LA NÉERLANDE
ET
LA VIE HOLLANDAISE

III.[1]
LES PÊCHES ET LES POPULATIONS MARITIMES.



Les historiens qui ont parlé des Bataves et des Frisons ont oublié de nous dire comment vivaient ces peuples. Ils ont célébré les guerres, les excursions, les entreprises sur mer et sur terre des premiers Hollandais, mais ils ne nous ont presque rien dit de la pêche, le plus ancien des arts utiles, celui qui a jeté en Hollande les fondemens de la prospérité nationale. Quand l’histoire se tait, c’est à l’économie politique de rechercher les causes matérielles sur lesquelles s’est élevée la puissance morale d’un état. Nul n’ignore le rôle important qu’ont joué dans le monde les Provinces-Unies. Il fut un temps où la nation batave, du fond de ses marais, se déclarait elle-même le balai des mers[2], où après avoir vaincu l’Espagne jusque dans les Indes, elle protégeait les successeurs du roi qu’elle avait chassé, où elle résistait à toutes les forces de la France et de la Grande-Bretagne coalisées contre son coin de terre, où la Tamise vit les bâtimens de guerre hollandais entrer dans ses eaux bannière au vent et voiles déployées. Quand maintenant on réfléchit aux causes d’une élévation si rapide et si incroyable, on reconnaît avec étonnement que toute cette grandeur historique a son origine dans une barque de pêcheurs.

La pêche a été dans les Pays-Bas le berceau de la navigation et du commerce. Comme dans le corps humain on organe a besoin du secours des autres organes pour vivre et pour fonctionner, de même chaque contrée dans le monde a besoin, pour prospérer, des produits que donnent les contrées étrangères. Les richesses qui manquent à un pays se trouvent représentées dans ce pays même par le superflu des richesses naturelles qui s’y engendrent : c’est cette loi de répartition des denrées qui ouvre aux sociétés la voie féconde des échanges. La Néerlande manquait de beaucoup de choses nécessaires à la vie, mais elle a trouvé dans les mers voisines une large compensation à la stérilité de ses terres labourables. La pêche lui fournissait le poisson en abondance : en répandant sur les autres contrées le produit de ses filets, qui excédait de beaucoup ses besoins, elle obtint du grain et des bois de construction, première origine de son commerce et fondement de la grandeur de ses villes. Son génie industrieux changea et transforma les substances premières par le miracle de l’échange ; c’est ainsi qu’elle fit du pain, de l’or, du diamant avec la chair des poissons. La mer a été pour toutes les sociétés modernes, mais plus particulièrement pour la Hollande, un grand théâtre de développement moral. L’influence que cette masse d’eau a exercée sur la civilisation a été jusqu’ici trop peu remarquée : sans elle, l’homme n’eût point acquis pleinement le sentiment de ses forces, il n’eût point tourné les yeux vers le ciel avec une persévérance intrépide pour observer les mouvemens des astres ; les sciences physiques, l’industrie, les arts utiles, n’eussent point franchi d’un pas si assuré les limites du moyen âge religieux. La Hollande est fille de l’Océan, et, comme le fantôme biblique, elle a marché sur les eaux pour aller à la conquête des richesses.

Il est inutile de remonter aux textes plus ou moins obscurs qui révèlent l’origine très ancienne de la pêche maritime sur les côtes de la Néerlande. L’alimentation des races s’est calquée, au début de l’état social, sur les moyens d’existence que leur avait ménagés la nature. Le voisinage des forêts et des plaines a fait les peuples chasseurs ; le voisinage des lacs, des fleuves et de la mer a fait les peuples pêcheurs. Une grande partie de la population batave vivait donc depuis des siècles du produit de ses filets. Les habitans de la Hollande avaient greffé en outre diverses branches de commerce sur l’industrie de la pêche bien avant la guerre de l’indépendance. La réformation n’a pas créé les Pays-Bas ; mais si les pêcheries hollandaises existaient sans le moindre doute avant la révolution politique et religieuse qui dégagea les Provinces-Unies, il est vrai de dire que cette industrie, comme d’ailleurs tous les élémens de la fortune publique, puisa dans la liberté une sève et une force nouvelles. C’est alors seulement que le pays se sentit vivre dans sa plénitude, et qu’il commença, selon la parole d’un historien, à « jouir des mers. » Aujourd’hui, quoique certaines pêcheries hollandaises soient en décadence, l’importance de cette industrie demeure encore considérable ; on le verra par les chiffres que nous empruntons aux documens officiels. À cet art utile se rattache d’ailleurs un intérêt de grandeur politique et d’indépendance pour les Pays-Bas. Les pêcheries hollandaises contribuent à assurer les moyens d’existence aux classes laborieuses ; elles forment une pépinière d’intrépides marins, elles donnent naissance à un commerce international qui n’attend que l’abaissement du tarif des douanes pour reprendre un éclat obscurci depuis plus d’un siècle.

Selon la nature des poissons qui se trouvent dans la Mer du Nord, la pêche néerlandaise se divise en plusieurs branches ; mais il est un produit tout national qui peut nous servir de type pour déterminer le caractère des différentes pêcheries locales : c’est le hareng. On suppose que le hareng fut inconnu des anciens ; il ne s’est pas trouvé jusqu’ici dans la Méditerranée. Ce fruit de l’Océan a été pour les Pays-Bas un élément de grandeur et de prospérité. Le hareng introduit dans des tonnes a changé les destinées historiques de la Hollande, et par suite les destinées du monde au XVIe et au XVIIe siècles. Une industrie qui a exercé une si grande influence sur la révolution des Provinces-Unies et sur les événemens qui la suivirent n’est pas indigne de notre attention[3]. Aussi longtemps que la pêche hollandaise fournira annuellement plus de 50 millions de harengs, elle comptera encore parmi les grandes pêches maritimes de l’Europe.

Les Hollandais distinguent trois espèces de harengs : 1o  le hareng pee ou caqué, nommé en hollandais geknakle haring, qui se pêche au nord de l’Ecosse pendant l’été ; 2o  le steur-haring, qu’on pêche en automne sur les côtes de Yarmouth, qu’on sale d’abord pour le fumer plus tard, et qui, fumé, prend alors le nom de bokking ; 3o  le pan-haring, sorte de hareng frais qu’on pêche dans le Zuiderzée, et qui sert de nourriture aux classes pauvres. Depuis un temps immémorial, les pêcheurs de hareng caqué (gekaakte haring) ont établi le siège de la corporation à Vlaardingen et à Maasluis. — Les côtes de la Hollande sont bordées par des villages dont les habitans, comme ceux de Scheveningen et de Katvvijk, préparent le hareng saur (bokking haring). — Enfin les villes qui s’élèvent autour du Zuiderzée, et surtout les îles de cette mer intérieure, telles que Urk, Schokland et Marken, envoient des barques qui exploitent le hareng frais. La vie de la mer est commune à ces différentes catégories de pêcheurs, mais avec des nuances que nous tâcherons d’indiquer. Le caractère et les habitudes changent selon la figure des lieux, selon la nature des occupations, selon le séjour plus ou moins prolongé des hommes sur la mer. Ce qui ne change pas, c’est l’humble majesté de cette population brave et pauvre qui dispute aux tempêtes la nourriture de chaque jour.


I.

La petite ville de Vlaardingen (dans les anciennes chartes Flerdling) s’annonce par un clocher qui de loin ressemble assez bien à un mât de vaisseau, et qui s’élève sur un océan d’herbe tacheté de vaches noires. On assure qu’elle tire son nom d’une ancienne rivière dont il ne reste rien qu’une mention plus ou moins honorable dans les archives de la province. Aujourd’hui elle est située sur la Meuse, ou, pour mieux dire, sur un bras de la Meuse que divise en cet endroit une île récemment formée. Ses vaisseaux s’abritent dans un port tranquille, le long duquel s’alignent, sur le quai, des comptoirs ou des magasins, constructions sévères, avec des ouvertures fermées par des volets de bois, et dans lesquelles on tient en réserve les instrumens de pêche. À quelques-unes de ces fenêtres sans vitres débordent de longs filets qui sèchent. Sur le port, des hommes à la figure brunie par le vent de mer et par le soleil déchargent de lourds tonneaux qu’on roule devant les vaisseaux qui les ont apportés. Ces vaisseaux ou barques, appelés buizen ou doggers, sont solidement construits, pour la plupart en bois de chêne, avec un seul mât et une puissante voile carrée qu’on abaisse tant que le bâtiment se repose. On ne contemple point sans un sentiment de respect ces bateaux-pêcheurs qui ont bravé les tempêtes du Nord. Quelques-uns rapportent de leur dernier voyage de nobles cicatrices : leurs flancs rapiécés, leurs voiles souvent déchirées comme des drapeaux après une campagne, leurs ancres rouillées et qui annoncent des services honorables, tout raconte les défis qu’ils ont portés aux élémens.

Vlaardingen était anciennement une ville importante et fortifiée ; mais, comme toutes les villes hollandaises qui vivent de la mer, elle est aujourd’hui déchue de son antique splendeur : jam pagus est quæ Troja fuit. Dans de petites rues étroites et basses, des maisons de brique, penchées comme des vaisseaux qu’incline le vent, abritent des ménages de pêcheurs. Ces habitations, dont la propreté fait toute la richesse, ont un aspect simple et modeste, mais non pas triste. À Vlaardingen, on ne rencontre dans les rues pendant l’été que des femmes et des enfans : les hommes sont à la mer. Ces femmes font sécher sur le devant de leur maison le linge qu’elles viennent de blanchir, ou bien elles travaillent aux filets. Sur une population de sept à huit mille habitans, on compte deux mille pêcheurs : le reste pratique plus ou moins des industries relatives à la navigation. Il y a cinq chantiers dans lesquels on construit des flibots. Une trentaine de navires marchands, qui font le commerce avec la Méditerranée, mouillent plusieurs fois par an dans le port. Quelques-uns d’entre eux apportent le sel d’Espagne et de Portugal avec lequel on prépare le hareng. À la porte de quelques armateurs figure en guise d’écusson un petit bâtiment peint et sculpté avec ses voiles. Ainsi tout dans la physionomie de la ville, dans les habitudes, dans les signes extérieurs, rappelle la vie de mer.

C’est à Vlaardingen qu’il faudrait écrire l’histoire de la pêche du hareng, au milieu de ces filets qui ont pesé dans les destinées du monde, de ces buizen qui ont provoqué pendant longtemps la jalousie de l’Angleterre, de ces pauvres familles par lesquelles s’est élevée en grande partie la fortune des Pays-Bas[4]. La Belgique paraît avoir été le berceau de cette pèche ; mais, vers le milieu du XIIe siècle, elle passa des Flandres dans la Zélande. Quoique abondante, jamais la pêche de ce poisson frais n’eût constitué une branche importante du commerce national sans la découverte que fit vers 1380 Guillaume Beukelszoon. Ce fut lui qui inventa l’art de préparer et de conserver le hareng dans le sel. On ne sait rien de sa vie, sinon qu’il naquit à Biervliet, petit village de la Zélande. Il est cependant peu de découvertes qui aient produit tant de richesses en ne demandant aucun sacrifice à l’humanité. Ces petites causes, dédaignées par l’histoire, n’échappent point à ceux qui mettent au niveau des événemens politiques les révolutions accomplies dans l’alimentation et dans le bien-être des peuples modernes. Aux yeux de l’économiste, il n’y a point de vils produits. Charles-Quint, lui, sachant ce que la Hollande devait au hareng caqué, voulut perpétuer le souvenir d’un si grand service rendu à la patrie. Se trouvant en 1556 à Biervliet, il fit ériger un tombeau à Beukelszoon, qui était mort en 1397. Il y a peu d’exemples d’un monument funèbre aussi bien mérité. L’Évangile raconte qu’un des disciples du Christ, trouva dans la bouche d’un poisson une pièce de monnaie pour payer le tribut : c’est l’histoire de la Hollande ; elle a trouvé dans la bouche du hareng le moyen de payer ses énormes impôts, de subvenir à l’entretien d’un pays que ruinait la mer, et d’alimenter la source de la richesse publique.

Une autre circonstance vint compléter la découverte de Beukelszoon. — À Hoorn, en 1416, se fit le premier grand filet pour la pêche du hareng. Il faut avoir vu à Vlaardingen décharger sur des voitures ces immenses filets, il faut songer aux myriades de harengs qui s’y sont engloutis depuis plus de quatre siècles, il faut réfléchir aux conséquences historiques d’une telle invention pour comprendre ce qu’ont à la fois d’utile et de poétique ces éperviers des mers. Avec les progrès dans l’art de prendre et de conserver le hareng, cette pêche s’étendit, puis se déplaça. Vers le commencement du XVe siècle, elle s’établit à Enkhuisen et à Hoorn. Les guéries avec l’Espagne et ensuite avec la France étant survenues, les Zélandais trouvèrent plus d’avantages à armer leurs vaisseaux et à écumer la mer. Le hareng avait d’ailleurs changé de parages : il avait quitté les côtes de la Norvège, de la Suède et du Danemark, où il se péchait alors, pour celles de l’Ecosse, où il se trouve encore aujourd’hui. Cette inconstance dans la marche du poisson n’est pas un fait particulier : on cite d’autres mers dans lesquelles le hareng a paru, disparu, reparu, et cela à des intervalles de temps considérables. Les calculs scientifiques n’ont pu déterminer jusqu’ici la loi de ces mouvemens. Quoi qu’il en soit, la pêche du hareng passa alors presque tout entière dans les deux provinces de Nord-Hollande et de Sud-Hollande, où elle se maintint longtemps à un degré de prospérité singulière. Tout porte à croire, il est vrai, que les résultats de cette industrie maritime ont été un peu exagérés. Si l’on acceptait sans critique les chiffres donnés par quelques historiens sur l’importance de cette pêche et sur le nombre des haringbuizen, il faudrait en conclure que toute la population mâle des sept provinces unies était occupée à prendre, à encaquer ou à vendre le hareng. Tout en retranchant de ces statistiques l’excès ou l’invention, on est forcé de reconnaître que cette branche de commerce était extrêmement féconde. Un écrivain plus ou moins digne de foi fait monter à près de vingt mille le nombre des personnes qui tiraient leur subsistance de la pêche du hareng. Plus d’une fois la Grande-Bretagne s’émut de voiries bateaux hollandais ramasser sur ses côtes toute cette manne de la mer[5]. On regardait alors la pêche du hareng, ou la grande pêche, comme une branche si précieuse du commerce national, que dans plusieurs édits elle est appelée le Pérou (de goud myn) de la république batave. Qui eût dit alors que cette industrie si florissante, que cette grande pêche (groote visscherij) dût expirer un jour sous sa renommée ? Tel est pourtant aujourd’hui l’état des choses. Mourir de gloire n’est guère pour les industries, non plus que pour les personnes, une destinée commune. Aussi convient-il de rechercher les causes d’une décadence qui ressemble si peu au déclin ordinaire des grandeurs humaines.

L’art d’encaquer le hareng a constitué jusqu’ici un monopole. Cette industrie était protégée, c’est-à-dire réglementée. L’époque de l’année où l’on devait jeter les filets dans la mer, la longueur de ces filets, le nombre des mailles[6], la forme des buizen, le jour de la sortie et de la rentrée dans le port, tout était déterminé par des lois ou par des coutumes ayant force de lois. La corporation des pêcheurs de hareng était soumise à un serment solennel ; il était interdit à tous les membres, quels qu’ils fussent, d’exercer cette industrie en pays étrangers. On devait même défendre l’accès des bâtimens-pêcheurs aux hommes des autres nations. En échange de ces obligations et de ces servitudes, la confrérie jouissait de grands privilèges. Elle seule pouvait saler et préparer le hareng à bord ; elle recevait d’ailleurs des primes d’encouragement qui étaient refusées à toutes les autres branches de la pêche. Cette sollicitude avait une raison d’être dans un temps où le secret du caquage n’était point encore divulgué. Il faut même convenir que le hareng hollandais dut à ces règlemens une partie de sa réputation. Cette denrée excellente défiait alors sur tous les marchés de l’Europe la concurrence des autres pays. Le hareng néerlandais était une véritable puissance, et l’on peut dire qu’il fit plus pour la grandeur des Provinces-Unies que le canon même des vaisseaux bataves. Cependant les temps changent, et avec eux les destinées de l’industrie. Le hareng hollandais, si haut qu’il fût placé dans les régions économiques, peut-être même à cause de cette élévation, futi atteint par les revers de fortune qui détrônent tôt ou tard toutes les souverainetés[7]. La Grande-Bretagne était entrée en lice : après avoir parcouru le système des primes et avoir entassé ruines sur ruines, elle finit dans ces derniers temps par appeler à son secours la liberté des pêcheries. De ce jour, le hareng hollandais, aristocratiquement cher, se vit non dédaigné, mais isolé sur la place. Pendant que l’Angleterre marchait, la vieille pêche néerlandaise, immobile sous ses chaînes d’or, esclave de sa célébrité, fière de ses primes et de ses privilèges, avait vu décroître d’année en année le nombre de ses buizen. Pour juger cette situation critique, il faut comparer à ce qui était ce qui est aujourd’hui. Un tel contraste nous mettra sur la voie d’une solution.

Jusqu’à ces dernières années, le départ des bateaux pour la grande pèche était fixé à la Saint-Jean (24 juin). Ce départ était précédé de fêtes. Il existe un livre de vieilles chansons hollandaises que chantaient les pêcheurs avant de se mettre en mer. On portait des toasts au succès de la pêche et l’on priait Dieu de bénir les filets. Enfin on attachait les voiles, et la flottille pacifique allait à la conquête du hareng. Aujourd’hui les daggers partent dans les premiers jours du mois de juin et peuvent dès lors ouvrir la pêche ; mais, fidèles aux traditions ou si l’on veut, aux préjugés, les pécheurs ne profitent qu’à contre cœur de cette liberté toute nouvelle. « Le hareng, disent-ils dans leur langage naïf, n’aime point à être pris avant la Saint-Jean. » En 1755, le nombre des buizen partant pour la grande pêche était de deux cent trente quatre ; en 1820, il était encore de cent vingt-deux ; il est aujourd’hui de quatre-vingt-dix. Ce groupe de voiles se dirige vers les côtes de l’Ecosse. Deux navires de guerre les accompagnent pour les protéger et les surveiller. Il est interdit aux pêcheurs de toucher la terre. Ils ne doivent pas non plus vendre de poissons à bord. La flottille se maintient à la hauteur des Shetlands, d’Edimbourg, et sur les côtes de l’Angleterre[8]. La réputation du hareng. hollandais tient surtout à la puissance des doggers, très bons bâtimens de mer, dont la constitution nautique permet de jeter les filets dans des eaux très profondes. Là seulement se trouvent les harengs de grande taille et d’une qualité supérieure. Treize ou quatorze cents hommes environ prennent part à ce travail de mer. À peine saisi par la main des pêcheurs, le hareng est caqué, c’est-à-dire ouvert avec la lame d’un couteau et mis dans des barils ; on y ajoute du sel qui fond et dans lequel le poisson se conserve. Depuis une huitaine d’années, une corvette à vapeur accompagne la flottille. Les cent premiers barils sont chargés sur cette corvette, qui les transporte à toute vitesse dans le port de Vlaardingen[9]. Autrefois l’arrivée des premiers harengs donnait lieu à des fêtes et à des cérémonies nationales dont l’éclat a diminué avec l’importance même de cette pêche. Aujourd’hui les marchands de poissons à La Haye, à Rotterdam et à Amsterdam se contentent d’arborer un drapeau sur leur boutique et de pendre une couronne de verdure. Le premier hareng est toujours porté dans un char pavoisé et offert triomphalement au roi, qui reconnaît ce cadeau par une gratification de 500 florins. Il y a quelques années encore, dans les premiers jours qui suivaient la pêche, de riches Hollandais promettaient aux gros poissonniers de La Haye un ducat par tête de hareng ; chaque marchand faisait en conséquence des sacrifices intéressés pour obtenir le premier cette étrenne de la mer, arrivée à Vlaardingen sur les ailes de la vapeur. L’un d’eux, homme d’esprit, nous racontait que vingt-quatre harengs, apportés de Vlaardingen à La Haye par dix hommes et dix chevaux lancés ventre à terre, lui avaient coûté, seulement de port, 200 florins. À présent, le hareng de primeur est encore recherché ; il se vend dans les premiers jours de 3 à 4 fr. la pièce[10]. Les riches habitans de La Haye en envoient de petits barils à leurs amis de la Drenthe et de l’Overyssel, qui leur adressent en échange des coqs de bruyère. Tout cela peut être intéressant comme détail de mœurs, mais au point de vue économique on se demande si l’état doit protéger plus longtemps un produit de luxe, un objet de mode, que consomment seulement les classes opulentes. Grâce à la surveillance, au système des primes, à la marque de feu imprimée sur les barils, le hareng hollandais a conservé dans le monde sa renommée, mais voilà tout : stat magni nominis umbra. Tant que ce produit de l’art et de la nature a maintenu la splendeur des Provinces-Unies, payé les flottes, étendu le commerce, tout esprit sage et pratique se serait bien gardé d’en rire ; mais aujourd’hui que ce côté utile a disparu, le royaume des Pays-Bas a mieux à faire que de mettre son point d’honneur dans un hareng.

Il est bien vrai que là ne s’arrête point la portée économique de cette industrie : la grande pêche repose sur un fond plus sérieux que le commerce de primeur. Quand les cinq bateaux chasseurs ont rapporté l’un après l’autre la fleur de ce qu’on appelle ici la pêche de saison, les hommes continuent de jeter leurs filets, et les doggers rentrent en Hollande avec leur butin. Ces bâtimens peuvent tenir de 420 à 450 tonnes ; mais il est très rare qu’ils retournent avec un chargement complet. Nous avons vu revenir dernièrement à Vlaardingen deux bateaux-pêcheurs qui, après une absence de sept semaines, rapportaient chacun 150 tonneaux : les armateurs se montraient tout à fait contens du résultat. L’ensemble de la grande pêche donne à peu près 34,000 barils de hareng pec, dont 21,000 sont exportés et produisent en moyenne 456,000 francs. Ces chiffres sont respectables sans doute ; mais, quand on les rapproche du mouvement de la pêche anglaise, quelle différence ! En 1849, l’Angleterre avait déjà sur les mers 14,962 bateaux-pêcheurs, elle employait 104,427 hommes, et elle emplissait 770,700 tonnes de hareng caqué[11]. On est donc forcé de reconnaître que les pêcheries anglaises, dont le développement est tout nouveau, ont marché à pas de géant depuis le jour où elles ont secoué la chaîne des primes, tandis que les pêcheries hollandaises, autrefois si célèbres, sont demeurées stationnaires, et ont même rétrogradé sous le régime de la protection. Dans un temps où la révolution du bon marché atteint l’une après l’autre toutes les branches de l’arbre économique, un produit qui s’isole fastueusement dans sa renommée est un anachronisme. Le hareng hollandais, ce patricien coudoyé sur les marchés d’exportation par le hareng étranger, d’origine moins noble et de qualité moins délicate, mais qui se vend à prix réduit, ne peut plus soutenir la concurrence. Ces faits ont attiré l’attention du gouvernement des Pays-Bas : une enquête a été ordonnée ; le résultat de cette enquête a été de porter la lumière sur les côtés faibles de l’ancien système. Tous les intérêts ont été entendus ; ils sont venus l’un après l’autre plaider leur cause devant la commission, et nonobstant l’avis des intéressés, c’est-à-dire des armateurs, on a conclu que les privilèges dont jouissait depuis des siècles la grande pêche devaient s’effacer devant la liberté de l’industrie. Le gouvernement est entré dans cette voie ; les primes ont été successivement réduites, l’intention avouée est de les abolir. Toutefois l’état a cru devoir jusqu’ici borner son initiative à ces premières mesures ; il a laissé aux conseils provinciaux le soin de modifier sur quelques points l’ancienne juridiction, se réservant de présenter plus tard une loi qui mette les intérêts de la pêche nationale en harmonie avec le principe de liberté. Il est à désirer que cette loi vienne. Les industries longtemps protégées souffrent plus de l’incertitude que d’une décision énergique, mais brève, qui les fasse rentrer promptement dans le droit commun.

Si maintenant nous voulons nous faire une idée plus nette de la fâcheuse influence du système des primes sur la pêche nationale, retournons à Vlaardingen. Qu’y voyons-nous ? — Une sorte de tristesse et de solitude règne sur le port. Il y a dix ans, on comptait à Vlaardingen près de 80 bâtimens pêcheurs ; il n’y en a plus aujourd’hui qu’une cinquantaine. Ces doggers ont pour la plupart un âge respectable, et à mesure qu’ils vieillissent, ou qu’ils tombent en ruines, ils laissent dans le mouvement de la navigation une place vide qu’on ne se soucie plus guère de combler. Les vaisseaux diminuent ; les hommes manquent. Les pêcheurs de Vlaardingen, surtout quand la pêche d’hiver a été mauvaise, trouvent plus avantageux de s’engager comme matelots sur les navires marchands. On les remplace alors par des étrangers, le plus souvent par des Prussiens. Ces signes de décadence, ou mieux de renouvellement (car la pêche hollandaise est dans une période de transition), ne doivent point détourner notre intérêt du personnel et du mécanisme, très simple d’ailleurs, qui ont longtemps maintenu cette pêche à un si haut degré de puissance économique. Quelques mots suffiront pour écrire l’histoire des buizen depuis leur sortie du chantier jusqu’au moment où, ornés de leurs cordages, et de leurs voiles, pourvus de leurs hommes, armés de leurs instrumens de pêche, ils s’avancent vers la Mer du Nord.

Jusqu’ici, ces bâtimens se construisaient à Vlaardingen. Le prix d’un dogger, avec les agrès, les filets et tout le matériel de pêche, était de 20,000 florins. L’armateur dont ce bateau est la propriété s’entend avec un maître qui se charge de choisir son monde. L’équipage de chaque bâtiment-pêcheur se compose en été de 15 personnes : 11 hommes et 4 garçons. L’armateur n’a affaire qu’au maître : il lui donne 5 pour 100 du produit. Dans l’été, les hommes reçoivent des gages fixes, 5 florins 3/4 par semaine ; ils font deux voyages pour la pêche du hareng. Leur nourriture habituelle est le gruau ; leur boisson est le café et le genièvre. La plupart d’entre eux ont pratiqué la mer depuis l’âge le plus tendre. Nous avons vu sur ces doggers des enfans de dix à douze ans, que les familles envoient pendant l’hiver à l’école et pendant l’été à la grande pêche. Quant au courage de ces hommes, il est inébranlable. Plus braves que les matelots qui naviguent pour le commerce, ils ne connaissent point le danger. L’histoire, si prodigue de récits quand il s’agit de batailles navales, de tueries sur l’eau, garde le silence dès qu’il s’agit des luttes pacifiques de l’homme avec les élémens. Il semble que les actes d’héroïsme perdent leurs droits à la célébrité du moment où ils deviennent utiles. Ne serait-il pas temps d’accorder mieux que l’oubli à ces populations intéressantes qui vont conquérir le bien-être, non pour elles-mêmes, hélas ! (car elles sont et restent pauvres), mais pour la société tout entière ? Parmi ces obscurs pêcheurs, il y a peut-être des Van Speyk anonymes dont le courage n’a manqué que d’une occasion pour se produire sur un théâtre plus vaste et plus éclairé. Ce que valent ces hommes, ce qu’ils ont essuyé de fatigues, combien de fois ils ont vu la mort face à face, l’Océan le sait, mais l’Océan n’en dit rien. De leur côté, ils n’en parlent guère : la mer et eux, ce sont des ennemis qui s’estiment en silence. Outre la bravoure, quelques-uns de ces hommes ont encore d’autres facultés qui étonnent. Bien qu’ignorans en général, une fois à la mer, ils deviennent d’excellens marins pratiques. On en voit même qui semblent doués d’un véritable sens navigateur, et chez lesquels ce don, aidé par l’expérience, supplée à l’absence de la théorie. Un armateur de Vlaardingen nous a montré un maître ou patron qui se promenait en veste et en sabots, et qui dans son genre était une espèce de Christophe Colomb. On lui avait dit il y a quelques années : « Il faut que tu ailles aux Indes, » et il y alla. Une autre fois, il trouva le chemin de la Californie. Aborder sur des terres connues avec si peu de lumières acquises, c’est presque les découvrir.

Ces mêmes bâtimens, qui ont fait deux voyages d’été pour la pêche du hareng, vont pendant l’hiver à la pêche du cabillaud (kabeljaauwvisscherij). Il est vrai que cela dépend un peu de l’âge du dogger ; quand un navire est trop vieux, il ne peut plus supporter le service d’hiver. L’équipage est de douze matelots qui reçoivent 2 et 1/2 pour 100 du produit ; le capitaine reçoit le double. La Mer du Nord est encore le théâtre de cette pêche, mais les bâtimens font voile cette fois du côté de l’Islande et du Doggersbank ; ils s’avancent jusqu’au 63e degré. Pour cette pêche, on n’emploie plus de filets : une corde d’une étendue considérable, garnie de crochets placés à quelque distance les uns des autres, sert à prendre le cabillaud. Les mêmes bâtimens et les mêmes hommes font trois ou quatre voyages en hiver. Ils rapportent le cabillaud à l’état frais ou salé. Pour le ramener vivant, chaque dogger a un réservoir à claires-voies dans lequel on jette le poisson, qui continue de nager et de recevoir l’eau de la mer, comme s’il était libre. Le cabillaud salé prend le nom de morue. Cette pêche d’hiver est des plus dangereuses : il y a deux années, dans ces eaux farouches (aquœ truces, dit Tacite), deux bâtimens périrent ; on compte en moyenne un vaisseau par an qui ne revient plus. L’hiver, quand le voyage dure plus de cinq semaines, c’est que le dogger a fait naufrage. Les femmes regardent alors, avec un sentiment inexprimable, loin, bien loin sur la Meuse, et si elles ne voient rien venir du côté de la mer, elles rentrent chez elles mornes et désolées. Il arrive quelquefois que le bâtiment se perde et que les hommes réussissent à se sauver sur un autre vaisseau, mais c’est très rare. On n’arrête point sans tristesse sa pensée sur cette fin obscure, ténébreuse, enveloppée dans le mystère de l’Océan, sur ces malheureux dont la famille elle-même ne sait rien, sinon qu’ils ne sont pas revenus. Quand on jette ensuite ses regards autour de soi sur les hommes de Vlaardingen, que le même sort attend peut-être, et qui, insoucians de leur vie, chargent gaiement leur vaisseau pour le prochain voyage, on éprouve une sorte d’admiration douloureuse qui serre le cœur.

La pêche du cabillaud est une des plus anciennes et des plus célèbres dans l’histoire économique de la Hollande. Comme celle du hareng, elle a beaucoup perdu de son ancienne prospérité ; ce n’est pourtant pas qu’elle donne des résultats moins favorables. Depuis dix années, les bateaux-pêcheurs attestent, par un produit croissant, que le poisson n’a pas diminué dans ces mers et que la main de l’homme ne s’est point affaiblie[12]. Ce qui manque à la pêche du cabillaud comme d’ailleurs à celle du hareng, ce sont les débouchés. Les Pays-Bas ont à leur portée un excellent marché, ils ont la Belgique, qui fait maigre une partie de l’année, en bonne catholique qu’elle est ; malheureusement ce marché se trouve fermé par un tarif de droits d’entrée considérables. Il en est de même pour la France : en France, la morue coûte 60 fr. la tonne, en Hollande 30 à 35 fr. ; mais un mur de douanes s’oppose à ce que la concurrence puisse s’établir entre les deux produits. L’avenir des pêcheries hollandaises est lié à la libre entrée du hareng et du cabillaud chez les nations voisines ; cette libre entrée est énergiquement réclamée dans ce moment même, par la plupart des économistes belges, au nom des intérêts de la classe ouvrière.

La vie des pêcheurs de hareng, qui deviennent en hiver des pêcheurs de morue, est tout entière à la merci des flots ; ces hommes ne passent à terre que deux ou trois semaines dans l’année. Quand ils reviennent toucher le port de Vlaardingen après un voyage, c’est pour repartir bientôt. Identifiés avec la mer, avec son calme et ses fureurs, ses bons et ses mauvais jours, ils vivent des présens qu’elle leur fait, ou mieux qu’ils lui arrachent. En retour de cette existence dure, pleine de fatigues et de labeurs, livrée à toutes les violences des élémens, ces hommes, qui ont fait la grandeur politique et commerciale de la Hollande, reçoivent un mince salaire : un pêcheur gagne de 250 à 300 florins par an (600 fr.). On se demande ce que deviennent les femmes à Vlaardingen pendant que dure la pêche, c’est-à-dire presque toute l’année. Elles prennent soin du ménage ; le reste du temps, elles travaillent à faire du filet chez elles ou dans les ateliers. Ce demi-veuvage ne semble pas d’ailleurs leur être très pénible : elles se consolent dans leurs enfans, qui sont nombreux, et auxquels elles servent à la fois de père et de mère. Quand le mari ne revient pas, on l’attend triste et inquiète, on l’attend longtemps, puis on finit par se résigner à cette absence qui ne finit plus. Autrefois la loi interdisait de se remarier avant dix années aux femmes qui ne pouvaient point produire la preuve matérielle de leur veuvage. Or quelle preuve les pauvres femmes de Vlaardingen auraient-elles fournie de la mort de leur mari ? L’Océan ne signifié point les décès, et la preuve d’un naufrage est dans l’absence même de toute nouvelle. Les mœurs avaient à souffrir de cette disposition légale ; tout le monde n’a point l’opiniâtre fidélité de la femme d’Ulysse. On a sagement fait en modifiant cet article, et en permettant aux femmes de pêcheurs de se remarier après trois années.

L’état de la ville de Vlaardingen, ses rues attristées, son port silencieux, ses bâtimens de mer qui vieillissent et qu’on ne renouvelle pas, tout annonce l’état de souffrance dans lequel est tombée la grande pêche. Et que dire de Maasluis ? C’est encore une bien autre désolation. Ce pauvre village, assis sur un bras de la Meuse qu’il est question de supprimer, a l’air d’un condamné à mort qui demande grâce. Si triste que soit la condition actuelle de la grande pêche, il ne faut pourtant pas prononcer légèrement le mot de décadence. Ce qui a vieilli, ce qui s’écroule en ce moment, c’est l’édifice des primes, ce sont les formes sacramentelles d’une organisation qui a eu de l’éclat, mais qui n’a plus de raison d’être. Nous ne doutons point que la poche hollandaise ne se régénère sous un régime de liberté. La ville de Vlaardingen conservera d’ailleurs longtemps l’avantage que lui donnent son excellent matériel de pêche, la renommée de ses produits et l’habileté de ses matelots[13]. Avec cela, elle peut abandonner un monopole auquel nous reprocherons surtout d’avoir étouffé sous un vain nom l’intérêt des autres pêcheries néerlandaises. Le hareng pec, cette célébrité historique, a relégué le hareng des côtes, et surtout celui du Zuiderzée, dans un immense dédain. C’est contre cet ostracisme que proteste à cette heure une sage économie politique. Il n’est pas juste qu’un objet de luxe, un fruit défendu (au moins dans la primeur) pour la majorité des contribuables, absorbe toute la sollicitude de l’état au détriment des sources plus sérieuses de l’alimentation nationale. Ceci nous conduit naturellement à étudier la pêche des côtes, les résultats qu’elle produit et la vie des populations qui l’exercent.


II.

Les côtes de la Hollande sont masquées par des chaînes de dunes qui dérobent au voyageur la vue des eaux. Après une longue et pénible ascension dans ces collines de sable, tournez les yeux, la mer est là ! Cette Mer du Nord était mal connue des anciens, qui l’envisageaient à travers des fables et de superstitieuses terreurs. Tacite lui-même se la représentait comme bouleversée par des vents éternels et comme peuplée de monstres. La vérité est que ses côtes sont tempétueuses ; sa couleur est changeante : sur le premier plan, elle est d’un jaune écumeux qui ressemble à l’eau de lessive ; plus loin, d’un vert mourant ; là-bas, d’un bleu évaporé qui se confond avec la ligne ondoyante du ciel. De grands nuages projettent obliquement de distance en distance leur ombre grave sur ce miroir indécis. Aucuns rochers, aucunes falaises ne brisent l’effort des vagues : cette mer se roule sur le lit de sable qu’elle s’est fait elle-même et qu’elle étend toujours. La physionomie des côtes de la Hollande varie peu : du sable et puis du sable, de l’eau et puis de l’eau, le ciel et puis le ciel. Sur ces côtes, qui donnent le sentiment de l’infini, s’élèvent, depuis l’embouchure de la Meuse jusqu’au Helder, plusieurs villages de pêcheurs. Les plus intéressans de ces villages sont Scheveningen et Karwijk.

La plage de Scheveningen est fréquentée pendant la belle saison par les baigneurs. Un joli village, relié à La Haye par une route plantée d’arbres et par une promenade en forme de bois qui se perd dans les dunes, reçoit durant l’été des étrangers de toutes les nations. Ici tout se ressent du voisinage de l’Océan. L’église, qui ne manque point d’élégance, conserve l’énorme crâne et quelques vertèbres d’un cachalot qui fut jeté sur le rivage en 1617 par une tempête. Ce silencieux débris est comme un commentaire de ces paroles de Job : « Les monstres te racontent, ô Seigneur ! » Dans la principale rue, qui conduit à la mer, on rencontre plusieurs marchands de coquillages. Cette mer, dont on entend la voix, ne se montre elle-même que quand le voyageur a les pieds tout près de l’eau. Le brusque plaisir de la surprise et la grandeur de la scène qui se déploie alors compensent bien cette gradation d’effets qu’on rencontre sur d’autres rivages. Une flottille de pêche, dont les flibots sont ou échoués sur le sable, ou maintenus par l’ancre, ou éparpillés au large, dit ma vieux poète néerlandais, comme les pensées du cerveau de la mer, associe l’image du travail aux souvenirs historiques. Ici l’Océan a lieu d’être fier de la Hollande et des Hollandais. En 1673, de Ruiter défit en vue de Scheveningen les flottes anglaise et française. Ce petit village est d’ailleurs le Cherbourg de la Hollande. Il a vu des exils et des infortunes royales. C’était par une froide journée de janvier 1795 ; les pêcheurs chargeaient dans deux barques des ballots et des malles de voyage ; d’une voiture qui débouchait à l’extrémité du village sortirent un homme enveloppé d’une large pelisse et une femme qui portait un enfant dans ses bras. Cet homme était le prince d’Orange, l’enfant était le petit-fils du dernier stathouder, le futur roi Guillaume II. En 1813, cette plage revit et reçut au milieu des acclamations le représentant de la même famille, assise maintenant sur le trône des Pays-Bas. Si vous continuez sur la droite votre promenade dans les sables, vous rencontrez l’hôtel des bains, où les habitans de La Haye se rendent le dimanche soir pour entendre de la musique. C’est à la tombée de la nuit, quand la mer vole au ciel toutes ses étoiles, un point de vue solennel et magnifique. J’ai assisté, devant cet hôtel, à un feu d’artifice sur l’eau, dont le motif était naturellement l’incendie d’un navire. Je n’ai pas grand goût pour les fusées et les chandelles romaines ; mais ici la vulgarité de ces fêtes se relevait par la grandeur du théâtre. La sombre mer faisait presque à elle seule tous les frais du spectacle, et grâce à son fracas sublime, à ses nuages déchirés, aux catastrophes trop réelles dont l’imagination pouvait se retracer le tableau dans cet incendie artificiel, la scène ne manquait point de majesté.

Cette grande rue, ces jeux, ces bains, ces cafés, ces hôtels, tout cela pointant n’est point Scheveningen. On peut avoir habité cet endroit pendant plusieurs étés et ne point connaître le village des pêcheurs. Derrière d’élégantes habitations, qui servent véritablement de trompe-l’œil, se cachent des rues étroites, de pauvres niches de brique, dans lesquelles se dissimule une population silencieuse et misérable. À la porte de ces réduits, devant lesquels sèchent du linge, des filets, des chemises rouges et des chapelets de poissons enfilés dans une corde, apparaît de temps à autre une figure de femme triste, vieillie et amaigrie par la fièvre. Les enfans, eux, jouent à travers toute cette détresse, comme si c’était un des privilèges de leur âge d’ignorer le mal et la pauvreté.

La population de Scheveningen est de 6,800 habitans, parmi lesquels 450 catholiques seulement. Il est à noter que la plupart des aubergistes et des marchands de poissons professent le catholicisme, tandis que les armateurs et les pêcheurs sont réformés. Il y a pour le village deux écoles de l’état que nous avons visitées, et qui sont parfaitement tenues. La première est, à vrai dire, une salle d’asile qui reçoit 250 enfans des deux sexes. Les enfans quittent cette première école vers l’âge de six ans, et entrent alors dans l’école primaire, qui contient 600 élèves. L’instruction est distribuée par un chef, cinq sous-maîtres et cinq surveillans. On enseigne la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie et un peu d’histoire. Les enfans sortent de cette seconde école entre dix et douze ans : le vaisseau les réclame. Tout fils de pêcheur devient pêcheur. Habile, intrépide, ayant pour ainsi dire du sang de marin dans les veines, il acquiert bientôt l’art de conduire un navire et de jeter les filets. Dès l’âge de seize ou dix-sept ans, il connaît déjà le métier. Cette nouvelle éducation efface l’éducation scolaire. De ce qu’ils ont appris dans les classes, il ne reste à ces enfans de la mer que la connaissance des lettres écrites, dont ils se servent pour lire la Bible. Il est assez raie de trouver un garçon de vingt ans qui sache signer son nom le jour de ses noces. L’ignorance, tel est le premier trait du caractère des pêcheurs. Cette ignorance se lie à un attachement tenace pour les usages et pour les traditions du passé. Ils font en tout comme faisaient leurs ancêtres. La population maritime de Scheveningen ne s’assimile point, aux étrangers, et par étrangers il faut entendre ici les Hollandais eux-mêmes. L’un d’eux, né à Rotterdam, établi depuis vingt années dans le village, nous racontait qu’il était encore considéré par les pêcheurs comme un homme d’un autre pays. L’originalité de cette population s’abrite derrière la langue, le costume, les habitudes et les mœurs comme derrière une barrière infranchissable.

La langue des pêcheurs est une sorte de patois qui diffère essentiellement du hollandais ordinaire, et dans lequel certains linguistes ont cru reconnaître des traces de l’anglo-saxon, qui paraît avoir été la souche de l’idiome national. Leur costume est particulier, surtout celui des femmes : elles portent, durant l’hiver, un corsage de serge ou d’indienne, une jupe de serge brune, un long camail de la même étoffe et de la même couleur, doublé de rouge, avec un collet droit et raide. Cet habillement a quelque chose d’austère et de cénobitique : on est d’ailleurs forcé de convenir qu’il s’adapte bien au climat et à la profession. Un grand chapeau de grosse paille, bordé d’un ruban noir, doublé d’une indienne à fleurs, abaissé Légèrement de chaque côté, relevé par derrière et par devant en forme de nacelle, leur sert à maintenir sur la tête jusqu’à trois et quatre corbeilles. Ces femmes ont une stature robuste, une grande taille, une figure médiocrement jolie, mais qui respire un air de santé, — des yeux bleus dont les paupières sont peu ouvertes, et des membres vigoureux. À trente ans, elles ont déjà beaucoup perdu de leur fraîcheur ; leur peau est hâlée, circonstance qui tient sans doute au voisinage de la mer et à l’habitation dans les dunes. Les dunes constituent un pays dans le pays même ; le sable y réfléchit, plus fortement qu’ailleurs les rayons du soleil : c’est l’Arabie de la Hollande. Les hommes sont relativement de petite taille ; leur costume, pantalon et veste noirs, favorise peu leur tournure, qui est grave, mais lourde. Ils ont le visage rond, le col court, les cheveux le plus souvent bruns et frisés. Leur grand luxe consiste dans des boutons de chemise et dans des boucles d’argent, qu’ils attachent aux pieds ou à la ceinture. Cette persistance dans le costume, surtout dans celui des femmes, cette fixité des traits physiques, ces caractères de race qui se conservent par le soin qu’ont les garçons et les filles de Scheveningen de ne se marier qu’entre eux, tout cela est peut-être une conséquence du commerce avec la mer. L’Océan, dans lequel certains poètes ont cru voir une image de l’inconstance, est au contraire, comme l’a très bien fait observer Byron, une image de l’éternité : c’est, de tous les élémens, celui qui a subi le moins de vicissitudes depuis l’origine du monde. Tel l’aurore de la création l’a vu naître, et tel il roule encore maintenant. Il se déplace ; il ne change pas. Aux forces du temps, qui minent les rochers, qui altèrent le niveau des continens, qui transforment la nature vivante et les destinées humaines, il oppose, lui, sa mobile stabilité.

Les mœurs des pêcheurs qui habitent la côte participent du caractère de l’Océan. Ils n’ont aucune des habitudes de la ville. Le fond de leur caractère est l’indépendance. Scheveningen ne fournit presque pas de domestiques : filles et garçons, aucun ne veut servir. Il semble que le commerce avec la mer développe le sentiment de la dignité humaine. Les pêcheurs ne veulent point de maîtres ; pauvres, mais libres, ils ne reconnaissent aucune autorité ; ils n’obéissent même point à l’armateur. Le patron part à son heure et quand il veut ; l’équipage le suit, non par subordination, mais par sentiment du devoir et par besoin. Les pêcheurs fuient le service militaire ; ils résistent à la conscription : ce ne sont point les dangers du métier des armes qu’ils détestent, c’est la discipline. Les grandeurs de la vie militaire ne leur en dissimulent point les servitudes. Ces hommes n’aiment point la terre : il leur faut l’espace, la libre immensité des mers, le flot indompté, le ciel bleu le jour, étoile la nuit, l’acre brise du nord, la conscience de l’homme debout sur ses actes comme le mât du vaisseau sur les mouvemens de l’Océan. Soldats du travail, ils aiment à braver volontairement le feu de l’éclair, le hennissement des flots qui courent sans mors et la bouche écumante autour de la quille du navire. À terre, ils ont le mal du pays. Etrangers aux conventions sociales, ils ne veulent être ni réglés ni protégés. Ce sentiment d’indépendance est visible sur leur physionomie. Les matelots et les pêcheurs se distinguent des autres hommes par la manière dont ils portent la tête haute en marchant. C’est pour eux, on le dirait du moins, qu’a été fait le vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit….

Cet amour de la liberté déteint jusque sur leurs croyances religieuses. Les pêcheurs de la côte, ainsi que nous l’avons vu, sont tous ou presque tous réformés ; ils ne reconnaissent que deux livres qui aient le droit de leur parler de Dieu, la Bible et la mer. Il semble que l’Océan exerce sur eux une action morale et sanctifiante. L’ivrognerie est rare parmi les pêcheurs de Scheveningen ; mais ceux-là même qui boivent du genièvre à terre avec excès s’abstiennent de toute intempérance quand ils naviguent. À bord du vaisseau, les jurons sont inconnus. La vie de la mer exalte chez ces hommes simples et ignorons le sentiment religieux. Quand un flibot part, chaque pêcheur emporte ordinairement sa Bible. On ne prend jamais de repas sans prière, et le repas finit également par une action de grâces. Le dimanche, si les hommes sont en mer, ils s’abstiennent de pêcher ; s’ils sont à terre, on entend dès le matin dans leurs petites maisons le chant des psaumes. Le sentiment religieux s’exprime en mille circonstances ; mais les autres affections de l’âme, telles que l’amitié fraternelle et l’amour conjugal, se montrent peu. Les hommes et les femmes se sont connus dès l’enfance, et peut-être l’habitude déflore-t-elle la tendresse de leurs relations domestiques ; mais cette indifférence n’a-t-elle point aussi une autre cause ? Le cœur de ces hommes est engagé ailleurs : ils aiment la mer. Voilà leur fiancée à eux, leur maîtresse. Elle est inconstante, capricieuse, terrible ; mais elle leur plaît ainsi. Il faut voir les pêcheurs de Scheveningen quand par les gros temps ils se promènent désœuvrés sur la plage ; le regard qu’ils adressent à la mer exprime une sorte de passion furtive. C’est le regard de l’amant à la femme irritée. Cette affection-là chez eux ne vieillit pas. On rencontre sur le sable d’anciens pêcheurs que l’âgé retient à la rive, mais qui ne se lassent point de contempler la masse tumultueuse des eaux, les voiles errantes sur l’abîme et le troupeau des nuages conduits par le vent. Ces patriarches de la mer sont vénérés des pêcheurs, qui témoignent en général un grand respect pour la vieillesse. Quand la mort vient, ils la reçoivent avec un visage calme et résigné, comme une ancienne connaissance qu’ils ont vue passer plus d’une fois sur leur tête dans les horreurs de la tourmente. Froids et inanimés, ils reposent non loin des vagues qu’ils ont soumises, au bord de cette mer troublée comme le temps, stable et impassible comme l’éternité.

Les femmes ont également des affections peu expansives. Toutefois, malgré cette placidité apparente, il arrive souvent qu’elles soient dans un état de grossesse, ou même qu’elles aient un enfant avant le jour du mariage ; mais il n’y a presque point d’exemple que la fille enceinte ait été abandonnée de son fiancé. Assurée ainsi de la constance de son amant, la fille-mère ne s’afflige point de sa fécondité ; elle se présente devant l’officier civil sans rougir ; son regard semble au contraire dire : « Vous voyez que je ne m’étais pas trompée ! » Les garçons et les filles se marient très jeunes. L’infidélité conjugale est rare, surtout de la part des hommes. Les femmes sont extrêmement diligentes ; elles font en sorte de suppléer par leur industrie et leur activité au faible salaire de leurs maris. On les rencontre dans les rues de La Haye portant sur leur tête le poisson que les hommes ont pu obtenir des armateurs à titre de petit bénéfice. Le mouvement qu’elles se donnent pour vendre est extraordinaire : quand elles ne peuvent tirer l’argent de leur marchandise, elles pratiquent le système d’échange. On les voit alors revenir vers le soir, sur la route de Scheveningen, avec du pain, du bois, des légumes qu’elles rapportent fièrement sur leur tête dans les mêmes corbeilles où elles ont apporté des soles, des crevettes. Dans leur maison règne ou une extrême propreté ou une saleté repoussante ; quand elle se rencontre, cette saleté doit être mise sur le compte de la misère : sept et jusqu’à huit personnes couchent quelquefois dans une seule chambre, ou, pour mieux dire, dans un réduit obscur, où l’on ne logerait point des animaux domestiques. Deux fois le choléra-morbus visita ces pauvres masures et y fit d’affreux ravages.

Dans ces ménages de pêcheurs, les querelles sont à peu près inconnues. Il est vrai de dire que la femme est le chef de la maison : elle doit cette domination domestique à la supériorité de ses connaissances et de ses lumières acquises. Plus civilisée, plus intelligente, peut-être moins morale, elle se montre en tout la maîtresse de son mari, qui obéit à ses conseils, on pourrait presque dire à ses ordres. Ces lions de la mer, qui affrontent avec une espèce d’insouciance les plus grands dangers sur leurs frêles bâtimens, se laissent conduire comme des agneaux par la main de leurs compagnes. Quoique les sentimens parlent généralement peu entre les couples, on surprend quelquefois des scènes d’amour conjugal qui intéressent. Je me souviens d’un jour où la mer n’était point irritée, mais chagrine : un groupe de femmes se tenaient sur les dunes et échangeaient des signaux avec les hommes d’une douzaine de bâtimens qui allaient partir. Du groupe, parmi lequel il y avait des enfans, se détacha une jeune femme qui tenait une orange dans sa main. Elle jeta quelques paroles que contrariait fort dans le moment le bruit du vent et des vagues ; pourtant la voix de l’amour fut plus forte que la voix de la mer, car de l’un des bâtimens appareillés s’élança un pêcheur qui marcha dans les eaux jusqu’à la ceinture, et vint recevoir des mains de la femme ce gage de tendresse naïve. Un moment après, les ancres se levaient, la petite flottille se dispersait sur la mer ; le groupe de femmes continua de demeurer sur la dune, échangeant un dernier adieu avec les hommes des bâtimens qui s’éloignaient ; puis elles rentrèrent en silence dans le village.

La pêche des côtes se divise en deux branches distinctes : 1o  la pêche du poisson frais ; 2o  la pêche du hareng qu’on fume, steur-haring[14]. C’est la pêche du poisson frais qui doit la première appeler notre attention. Scheveningen peut mettre en mer 112 flibots ordinaires et 8 petits. Un flibot ordinaire coûte de 5, 500 à 6, 000 florins : il est la propriété d’un armateur, qui lui-même se trouve souvent commandité par une main inconnue. Quand l’armateur veut équiper son bâtiment, il prend un patron, c’est-à-dire un ancien matelot plus capable et plus expérimenté que ses camarades ; ce patron cherche de son côté six hommes et un garçon. Tous les ans, les pêcheurs de Scheveningen ont à faire au bureau de police une déclaration qui consiste dans cette simple formule : « Je m’enrôle sur tel bâtiment et sous tel capitaine. » L’armateur donne chaque année aux hommes de son flibot pour la pêche du poisson frais un grand filet et demi, deux câbles et demi, et quelques cordages. Le reste du filet et du cordage est à la charge des pêcheurs. L’équipage doit aussi pourvoir à ses besoins de nourriture et de ravitaillement. Les frais de réparation du navire se partagent entre l’armateur et les matelots ; ce qui est au-dessus du klamp, c’est-à-dire la partie du bâtiment qui est hors de l’eau, incombe au compte de l’équipage ; la partie qui est dans l’eau regarde l’armateur. On donne de cette division de responsabilité un motif plus ou moins logique ; la moitié qui plonge s’use, l’autre moitié qui surnage se détériore souvent par négligence. Le voilage est supporté par l’armateur. Pour la pêche du poisson frais, les flibots ne font généralement que de courts voyages en haute mer. Les produits de cette pêche consistent surtout en soles, carrelets, plies, qu’on prend dans des filets de corde appelés tirasses, en hollandais sleepnetten, et qui s’ouvrent dans l’eau comme une fosse. One pêche a cessé sur cette côte, c’est la pêche à la ligne pour le cabillaud et le merlan. On jette ordinairement les filets pendant la nuit. Le poisson pris et rapporté dans les flibots est vendu à Scheveningen même. Le marché a lieu sur la grève : ces fruits de la mer, étendus sur le sable, sont achetés par des marchands du village. La vente se fait au moyen d’un papier qu’on donne pour se présenter chez l’armateur ; l’argent serait refusé ; c’est un mode d’échange trop lent sur la plage, qui offre alors une scène piquante et animée. Le poisson acheté par les marchands de Scheveningen, lesquels sont environ au nombre de cinquante, est conduit à La Haye dans de petites charrettes tirées par des chiens d’une mine assez farouche, mais aussi ardens à l’ouvrage et aussi fiers de leur office que les meilleurs coursiers. Le soir, les marchands, hommes ou femmes, occupent sur ces charrettes parmi les corbeilles la place que la vente du poisson a laissée libre, et regagnent ainsi leur demeure, traînés par leur humble attelage.

Un flibot qui se livre à la pêche du poisson frais depuis le 1er  février jusqu’à la mi-août rapporte de 2,000 à 2,500 florins. Le bénéfice est distribué de la manière suivante : l’armateur prend d’abord 10 pour 100 du revenu brut ; ce qui reste est partagé ensuite entre le patron, l’armateur et les matelots. Le patron reçoit un quart de plus que les autres ; l’armateur reçoit autant que les hommes de l’équipage. En outre, chaque fois que le flibot arrive de la pêche du poisson frais, les petites soles, les pitermans sont pour les pêcheurs, qui les transmettent à leurs femmes[15]. Cette répartition est loin de satisfaire les matelots : en général ils détestent l’armateur, et quand l’occasion se présente de le tromper, ils n’y manquent pas. Fins sous leur ignorance et un peu menteurs sous une apparence grossière (car il faut mettre les ombres au portrait), hostiles envers quiconque n’est point de leur village et de leur profession, ils pratiquent volontiers la maxime du fabuliste : « Notre ennemi, c’est notre maître. » La fraude la plus commune à laquelle ils se livrent est de vendre en mer du poisson frais et de ne point tenir compte à l’armateur de ce bénéfice éventuel. Leur excuse est dans les dangers qu’ils courent et dans leur extrême pauvreté. Ce sont, il faut le dire, d’intrépides matelots. La mer n’a pas de colères qui les effraient. Quelquefois ils vont sur les côtes de l’Angleterre en une seule journée. Dans les gros temps, on ferme toutes les ouvertures, et le vaisseau ballotté se maintient comme il peut sur les précipices de l’Océan[16]. On compte six ou huit flibots perdus en vingt-six années. Pendant les jours de tempête, les femmes courent sur la dune ; elles regardent en silence, le visage morne, le cœur glacé, cette masse d’eau furieuse qui tient leur frère, leur mari, et qui peut les engloutir[17]. Les armateurs sont assurés, du moins en partie, pour les risques de mer ; les pêcheurs ne le sont pas. Leur seul espoir est dans la bienfaisance publique. Il existe bien à Scheveningen un hospice pour les orphelins ; mais les ressources de cet hospice sont insuffisantes pour donner asile à toutes les infortunes que crée la mer. Il faut voir, le lendemain d’une catastrophe maritime, les pauvres habitans de Scheveningen pour avoir une idée des douleurs de la vie des côtes.

La pêche du poisson frais cède la place vers la fin de l’été à la pêche du steur-haring, qui commence à la mi-septembre et qui se termine vers le mois de décembre. Pour cette seconde pêche, le ravitaillement ainsi que tous les autres frais, soit de cordages, soit de filets, sont supportés par l’armateur, qui reçoit la totalité du butin. En retour, il donne à chaque matelot, pour chaque centaine de florins gagnés, 2 florins et 80 cents ; le capitaine ou patron touche une fois et demie la même somme. Chaque flibot est monté par huit hommes, qui, lorsqu’ils reviennent de la pêche du hareng, reçoivent en outre de l’armateur un pour-boire de 12 à 20 florins[18]. Les résultats matériels de cette pêche, pour ce qui regarde le seul village de Scheveningen, sont considérables. En 1853, les pêcheurs ont rapporté 18,194,600 harengs, qui ont donné « fie somme de 218,915 florins 45 cents. En 1854, quatre-vingt-dix flibots ont été absens durant trois mois ; cinq ont fait quatre voyages sur les côtes de l’Angleterre, vingt-huit ont fait trois voyages, cinquante-deux ont fait deux voyages, et sept autres un voyage. La pêche n’a point été si abondante qu’en 1853 : ces quatre-vingt-dix flibots ont rapporté néanmoins 11,729,000 harengs[19]. En présence de ces chiffres, on s’étonne de la misère des pêcheurs de la côte : cette misère, qui contraste avec les résultats économiques de leur travail, est cependant trop réelle. Sur cent pêcheurs, il y en a quatre-vingt-dix-huit qui sont pauvres. L’hiver, on leur distribue du pain et de la soupe ; autrement, nous disait un officier civil de l’endroit, ils mourraient de faim. On compte à Scheveningen 3,530 personnes qui reçoivent de la communauté calviniste des secours à domicile. Ce malaise navrant a des causes qu’il importe de signaler. D’abord le salaire des pêcheurs est faible ; ils gagnent au plus 4 ou 5 florins par semaine. Un tel résultat n’est point en rapport avec les fatigues du métier ; il fait une triste exception à la loi qui veut que les professions industrielles où il y a pour l’homme risque de la vie soient rétribuées en conséquence. La pêche est d’ailleurs soumise à des chômages. Au mois de décembre et de janvier, les pêcheurs ne veulent point jeter leurs filets dans la mer ; les tempêtes sont alors, disent-ils, plus fréquentes que dans les autres mois de l’année. Il est extrêmement désirable (et c’est peut-être le meilleur remède au paupérisme) que les populations de la côte ne se reposent point uniquement sur la pêche. Déjà quelques matelots de Scheveningen font des voyages d’hiver pour porter divers objets de consommation en France, en Belgique et à Londres[20] ; d’autres défrichent un peu dans les dunes. Cette culture des dunes constitue un des traits caractéristiques de la côte. Quand on a résolu de convertir une certaine étendue de sable en terre labourable, on y mène paître la première année des animaux domestiques, le plus souvent des moutons. Ce n’est encore qu’un pacage ; mais les années suivantes on y introduit la bêche et l’on égalise le sol. L’ennemi de cette culture naissante est le vent ; on lui oppose des digues et quelquefois des plantations d’arbustes ; le champ embryonnaire est fumé ensuite avec les engrais qu’on a sous la main, le plus souvent avec du poisson. Ceci fait, on y plante des pommes de terre, qui viennent bien, ou d’autres légumes. À voir ces champs conquis sur la dune sauvage, véritables chefs-d’œuvre de création humaine, on éprouve pour la patience et l’industrie de ces pauvres gens une admiration mêlée de tendresse.

Si de Scheveningen nous suivons la mer, nous rencontrerons à Katwijk, à Noorwijk, à Egmond, à Zandvoort, la même côte, la même race, la même misère. Au moment où nous visitâmes le Katwijk des pêcheurs (car il y a deux villages du même nom, situés l’un à côté de l’autre), le typhus y régnait[21]. Depuis treize aimées, la pêche du poisson frais à Katwijk est en décadence. À la vue de cette situation déplorable, quelques économistes se sont demandé si l’usage des filets de corde n’avait point appauvri les mers. Cette question se lie à une autre qui relève de l’histoire naturelle. La fécondité a été donnée aux animaux, surtout aux poissons, pour résister aux entreprises de l’homme ; mais dans quelles limites cette fécondité résiste-t-elle ? En d’autres termes, est-il possible de dépeupler les eaux ? La science n’hésite point à se déclarer pour l’affirmative. Le champ de la vie sous-marine est une source de richesses inépuisables tant que les forces de reproduction font équilibre aux moyens de destruction mécanique ; mais du jour où cet équilibre se trouve rompu, il y a lieu de craindre que dans un espace de temps donné les mers les plus peuplées ne se convertissent en solitudes. Notre siècle a vu naître un art ingénieux qui se propose d’ensemencer et de repeupler les eaux au moyen d’une graine animale soumise à la volonté de l’homme. On se demande seulement s’il ne vaudrait pas mieux prévenir par de sages mesures l’anéantissement des poissons que d’en être réduit un jour à revivifier les mers par des moyens artificiels. Le danger d’un appauvrissement des mers est-il à craindre ? Pour en juger, il suffit de jeter les yeux sur les filets de corde, ces sépulcres flottans dont la Douche s’ouvre pour dévorer les habitans des eaux, dont le plomb laboure et soulève le fond de la mer. Non-seulement tous les poissons que le filet rencontre sont emportés, mais aussi tout le frai qui se trouve dans le sol est détruit. On a proposé en conséquence d’interdire pendant la saison d’hiver l’usage de cette pêche[22]. Le principe sur lequel se fonderait une telle défense est inattaquable : les richesses du règne icthyologique constituent le capital des mers ; ce capital appartient au genre humain tout entier. Les générations présentes ne doivent point détruire le fond, elles peuvent seulement en toucher les revenus. L’état, qui doit veiller non-seulement sur les intérêts du présent, mais aussi sur ceux de l’avenir, est donc en droit de protéger les forces prolifiques de la mer contre des moyens d’exploitation dangereux ; seulement, comme des pêcheurs étrangers traînent ces mêmes filets sur les côtes de la Hollande, il faudrait obtenir une convention internationale qui, au nom même des intérêts de la pêche, défendit de ravager les eaux. La question vaut qu’on y réfléchisse. Les gouvernemens ont des congrès pour régler la paix ou la guerre : où serait le mal quand ils auraient des congrès économiques pour conserver et accroître les moyens alimentaires des peuples ?

Quoique souffrante, la pêche des côtes est pour la Hollande une ressource considérable. Sans protection aucune, gênée même par les règlemens, qui favorisaient jusqu’ici la grande pêche au détriment des autres pêches nationales, cette industrie a lutté contre les forces avares de la nature, et obtenu des résultats qui méritent d’appeler notre attention. En 1850, du 1er  février au 5 septembre, quarante-huit barques ont pris sur la côte de Katwijk pour 78,902 florins de poissons frais. En 1853, trente-six flibots ont rapporté 6,096,000 harengs. Outre les barques qui sortent des villages situés près de la Meuse, 218 bâtimens, montés par 1,744 hommes, jettent leurs filets dans la mer qui baigne les côtes de la Mord-Hollande et de la Sud-Hollande. Les frais annuels d’équipement pour chaque vaisseau se montent à 4,500 florins. Ce capital qui flotte sur les eaux a une valeur sans doute, mais le travail des hommes qui luttent jour et nuit contre toutes les forces de l’Océan représente une autre valeur non moins grande et non moins féconde.

La Mer du Nord n’est pas le seul champ labouré par les barques néerlandaises. Il existe une autre pêche plus obscure encore dans ses moyens d’action, presque dédaignée, mais dont le développement silencieux mérite d’appeler les regards de l’économiste : c’est celle qui s’exerce sur le Zuiderzée. Dans ce golfe, formé depuis les temps historiques par les invasions de la mer, nous allons rencontrer un nouveau théâtre de faits qui nous fournira de nouvelles armes contre le monopole en matière de pêche et des argumens décisifs en faveur de la liberté de cette industrie.


III.

Le Zuiderzée forme comme un bassin de la Mer du Nord. Ainsi que les années arrondissent le corsage d’une jeune fille, les siècles ont élargi l’échancrure par laquelle cette mer enfonce son sein dans les terres. La masse des eaux occupe aujourd’hui un espace de cinquante-quatre lieues carrées ; elle s’avance sur les provinces de Frise, d’Overyssel, de Gueldre, d’Utrecht et de Nord-Hollande. L’été, les bords du Zuiderzée sont ravissans. Une ceinture de villes et de villages, liés par des prairies, des jardins, des maisons de campagne, presse mollement les contours du golfe. Ces villes anciennes vivent plus ou moins de la navigation et de la pêche.

En partant d’Amsterdam, si nous suivons la gauche du bassin, on rencontre d’abord Monnikendam, qui doit son nom et peut-être son origine à un ancien monastère[23]. Un clocher d’église, une tour, des maisons de brique harmonieusement groupées, des mâts de bâtimens et des voiles de pêcheurs, tels sont les principaux traits de cette ville, qui sort du fond de l’eau, comme la nymphe antique, avec une couronne de verdure. À propos de nymphe, voici Edam, autre ville de la Nord-Hollande, à laquelle se rattache une légende locale. C’était après une forte tempête qui avait confondu le ciel et la mer ; les eaux, chassées par des vents furieux, avaient brisé les écluses, envahi les terres, lorsque les jeunes filles d’Edam, allant faire boire leurs vaches dans le lac de Purmer, avisèrent une femme aux membres nus et couverts d’une mousse verdâtre qui nageait à la surface de l’eau. D’abord la nouveauté du spectacle les effraya ; puis, un peu remises de leur émotion, elles tirèrent la fille de mer dans un filet et la conduisirent à Edam. Là on la débarrassa de la vase et de la mousse qui la couvraient : ornée d’habits plus conformes à la pudeur de son sexe, elle apprit à manger du pain et à filer ; mais une inclination naturelle l’entraînait toujours vers les eaux du lac. Elle parlait une langue inconnue, et ne comprenait rien au hollandais. Un grave chroniqueur, Snoyus, affirme tenir le fait de témoins oculaires ; il réfute l’opinion de ceux qui, par goût du merveilleux et du chimérique, ont prêté à cette fille une queue de poisson. Et maintenant, si vous doutez de l’histoire en elle-même, regardez à Edam ce vieux bas-relief conservé sur un des murs de la ville : vous y verrez le portrait authentique de cette nymphe marine dans l’état de nature. Les formes sont belles et font regretter, si les autres filles de mer lui ressemblent, que l’espèce n’en soit pas plus commune[24].

D’Edam à Hoorn, la côte s’arrondit et se comprime pour donner ensuite naissance à un promontoire sur la pointe duquel s’élève Enkhuisen. La ville de Hoorn tire son nom de la forme recourbée de son port, qui s’avance dans l’eau comme une corne de bœuf. Une telle configuration est elle-même un symbole des mœurs pastorales de la Nord-Hollande et des richesses naturelles qui s’y débitent. Hoorn est, avec Alkmaar, le plus grand marché de beurre et de fromage qui existe dans cette contrée. Entourée de riches pâturages, cette ville surgit à la fois d’un océan d’herbe et d’un océan d’eau. Une fois par année, la grande rue, couverte de six ou sept mille têtes de bétail, présente une scène curieuse et animée. Sur une des portes de la ville, nous avons admiré deux grands bœufs en pierre fièrement sculptés ; plus bas est une femme agenouillée qui trait sa vache. L’art hollandais est peut-être le seul qui ait célébré les travaux domestiques, au lieu de poétiser le meurtre. Au moment où je visitai la ville de Hoorn, les jeunes filles couraient les rues à la tombée de la nuit avec des lumières enveloppées dans des papiers de couleur. Cet usage, dont l’origine est inconnue, rappelle la fête des lanternes qui se célèbre chez les Chinois. Le divertissement dure au moins une semaine, et les habitans semblent y prendre un goût extrême. Cette vieille ville, aperçue à la lueur des feux qui se promènent çà et là, ne manque point de caractère. On aime ses maisons chancelantes et penchées comme un homme ivre, ses auvens de bois, ses canaux remplis d’eau salée, son hôtel de ville, gracieuse construction de 1615 et retouchée avec assez de goût. Une digue solide protège la ville contre les surprises de la mer, qui, malgré cette défense, est entrée au mois de janvier 1855 dans une des rues[25]. Son port est hanté par des bâtimens de commerce qui distribuent non-seulement aux Pays-Bas, mais à la Belgique, à la France et surtout à l’Angleterre, les richesses agricoles qui s’échappent de la ville comme d’une corne d’abondance. Deux cents pêcheurs environ, logés pour la plupart dans des cabanes, vivent à Hoorn des fruits de la mer. Nous sommes ici au milieu de ces filets qui ont porté si haut et si loin l’ancienne prospérité de la Hollande. L’histoire de la pêche se lie étroitement à l’histoire de la navigation et des découvertes maritimes. On ne sait point assez l’influence que cet art utile a exercé sur la connaissance du globe, en créant des marins habiles et intrépides, des chercheurs de terres nouvelles. Hoorn fut le berceau du navigateur Willem Schouten, qui, en 1616, doubla la pointe la plus méridionale de l’Amérique, à laquelle il donna le nom de sa ville natale. On devrait donc écrire cap Hoorn.

De Hoorn à Enkhuisen, nous traversons par terre une chaîne de villages bien autrement curieux que Broek, qui n’est après tout qu’un décor d’opéra-comique. De jolies maisons mi-partie de bois et mi-partie de brique, couvertes les unes de tuiles, les autres d’un manteau de chaume bizarrement découpé, s’alignent le long d’une route plantée d’arbres. Il est convenu qu’ici les portes ne sont pas faites pour entrer dans les maisons ni pour en sortir. Ces portes dorées, gauffrées, sculptées, peintes quelquefois de plusieurs couleurs, sont des ornemens, des hors-d’œuvre. On ne les ouvre qu’aux trois grandes solennités du foyer domestique, la naissance, le mariage, la mort. Le reste du temps, on pénètre dans les maisons par derrière. Quand elles sont simples, ces maisons de bois ne manquent point de charme ; mais trop souvent un goût maniéré les défigure en voulant les embellir. Ici la manie de la propreté s’attaque même à la nature. Les arbres qui bordent la route sont peints en blanc ; d’autres fois ils portent la couleur de la maison devant laquelle ils s’élèvent taillés en muraille. Ces arbres nous ont paru étonnés et un peu confus de leur toilette ; mais ce doit être une illusion de notre part : qu’est-ce qui dans ce monde se trouve ridicule ? On arrive par cette route à Enkhuisen[26]. C’était autrefois une cité florissante. Au XVIe siècle, elle envoyait à la grande pêche une flotte de cent quarante bâtimens protégés par vingt vaisseaux de guerre. On admirait son port, ses édifices, son chantier de construction navale, ses fabriques de sel. Aujourd’hui quelle solitude et quelle décadence ! Une des anciennes portes d’Enkhuisen se trouve à un quart d’heure de la ville : l’herbe a effacé les maisons. Des moutons d’une maigreur apocalyptique broutent cette ville déchue, qui ne sera bientôt plus qu’une ruine. Ses rues pleurent, viæ suæ lugent. Des murs qu’émiette le vent, de vieilles maisons aux écussons de pierre qui ne trouvent plus d’habitans ni de fortunes pour les remplir, des figures d’hommes et de femmes hâves, délabrées, sépulcrales, tout cela déroule un chapitre d’histoire qu’on pourrait intituler : Comment meurent les villes. C’est surtout à l’approche de la nuit que cette scène de désolation et de caducité me pénétra d’une tristesse indéfinissable. La mer était noire sous un ciel sans lune. De moment en moment, le glaive de l’éclair fouettait le sein du golfe ensanglanté. Ce spectre de ville penché sur les eaux était lugubre à voir. Cela nous rappela une ancienne légende du Nord : une jeune fille éprise de sa beauté, morte la veille de ses noces en punition de son orgueil et de sa coquetterie, avait obtenu de revenir toutes les nuits d’orage pour se mirer entre deux éclairs dans la mer !

Nous négligerons les autres villes du Zuiderzée, Medemblik, Harlingen, Workurn et Kampen, qui ne présentent plus, du moins au point de vue de la pêche, qu’un intérêt secondaire, et nous visiterons les habitans des îles, qui ont pour unique industrie de jeter leurs filets dans le golfe. En face de Monnikendam s’élève la petite île de Marken[27]. Une barque surmontée d’une voile y conduit en moins d’une heure par un bon vent ; mais cette heure met des siècles entre les habitans de l’île et ceux du continent. L’entrée du port est étroite : on n’a pas osé l’agrandir dans la crainte que la pression des eaux ne causât des désastres par un vent nord-ouest. Construit en 1834 et amélioré en 1853, ce port est d’ailleurs excellent ; des bâtimens de pêche serrés les uns contre les autres y dressent fièrement leurs mâts. À terre, vous vous trouvez sur un sol plat et uni, de niveau avec la mer, et que protège une digue de circonvallation. À la surface de cette plaine s’élèvent des tertres construits de main d’homme, sur lesquels se sont établis des groupes de maisons décorés du titre de bourgades. Le voyageur peut ainsi juger par ses yeux le procédé de construction employé par les premiers habitans de la Hollande pour défendre leurs demeures contre les eaux. Ces bourgades, au nombre de huit ou dix, et dont une ne se compose que de six maisonnettes, ont toutes des noms, et même d’assez jolis noms, la Tour-de-Feu, le Bourg-des-Roses, etc. Les maisons sont construites en bois, les unes peintes, les autres goudronnées, couvertes de tuiles ou de chaume. La plupart des bourgades se ressemblent : il y en a pourtant une qui se distingue entre toutes par le luxe de ses constructions, et qu’on appelle ici la capitale de Marken : c’est la Bourgade-de-l’Église. La maison du pasteur (la pastorie) y est bâtie en pierre. Un cadran solaire en bois, un jardin fruitier composé de quatre grands arbres (les seuls à peu près qui existent dans l’île), des volets qui préservent de la pluie et des vents de mer, en voilà assez pour que les habitans considèrent cette demeure comme un ornement dont ils ont lieu d’être fiers. Près de la maison du pasteur s’élève l’église ; à côté de l’église, l’école, et non loin de l’école, la maison de ville. L’église est un bâtiment neuf, reconstruit en 1846 avec une toiture de zinc ; les eaux ont pénétré déjà dans l’intérieur, qui exige de grandes réparations. Les habitans de Marken, au nombre de 950, professent tous la religion réformée. À la voûte de l’église sont suspendus deux modèles d’anciens bateaux de pêche dont on se servait autrefois dans l’île. Ces monumens historiques de la navigation se trouvent bien placés dans un temple chrétien, au milieu des souvenirs d’une religion qui a commencé au bord de la mer, sur une barque de pêcheurs. L’école reçoit deux cents enfans des deux sexes, qui apprennent les élémens de l’histoire nationale, de la géographie et de l’arithmétique. L’instituteur est né dans l’île, il honore ses humbles fonctions par la bienveillance avec laquelle il sert de cicérone aux étrangers. Dans la principale rue de la capitale de Marken, on nous montra la maison du bourgmestre, qui ne se distingue d’ailleurs des autres maisons de bois que par un air d’aisance et de propreté. Autrefois la Bourgade-de-l’Église n’était point pavée : c’était Paris avant Philippe-Auguste. On jetait çà et là quelques planches durant l’hiver sur le sol bas et marécageux. Aujourd’hui l’état des voies s’est amélioré. Les habitans, depuis un temps immémorial, pratiquent d’une maison à l’autre un passage sur de petites chaussées. Cette organisation des chemins, ces tertres, ces petites maisons uniformes, tout cela donne aux bourgades de Marken l’air d’une cité de castors, ces premiers habitans de la Hollande, selon d’anciennes traditions d’histoire universelle, et qui ont aujourd’hui disparu devant les établissemens de l’homme.

L’intérieur des maisons mérite qu’on s’y arrête. Le plus souvent la même chambre sert tout à la fois de chambre à coucher, de cuisine et de magasin pour les outils de la pêche. Quelques maisons ont pourtant une seconde pièce séparée, — le salon, comme on dit ici, — dans laquelle on garde les meubles et les vêtemens ; mais c’est un luxe presque aristocratique. Les chambres, de plain-pied avec le sol, n’ont point de plafond ; elles communiquent par en haut avec le grenier, sur lequel s’élève à angle droit la toiture de tuile ou de chaume. Les maisons manquent également pour la plupart de cheminée. Devant la fenêtre principale s’élève une grande plaque entourée d’une rangée de briques ou de pierres. Contre cette plaque se trouve souciée dans le sol une pièce de fer contre laquelle on fait le feu. Une ouverture pratiquée dans le toit laisse passer la fumée, qui, avant de sortir, se répand dans le grenier, où elle sèche les filets. On ne cite qu’une trentaine de maisons qui aient une cheminée. Plusieurs fois dans l’année on nettoie l’intérieur, et on le couvre d’une craie blanche. Une table entourée de chaises très basses, un vieux bahut chargé de faïences et de jolies porcelaines de Chine, une horloge à pied, des seaux pour le lait dont les cercles de cuivre brillent comme de l’or, tout cela forme dans les habitations de l’île une alliance de faits qu’on trouve rarement chez les autres races, la propreté dans la pauvreté. Ce goût des chinoiseries, des vieux cristaux, des rideaux et des couvertures de lit à fleurs est un trait délicat du caractère batave ; l’art s’assied à côté de la misère près du foyer domestique, qu’il éclaire d’un rayon consolant. Il y a d’ailleurs tant de paix dans ces intérieurs modestes, tant d’ignorance des besoins que développe la civilisation, tant d’insouciance des richesses et du luxe, qu’on aimerait à y vivre, si l’on pouvait oublier son siècle. La misère n’est point, comme le croyaient certains utopistes nourris à l’école de Jean-Jacques Rousseau, une conséquence de la société : c’est au contraire une annexe de l’état barbare, un fait primitif contre lequel l’état social est appelé à réagir incessamment. Les insulaires de Marken sont restés, par suite de leur isolement, à l’origine des choses ; mais comme dans l’île tout le monde est pauvre ou peu s’en faut, on ne s’aperçoit guère de la pauvreté. Chemin faisant, on nous montra la maison d’un riche capitaliste qui mettait ses fonds dans le commerce : cette maison était tout simplement une cabane. Lorsque nous visitâmes l’île de Marken, les femmes étaient occupées à faire leurs foins. Les hommes ne se mêlent point de cette besogne : ils se contentent de diriger leurs flibots sur la mer et de manier leurs filets. La récolte était conduite par des barques sur de petits canaux qui se relient à un canal central appelé grand canal de l’île. De temps en temps, on franchissait des ponts ou ce qu’on appelle ainsi, c’est-à-dire des planches qu’on tourne et sur lesquelles les habitans marchent pour traverser des ruisseaux immobiles. Les foins, réunis près du port, étaient chargés dans une espèce d’embarcation qu’on nomme petit bateau de Marken, Marker-binnenscluitjes, et dont le modèle n’existe point ailleurs. Le sol de l’île est une argile très féconde : il produit, outre le foin, des joncs qui croissent en grande quantité et qu’on exporte. Ces diverses récoltes donnent par an 10,000 florins. Les pâturages proprement dits servent à la nourriture des bestiaux. Il existe à Marken cinq paysans ; les Hollandais donnent le nom de paysan (boer) moins à l’homme qui façonne la terre qu’à celui qui élève des troupeaux. On compte dans l’île 22 vaches et environ 300 moutons ; nous n’y avons pas vu de chevaux. La plupart des eaux de puits étant saumâtres, les habitans n’ont pour abreuver les bêtes à cornes-que l’eau pluviale, celle qu’ils boivent eux-mêmes. On a calculé que sur ces mêmes terres on pourrait nourrir 3,000 moutons, ce qui produirait pour les pauvres insulaires un bénéfice considérable ; mais la crainte des inondations a empêché jusqu’ici le développement de cette industrie[28].

Les habitans de l’île de Marken en sont encore au premier âge en fait de science économique. Chez eux, la division du travail n’existe pas. Tous font la même chose ou peu s’en faut ; ils vivent de la pêche[29]. Quant au commerce, il est à peu près nul : pommes de terre, légumes, objets manufacturés, tourbe, tout est apporté chaque semaine de Monnikendam, de Hoorn on d’Amsterdam. Il n’y a dans l’île que deux boulangers, de sorte qu’on reçoit également par eau une grande quantité de pain. Hommes, adolescens, vieillards sont presque continuellement sur la mer. Autrefois ils prenaient une part considérable à la grande pêche, mais ils y ont à peu près renoncé. En revanche, le nombre des pêcheurs de plies s’est beaucoup augmenté : à la fin du dernier siècle, il n’y avait que 18 bâtimens destinés à la pêche des plies, on en compte aujourd’hui 90[30]. Le foyer domestique, la maison intérieure, appartient à la femme ; le flibot, la maison extérieure, appartient à l’homme. Il met à soigner cette demeure flottante la même coquetterie, le même zèle que la ménagère apporte à nettoyer sa cabane. Le dimanche et les jours de fête, les bâtimens de pêche rangés dans le port semblent plutôt une flotte d’agrément, disposée pour le plaisir des yeux, qu’une flotte de travail et d’utilité. Il existe encore dans l’île quelques autres industries, mais toujours vivant de la mer. On nous a montré une fabrique de voiles ; nous avons également visité deux ateliers de charpenterie, qui servent à construire les maisons de bois, celles qui restent à terre comme celles qui vont sur l’eau. Dans un de ces ateliers, deux enfans d’une douzaine d’années s’amusaient à façonner un petit modèle de bâtiment. Ici les jeunes garçons jouent avec des flibots, comme ailleurs les petites filles avec des poupées.

Les insulaires de Marken ont adopté un costume uniforme. Les hommes portent une veste ou camisole de drap, une cravate à glands nouée négligemment, mais non sans grâce, des boutons d’or à la chemise, une culotte flottante à larges plis, des bas de laine noire et des sabots. Cet habillement, d’un style oriental, d’une forme libre et pittoresque, ressemble, au turban près, à celui des anciens mamelucks. Les femmes ont sur la poitrine une espèce de cuirasse en laine bariolée par devant de dessins et de fleurs, noire ou rouge par derrière, des manches longues et étroites, également en laine ou en percale rayée, une jupe bleu-foncé ci un tablier blanc. Leur bonnet se rapproche pour la forme de la mitre des anciens évêques ; des deux côtés de la tête coule une touffe de cheveux blonds, non frisés, qui rappellent par l’éclat de la couleur J’épithète donnée aux anciens Bataves, auricomi Batavi<ref> Les femmes romaines se montraient, dit-on, fort jalouses de cette chevelure, qu’elles se procuraient dans le commerce, ou dont elles imitaient la couleur par des moyens artificiels. <<ref>. Ce costume est commun à tous et à toutes : il consacre par un trait visible l’égalité des conditions sociales. On ne connaît point à Marken de distinction de rang ni d’état. La mode est un mot qui ne correspond à rien : la coutume règle les changemens, très légers du reste, que doit subir la toilette. Le costume ordinaire est remplacé les jours de fête, de foire, de noces, de fiançailles, par un autre vêtement plus orné. Chacune de ces solennités a un vêtement spécial. À Marken, on rencontre d’ailleurs très peu de jolies filles, tandis que beaucoup d’adolescens ont une figure intéressante. Ce contraste se remarque dans toutes les races qui ont conservé plus ou moins intact l’état de nature : c’est surtout la civilisation qui a créé la beauté de la femme.

Le caractère est particulier comme le costume. Les hommes et les femmes se marient entre vingt-quatre et vingt-huit ans. On se préoccupe d’accorder les inclinations et les âges, non les fortunes. Ce que dit Tacite en parlant des mœurs des anciens Bataves est ici de l’histoire vivante ; on ne connaît point d’adultères, nulla adulteria. « La femme n’épouse point son mari, mais le mariage. » Les séparations sont très rares ; de mémoire d’homme, on n’en cite qu’une seule. La naissance d’un enfant naturel est un événement qui ne se produit pas une seule fois en vingt années. Il arrive, comme chez les pêcheurs de la côte, qu’une fille donne avant le mariage des signes de grossesse ; mais du moment qu’elle est, comme on dit en Hollande, dans un état béni, le mariage s’ensuit toujours. Quiconque agirait autrement, nous racontait un vieillard de l’île, n’oserait plus regarder la mer. En effet, la mer est la conscience visible du pêcheur ; il tient à se montrer devant elle honnête et pur. La vie de famille est exemplaire. Le mari étant absent une grande partie de l’année, soit qu’il voyage dans la Mer du Nord pour la pêche du hareng, soit qu’il s’occupe dans le Zuiderzée à la pêche des anchois, c’est à la femme que revient l’éducation des enfans. Cette charge, qui constitue le premier de ses devoirs domestiques, est remplie avec une scrupuleuse vigilance. On aura une idée de l’étendue de ses fonctions et de la gravité de son fardeau moral, quand on saura que sous ces cabanes couvertes de chaume il y a souvent de neuf à douze enfans. Les femmes font en outre tous les habillemens, même ceux des hommes ; elles s’occupent de la culture des terres, elles filent le chanvre nécessaire pour les agrès, elles blanchissent le linge. Dans ces soins pénibles et compliqués, les ménagères ne sont assistées d’aucune servante ; elles font tout par leurs mains. Les mœurs des hommes se distinguent par une grande sobriété. les habitans de l’île doivent à ces habitudes sévères un état de prospérité relative, si on les compare aux pécheurs des autres localités. Bien qu’ils aient à lutter contre mille causes de paupérisme, telles que les étés mauvais, les hivers précoces, ils ne descendent point à implorer l’assistance publique. Cette tempérance est en outre une raison de longévité ; on rencontre dans l’île beaucoup de vieillards. À la vue de ces figures calmes comme la mer par un beau soir d’été, on se prend à aimer cette médiocrité honorable, ces pauvres gens riches des biens qu’ils ignorent, cette famille de pêcheurs dont les liens se resserrent par la conformité des travaux, des inclinations et des dangers.

Les femmes ne quittent presque point leur île ; les hommes, au contraire, respirent le souffle et la vie de la mer. Les pêcheurs de plies montent chaque dimanche vers minuit dans leur bâtiment ; ils passent la semaine sur le golfe, et ne rentrent chez eux que le samedi. Le seul jour qu’ils passent à terre est employé à réparer les filets, les voiles et les cordages. De graves dangers menacent ces voyageurs infatigables. La lame du Zuiderzée est plus courte et moins tumultueuse que celle de l’Océan, mais elle est perfide. Leur sang-froid au milieu des dangers et des tempêtes égale leur humanité. Toujours prêts à porter du secours aux vaisseaux qui sont en péril, ils ont donné mille preuves de courage et de présence d’esprit. Nous avons suivi les pêcheurs du Zuiderzée dans une de leurs excursions nocturnes. Le bâtiment sur lequel nous faisions voile était monté par trois hommes. Sur le devant était une petite chambre avec un parquet peint en bleu et luisant, une cheminée en bois, un lit, une armoire et des sièges, le tout bariolé de couleurs vives. Cette chambre prenait jour sur le toit par quatre ou cinq ouvertures carrées, fermées de couvercles de bois qu’on leva, et à travers lesquelles nous vîmes luire les étoiles. Dans la partie découverte étaient les filets, les perches, les crochets, une ou deux ancres à plusieurs dents et de gros sabots peints en vert. Un des trois hommes tenait le gouvernail et observait la voile, les deux autres promenaient les filets dans la mer. La pêche fut assez bonne. Le poisson pris était jeté au milieu de la barque, dans un réservoir plein d’eau salée. Nous regagnâmes la terre avant le jour. On abaissa la voile, on mit en ordre les instrumens de pêche, et le mât fut coiffé d’un grand filet à mailles brunes dans lequel la lune vint se prendre comme un oiseau.

Les mœurs des habitans de Marken sont communes aux insulaires d’Urk et de Schokland, avec de très légères nuances qu’il serait superflu d’indiquer. Ces deux dernières îles s’élèvent à fleur d’eau comme un rêve de l’Océan. La tradition veut qu’elles aient formé autrefois une île unique : entre Schokland et Urk, il est un point de la mer qui est généralement connu sous le nom de cimetière ; à la surface de l’eau s’élèvent quelques débris de murs. Les pêcheurs ont plus d’une fois déchiré leurs filets dans ces parages. Les habitans de Schokland[31] s’attendent à ce que d’un jour à l’autre ce qui reste de l’ancienne île disparaîtra sous la mer. Les prodigieux ouvrages de brique, de joncs, de pilotis, de roche, par lesquels on cherche à soutenir une terre ruinée, ne font, disent-ils, que reculer cette date fatale. Quand on considère l’état des lieux, on reconnaît que cette crainte n’est point tout à fait chimérique. À la surface de ce sol, que la mer ébranle, les maisons tremblent ; par les gros temps, l’intérieur des maisons s’agite, et les meubles chancellent. En 1825, on crut que les sinistres pressentimens des habitans de l’île allaient être justifiés par une catastrophe définitive. Les eaux montèrent à 10 pieds et 1/2 au-dessus du sol ; la grande digue fut détruite sur une étendue de plus de 200 mètres ; d’énormes pilotis de chêne furent enlevés comme des roseaux ; 26 maisons disparurent ; des hommes, des femmes, des enfans périrent. De cinquante et une vaches qu’on comptait dans l’île en 1824, on n’en voit plus aujourd’hui que cinq. Dans les nuits sombres et par les gros coups de vent, les pauvres bêtes se noient. Les insulaires de Schokland ressemblent aux hommes de l’Atlantide ; ils sentent venir les derniers jours du monde, car après tout cette île ingrate est leur univers : ils ne voient rien au-delà. On se demande, à la vue des dépenses faites pour éloigner une fatale destinée, s’il ne vaudrait pas mieux abandonner aux flots un lambeau de terre marécageux, incertain, littus dubium ; mais les habitans de l’île vous répondraient volontiers : Guenille, si tu veux ; ma guenille m’est chère. Un trait de caractère commun à tous ces insulaires, surtout aux femmes, c’est un attachement profond pour le lieu de leur naissance. Leur cœur tient à ce mélange de terre et d’eau par la racine des habitudes, des goûts et des affections naturelles. L’été, quand le soleil réchauffe les flots et invite l’herbe à croître, on comprend encore ce sentiment ; mais l’hiver, quand les ténèbres enveloppent Schokland, quand les vents ébranlent la digue, mordue par la mer ; quand le phare tremble comme une lumière aux mains d’une jeune fille, quand les marées montent et accourent semblables à un troupeau de phoques, quand les ombres des anciennes villes englouties au fond du golfe errent dans la tempête avec des gémissemens, oh ! alors il faut une grande illusion pour tenir à ce triste séjour. Un doux aveuglement du cœur caractérise l’amour du pays, comme d’ailleurs tous les autres amours.

Au point de vue économique, la situation des pêches du Zuiderzée, prise dans l’ensemble, offre un intérêt sérieux. Dans ces trois îles, Marken, Urk et Schokland, malgré des causes locales de malaise et de dépérissement, la population augmente de siècle en siècle ; elle se développe même relativement plus vite que dans le reste du pays. Ce fait seul témoigne que la mer est un champ de production fertile, car c’est une loi que les populations s’accroissent en proportion des moyens d’existence. Autrefois l’esturgeon et le saumon faisaient la plus grande richesse du Zuiderzée ; ils ont aujourd’hui tout à fait disparu de ces eaux : nouvelle preuve que le poisson ne résiste pas toujours par la fécondité aux attaques de l’homme, et que pêcher en toute saison dans certains parages, c’est dévorer pour ainsi dire en herbe les biens de la mer. En revanche, d’autres pêches, plus obscures, ont pris dans ces dernières années un développement considérable. — Celle de l’anguille, par exemple, donne un résultat de 40,000 florins par année. Ces eaux sont peuplées d’ailleurs de harengs et d’anchois. La pêche du hareng commence en octobre et dure jusqu’à la fin de mars ; celle de l’anchois se continue de mai à juillet, au moyen de filets-coniques. Ce petit poisson, qu’on sale et qu’on entasse dans des magasins à Monnikendam, à Huizen et ailleurs, est un article de commerce qui ne manque point d’importance. On estime la pêche entière de 1853 à 20,000 ancres (l’ancre contient 4,000 anchois), qui représentent une valeur de 260,000 florins. Le hareng du Zuiderzée est moins estimé que celui des côtes ; mais il a le mérite de servir d’aliment à la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Il y a surtout dans le Zuiderzée un hareng d’arrière-saison, connu sous le nom de panharing[32], dont les Hollandais font peu de cas, qu’on traîne sur des brouettes dans les faubourgs des grandes villes, et dont on s’est servi longtemps pour fumer les terres. Servir à la nourriture de l’homme passe encore ; mais faire du fumier ! Le panharing s’en est vengé en s’éloignant peu à peu des parages où l’on rendait si peu de justice à ses bonnes qualités. Le hareng frais du Zuiderzée ne mérite nullement le mépris dans lequel l’a relégué un vieux préjugé national. Il y a peu d’années, des bâtimens de pêcheurs français entrèrent dans les ports de la Hollande et achetèrent en fraude ce poisson, qu’on vendait à vil prix. Une telle industrie eut du succès, le nombre des bâtimens s’éleva bien vite à 319 ; mais le gouvernement français prit des mesures pour Déprimer ce commerce équivoque, qui s’éteignit. Le dédain que les Néerlandais témoignent pour le hareng frais du Zuiderzée tient à l’estime qu’ils professent pour le hareng de la grande pêche, estime justifiée sans doute, mais beaucoup trop exclusive, et qui a contribué jusqu’ici à déprécier une branche fructueuse de l’industrie nationale. Il ne faut point oublier que le poisson est trop souvent la viande du pauvre. Aussi, en dépit de l’interdiction lancée par les hautes classes, le hareng du Zuiderzée, longtemps victime des préférences accordées à son frère aîné, tend à reprendre le rang qui lui appartient sur l’échelle des produits maritimes. On connaît l’histoire d’Esaü et de Jacob. La pêche du hareng frais, longtemps mis hors la loi et privé en quelque sorte du droit de cité, est en progrès, tandis que la grande pêche demeure stationnaire, si même elle ne rétrograde point. À Monnikendam seulement, la valeur du hareng frais vendu à l’enchère en 1850 s’est élevée à 225,000 francs. Cette pêche se fait au moyen de bâtimens qu’on nomme botters, et qui sortent de divers points du Zuiderzée. L’équipage de chacun de ces bâtimens est ordinairement de trois hommes.

Le Zuiderzée présente, comme on voit, un grand théâtre de faits économiques. Un millier de bâtimens qui se livrent à la pêche du poisson frais se promènent nuit et jour sur cette mer intérieure, montés par 4,000 pêcheurs hollandais. Ce spectacle suffit pour motiver nos conclusions. Quand on parle des pêcheries néerlandaises, il ne faut point isoler, comme on l’a fait trop souvent, la grande pêche des autres branches d’une même industrie. Toutes ces branches ont des droits égaux à l’intérêt de l’observateur ; elles se soutiennent d’ailleurs les unes par les autres ; dans les années où celle-ci s’abaisse, celle-là se relève, et empêche ainsi la fortune publique de fléchir. La liberté aura pour effet de placer les trois pèches auxquelles la Hollande doit une partie de sa richesse sur un pied de considération égale. Si même il nous fallait opter entre elles dans un temps où l’on n’a découvert d’autre solution au problème posé par les sociétés modernes que de réduire la misère en multipliant les sources de produits, nous ne déguiserions point notre préférence pour la branche d’industrie qui occupe le plus grand nombre de pêcheurs, qui représente en nature un revenu plus considérable, qui contribue plus directement à la nourriture des classes ouvrières, et qui n’a jamais eu besoin d’être soutenue par l’état.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez les livraisons du 1er  juillet et du 15 août dernier.
  2. Quelques audacieux marins hollandais attachaient, dans les anciens temps, un balai au haut du mût de leur navire, pour défier les corsaires des autres pays.
  3. Le hareng, considéré comme animal utile, a déjà été le sujet d’une étude pleine d’intérêt dans la Revue. Voyez la livraison du 1er  janvier 1849.
  4. Les armemens pour la pêche du hareng ne sont point limités au port de Vlaardingen. De Maasluis, de Zwartewaal, de Delfshaven, d’Enkhuisen, d’Amsterdam, de Ripp, de Middelhornis, de Wormerveer, partent des buizen ; mais en 1853, sur 93 navires dont se composait la flottille pour la grande pêche, 60 appartenaient à la ville de Vlaardingen. On peut donc considérer cette dernière place comme le centre de la fabrication du hareng caqué.
  5. Dans des temps plus reculés, des familles royales et princières s’allièrent pour s’assurer le droit de pêche. Édouard Ier, roi d’Angleterre, avait donné sa fille Elisabeth à Jean Ier, vingtième comte de Hollande. Il résulta de ce mariage des lettres patentes qui autorisaient les pêcheurs hollandais, zélandais et frisons à jeter leurs filets près de Jernemuth, dans la mer de sa majesté britannique, in mari nostro. Il est probable que ce droit de pêche était le présent de noces apporté par la fille du roi d’Angleterre au comte de Hollande.
  6. Chaque filet neuf était visité par un compteur juré, et marqué d’un plomb portant les armes de la ville. Un collège des pêches présidait à L’exécution des lois et des règlemens. Toute cette organisation subsiste encore de fait, mais on peut dire qu’elle est détruite en principe depuis ces dernières années, car, en réduisant la prime et en annonçant l’intention de la supprimer, le gouvernement des Pays-Bas s’est engagé à détruire lui-même ce réseau de formalités qui en était la conséquence.
  7. Parmi les causes de la décadence de la grande pêche, il faut compter les guerres de l’empire : alors que les mers étaient fermées, la Hollande dut se résigner à voir tomber entre les mains des Anglais le plus beau fleuron de sa couronne économique.
  8. Nous avons vu un tableau dans lequel l’artiste, témoin oculaire de cette scène intéressante, a représenté la manière dont les bâtimens pêcheurs se comportent en mer. Il est difficile d’imaginer rien de plus poétique ni de plus imposant. Au milieu de ces abîmes d’eau peuplés par une force occulte, cresoite et multiplicamini, il semble que la faible créature humaine atteigne à la grandeur de la nature.
  9. Les jours suivans, cinq navires connus sous le nom de chasseurs, et qui portent un pavillon bleu piqueté de blanc, ramassent successivement en mer le produit de la lie. Aussitôt que le premier chasseur a réuni cent vingt tonnes, il part pour la Hollande ; le deuxième revient avec cent soixante-dix, et ainsi de suite jusqu’au dernier. Quand les cinq chasseurs ont fini leur service, la primeur du hareng caqué est à peu près déflorée.
  10. Dans les premiers jours qui suivent la pêche, le prix du hareng en gros est de 1,400 francs la tonne. Chaque tonne contient à peu près sept cents harengs. À mesure qu’on avance dans la saison, le prix des tonnes diminue, et la taille du poisson s’amoindrit. La tonne renferme alors huit ou neuf cents harengs. Un surveillant ouvre et examine les tonneaux qu’on débarque sur le port de Vlaardingen, pour s’assurer qu’ils sont pleins et que la marchandise est de bonne qualité.
  11. Les résultats obtenus en 1850 précisent bien l’état de la pêche dans les deux pays. L’Angleterre a recueilli 507,024 lasts de hareng caqué ; la Hollande, 2,515. Le last représente quatorze tonneaux.
  12. En 1853, trente-cinq bâtimens ont fait cent douze voyages et rapporté 8,078 tonnes. En 1852, trente-huit doggers avaient récolté de la même pêche, en cent quarante-quatre voyages, 11,939 tonnes, soit 16,324 pièces.
  13. En même temps que les armateurs de Vlaardingen ont perdu un privilège, ils en ont d’ailleurs conquis un autre. Depuis ces deux dernières années, ils n’ont plus exclusivement le droit de préparer le hareng de saumure ; mais en revanche ils peuvent faire du hareng fumé. Grâce à ses robustes buizen qui sont capables de tenir la haute mer durant trois et quatre mois de l’année, Vlaardingen fumera désormais des harengs qui, à cause du volume, seront plus recherchés que les autres sur le marché de la Belgique.
  14. Ce mot steur-haring vient du mot anglais store, comme si l’on disait hareng de provision.
  15. Les matelots d’un flibot dont on a bien voulu nous montrer les comptes ont reçu l’année dernière 158 florins et 2 cents. Ils ont eu pour cadeau (zood-visch) 33 florins 17 cents 1/2.
  16. La côte de Scheveningen est d’un abord difficile. Les bâtimens sont construits en conséquence : ce sont des vaisseaux plats qui échouent sur le sable. Il est question, depuis quelques années, de bâtir un port qui donnerait une importance nouvelle à Scheveningen et à la ville de La Haye. Ce projet utile, mais qui entraînerait des dépenses considérables, est ajourné comme tant d’autres à des temps meilleurs.
  17. Il y a quelques mois, Scheveningen eut un naufrage à déplorer. Un bâtiment de pêche, parti depuis une semaine, n’était pas revenu ; les pressentimens les plus sombres attristaient les visages. Bientôt la nouvelle arriva d’Angleterre qu’un pêcheur anglais avait pris, remorqué et conduit à Lowstoff la carcasse de la jonque Cornelia, dans laquelle se trouvaient les cadavres de quatre marins hollandais. On ne disait rien de trois autres hommes, qui, selon toute vraisemblance, avaient été renversés par-dessus le bord. Presque tous les pécheurs avaient une femme, une famille ; l’un d’eux laissa neuf orphelins.
  18. Pour la pêche du hareng, chaque matelot reçoit en tout de 80 à 100 florins.
  19. La préparation diffère de celle qu’on pratique à Vlaardingen et à Maasluis. On n’entasse pas ces harengs-là comme ceux de la grande pêche dans des tonneaux, mais on les amasse à fond de cale, et l’on y jette du sel (steur), se réservant de les saurer plus tard. Le principal débouché du steur-haring est dans la Belgique, où il prend alors le nom de diepwatersche bokking (hareng d’eau profonde et qui a été fumé). Les pêcheurs de Scheveningen peuvent maintenant caquer le hareng, mais ils usent très peu jusqu’ici de cette liberté.
  20. Il existe pour les jeunes filles une maison de couture, fondée par la reine-mère de Hollande ; on y fait des chemises et d’autres ouvrages pour les pauvres de la commune. Cet établissement ne fonctionne que pendant l’hiver.
  21. Sur la côte de Katwijk est une triple rangée d’écluses monumentales qui protègent l’embouchure artificielle du Rhin. Sur le pilier central qui sert de clé de voûte à la première écluse on lit cette inscription, en langue hollandaise : « Réunion du Rhin à la Mer du Nord commencée le 7 août 1804 et achevée le 21 octobre 1807. »
  22. Les mers ont besoin de se reposer au moins pendant quelques mois de l’année. Dans la discussion soulevée en Hollande sur cette matière, on a plus d’une fois invoqué comme une autorité l’opinion émise dans la Revue par M. de Quatrefages.
  23. Monnikendam, barrage sur la rivière des moines.
  24. On a cherché si ces légendes avaient quelque fond historique : plusieurs se sont demandé si cette fille de la mer n’était point une femme d’Islande ou de Norvège jetée sur les côtes du Zuiderzée par une tempête ; d’autres Hollandais ont cru que leurs naïfs ancêtres avaient pris un phoque pour une créature humaine : il est plus probable que l’imagination seule a fait les frais de ces fables merveilleuses, qu’on trouve répandues fort loin sur les côtes de la Mer du Nord.
  25. Ce jour-là, tous les habitans étaient sur pied : une milice bourgeoise, dont les fonctions consistent à repousser les eaux, lit vaillamment son devoir. Un des moyens les plus simples et les plus ingénieux dont on se sert pour opposer un obstacle à l’ennemi, quand la mer a troué une digue, c’est d’étendre des toiles dans l’eau sur la blessure ; la mer, qui ronge la pierre, ne peut mordre cette surface lisse, et se retire humiliée.
  26. D’anciens géographes rapportent au hareng l’origine et le nom de cette ville : Enchusa, quasi harenchusa, priore syllaba truncata.
  27. L’origine du nom de Marken ou Marsch a beaucoup exercé les antiquaires. Quelques-uns veulent que la population de cette île tire son origine des Marsaces, Marmtii, dont il est fait mention dans Pline et dans Tacite. Ces Marsaces occupaient autrefois un coin de terre dans le lac Flévo. L’île de Marken fut séparée du continent à la fin du XIIIe siècle. Anciennement elle formait une des propriétés d’un cloître de la Frise. C’était alors une contrée délicieuse, et on y voyait de magnifiques jardins, entretenus par Les moines. D’abord la séparation de Marken et du continent n’avait qu’une largeur de quelques pieds ; on passait d’un bord à l’autre au moyen d’un pont de bois : peu à peu la déchirure s’augmenta ; des campagnes très fertiles furent minées par les eaux, et les paysans se trouvèrent transformés en pêcheurs. L’état actuel de l’île est très peu connu des Hollandais eux-mêmes. À Marken, l’arrivée d’un étranger est un événement : on le regarde avec surprise comme un être tombé de la lune, mais sans malveillance.
  28. Les inondations sont moins fréquentes depuis cinquante ans que dans le dernier siècle, où la digue était moins haute. On se demande alors pourquoi on ne relèverait pas davantage encore, afin de préserver entièrement l’île ; mais les hommes de l’art prétendent que le sol ne supporterait pas un fardeau plus considérable.
  29. Il y a pourtant quelques exceptions ; la mer est bien toujours le grand chantier de travail, mais quelques marins s’engagent pendant l’été pour le transport des marchandises ; d’autres s’occupent du traînage des bâtimens qui doivent passer par-dessus le Pampus. Le Pampus est un banc de sable qui s’est formé dans le Zuiderzée, devant le port d’Amsterdam, et qui menaçait cette ville d’une destinée semblable à celle d’Enkhuisen. Par bonheur, rien n’est impossible aux Hollandais, quand il s’agit de lutter contre les obstacles de la nature. Une machine appelée chameau soulève les navires sur son dos et leur fait traverser ce désert de sable. Un tel mode de transport si pénible est d’ailleurs presque abandonné aujourd’hui. Les vaisseaux marchands entrent pour la plupart dans le port d’Amsterdam par le canal de la Nord-Hollande.
  30. Par suite de ces accroissemens, le port est devenu trop petit, et l’on est occupé à construire un second bassin, qui recevra un nombre égal de vaisseaux.
  31. Schokland veut dire le pays des secousses, à cause des chocs que l’île reçoit des flots.
  32. Le panharing est un hareng sans œufs ni laite, un hareng vide, circonstance qui tient, bien entendu, à la saison dans laquelle on le pêche.