’étendent de vertes prairies, où croissent des arbres ; un village occupe toujours le centre de ces cultures. Les défrichemens sont déjà développés sur une assez grande échelle. La manière de défricher les landes de la Drenthe mérite de fixer l’attention du voyageur. On sème du pin ; le pin dévore la bruyère, et au bout d’une vingtaine d’années on abat les pins, dont on vend le bois. La terre, enrichie par les détritus végétaux de cette forêt artificielle, est alors préparée à recevoir la charrue. Les champs de bruyères eux-mêmes ne demeurent point tout à fait abandonnés par la main de l’homme. On les brûle, et de la terre fécondée par la cendre renaissent de jeunes pousses que broutent les moutons. L’industrie agricole ne se contente point de mettre le feu aux plantes, elle brûle le sol lui-même, ou du moins la couche superficielle de tourbe qui recouvre les tourbières hautes. Il faut d’abord dessécher le terrain. Au mois d’octobre, un ouvrier qu’on nomme veenhakker ou houwer (le coupeur de tourbe) s’avance sur la tourbière vierge, les pieds dans de gros sabots et les jambes enveloppées de paille pour se préserver de l’eau ; il déchire le sol humide, il le saigne au moyen de rigoles. Ce travail est pénible. S’il vient à geler et que la couche supérieure soit durcie, on est forcé de le suspendre ; mais s’il n’y a pas d’hiver rigoureux, le coupeur travaille dans la tourbière depuis la mi-octobre jusqu’au mois de mai. La tourbière coupée reste en friche l’été suivant ; l’influence de l’air est nécessaire pour l’amener à un état de maturité. Dans la deuxième année, on déchire de nouveau la terre, et si le printemps est sec, la tourbe se trouve propre à être brûlée. On attend pour cela un jour de soleil et de petit vent. Le vent le plus favorable à cette opération est celui qui vient de l’est. L’ouvrier parcourt la tourbière muni d’une corbeille de fer contenant du feu. Il jette des mottes enflammées contre le vent. Il commence son travail à neuf heures du matin et finit assez tôt sa journée, parce qu’au mois de mai et de juin le vent d’est tombe ordinairement avant le soir. Rarement la tourbière est assez sèche pour ne pas s’éteindre, du moins en partie, pendant la nuit. Le lendemain, l’ouvrier se remet au travail pour répandre et distribuer le feu. Ses fonctions sont délicates et demandent une main habile. Il doit avoir soin que le feu n’use pas trop la tourbière : cela donnerait beaucoup de cendre, sans utilité aucune pour la végétation. Ce n’est pas la cendre en effet qui communique la fécondité, c’est le charbon. Puis il risque toujours d’incendier la tourbière. On tremble de voir le Hollandais attaquant sans cesse par le feu et par l’eau une terre débile qui chancelle sous ses pieds. Le sort de cet ouvrier est digne d’intérêt. Tout en sueur, le visage et les bras noirs de poussière, un morceau de pain de seigle dans la bouche[26], le brûleur de tourbe passe des journées entières éloigné de toute habitation, séparé des siens, attendu avec anxiété par sa femme et ses entons. La surface de la tourbe qui brûle répand dans l’air une odeur affreuse ; un nuage infect assombrit le ciel. Ces nuages chassés par le vent viennent désoler, au mois de mai et de juin, les villes de la Hollande. Les vapeurs épaisses que le paysan de la Drenthe distribue dans l’atmosphère de sa province passent même la mer ; elles arrivent jusqu’aux côtes de la Grande-Bretagne. Si la direction du vent vient à changer, le nuage qui était en route pour l’Angleterre reflue sur les rives de la Néerlande, à laquelle il rapporte le tribut odieux de son industrie. Des plaintes se sont élevées plusieurs fois contre un usage fâcheux qui obscurcit le soleil et qui couvre la terre d’une fumée sinistre ; mais les habitans de la Drenthe trouvent tant de profit dans cette recette agricole, qu’ils ne voudraient pour rien au monde y renoncer.

L’ouvrier brûleur de tourbe passe le printemps dans cette fumée, et cependant, si le champ brûle bien, il travaille avec un visage content. Quand les flammes ont suffisamment joué à la surface de la tourbière, on sème dans le charbon du sarrazin. Des moissons en fleur se lèvent au milieu des steppes ; en automne, des chariots couverts de grains s’avancent le long des routes peu frayées. On oublie alors les fumées odieuses que celle culture répand aux mois de mai et de juin pour se souvenir uniquement des fruits. Quand le sarrazin est enlevé, les moutons viennent.sur la tourbière, où ils se tiennent même durant la nuit, et puis c’est la fête des oies : ces glaneuses cherchent d’un bec avide les grains de sarrazin perdus. La deuxième année donne une récolte meilleure que la première ; la troisième année surpasse la seconde ; mais alors les autres récoltes vont en déclinant. Après dix ans, la culture est épuisée. Il faut une période de vingt à vingt-cinq années de repos avant qu’on puisse brûler de nouveau la terre.

Le feu et la culture du blé noir n’usent que la croûte superficielle de la tourbière : plus tard le propriétaire est libre d’ouvrir la veine de la tourbe proprement dite ; quand cette veine est épuisée, il retrouve la terre arable. On a de la peine à se figurer la richesse des tourbières de la Drenthe. Seulement la canalisation est la base de l’industrie qui s’attaque au combustible. Or, comme jusqu’ici les canaux manquent, les tourbières hautes ne constituent encore, dans la plus grande partie de ce district, qu’un vaste capital dormant Nous avons pourtant parcouru en barque d’Asson à Meppel un long canal qui a déjà répandu la vie sur ces campagnes silencieuses. Chaque jour, la masse de tourbe se démasque et laisse apparaître des cultures.

Les mœurs des ouvriers qui travaillent dans les tourbières se rapprochent à quelques égards de la vie des ouvriers mineurs. On les accuse de dissiper follement ce qu’ils gagnent[27]. Ce manque de prévoyance contraste trop avec le caractère général des Hollandais pour que nous n’en recherchions pas l’origine. L’esprit d’économie, qui forme la base du tempérament batave, est dû d’ordinaire à l’influence de la femme et au rang qu’elle occupe dans la maison. Ici au contraire la femme participe aux travaux de l’homme, au même genre de vie ; elle perd dans les tourbières une partie des qualités délicates de son sexe. Ouvrier comme lui, elle cesse d’être la prévoyance assise au seuil du foyer. Il existait autrefois dans la Drenthe, comme dans d’autres localités des Provinces-Unies, un usage barbare : nous voulons parler des combats au couteau. On ne voyait presque point de fêtes de village où il n’y eût des blessures, souvent même des morts à déplorer. Les héros de ces rixes sanglantes s’enorgueillissaient même de leurs exploits. Les traces que de telles violences laissaient sur le visage, loin de passer pour des stigmates, étaient un titre d’honneur aux yeux des jeunes filles. Ces balafres attiraient les attentions du beau sexe, qui voyait chez les amateurs de ces jeux homicides une qualité que les femmes sauvages estiment par-dessus toutes les autres, le courage. Le progrès des mœurs a heureusement effacé une coutume inhumaine. Le procureur du roi d’Assen me faisait remarquer avec un grand sens que la police correctionnelle et une condamnation modérée avaient puissamment contribué à détruire cet abus en dépoétisant les avantages de la force. Il y a pourtant quelques villages où en dépit des lois cette tradition est encore en vigueur. Le matamore pose en entrant dans une auberge son couteau ouvert sur la table : ce couteau est un défi et une provocation ; quiconque le touche par inadvertance ou avec dessein prémédité s’expose à sortir la figure en sang.

La Drenthe se confond, du moins sur la lisière, avec l’Overyssel par les mœurs, les bruyères et la tourbe. Je bornerai aux colonies du Dedemsvaart l’histoire des tourbières de cette dernière province. Par une belle journée d’août, j’étais parti de Zwol le matin avec un économiste distingué de la seconde chambre, M. Sloet tot Oldhuis. Nous traversâmes des routes délicieuses bordées de hêtres, de bouleaux et de peupliers du Canada, dont le bois sert ici à faire des sabots. Un capital de plusieurs millions de florins croissait ainsi le long des chemins auxquels il versait l’ombre et la fraîcheur. Sur le bord de la route, nous découvrîmes aussi des taillis de chênes qu’on coupe au bout de neuf ans, et dont l’écorce sert à tanner le cuir. L’entretien et la préparation de ces arbres emploient un assez grand nombre d’ouvriers. Où l’économie publique est grande, c’est quand elle associe le sentiment de l’utile à la poésie de la nature. Quiconque voyage en Hollande doit toujours s’attendre à rencontrer des prairies. Dans les vertes prairies de l’Overyssel s’élève un bouquet d’arbres sous lequel les vaches viennent se reposer et prendre le frais durant la chaleur du jour. Quand ces arbres sont encore jeunes, on les protège contre la dent des animaux par un treillage. Cette prévoyance envers les bêtes est touchante et annonce une bonne population. Peu à peu les prairies firent place aux steppes. Au milieu des bruyères désolées, l’œil se reposait de temps en temps sur une prairie naturelle comme il s’en rencontre au Texas. Les landes mêmes de l’Overyssel ne restent point improductives sous la main du Hollandais. On en retire des bruyères pour le chauffage et des cailloux pour consolider les routes. Quelle ne fut pas ma surprise de voir des mottes de gazon soulevées (plaggen) devenir l’aliment des foyers domestiques ! Ces lambeaux d’herbes sèches ou plutôt de racines, dont on découvre à l’œil nu le réseau délicat, mêlé d’une croûte de terre, s’emportent moyennant un florin dans des chariots qui les conduisent à la ville. On s’en sert surtout pour cuire le pain. Les paysans de l’Overyssel emploient même ces couches de mousse et de gazon flétri en guise de chaume pour la couverture des toits. Rien n’est perdu ; mais quelle distance entre cette économie sauvage et les richesses que va développer sous nos yeux la culture ! Enfin le Dedemsvaart parut. Le Dedemsvaart est un canal, ni plus ni moins. Le créateur de ce canal, M. van Dedem, est mort il y a quelques années, pauvre, chagrin, méconnu par l’injustice des hommes. Il assistait en silence à l’enfantement d’un monde agricole dont il avait ouvert le chemin. Son sort est celui de tous les initiateurs. Heureux qu’il y eut encore un cœur pour l’apprécier, une main pour serrer sa main, il s’asseyait fier et consterné au foyer de ses rares amis. La vérité est que le Dedemsvaart a été une œuvre utile, excellente, non pour l’entrepreneur, hélas ! mais pour les colonies voisines qui sont aujourd’hui sorties du désert. Le chemin d’eau a déterminé la circulation de la tourbe, des engrais et des produits créés par l’industrie rurale.

Au Hoogezand et au Sappemeer, on peut voir d’anciennes colonies, créées par les hommes du XVIIe siècle ; Avereest est une colonie naissante, ouvrage des hommes de notre temps. On montrait encore, il y a quelques années, le seul arbre qui existait autrefois dans ces anciennes bruyères. C’était, je crois, un bouleau. Cet arbre a disparu ; mais de riches prairies avec des bouquets de verdure, des vergers, des plantations nouvelles, s’élèvent comme par enchantement de tous les côtés, des campagnes se forment. La nature, chrysalide féconde, se dépouille chaque jour de sa larve inculte et montre avec orgueil une figure embellie par l’art. L’artère vitale de toute cette prospérité agricole, c’est le Dedemsvaart. Dans ce canal principal se déchargent et viennent s’embrancher, au fur et à mesure des défrichemens, une multitude d’autres petits canaux qui aboutissent aux tourbières. L’eau vivifie tout sur son passage. Le long des rives, les prairies sortent de l’antique bruyère, les troupeaux naissent, les habitations s’élèvent. Les canaux tracent le développement de toute cette prospérité agricole, comme dans la formation embryonnaire du corps humain les vaisseaux sanguins tracent le développement physiologique des organes. Nous visitâmes une ferme dont dépendent trois cents hectares de terres cultivées, et dans laquelle quatre-vingt-dix vaches, quarante cochons jouissaient tranquillement de la vie. Les étables, les écuries, les instrumens de travail, tout annonçait une véritable opulence rustique. Quand on songe que cette opulence date d’hier, on reconnaît avec attendrissement ce que peut l’industrie humaine. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, on ne voyait guère dans la colonie que des chèvres. Aujourd’hui les fermes et les habitations s’y succèdent. Ces maisons ont un air d’élégance et de propreté. Les premiers colons logeaient dans des trous creusés sous la terre, les terriers ont bientôt été remplacés par des cabanes, et les cabanes par de jolies maisons de brique. Il ne reste plus rien des premières demeures souterraines dans lesquelles les habitans actuels de la colonie abritaient, il y a un quart de siècle, leur misère et leurs espérances : il ne demeure que bien peu de cabanes, monumens du second état de choses, et les maisons se dressent de tous côtés avec une rapidité qui étonne. À la race des anciens troglodytes qui a disparu succède une population toujours croissante, industrieuse, bien logée, bien vêtue. Dans cette colonie, on assiste à un cours d’économie politique en action. La division du travail et du commerce est encore peu avancée. La même boutique vend de tout ; une marchande de modes tient, outre des chapeaux de femme, des pendules, des épices, du grain et des chaufferettes. Au développement du bien-être matériel s’associe toujours en Hollande le développement moral. Il existe quatre écoles dans la colonie. Une terre qui se défriche, une jeunesse qui s’instruit, ce rapprochement de faits est consolant à voir. Il n’y a pas de spectacle plus grand ni plus moral que celui de l’homme étendant par le travail le domaine que lui a donné la nature. Quand maintenant on songe que c’est la tourbe qui a fait tout cela, on se demande pourquoi les habitans du vieux monde se jettent dans les déserts de l’Amérique, et pourquoi ils ne viennent point transformer les champs de la Drenthe ou de l’Overyssel. Les premiers colons qui sont venus exploiter sur les bords du Dedemsvaart cette Californie des tourbières étaient généralement des étrangers : il y avait parmi eux des Allemands, des Polonais, des Grecs ; mais la terre exerce sur ces élémens hétérogènes une force d’assimilation rapide, et Avéréest est bien aujourd’hui une colonie hollandaise.

L’exploitation des tourbières, envisagée comme principe de richesse industrielle et agricole, a créé des provinces entières ; elle a fourni et fournit encore du travail aux classes nécessiteuses ; elle a transformé des prolétaires errans en propriétaires du sol. Quelques économistes désirent maintenant qu’on dégrève les tourbières des droits d’accise et des divers impôts qui les frappent. Ce serait le moyen de donner une impulsion nouvelle à des travaux qui, il faut néanmoins le reconnaître, n’ont point été paralysés par les tributs qu’ils paient au gouvernement. On a vu ce que la Néerlande doit à la tourbe ; en présence de ces faits économiques et muraux, on serait tenté de s’écrier avec le vieux poète Vondel : « Heureux le pays ou l’enfant brûle sa mère ! »


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez les livraisons du 1er juillet, 15 août et 15 octobre 1855.
  2. Il est fait mention de la tombe sans les lois saliques.
  3. Les inconvéniens de la dessiccation en plein air ont depuis longtemps frappé les économistes. On s’est demandé s’il ne vaudrait pas mieux sécher les tourbes dans un endroit couvert. Des essais ont été dirigés dans ce sens ; mais jusqu’ici les résultats obtenus n’ont point été concluons. Nulle part mi n’a pu délivrer complètement la tourbe de l’humidité qui la pénètre. Quelques-uns des établissemens fondés pour la raréfaction de ce combustible ont eu recours à des procédés techniques. On comprimait la matière tourbeuse dans des moules pourvus de trous ou de petites rigoles ; mais en la traitant ainsi on perdait considérablement de parties fines, ligneuses, auxquelles l’eau était mêlée, et qui s’écoulaient avec elle. Dans le Hanovre, on sacrifie ainsi jusqu’à 65 pour 100 de la base calorifique. Pour obvier à cet inconvénient, il est nécessaire de renfermer la substance tourbeuse dans des toiles de pression.
  4. On attribua à la foudre l’incendie de quelques tourtières hautes ; mais la plupart de ces désastres ont une origine plus vulgaire. Les ouvriers mettent le feu aux tourbes en allumant le tabac de leurs pipes.
  5. Dans d’autres endroits, un ouvrier appela weentrekker, le puiseur de tourbe, tient à la main une longue perche, au bout de laquelle s’ouvre un cercle de fer tranchant ; à ce cercle de fer se trouve attaché un filet serré très fort qu’on appelle trouble ; baggernet. Cet ouvrier pêche ainsi la tourbe, et avec la main renverse le filet rempli du trésor limoneux.
  6. Les tourbières basses sont aussi riches que les tourbières hautes en bois parfaitement conservé ; seulement ce sont d’autres arbres.
  7. Au nombre des essais tentés pour douer de propriétés artificielles le combustible donné par la nature, il ne faut pas oublier la combinaison de la tourbe avec le charbon de terre. On a fabriqué ainsi des mottes inflammables qui ont une certaine valeur industrielle ; mais tout l’art de l’homme ne saurait douer la matière d’une puissance calorifique qu’elle n’a pas. L’alliance des corps étrangers apporte une force auxiliaire à la tourbe, elle ne la transforme nullement.
  8. Cinq parties de charbon de tourbe sont égales à quatre parties de noir animal. Ce produit artificiel serait de 25 pour 100 meilleur marché que le noir animal proprement dit.
  9. On a trouvé sous la tourbe des forêts entières : on pouvait encore reconnaître les couches de feuilles qui étaient tombées d’année en année. La plupart des troncs ils étaient renversés, d’autres se tenaient encore debout avec leurs racines, leurs feuilles et leurs fruits, il n’y avait donc pas moyen de douter que ces arbres n’eussent végété sur place.
  10. Ce qui a donné l’idée que ces arbres avaient été détruits par le feu, c’est qu’ils sont noircis ; mais le séjour dans la terre humide communique au bois cet aspect légèrement carbonisé. Le foin coupé et laissé sur la terre fermente au bout de quelques jours de pluie, les couches inférieures revêtent un aspect noirâtre, comme si le feu y avait passé. Il faut chercher dans ces faits vulgaires l’explication des grands phénomènes de la nature : toute décomposition végétale engendre de la chaleur.
  11. La nef de l’église du Dôme à Utrecht fut enlevée en 1674 par une tempête. On comprend la force des agens les plus simples de la nature quand on voit cette église coupée en deux, la tour d’un côté, le chœur de l’autre, au milieu le vide. Les habitans de La Haye se souviennent d’avoir va en 1836 les arbres séculaires d’une des places de cette ville s’abattre dans leur chute et déraciner les pavés. C’était la lutte du ciel Contre les titans du règne végétal.
  12. Les troncs qu’on retrouve au fond de la tourbe ne se sont d’ailleurs pas écroulés tous en même temps et sous le coup d’une catastrophe unique. Chaque arbre qui mourait durant le cours des siècles tombait dans la tourbière, et en vertu des seules lois de la pesanteur gagnait peu à peu le fond de cette terre molle et marécageuse. Là il trouvait sur le sable son centre de gravité, et contribuait à augmenter de ses débris la masse des végétaux à l’état de décomposition. Dans le bois de Driesehigt, on calcule qu’il suffit d’une année pour que les arbres disparaissent dans la terre tourbeuse et pour qu’ils arrivent au sol inférieur.
  13. Les mousses servent aux emballages et préservent les objets délicats de l’influence de l’humidité.
  14. Un des membres de la commission géologique, M. Staring, a étudié ces faits avec soin.
  15. Dans l’île d’Ode, au milieu du Zuiderzee, en trouve des tourbières voilées par une semblable couche d’argile, l’analyse microscopique a découvert dans cette terre limoneuse des infusoires d’eau douce. On est donc fondé à reconnaître ici l’ancien lit de l’Yssel, une branche du Rhin, qui coulait autrefois dans l’emplacement occupé maintenant par le Zuiderzée. L’île actuelle se trouvait dans la direction de ce lit.
  16. Les sables, en s’accumulant, étouffent la végétation et la convertissent en tourbe. L’altération des matières ligneuses est même d’autant plus avancée, qu’elles ont été plus longtemps recouvertes d’une couche sablonneuse ou argileuse.
  17. Le même fait se reproduit ailleurs. En Danemark, il n’y a plus aujourd’hui ni pins, ni chênes, il n’y a que des bois de hêtres, et l’on retrouve dans les tourbières du Danemark une multitude de pins et de chênes qui ont autrefois végété sur place.
  18. J’ai vu à Zwol, dans un musée national d’histoire naturelle fondé par les soins d’un membre des états-généraux, M. Sloet tot Oldhuis, un castor qui fut tué en 1825 à la suite du déluge marin qui couvrit une partie des Pays-Bas. Cet exemplaire figurait là comme mémoire ; il rappelait l’existence des castors sur une terre où leurs traces sont aujourd’hui perdues.
  19. Ces deux bateaux paraissaient avoir été brûlés ; mais cette couleur noire et ces traces d’incendie s’expliquent par le séjour dans la terre tourbeuse.
  20. Dans les dunes de la Hollande, sous une épaisse couverture de sable, ou trouve de la tourbe, sous la tombe une argile mêlée de gravier. Eh bien, c’est dans cette dernière couche, située quelquefois à une profondeur considérable, que se rencontrent surtout les objets d’art. Ou il faut reculer singulièrement la limite des temps historiques, ou il faut supposer à certains agens de la nature une puissance de formation bien active pour avoir ainsi élevé des terrains sur des terrains depuis l’établissement de l’homme dans ces régions.
  21. On dit de quelqu’un qui a su par sa prévoyance acquérir du bien : « Il a fait sa provision de tourbe pour l’hiver, hy heeft al welsturft » expression qui correspond à celle-ci : « Il a du pain sur la planche. » Les Hollandais ont encore coutume de designer un bon père de famille qui fait tout en son temps par l’expression suivante : Het beroude noyt man, die turf de voor St. Johan, c’est-à-dire un homme qui a rempli son grenier de tourbe avant la Saint-Jean (24 juin), — l’époque de l’année où les tourbes se vendent ordinairement le meilleur marché.
  22. Des tertres contiennent un assez grand nombre d’objets d’art ; on a eu l’heureuse idée de réunir ces objets à Leeuwarden, dans un musée des antiquités nationales de la Frise. Là, j’ai vu avec intérêt de petite pipes à tête fort étroite et à grosse queue, qui avaient été trouvées dans des fouilles, à une profondeur assez considérables. Ces pipes paraissent très antérieures à l’usage du tabac. On suppose qu’elles ont servi à fumer du chanvre. Les antiquaires croient qu’elles remontent au temps des Germains. On retrouve la même forme de pipe sur des monumens mithriaques.
  23. La ville où l’on retrouve le plus les vestiges de ce luxe domestique des Frisons est Hindeloopen. Là existent encore d’immenses richesses en porcelaine de Chine.
  24. Pour encourager la culture, la ville de Groningue avait cédé ces terrains à des conditions très douces. Les fermiers pouvaient jouir pendant huit années du sol gratuitement ; alors seulement ils payaient un prix de louage peu élevé et fixé par des prud’hommes. Ils avaient on outre la liberté de prendre, pendant dix ans, les boues et les immondices de la ville. De cette source impure est sortie la prospérité agricole du Hoogezand et du Sappemeer.
  25. On conserve au musée de Zwol une hache en dyotite. Or cette substance minérale ne se retrouve nulle part dans les Pays-Bas ; il faut donc que cette hache ait été apportée de loin, sans doute de la Norvège.
  26. Ce morceau de pain de seigle empêche les glandes salivaires de se sécher.
  27. Les travaux d’extraction durent seulement douze ou quatorze semaines par année. Les bons ouvriers qui travaillent la tourbe gagnent de 9 à 10 florins par semaine. Quelques-uns viennent de la Westphalie ; les autres appartiennent à la province de Drenthe.