La Mystification fatale/Première Partie/XIX


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 79-89).
§ XIX. — Seconde invasion tudesque ; la papauté tudesque déchoit de l’orthodoxie.


Benoît chassé de Rome, se réfugia en Allemagne près de l’empereur Henri II, qu’il engagea à faire une seconde descente en Italie. La première avait déjà été faite pour renverser le roi de Lombardie, et avait été signalée par la destruction de Pavie et le massacre de tous ses habitants, qui étaient tombés aux mains des soldats de l’armée impériale. Henri donc ne demandait pas mieux, et il se mit marche pour la seconde invasion. Benoît prit le devant de son patron, et la terreur qui précédait son arrivée par l’exemple de la ruine de Pavie, fit que son protégé fût reçu à Rome sans résistance aucune. Le pape canonique, pour éviter le sort de Jean XVI, s’en alla fugitif. Henri arriva à Rome en l’an 1014, renversa le gouvernement national, et rétablit dans les mains de son pape, Benoît VIII, le pouvoir criminel. Pendant son séjour à Rome, Henri, dont l’imbécillité dévote lui a valu d’être rangé parmi les saints, malgré tous ses massacres de Pavie, Henri demanda aux prêtres de Rome, pourquoi après la lecture de l’Évangile, ils ne chantaient pas le symbole de la foi comme il était d’usage dans les autres pays ? Ils répondirent que l’Église romaine, n’ayant été jamais atteinte d’hérésie, n’avait pas besoin d’attester sa foi par l’énonciation du symbole qui l’a définit. Il n’appartient pas à mon sujet de parler de la bourde que contient la première partie de cette réponse. D’autres l’ont surabondamment prouvé ; mais, quant à la conclusion que ces prêtres en tiraient, c’était, comme à l’ordinaire, un piteux subterfuge, basé sur un mensonge capital, puisque avant la mesure prise par Léon III, dont nous avons parlé précédemment (pag. 31), le symbole était récité pendant la Messe à Rome comme partout ailleurs. Nous avons déjà vu que la suspension des écussons avait été un expédient imaginé par Léon III contre les exigences de Charlemagne. Elle fut maintenue par ses successeurs dans la fausse position où ils se trouvaient pendant deux siècles à peu près entre la dictée de l’Orthodoxie et les ménagements qu’ils étaient obligés de garder envers les empereurs et les rois d’Occident. Toutefois l’empereur persuada au pape Benoît de faire chanter le symbole à la Messe solennelle ; ce fut alors qu’à Rome pour la première fois le symbole, au lieu d’être récité, comme d’ordinaire, fut chanté, et qu’il y fut pour la première fois altéré par l’interpolation du filioque, c’est-à-dire adultéré. (Voir Fleury, liv. 58, qui s’en rapporte à Berno Augiensis, De rebus ad Missam pertinentibus, cap. II.)

Benoît pouvait voir incessamment les tables de Léon III, qu’il avait devant les yeux, mais il les a fermés en ce jour. Il devait inviter respectueusement l’empereur à se rendre avec lui au tombeau de l’Apôtre — selon l’appellation que lui donnaient les Pères — et lui montrer du doigt les tables placées sous sa protection, comme ces autres tables descendues autrefois du Sinaï, et lui lire ce qui était souscrit à la fin de cette espèce de décalogue ; « Haec, Leo posui pro amore et cautela orthodoxae fidei. » Mais Benoît craignit de mécontenter son patron, son unique soutien dans la possession soit de l’un, soit de l’autre des deux pouvoirs, et il céda. Ce sont ces motifs et ces nécessités, qui ont amené Benoît VIII à commettre ce méfait, auquel ses successeurs sont associés.

Après la mort de ce pape qui était, comme nous l’avons dit, neveu de l’empereur Henri, un autre de ses neveux, et frère du dernier pape, fut élevé par le parti impérialiste, en l’an 1024, au pontificat sous le nom de Jean XIX. Il monta, de simple laïque qu’il était, tous les degrés de la hiérarchie dans l’espace de six jours. Il tint le pontificat pendant neuf ans, mais enfin le parti national, impatienté des excès de sa conduite, le chassa de Rome. Cependant l’empereur Conrad II, descendu avec une armée en Italie, le rétablit ; il mourut dans la même année, et un autre tudesque, neveu lui aussi de l’empereur Conrad, lui succéda sous le nom de Benoît IX.[1] Henri III, puis son fils Henri IV, continuèrent à se mêler aux élections successives des papes, et à faire prévaloir leur candidats ; presque jusqu’à l’année 1061, les papes furent leurs créatures : ce furent ceux qui, dans l’histoire, sont signalés sous le nom de papes allemands. Convenait-il à ces papes, dont les uns, le plus grand nombre, hommes liges des césars, devaient par intérêt, et dont les autres, moins hostiles au parti national et orthodoxe, étaient tenus par crainte à plus de ménagements encore des préjugés de ces empereurs si entichés de leur Filioque, convenait-il, dis-je, aux uns ou aux autres de songer au rétablissement du symbole dans son état primitif, une fois que le pli de l’interpolation était pris ?

On a publié en ces derniers temps divers écrits, soit brochures, soit articles de revues ou de journaux, pour démasquer le prétexte spécieux que la possession du pouvoir temporel assure et garantit au pape, le libre exercice du pouvoir spirituel. Mais au contraire on a cité une foule d’exemples qui donnent le démenti le plus formel à cette fallace. (Voir un article de M. Eugène Young dans le Journal des débats du 20 mai 1866 à propos d’un incident de cette espèce survenu à cette époque.) On a montré surabondamment que les papes en diverses occasions ont trahi et vendu le devoir spirituel, en échange des avantages du pouvoir temporel ; mais personne n’a remarqué le cas présent, dont les suites furent plus désastreuses que celles de tous les autres. La devise latente de leurs cœurs est : Omnia regno viliora habere, de ne tenir aucun compte des principes du Christianisme, toutes les fois qu’ils se trouvent en contradiction avec leur souveraineté soit temporelle, soit spirituelle. Présentez leur le mirage du règne de ce monde, et ils vous renieront le Christ, non formellement, mais dans tout ce qui regarde l’essence de sa doctrine ; ce qui revient au même. M. Edgar Quinet vous montrera qu’ils l’ont fait sur un marché beaucoup plus réduit. (Voir Le Christianisme et la Révolution, leçon XII, pag. 318—322. Lamennais, Affaires de Rome.) Assurez-leur la prédominance spirituelle sur tout le monde chrétien, et vous les trouverez coulants et accomodants en tout. Ils vous aboliront tout dogme[2] que vous voudrez, et ils vous en créeront de nouveaux ; ils vous aboliront même le Filioque, si cela peut amener au même résultat.

Au reste ces réflexions, loin de m’être particulières, se trouvent sur les lèvres de tous les grands hommes italiens. Lisez plutôt le Dante, Pétrarque, Savonarole etc. etc. Qu’il me suffise de citer à l’appui la page éloquente d’un des plus grands historiens de la Péninsule, de Guicciardini.

« Dès qu’ils eurent affermi sur ces fondemens leur domination temporelle, ils négligèrent peu à peu le soin du salut des âmes ; ils perdirent même la mémoire des préceptes divins, et tournant toutes leurs idées vers les grandeurs mondaines, ils ne se servirent plus de l’autorité spirituelle que comme d’un moyen pour accroître leur pouvoir et leurs richesses : en un mot, de pontifes suprêmes et uniques, ils déchurent jusqu’à n’être plus que des princes séculiers comme il y en avait tant. Dès lors leurs plus ardens désirs, leur plus grand intérêt, ne furent plus la sanctification de la vie, le triomphe de la religion, le zèle et la charité envers leurs semblables ; mais les intrigues de la politique et la guerre contre les chrétiens : après quoi ils allaient, le cœur plein de fiel et les mains ensanglantées, offrir à Dieu leurs sacrifices ; mais l’accumulation de trésors ; mais de nouveaux devoirs à imposer, de nouvelles tromperies à faire valoir pour attirer de toutes parts de l’argent. Pour parvenir à ce but, ils n’eurent plus de honte d’employer les armes religieuses, de trafiquer, sans la moindre retenue, des choses sacrées et profanes : les richesses immenses qu’ils acquirent et qu’ils répandirent dans leur cour, y firent bientôt naître les pompes, le luxe et les mauvaises mœurs, le libertinage et les plaisirs scandaleux. Occupés uniquement d’eux-mêmes, ils perdirent, dans leur étroit égoïsme, tout respect pour leurs successeurs, et jusqu’à l’idée de ce qu’ils devaient à la majesté perpétuelle du pontificat. Ces sentimens généreux avaient été remplacés par l’ambition tout individuelle d’élever à la fortune et au pouvoir leurs fils, leurs neveux, leurs parens, en leur faisant acquérir non seulement des richesses considérables, mais même des principautés et un trône. Ils ne distribuèrent plus, de ce moment, les honneurs et les récompenses aux hommes vertueux et qui en étaient dignes ; mais ils les vendirent presque toujours au plus offrant, ou les répandirent avec profusion sur ceux qu’ils croyaient pouvoir servir leur ambition, leur avarice ou leurs honteuses voluptés. Voilà pourquoi les hommes perdirent enfin tout respect pour le saint siége. »

Il serait bon que les Italiens se rappelassent que c’est pour le même motif que l’Italie devint l’arène de toutes les ambitions des barbares d’alors, des Francs Saliens, des Tudesques, des Normands, des Provençaux Angevins et des nations modernes des Allemands, des Français, des Espagnols, même des Turcs. Pour le même motif que leur pays a souffert tant d’invasions, tant de dévastations et de ruines, tant de massacres, à commencer par ceux de Pavie, pour ne pas remonter plus haut, et en passant par ceux de Bologne, d’Ancône, de Césène, pour arriver à ceux de nos jours à Pérouse (et Dieu sauve pour l’avenir) sous le pontificat et par les soldats de Pie IX pour ce même motif. Benoît X se décida à prêter son adhésion aux inventions théologiques de leurs barbares oppresseurs, et elle fut suivie par celle de ses successeurs et devint le motif de leurs discordes avec l’Église et la Nation dont ils avaient reçu et le Christianisme et la civilisation.[3]

Lors de la députation des habitants de Pérouse, le 4 octobre 1881, près de Léon XIII, Sa Sainteté, qui avait été évêque dans ce pays, leur disait : « Des liens particuliers vous unissent à nous, qui, pendant de longues années préposé au gouvernement de l’Église de Pérouse, nous avons toujours regardé comme des fils et aimé d’une affection paternelle, etc. » Mieux aurait valu leur exposer quels efforts il avait faits, quels dangers il avait courus pour empêcher ces massacres. C’est de cela qu’il devait parler aux pères, aux fils, aux frères et aux autres parents de ces victimes ; mais que leur dire ? n’était-il pas de connivence avec les exécuteurs ? La ville fut livrée pendant quatorze heures aux massacres, aux pillages et aux viols. Huit jours après ces horreurs, le pasteur de l’Église de Pérouse lança des anathèmes et des excommunications contre les morts, les assassinés, les blessés, les proscrits et les femmes violées. (Voyez l’Indépendance Belge de 1859, du num. 181 à 185, 194 à 195, qui tire ces informations du Journal des Débats et du Journal de Rome.) Arrêtons-nous un peu, pour résumer le contenu de cette première partie.

  1. Ces diverses successions de papes sont différemment rapportées par divers historiens ecclésiastiques. Je ne m’occupe point de les débrouiller ; c’est inutile pour l’objet que je poursuis.
  2. J’insiste sur le dogme, car il passe comme primant la morale yeux du Pape et des Jésuites ses grenadiers, ainsi que les appelle spirituellement Voltaire. Comme spécimen de la morale des papes-rois et de leur cour, on peut lire pourtant ce qui suit ; ab uno disce omnes.

    « Il n’est personne qui n’ait entendu parler du fameux repas des cinquante courtisanes ; mais bien des dévots croient pouvoir révoquer en doute l’authenticité de ce fait, et en attribuer l’invention à la malignité de quelque philosophe moderne. Voici comme le rapporte le maître de cérémonies d’Alexandre VI, dans le journal des actions de ce pontife, où il consignait naïvement tout ce qui se passait dans le palais de son maître :

    « Tout est vénal à la cour du pape, les dignités, les honneurs, les dispenses de mariage, les séparations, les divorces et les répudiations des épouses légitimes… Vouloir rapporter les meurtres qu’il fait commettre, ses rapines, ses viols et ses incestes, serait un travail presque impossible. Le très noble jeune homme, Alphonse d’Aragon (le troisième mari de Lucrèce), couvert des plus cruelles blessures, et, pour ainsi dire, assassiné deux fois, et massacré jusqu’entre les genoux du pape, a pollué de son sang les murs jadis si respectés du Vatican… Il serait trop long de nommer ceux qui ont été tués ou blessés, ou jetés vivans dans le Tibre, ou qui sont morts empoisonnés.. Qui ne craindrait de rappeler les monstruosités inqualifiables de libertinage, qui se commettent ouvertement chez le pape…, les viols, les incestes, les abominations de ses fils et de ses filles, la tourbe des femmes publiques et le concours des entremetteurs, les lieux de prostitution et de débauche dans le palais même de Saint-Pierre ?

    « Le dernier dimanche du mois d’octobre (1501), au soir, cinquante filles de joie honnêtes, appelées communément courtisanes, soupèrent avec le duc de Valentinois, dans sa chambre, au palais apostolique : après le souper, elles dansèrent avec les domestiques et d’autres hommes présens, d’abord habillées, ensuite toutes nues. Après cela, on posa à terre les flambeaux qui éclairaient la table, avec leurs chandelles allumées, et on jeta des châtaignes que les femmes qui marchaient nues, sur les pieds et sur les mains, entre les chandeliers, s’empressaient de ramasser, en présence du pape, du duc et de Lucrèce, sa sœur, qui regardaient ce spectacle. À la fin, on exposa des prix, savoir des habits de soie, plusieurs paires de bas, des bonnets et autres choses, pour ceux qui auraient connu charnellement le plus grand nombre de ces filles publiques (pro illis qui plures dictas meretrices carnaliter agnoscerent) ; elles furent traitées charnellement, en public, dans le palais, au bon plaisir des assistans, et les prix furent distribués aux vainqueurs (quae fuerunt ibidem in aula publice carnaliter tractatae, arbitrio praesentium, et dona distributa victoribus). »

    « Immédiatement après ce trait, en suit un autre. « Le vendredi (feria quinta), 11 novembre, il entra dans la ville, par la porte du jardin, un paysan qui conduisait deux jumens chargées de bois : dès qu’elles furent arrivées sur la place de Saint-Pierre, les domestiques du pape accoururent, et après avoir coupé les courroies du poitrail, et avoir jeté le bois par terre avec les bâts, ils menèrent les jumens vers la petite cour qui se trouve dans le palais, près de la porte. Ils lâchèrent alors des écuries quatre chevaux entiers de course, sans mords et sans licols ; ceux-ci se ruèrent sur les jumens, et après qu’ils se furent battus entre eux, à coups de dents et de pieds, en hennissant d’une manière épouvantable, ils saillirent les jumens (ascenderunt equas et coierunt cum eis), les foulèrent et les blessèrent gravement, tandis que le pape se trouvait à la fenêtre de la chambre au dessus de la porte du palais, avec dame Lucrèce (et domina Lucretia cum eo), et qu’ils regardaient, avec beaucoup de plaisir et en riant aux éclats, ce que nous venons de raconter. » — Burchard. in diar. roman. apud Eccard. t. 2, p. 2134.

    « Il n’y a pas de moyen dont Alexandre ne se soit avidement servi pour extorquer ce qu’il restait d’or chez les peuples chrétiens, afin de fournir au luxe effréné de ses enfans. On a proposé de publier une guerre contre les Turcs ; sur ce prétexte, des prières ont été ordonnées dans toutes les basiliques de Rome, et les indulgences plénières des péchés se sont vendues aux villes étrangères. Le produit immense de cette quête a servi à faire livrer pompeusement à son mari la fille du pape, chargée d’or et de pierreries, et traînant après elle avec un faste déhonté les tributs de l’église romaine…

    « Pendant ce temps-là, le bon pontife tout entier à ses débauches, est-il dit un peu plus bas dans la même lettre, cherchait de toutes parts des bijoux et des colliers pour marier le plus magnifiquement possible sa fille, dont il avait déjà joui lui-même par le crime le plus infâme… Les cardinaux secondent le pontife et le flattent ; ils le louent et l’admirent sans cesse : cependant tous également le craignent, et surtout ils tremblent devant son fils, le fratricide, devenu assassin, de cardinal qu’il était auparavant. C’est par la volonté et le caprice de celui-ci que toutes choses sont gouvernées, tandis qu’à la manière des Turcs, il se fait garder par des soldats armés, et qu’il se cache au milieu d’un troupeau de courtisanes. Par son ordre, on tue, on blesse, on jette dans le Tibre, on empoisonne…, etc. » — Burchard. diar. roman. apud Eccard. t. 2, p. 2144 et sep.

  3. On sait bien que le ci-devant secrétaire général du concile de Bâle, Ænéas Sylvius, à peine devenu pape sous le nom de Pie II, invitait Mahomet II après la prise de Constantinople de passer en Italie, pour l’opposer aux princes chrétiens. De même, Bajazet II y fut appelé par Alexandre VI ; le débarquement des Turcs à Otrante est dû à son initiative. — Voir Petrucelli della Gattina, « Histoire diplomatique des Conciles, » dans ses trois volumes, et son opuscule « Les Conciles, » surtout à la page 66, qu’il faudrait copier en entier. — Voir encore la brochure « Pie IX et l’Italie, » à la page 26, où se trouve la nomenclature des crimes que les papes ont commis pour la possession du pouvoir criminel.