Calmann Lévy, éditeurs (p. 225-232).


LUI !!!





Je l'aimais !… Elle était du Midi, brune et mince,
Ayant, malgré Paris, gardé de sa province
Un tout petit accent léger, naïf, charmant,
Un accent ?… Qu’ai-je dit ?… Non ! un gazouillement,
Quelque chose d’exquis, donnant à sa parole
L’allure d’un oiseau qui sautille et s’envole !

Encor plus que l’accent, elle avait de là-bas
Gardé le goût très vif… ma foi ! je ne sais pas

Comment dire… elle aimait… cette chose… peu douce,
D’un parfum persistant, dont on glisse une gousse
Dans l’os ou dans les flancs d’un gigot parfumé…
C’est vous qui l’avez dit… je ne l’ai pas nommé !

Elle l’adorait donc, la petite diablesse.
Que voulez-vous ?… C’était son unique faiblesse,
Faiblesse de naissance !… et moi, je l’exécrais
Toujours, avant, pendant, après… surtout après !
Aussi, vil égoïste et tyran redoutable,
L’avais-je à tout jamais proscrit de notre table.
La pauvrette en souffrait, mais cachait son ennui,
Et, par amour pour moi, ne pensait plus à… LUI !

Moins par vocation, hélas ! que par caprice,
Pomponnette — ce fut son nom — était actrice,
Notre amour, frais éclos par un soir de printemps,
Fleurissait à l’ardent soleil de nos vingt ans :
En nos deux cœurs, chantait une éternelle fête…
Oh ! les petits soupers joyeux, en tête à tête,

Au retour du théâtre, en son boudoir coquet !
Oh ! que de pantalons usés sur son parquet
À lui faire l’aveu de ma tendresse folle !
Ou bien, silencieux, sans la moindre parole,
À caresser des doigts, à dévorer des yeux
Le trésor parfumé de ses sombres cheveux !
Ah ! tendres souvenirs des premières années,
Fleurs d’amour que le temps a trop vite fanées !

Donc, notre passion brûlait de tout son feu,
Et nous aimant beaucoup, nous nous quittions fort peu.
Cependant, un beau jour, je dus, pour une affaire
Oubliée aujourd’hui, à coup sûr très vulgaire,
Quitter Paris pendant vingt-quatre heures au plus.
Pomponnette eut gros cœur, pauvre fille !… Et je lus
Dans ses yeux, où brillait une larme… réelle,
Un très profond chagrin de me sentir loin d’elle.

Je partais à minuit, par la gare du Nord.

« Va ! dit la brune enfant, tout en faisant effort

Pour me cacher son trouble et me donner courage…
« Ne te tourmente pas, mon bon !… Je serai sage,
« Et pendant ces deux nuits et ces deux jours, à toi
« Je penserai toujours… pense toujours à moi ! »

Après ce tendre aveu d’un amour idolâtre
Je la laissai partir seule pour son théâtre…
Puis, je fis mes paquets et quittai la maison.

Êtes-vous comme moi ?… Mais, en toute saison,
Pendant les doux étés ou les hivers barbares,
J’ai la plus sainte horreur de poser dans les gares :
Je tâche d’arriver ni trop tôt, ni trop tard,
Cinq minutes — pas plus ! — juste avant le départ.

Cette fois, ma lenteur à choisir mes cravates,
Plus, le pas hésitant d’un cheval à trois pattes,
Plus, en encombrement survenant tout exprès
Me firent arriver cinq minutes… après !

Cinq minutes, pas plus ! comme à mon habitude :
J’étais exact encor dans l’inexactitude !

Oserai-je le dire ?… Ayant alors vingt ans
Je ne fus qu’à moitié fâché du contretemps.
Grâce à l’infirmité de ce cheval honnête,
J’allais, jusqu’au matin, revoir ma Pomponnette…
En son premier sommeil j’allais tout doucement
Surprendre mon amie… et ce serait charmant !

Je monte l’escalier sans bruit… j’ouvre la porte…
Ô bonheur !…

Ô bonheur !…Tout à coup — ma surprise est trop forte ! —
Je vois, dans la nuit noire, un timide rayon
Qui, sur le parquet sombre allongeant son sillon,
Sort du boudoir coquet où volait ma tendresse…
J’approche à petits pas, j’écoute… Oh ! la traîtresse !
Oh ! l’infâme !… J’entends un double bruit de voix…
Frémissant de surprise et de rage à la fois,

J’applique un œil ardent au trou de la serrure…
Plus de doute à présent : la trahison est sûre…
Je l’aperçois, assise et pleine de gaîté,
Soupant, avec quelqu’un sans doute à son côté,
Quelque rival heureux qu’elle me substitue…
Ah ! dans ces moments-là je comprends que l’on tue !

Pourtant, près de pousser la porte, j’hésitai.
Mais je voulus savoir toute la vérité…
Être ou bien n’être pas… et j’entrai dans la chambre !

Rose comme la neige au soleil de décembre
Pomponnette bondit sur sa chaise et sauta…
Elle était seule avec sa soubrette Anita !
— « Où l’avez-vous caché ? lui dis-je avec furie.
— Caché ?… qui ?… que dis-tu ?…
Caché ?… qui ?… que dis-tu ?…— Point de plaisanterie !
Répondis-je, il est là… je le sens…
Répondis-je, il est là… je le sens…— Eh bien ! oui !
« Me dit-elle, mon bon !… c’est un crime inouï…

« Mais je puis invoquer des excuses majeures,
« Car, avant ton retour, j’avais mes vingt-quatre heures ! »

C’en est trop ! — Sans pudeur, sans nul ménagement,
Elle ose m’avouer… Dans mon emportement
Je m’élance vers elle effaré, redoutable…
Quand tout à coup, passant à côté de la table,
Je perçois un fumet proscrit, qui doucement
Monte d’un beau gigot, bien doré, bien fumant,
Dont le flanc est marqué d’un large coup de lame…
La lumière aussitôt me pénètre dans l’âme.
Ce rival préféré que je croyais enfui
C’était… ce n’était pas… en un mot, c’était LUI !!!
Me croyant éloigné pour deux jours, la pauvrette
Ce soir s’était offert cette petite fête,
Et, ne résistant point à son goût enragé,
Libre par mon départ, elle en avait mangé !

Point n’est besoin d’apprendre à présent, je suppose,
Que le petit souper fut loin d’être morose ?…

Que mon premier baiser ne fut pas le dernier ?…
Quant à moi, très heureux, je ne puis le nier,
De voir que mes soupçons s’envolaient en fumée,
Hardiment, j’attaquai la… chose parfumée…
Ô surprise ! ô bonheur !… changé du tout au tout,
Je sentis mon horreur et mon ancien dégoût
S’atténuer soudain et devenir tendresse…
Je dégustai gaîment, auprès de ma maîtresse
Ce fin piment, ce LUI que je n’ai point nommé…

Et depuis ce temps-là je l’ai toujours aimé !