La Mystification fatale/Deuxième Partie/II


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 107-113).
§ II. — Zernicavius. — Læmmer.


Ici se présente la grande difficulté de ma tâche : par où commencer, par où finir dans ce fourré ? Divers auteurs orientaux anciens et modernes, qui ont écrit sur le sujet inépuisable de la question de fond, ont découvert et signalé plusieurs de ces attentats. Ici je ne ferai que signaler particulièrement un ouvrage publié en 1795—96, (Reggiomonti) par Zernicavius, Tractatus de processione Spiritus Sancti, traduit en grec ancien par Eugenius Bulgaris archevêque de Kherson. Le traducteur l’a complété par d’autres preuves et observations qui avaient échappé à l’attention de l’auteur, ou qui avaient été découvertes après lui par d’autres écrivains postérieurs ; et quoique des découvertes plus modernes soient venues corroborer divers points qui y sont traités, cet ouvrage à lui seul est un monument plus mémorable que les boucliers d’argent de Léon III dont nous avons parlé, plus durables que s’il fût d’airain ære perennius, à la honte et à la confusion perpétuelle des faussaires et falsificateurs, et à celle de leurs fauteurs.

Jusqu’en ces derniers temps, je n’ai rencontré nulle part la mention de cet ouvrage, dans les divers écrits qui touchent directement ou indirectement à cette question de la procession — J’entends parler de ceux publiés en langue française, où se bornent principalement mes lectures et mes études en toute matière ; quant aux autres je ne puis rien affirmer — On s’est mis à couvert sous la conspiration du silence[1]. Les vaticanistes mis en demeure d’y répondre par une revue périodique religieuse : l’Union Chrétienne, publiée à Paris, ils continuèrent leur système en faisant la sourde oreille jusqu’à un certain temps. Dernièrement cependant, M. Hugo Laemmer docteur en théologie et en philosophie, sous-régent du séminaire épiscopal de Brunsberg, missionnaire apostolique et conseiller près la congrégation de la Propagande pour les rites orientaux, assuma l’ingrate mission de se mesurer avec lui. Dans ce but il commença en 1864 à publier à Fribourg, une bibliothèque choisie de divers ouvrages de théologie de la Grèce qu’il y appelle : Orthodoxe[2].

Il s’évertue dans le discours préliminaire du premier volume, à s’attaquer à une telle forteresse. L’auteur n’entre point dans la discussion théologique du fond, dont Zernicavius s’occupe en deux gros volumes in-folio. Cela ne pouvait se faire dans un discours préliminaire, il aurait fallu pour cela écrire un ouvrage tout exprès : mais il se borne à nier l’existence des falsifications qui y sont signalées et prouvées. C’est sur ce terrain que nous allons le suivre, puisque nous ne nous occupons ici que de la partie morale et historique de ces contestations. Nous sommes bien redevables à l’auteur de ces prolégomènes du service signalé qu’il nous rend, en attirant un peu sur ce sujet l’attention de ceux qui s’intéressent à cette espèce d’étude, avec l’intention de chercher de bonne foi la vérité historique. Nous les engageons à lire ces prolégomènes, en ayant toujours devant les yeux l’ouvrage même qu’il s’évertue à réfuter ; nous leur recommandons surtout la traduction grecque d’Eugenius Bulgaris complétée par le traducteur, pour comprendre l’inanité de ces efforts.

Examinons d’abord ce qui regarde ses invectives contre les personnes. M. Laemmer fait un reproche à Zernicavius et Bulgaris de s’être servis des découvertes que des novateurs ont faites relativement aux falsifications commises sur les ouvrages des SS. Pères, par les adhérents à la double procession, et il les appelle des sophismes. La saine critique et la bonne foi ne regardent pas cela comme des sophismes, mais comme des preuves matérielles irrécusables. Est-ce, par exemple, que l’auteur range les Bénédictins parmi les novateurs, c’est-à-dire parmi les protestants, et les sophistes ?

Et comme Zernicavius et Procopowitch se rapportent aux jugements de Cave, M. Laemmer se met à dire que Muratori dans son ouvrage de ingeniorum moderatione, réfute les faussetés avancées par celui-là dans son histoire des écrivains ecclésiastiques, sur lesquels s’appuient les schismatiques[3]. Voilà ce dont il s’agit : Cave dans ses prolégomènes dit que les curateurs de l’Index en Espagne ont commis des mutilations sur divers endroits des écrits des SS. Pères. Muratori y répond que ce ne sont pas des mutilations, mais des altérations sur les notes des autres éditions, et non sur les textes mêmes des ces ouvrages. Cependant il ne manque pas d’ajouter que ce qu’avance Cave fût-il vrai, cela ne tirerait à aucune conséquence, car ce que font certains catholiques ne saurait grever la totalité. Mais comment certains catholiques, quand à Rome même, le Pape tient une officine pour la falsification des livres ecclésiastiques, sous la dénomination fallacieuse de correction ? En Espagne, en France comme en Italie, on ne faisait qu’imiter l’alma mater, la mère sublime, dans cette industrie que Muratori qualifie tout bonnement de scélératesse. C’est pour cela et pour d’autres motifs encore qu’il a pris la précaution de publier cet ouvrage de ingeniorum moderatione, sous le nom supposé de Lamindi Britanii, pour s’éviter les tracasseries qu’on n’aurait pas manqué de lui susciter. Muratori y parle encore de l’honnêteté des Bénédictins à donner, dans leur édition des SS. Pères, les textes les plus exempts de falsification ; ce qui est encore un aveu de l’existence de cette malhonnête industrie qui s’exerçait partout, et particulièrement à Rome.

Je laisse à part que même les Bénédictins, en plusieurs occasions, n’ont pas été aussi austères qu’on pourrait le souhaiter ; mais il faut leur être indulgent, comme Fleury, Héfélé et tant d’autres, ils devaient tenir compte du feu ; d’ailleurs avec la pure et complète vérité le Papisme s’évaporerait et se dissiperait comme un brouillard. Aussi nous pouvons accepter comme fondées, les quelques découvertes qu’aurait pu faire Muratori sur quelques erreurs de Cave, sans chercher à les contrôler, vu la confiance que nous avons en son honnêteté. Mais d’un autre côté, prenons en considération les découvertes que Cave a faites sur les méfaits du Papisme pendant les bas-siècles. Qu’on en élimine autant que l’on peut, il en restera assez pour prononcer sa condamnation perpétuelle. Ce que nous avancions sur la peur des Bénédictins de tout dire, nous le trouvons même chez Muratori. Dans son ouvrage : Rerum italicarum scriptores, il a bien réimprimé le diario di Stefano Infessura qui dévoile tant de choses abominables de l’histoire des papes, mais il en a tronqué diverses parties qu’on lit en entier dans le Corpus scriptorum Medii Aevi de l’édition d’Eccard, autrement il eût été perdu[4].


  1. Hergenrother, dans ses annotations sur la divine Mystagogie, semble ne pas avoir eu connaissance de cet ouvrage de Zernicavius, autrement il y aurait trouvé une matière pour son travail — L’évêque Macaire, dans son introduction à la théologie orthodoxe (pag. 586), fait l’observation que Dobmayer, Feuer et Liebermann se taisent complètement sur ses accusations. Est-il possible qu’aucun de ces terribles dénicheurs d’allemands n’aient rien rencontré de semblable dans ses investigations ? Cependant il ajoute que Perrone (dans ses Prælectiones vol. II, édit. Lovanii, pag. 426, not. 5) semble avoir eu connaissance de cet ouvrage de Zernicavius, de celui de Théophane Procopowitch ainsi que de celui de Falcovski, mais il n’en parle pas.
  2. Par ouvrages de grecs orthodoxes, les fauteurs du Papisme entendent dire ceux composés par des grecs qui, après les invasions et conquêtes des croisés en Orient jusqu’en ces derniers temps, ont passé au Papisme. Ils y comprennent encore ceux qui ont été forgés par des renégats et attribués à divers auteurs de renom qui n’ont rien à faire avec le Papisme. La critique a déjà démasqué ces fraudes, mais ces gens font semblant de ne rien avoir su et ils continuent comme M. Laemmer à les attribuer à des auteurs auxquels ils n’appartiennent pas. Il faudrait écrire une étude sur cela.
  3. Neminem latere potest, Sernikavium, Eugenium Bulgar et Theophanem Procopowicz multa sophismata mutuatos esse a Novatoribus recentiorum temporum, qui saepe conquesti sunt, adulteratos fuisse a Catholicis MSS. Patrum Codices, qui inique mille iniuriarum plaustra exonerarunt, ne quid sententiis, quae inter eos obtinent, quidquam illis adversi appareret. Cavei praesertim mendacia a Muratorio optime refutata Schismaticis in praeiudicia propensissimis admo, dum grata acceptaque fuerunt.
  4. Comment, en effet, eût-il pu rapporter sans crainte l’épisode suivant, qui figure dans l’édition d’Eccard ?

    Au commencement de la guerre que le pape eut à soutenir contre les Napolitains et la famille des Colonna, un peintre avait fait un tableau du camp des troupes du pape et de celui des Colonna : Sixte IV se le fit apporter, mais ayant remarqué que les siens n’y faisaient pas, selon lui, une assez bonne figure, et que l’artiste y avait introduit, comme épisode, « una femina, che… si faceva lavorare da un frate di san Francesco, » fut mécontent de cet ouvrage, et ordonna qu’aussitôt la maison du peintre fût saccagée et brûlée. — Stefano Infessura, diar, romano, apud Eccard, 1, 2, p. 1934.