La Mystification fatale/Première Partie/XI


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 36-43).


§ XI. — Efforts des papistes pour expliquer le fait précédent.


Il serait curieux de voir les efforts, que font les modernes préconisateurs de la procession binaire, pour échapper à cette étreinte qui les étouffe. Les plus prudents de tous, en rapportant l’événement de la conférence, se taisent complètement sur le résultat définitif : celui de l’érection de ces écussons et de la souscription. C’est ce que fait Jean Alzog, dans son histoire universelle de l’Église § 207 (traduct. française tom. II pag. 246). M. A. Klee dans son histoire des dogmes (trad. franc. de 1842 tom. II pag. 288), en répétant le rabâchage ordinaire de ses prédécesseurs, a la pudeur de se taire sur ces écussons, dont d’autres tâchent d’obscurcir l’éclat et la signification.

L’abbé Fleury, dans son histoire ecclésiastique (liv. 45 ch. 48), parle de l’érection de ces écussons contenant le texte primitif du symbole, mais il se tait sur la souscription de Léon, qui en forme, pour ainsi dire, la sanction. Cependant cette réserve l’abandonne, et au chapitre 40 du livre 53, il y revient. Si Léon, y dit-il, a fait graver sur ces écussons le symbole de la foi sans l’addition du Filioque, cela n’importe en rien pour la question : « Il y a bien de la différence entre dire, que le St-Esprit procède du Père sans parler du Fils, et nier expressément qu’il procède du Fils. » C’est un bien anodin truïsme[1] ; un symbole est une déclaration, et non une dissertation où l’on doit spécifier les cas contraires ou parallèles. Il y est dit que l’existence du Fils dérive du Père sans y ajouter et non du St-Esprit ; s’en suit-il qu’il dérive lu St-Esprit, aussi bien que du Père ? Cet amusant truïsme ne peut être de la part d’un Fleury qu’une espèce d’acquit d’obéissance, propter metum Judæorum. Nous rencontrerons une semblable ineptie dans la troisième partie ce travail.

Baronius, dans ses annales, parle de cette espèce de sanction, mais pour en affaiblir la portée, il la met en l’air comme une remarque impersonnelle, pendant qu’il devait la désigner, comme venant de la part, et de la bouche de Léon lui-même. La plupart de ceux qui se décident à mentionner ce mémorable événement, ne se rapportent qu’à Anastase le Bibliothécaire, qui dans sa citation ne précise pas, si ces paroles sont de Léon ou d’Anastase lui-même. Là, Baronius (ann. 808) nous dit que par l’érection de ces écussons, Léon entendait seulement condamner les Francs qui avaient osé insérer l’addition, sans en avoir préalablement demandé la permission. Mais lui-même a vu, lu et publié quelques pages auparavant, le contenu de la conférence des légats de Charlemagne avec Léon III, où il s’abritait sous la défense expresse, absolue, impérative du concile d’Éphèse, par laquelle il était ordonné de n’attenter en rien, au symbole promulgué à Nicée et à Constantinople, de n’en rien retrancher, de n’y rien ajouter. Son annotateur Pagi dit dans le même endroit, que Léon, quoique adoptant dans sa pensée la double procession, se décida néanmoins à prendre ce parti, ne Græcos alienaret, pour ne pas s’aliéner les Grecs ; mais la souscription jure avec cette affirmation ; elle est trop solennelle, pour laisser place à une telle supposition. Pagi aurait plus convenablement fait de dire : ne a Græcis alienaretur, pour ne pas s’aliéner des Grecs, c’est-à-dire de l’Orthodoxie elle-même. D’autres vous disent que Léon désapprouvait l’insertion du Filioque, comme faite irrégulièrement, mais qu’il en approuvait la doctrine. Ceci jure avec les paroles pro amore et cautelâ orthodoxæ Fidei. La foi orthodoxe est celle qui est contenue dans le symbole qui précède, et non dans les opinions des uns et des autres, contre lesquels fut érigé ce monument. Des auteurs protestants même se laissent entraîner par ces puérilités.

Bellarmin nous enseigne gravement, que Léon a fait exposer de cette manière le symbole primitif, sans l’addition, afin que les Orientaux ne puissent croire, que les Occidentaux le réprouvent quand il est dépourvu de cette addition (de Christo lib. II cap. 27). Tel est le sens général de son dire, traduit par Zernicavius (tom. Ier pag. 431). Je n’ai pas pu avoir à ma disposition le texte latin, pour voir si Bellarmin a exactement recouru à ces puérilités. Lorsque dans un contrat, dans une déclaration, quelqu’un ajoute arbitrairement une clause nouvelle, ou modifie celle qui existe, il ne désavoue pas ce document, mais au contraire, tout en tentant de le corrompre, il le confirme. Les Orientaux, si stupides qu’on les suppose, étaient en état de comprendre cette donnée du sens commun élémentaire. En quelle détresse devait se trouver l’esprit d’un Bellarmin, pour n’avoir autre chose à faire que de mettre ces inepties au compte de Léon III.

Le dominicain Combefisius dit que Léon a agi de cette manière, sous la crainte d’être accusé, par les Grecs, d’impiété. De quelle impiété pouvait-il être accusé, quand à Rome et en Italie, on n’avait encore ni professé ni adopté l’addition, et que le symbole était récité dans son état immaculé ? Et ne devait-il pas plutôt avoir à craindre les Francs, lorsque par sa souscription au bas des écussons, il foudroyait leurs prétentions ? Il devait craindre, mais il surmonta pourtant sa crainte, malgré la terreur que lui inspirait Charlemagne, pour d’autres motifs dont je ne puis m’occuper ici.[2]

Le jésuite Cichovius dit que Léon a pris ce parti, dans la crainte que les Orientaux voyant qu’en Occident on modifiait le symbole pour lui faire dire e Patre Filioque, n’aient eux aussi, l’envie de dire e Patre tantum. Tel est le résumé de cette ridicule observation. Mais, comment pouvait-il entrer dans l’esprit de Léon une telle incongruité, quand il savait que les Grecs tenaient comme une arme, comme un bouclier en même temps qu’une épée, les injonctions impérieuses du concile éphésien, et tant d’autres défenses, que je citerai dans un des appendices.

Dans l’examen de la question du fond, Cichovius après avoir épuisé tous ses arguments, de la valeur de celui-ci, les corrobore par l’admirable considération, que les divers miracles accomplis au sein de l’Église Romaine, prouvent la justesse de sa croyance à la double procession. Parmi ceux-ci, il cite le miracle d’un certain St-Stanislas qui a ressuscité un mort. Mais, qu’est-ce que cela, à côté du miracle de la translation de la maison de la Ste Vierge, de Nazareth en Dalmatie, et de là en diverses localités de la Romagne, et définitivement en la sainte ville de Lorette ? (Cichovius, de processione Spiritus Sancti, quæst. IX, pag. 95). Qui peut douter de tout cela, quand l’auteur se sent appuyé par l’autorité d’un Baronius ? En vain un ami de celui-ci a tenté de le dissuader d’insérer, dans ses Annales, cette pérégrination. Il a tenu bon contre le tentateur, pour la cause du bon.[3] Lisez tout cela dans Zernicavius tom. II, pag. 487—490.

Labbe prétend que Léon, par tout cela n’entendait que donner une marque de respect à la vénérable antiquité. La question ne consiste point en cela, mais en ceci : Léon, dans le fond de sa conscience, admettait-il l’orthodoxie de l’addition, Oui ou Non ? Voilà où se trouve le nœud de cette discussion. Labbe, pour soutenir l’affirmative, prête à la pensée de Léon III le calcul d’un conseiller de Néron, lequel l’excitait à se défaire furtivement et sans bruit de sa mère, puis de lui ériger un temple, des autels, et autres marques éclatantes de sa piété. Templum et aras et alia ostendandae pietatis ! Expliquons-nous bien ; s’agit-il du vrai respect ou du faux ? Le vrai respect ne consiste point à montrer sa vénération pour une personne, pour une idée, par des apparences de déclaration solennelle, puis dans sa conduite privée de la mépriser. Il ne consiste point à donner des marques d’assentiment en public, puis en cachette de s’en moquer. Et c’est ce jeu indigne, que Labbe veut attribuer à Léon III. Mais quand est-ce que la fine réplique a manqué à des gens qui veulent, à tout prix, chicaner contre l’évidence même ? Lorsque le loyal Hergenrother touche à cet événement, dans ses notes sur la sainte Mystagogie de Photius, il ne s’aventure pas à parler de lui-même, mais comme par acquit de convenance, il se borne à renvoyer aux deux apostats : Beccus et à Allatius dont nous nous occuperons plus tard.[4]


  1. C’est le comte de Maistre qui a emprunté ce mot au vocabulaire anglais : je m’en sers après lui.
  2. Parlant du voyage que fit Charlemagne à Rome, pour y rétablir l’autorité si chancelante du pape Léon III, Mr. Francis Monnier s’exprime dans les termes suivants :

    Franchissant rapidement Orléans et Paris, Charles se rendit à Mayence, où il tint un placite général. C’est de là qu’il se dirigea en Italie. Ses filles, ses fils Charles et Pepin, une brillante escorte de seigneurs, d’évêques, de clercs appartenant aux principaux monastères, l’accompagnaient avec de magnifiques présents pour le pape, témoignages de la prévoyante reconnaissance du roi des Franks.

    Une armée, commandée par son fils Pepin, le suivit. On fit à Ravenne une halte de sept jours. En quittant cette ville, Charles ordonna à Pepin de descendre avec son armée dans le Bénévent, d’y prendre ses positions, et de surveiller attentivement l’impératrice Irène, dont la puissance allait souffrir au milieu des changements qu’on préparait. Au premier mouvement de la cour de Byzance, Pepin devait envahir la Sicile. Charles le garda avec lui jusqu’à Ancône, pour lui donner ses dernières instructions.

    Il arriva le 24 novembre à Nomento. Léon l’avait prévenu et soupa avec lui. Il le quitta sur le soir, pour être prêt, le matin du jour suivant, à le recevoir avec tout son clergé sur les escaliers de Saint-Pierre, alors situé hors des murs de la ville. Il lui tendit la main pour l’aider à descendre de cheval, et l’introduisit dans l’église, en le remerciant de sa venue, au milieu des chants religieux. Le 1er  décembre, le roi réunit une grande assemblée, membres du clergé et seigneurs de Rome, seigneurs et évêques de son cortége, peuple même. Il dit, en ouvrant la discussion, qu’il n’était venu à Rome que dans l’intention d’accomplir un devoir, en examinant les accusations portées contre le souverain pontife. Personne n’osa se présenter pour les soutenir. Léon III se rendit alors dans l’église de Saint-Pierre ; il monta en chaire, prit le livre des Évangiles, et prononça en présence d’une foule immense une formule de serment.

    Il eût été facile de terminer le procès de Léon III, mais la pensée de tous se portait ailleurs. Dans la dernière séance de cette assemblée, le pape, les évêques, et des hommes du peuple, représentèrent à Charles qu’une femme gouvernait l’empire, qu’il était maître de cette Rome où les anciens Césars résidaient de préférence, que Dieu lui avait donné la Gaule, l’Italie et la Germanie, et qu’en conséquence il leur semblait juste, ainsi qu’à tout le peuple chrétien, de lui décerner le titre d’empereur. Charles répondit qu’il ne voulait pas s’opposer au désir des prêtres et de tout le peuple chrétien : il accepta.

  3. Boni causa.
  4. Toutes ces ambages et inepties affectées du même genre ont été répétées, sous diverses formes par nos papicoles contemporains, les abbés Jager, Tosti, Perrone et « tutti quanti ». Ils ont été suffisamment flagellés par Stephan Kara-Theodori, dans ses Réfutations de papisme, par Sophocle Iconomos, dans son édition des Amphilochies de Photius, et par J. N. Valetas, dans son édition des Épîtres de Photius.