La Mystification fatale/Deuxième Partie/XII


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 162-166).
§ XII. — Passage de saint Basile contre Eunome.


On lit, dans le troisième livre de l’ouvrage de saint Basile contre Eunome, le passage suivant, que je rapporte tel qu’il se trouve dans divers codes et dans les éditions qui les ont suivis : « Τις γαρ αναγϰη, ει τω αξιωματι ϰαι τη ταξει τριτον υπαρχει το Πνευμα, τριτον ειναι αυτο ϰαι τη φυσει αξιωματι μεν γαρ δευτερευειν του Υιου [παρ’ αυτου το ειναι εχον, ϰαι παρ’ αυτου λαμϐανον, ϰαι αναγγελον ημιν, ϰαι ολως εϰεινης της αιτιας εξημμενον,] παραδιδωσιν (ισως) ο της ευσεϐειας λογος, φυσει δε τριτη χρησθαι, ουτε παρα των αγιων δεδιδαγμεθα γραφων, ουτε εϰ των ειρημενων ϰατα το αϰολουθον δυνατον συλλογιζεσθαι. » On le traduit en latin de la façon suivante : « Cur enim necesse est, si dignitate et ordine tertius est Spiritus, natura quoque ipsum tertium esse ? Dignitate namque ipsum secundum esse a Filio, [cum ab ipso habeat, quod sit, et ab ipso accipiat, et nobis annunciet, et prorsus ab illa causa pendeat,] pietatis sermo tradit. Natura vero tertia uti, nec a divinis Scripturis didicimus, nec ex antecedentibus fieri potest, ut colligatur.

On a beaucoup discuté sur l’incise que nous avons ici marquée entre crochets. C’est là ce fameux passage dont les Latins soutinrent l’authenticité contre les Grecs au concile de Florence. Ils persistèrent presque toute une année sans pouvoir parvenir à leurs fins. En effet, Marc d’Éphèse leur opposa avec raison, d’un côté, un manuscrit grec fort ancien de saint Basile, lequel existait de son temps et ne contenait pas, dans le passage contesté, les paroles favorables aux Latins. Il assurait même qu’à Constantinople, il pouvait se trouver jusqu’à mille manuscrits aussi anciens renfermant la même leçon, bien qu’il se rencontrât aussi, dans quatre ou cinq, la leçon détériorée à laquelle s’attachent les Latins. Faire ici, même un simple résumé de ces contestations, serait trop long ; elles occupent vingt-cinq pages in-folio dans l’ouvrage de Zernicavius.

Aujourd’hui nous pouvons ajouter que l’authenticité de la leçon soutenue par Marc, et, par conséquent, l’altération de celle que suivaient les Latins, est confirmée par d’autres preuves encore. La première, c’est que les savants d’Occident eux-mêmes, presque dans toutes les éditions des œuvres de saint Basile en langue grecque, et dans la version latine, lisent ce passage précisément de la même manière que le fait Marc[1], et que les auteurs (1830 et 1831) de la dernière et meilleure édition des œuvres de ce Père remarquèrent en outre que, de tous les sept manuscrits qui servirent à leur travail, il y en avait un seul qui ne renfermât pas la particule ισως, peut-être[2]. La seconde preuve, c’est que le manuscrit conserve dans la bibliothèque du saint Synode, à Moscou, et que l’on rapporte au onzième siècle, présente, pour le passage cité de saint Basile, parfaitement la même leçon[3]. La dernière preuve, c’est que Nicétas, métropolitain de Salonique, qui, sur la fin du douzième siècle, s’attacha à réfuter l’écrit de Hugon Héthériane contre les Grecs, cite, dans toute son intégrité, ce passage de saint Basile, bien que lui-même il ne fut point orthodoxe sur la procession du Saint-Esprit[4], et qu’Héthériane eût cité le même passage en langue latine et déjà falsifié[5].

Avant d’en finir avec ce passage, je dois rapporter ici une considération bien significative qui coupe court à toute hésitation. Mais pour qu’on saisisse plus facilement, traduisons en français le passage en question. Saint Basile répondant aux Ariens, qui regardaient le Saint-Esprit comme une créature directe du Fils, leur dit : « Que Lui (le Saint-Esprit) soit le second en dignité après le Fils [comme tenant de Lui l’existence comme recevant et apprenant de Lui, et dépendant en entier de cette cause] cela est enseigné par la doctrine de la piété ; mais qu’il soit le troisième par essence, c’est que l’Écriture ne nous apprend point, et qu’il n’est pas aisé de déduire rigoureusement de ce qui a été dit jusqu’ici. » Or dire, comme il est affirmé dans cette incise, que le Saint-Esprit tient son existence du Fils, sans faire mention du Père ; dire qu’il dépend entièrement de cette cause, c’est-à-dire que le Saint-Esprit est une production du Fils ; affirmer tout cela, n’est-ce pas mettre dans la bouche de saint Basile le plus pur arianisme ? Ce ολως entièrement est un coup de massue, qui tue tout effort tenté pour donner à cette incise une autre signification[6].


  1. Nommément dans les éditions : Venet., 1535, p. 87, Basil., 1551, p. 676 ; 1565, t. I, p. 139 ; 1566, p. 339 ; Paris, 1618 t. II, p. 78 ; 1566, p. 280 ; enfin dans celle des Bénédictins, Paris, 1730 et 1839.
  2. Voici les termes mêmes : « Eaque (les paroles contestées) hodie etiam in editis et in septem MSS. desunt… Consentit cum libro Latinorum (concernant la particule ισως) unus tantum regius ; consentiunt vero cum libro Graecorum tum editi, tum reliqui sex MSS., in quibus omnibus haec vox ισως invenitur. »
  3. Suivant le catalogue de Mattey, sous le n. XXIII.
  4. L’un et l’autre de ces points est attesté par Nil Cavasilla. (Vid. Allatii de Nilis : Περι του αγιου Πνευματος λογος Λατινων ; et conf. Fabriccii Biblioth. Graec. ; ed. vet. ad calcem, t. V, p. 65.)
  5. Voir là-dessus le témoignage de Bessarion de Nicée, apud Allatium, De Consens. Eccles. Orient. et Occident., p. 654, et l’ouvrage même d’Hétériane in Max. Biblioth. Patrum. t. XXII.
  6. Après toutes les preuves que nous venons de donner, et dont la plus forte est que les théologiens et éditeurs catholiques modernes reconnaissent, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, ce passage comme apocryphe ; après tout cela, disons-nous, un professeur de l’Université de France ose écrire en plein dix-neuvième siècle les lignes suivantes, qu’il cite, il est vrai ; mais un savant doit-il citer sans contrôle, et le peut-il sans être complice ? — « Il y a, dit M. Vast, une histoire extrêmement curieuse des manuscrits de saint Basile dont on fit usage au concile de Florence. Elle est de Bessarion lui-même, fort compétent en pareille matière. Elle se trouve dans sa lettre à Alexis Lascaris Philanthropinus, qui est une histoire sommaire du concile de Florence. (Voir Migne, t. CLXI, col. 319 à 407.) — Voici tout ce que dit Bessarion à ce sujet : « On trouva dans ce concile d’abord cinq exemplaires, puis six ; quatre étaient écrits sur parchemin et fort anciens, deux autres sur soie. Des quatre, trois appartenaient à l’archevêque de Mitylène, le quatrième aux Latins. Des deux écrits sur soie, l’un était la propriété de notre puissant empereur, l’autre du patriarche sacré. De ces six exemplaires, cinq avaient le texte tel que je l’ai cité, c’est-à-dire qu’ils affirmaient que l’Esprit tient l’être du Fils et qu’il dépend de cette même cause, c’est-à-dire du Fils. Mais un seul, l’exemplaire du patriarche, était autre : quelqu’un avait coupé le texte, et avait ensuite ajouté et retranché certaines choses. — Plus tard, après le concile, m’étant proposé d’examiner presque tous les livres de ces monastères, j’ai trouvé que dans les plus récents, c’est-à-dire dans ceux qui ont été écrits après cette grande querelle, ce passage était coupé. Tous ceux, au contraire, qui étaient d’une main plus ancienne, et qui ont été composés avant la querelle des Grecs entre eux, tous ceux-là sont restés sains et entiers, et ils sont cependant en aussi grand nombre que les textes corrompus… Sur ces entrefaites, j’ai trouvé entre autres livres, au monastère du Christ-Sauveur de Pantepoptos, deux exemplaires de saint Basile ; l’un, sur parchemin, très-ancien, à en juger par la vue ; mais de quelle époque ? Je ne sais, car la date n’y était pas inscrite : l’autre, sur papier, qui datait d’au moins trois cents ans, car la date était inscrite à la fin. Ces deux exemplaires ont le passage de saint Basile ; seulement ces hommes audacieux, et d’une main plus audacieuse encore, ont coupé le passage. Mais la place est restée vide, et la moitié des syllabes subsiste, ce qui ne fait que trahir la supercherie et démontrer encore mieux la vérité. Dans un autre livre, une rature a été placée sur la phrase : « recevant l’Être de Lui et dépendant uniquement de Lui comme de sa cause. » Mais plus tard le texte tomba entre les mains de Démétrius de Cydon, qui a rétabli le texte altéré en accablant d’injures celui qui avait osé pareille chose. — Voilà où mène la discussion ; les nôtres osent dire après cela que ce sont les Latins et Veccos qui ont altéré les livres ! Et cependant le passage discuté est écrit en pur langage attique. Jamais un Latin, sût-il même très-bien la langue grecque, ne pourrait ainsi s’exprimer, car la langue latine a ses tournures et son génie propres… Et moi-même j’en suis un témoin compétent, moi qui sais et comprends la langue latine comme ceux des Latins qui l’ont le plus travaillée, et qui ne puis rien écrire en cette langue qui ait quelque mérite. » — Ce texte est d’une extrême importance ; il prouve combien les Grecs étaient sujets à caution, lorsqu’il s’agissait de manuscrits. (Mais de grâce, M. Vast, n’oubliez donc pas les Latins !)