La Mystification fatale/Première Partie/XVIII


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 73-79).
§ XVIII. — Le pape attire à Rome l’invasion tudesque. — Crescentius, Stéphanie.


En conséquence de cela le pape Benoît V, qui avait succédé à Léon VIII, appela, vers l’an 965, l’empereur Othon III en Italie pour l’aider à renverser le gouvernement national, à la tête duquel se trouvait le consul Crescentius. Othon se mit en marche bien tard, et, avant même qu’il fut arrivé à Rome, Benoît V mourut. Deux autres papes encore, Jean XIV et Jean XV, qui lui avaient succédé, furent élus librement par les Romains. Othon, de Ravenne, où il se trouvait, envoya à Rome son neveu Brunon, jeune homme de vingt-quatre ans, dont il imposa l’élection par la crainte qu’on avait de son arrivée à Rome, escorté, comme il l’était, de son armée. Effectivement, à peine arrivé, il abolit le gouvernement national, et conféra le pouvoir temporel aux mains du pape son neveu et sa créature sous le nom de Grégoire V. Ceci cependant ne dura pas longtemps, car, à peine les Tudesques partis de Rome et sortis de l’Italie, le peuple se souleva, rétablit le gouvernement national, et remit le pouvoir consulaire aux mains de son consul. Les Romains, une fois libres, chassèrent le pape usurpateur, qui leur avait été imposé par la main de l’étranger, et à sa place, peuple et clergé, élurent d’un commun accord pour pape légitime le moine Philagathe, grec de naissance, et originaire des Calabres, alors pays grec.[1] Il prit le nom de Jean XVI, et gouverna l’église de Rome pure de la souillure du pouvoir temporel. Preuve éclatante de ce que je disais, qu’Italiens et Romains d’alors sympathisaient plutôt avec les gréco-romains, malgré tous les vices et tous les défauts qu’on pouvait leur reprocher, qu’avec les barbares du Nord, cent fois plus insupportables.

Grégoire se réfugia à Pavie ; de là le nouvel appel à l’étranger, aux barbares, par ce pape usurpateur. Othon redescendu en Italie avec une armée, s’empare de la ville de Rome et met le siége au Château Saint-Ange, où se trouvait renfermé le consul de la République Crescentius avec les membres du gouvernement national. Après un long siége, Crescentius, voyant que toute prolongation de résistance ne pouvait amener à aucun résultat de salut, traita avec l’empereur et se rendit sous la condition d’avoir lui et les siens la vie et les biens saufs. L’empereur, après la reddition, était disposé à maintenir ses engagements ; mais, poussé par son pape à la perfidie, il fit saisir et décapiter Crescentius. Tous ceux qui s’occupent de l’histoire de ces temps savent le stupre infâme qu’Othon exerça sur Stéphanie, veuve de Crescentius. Il la prit par force pour sa concubine, mais elle en tira une juste vengeance, en faisant mourir cet Othon par le poison.[2]

Avant la reddition de Crescentius, le pape canonique Jean VII était déjà tombé aux mains des gens de l’usurpateur Grégoire V, qui lui coupèrent la langue et le nez ; puis, lui ayant crevé les yeux, le jetèrent dans une prison. Après le meurtre de Crescentius, Grégoire, non seulement approuva la conduite de ses vicaires, mais renchérissant sur leur férocité, il fit tirer Jean de la prison, et, dans cet état horrible de sa personne, avec le nez et la langue coupée et les yeux crevés, le fit revêtir des habits pontificaux, puis monté à rebours sur un âne dont il devait tenir la queue en guise de bride, il le fit promener dans les rues de Rome. Cependant ce vieux Jean XVI n’étant encore que simple prêtre sous le nom de Philagathe, avait tenu aux fonts baptismaux et l’empereur Othon et ce même Brunon son neveu. C’est cette qualité, qu’un autre moine grec, saint Nil,[3] accouru du fond des Calabres avant le second traitement, rappelait à ces deux alliés, pour émouvoir leur pitié et sauver le patient de ces derniers outrages. L’un, l’empereur, en fut touché ; mais l’autre, le pape malfaiteur, resta inflexible. Jean XVI ne survécut que peu de temps à ce martyre. En dépit de tout cela Jean est reconnu comme le pape légitime, puisque aucun autre de ce nom n’est le seizième dans la nomenclature des papes. Ces successions ou plutôt ces alternatives de papes élus canoniquement par le peuple, le clergé et les autorités civiles de Rome, sans pouvoir temporel, et de papes imposés par les empereurs tudesques, ont continué pendant une quinzaine d’années, jusqu’à l’élection de Sergius IV en l’an 1009. Après sa mort, survenue dans l’année 1012, le parti national et gréco-romain mit en avant un moine du nom de Grégoire ; mais le parti des barbares ayant prévalu, on élut Jean, évêque de Porto, sous le nom de Benoît VIII, qui tint le pouvoir pendant une douzaine d’années, sauf une courte interruption. Dans cet entre-temps, les fils de Crescentius ayant grandi, se mirent à la tête du parti national, et le peuple de Rome, aidé par les Grecs de l’Italie méridionale, renversa le gouvernement barbare et clérical, déposséda Benoît VIII, et élut à sa place l’homme qui jouissait de son estime et de sa confiance, ce même Grégoire qui fut le compétiteur de Benoît. Il aurait dû être rangé parmi les papes sous le nom de Grégoire VI, si les destinées de l’Italie eussent été meilleures, et si Rome et l’Italie eussent pu appartenir aux Italiens, quelle que soit la différence de leur double origine grecque ou latine. Quelle aurait pu devenir la destinée de l’Italie et de l’Europe, aussi bien que de la civilisation, se demande Sismonde Sismondi dans son Histoire des républiques italiennes, si ces papes n’appelaient pas les empereurs tudesques pour renverser l’œuvre de Crescentius et de ses fils, avant qu’elle ne fût consolidée par le temps ? C’est un vaste horizon à considérations, comme la question à savoir quelles auraient été les destinées du monde, si Alexandre n’était pas mort à la fleur de l’âge.


  1. « On voit, dit François Lenormant, combien la Calabre était devenue grecque de langue et de religion, après plusieurs siècles de domination byzantine… La Calabre, à travers tous ses malheurs, se montrait très remarquablement attachée à la couronne de Byzance…

    « L’évêque de Rossano, étant mort le comte Roger, lui nomma un successeur de l’obédience du Pape, mais la population refusa de le recevoir ; et, pour éviter une révolte, le comte Roger dut nommer un autre évêque de l’obédience de Constantinople (Fr. Lenormant, la Grande Grèce tome I, pag. 361 et 363).

    Voir aux Appendices, celui qui concerne l’hellénisation de l’Italie méridionale.

  2. « La femme de Crescentius, dit De Potter, d’abord livrée aux brutalités des soldats Allemands, trouva ensuite grâce devant les yeux d’Othon lui-même ; et cette infortunée, soutenue par l’espoir de la vengeance, eut le courage d’endurer ses embrassements. Le libertinage s’allie très bien avec la superstition. L’empereur ayant été témoin du repentir de son ministre Tamnus, qui, à l’instigation de Romuald, fondateur des Camaldules, venait d’embraser cette nouvelle règle monastique, résolut aussi de faire pénitence de sa lâche trahison envers le chef du peuple romain. Il tomba malade sur ces entrefaites, et Stéphanie (c’était ainsi que s’appelait la veuve de Crescentius), qui s’était vantée de le guérir, le délivra en effet de ses maux et de ses remords en l’empoisonnant. »

    (De Potter, Histoire du Christianisme, deuxième partie, livre premier, chapitre premier.)

  3. Je suis heureux de pouvoir citer, à l’appui de ces lignes, un auteur non suspecte aux papistes : Mr. François Lenormant.

    « C’est là (à Serperi) que se trouvait Nil, déjà presque nonagénaire, lorsque l’empereur Othon III fit sa seconde descente en Italie, pour rétablir le pape Grégoire V, en 998. Le patrice Crescentius avait chassé Grégoire de Rome, pour ne pas avoir un pape allemand, et tout en prenant lui-même le titre de consul, avait fait sacrer, sous le nom de Jean XV, Philagathe, évêque de Plaisance, qui était un grec de Rossano. Rentrés dans la ville éternelle, l’empereur et le pape, firent décapiter Crescentius, au mépris d’une capitulation formellement jurée. Quant à l’anti-pape (lisez : le pape Jean XVI), on le jeta en prison après lui avoir crevé les yeux, coupé le nez et la langue. Au bruit de ces cruautés, Nil quitta son monastère et courut à Rome pour implorer la grâce de son compatriote. Il supplia l’empereur et le pape, leur représentant les égards qu’ils devaient au caractère sacré dont Philagathe avait été revêtu, même illégitimement. Grégoire ne tint compte de ces observations, et, par une sorte de défi au saint, il fit extraire de sa prison le malheureux mutilé, qu’on promena dans les rues de Rome vêtu des ornements pontificaux et monté sur un âne, en l’accablant d’outrages. Nil alors, indigné, menaça l’empereur et le pape des châtiments de la colère divine, suspendus sur leurs têtes, et quitta la ville sans plus vouloir communiquer avec eux. Grégoire V étant mort presque aussitôt après, Othon prit peur et ordonna d’épargner désormais Philagathe.

    L’année suivante l’empereur se rendit en pélerinage au fameux sanctuaire de Saint-Michel sur le mont Gargano. À son retour, il vint à Serperi pour visiter le saint, dont la courageuse attitude lui avait laissé une impression profonde. Il trouva les moines grecs misérablement installés dans de pauvres cabanes. « Ces hommes, dit-il aux gens de sa suite, sont véritablement citoyens du ciel ; ils vivent sous les tentes comme étrangers à la terre. » Le serviteur de Dieu le conduisit d’abord à l’oratoire, où il pria quelque temps, et le fit ensuite entrer dans sa cellule. Othon lui offrit vainement de lui faire bâtir un somptueux monastère, qu’il promettait de doter avec magnificence. Nil refusa. « Si mes frères, dit-il, sont de véritables moines, le Seigneur ne les abandonnera point lorsque je ne serai plus avec eux. » — « Demande-moi ce qu’il te plaira, reprit l’empereur, je te regarde comme mon fils, et je te l’accorderai avec joie. » Nil lui mit alors la main sur la poitrine, et lui dit : « La seule chose que je te demande est de penser au salut de ton âme. Quoique tu sois empereur, tu mourras, et Dieu te demandera un compte plus sévère qu’aux autres hommes. »

    (La Grande Grèce, par François Lenormant, tom. Ier, pag. 359.)