Calmann Lévy, éditeurs (p. 211-216).


MA FEMME DANSE !





Voici les premières soirées !
Voici les robes entourées
De dentelles et de bouquets,
Qui, des mains de la couturière,
Vont voler en pleine lumière
Sur le clair miroir des parquets.
Voici la saison inhumaine
Où chaque soir on est dehors…
Où six ou sept fois par semaine,
Ma femme danse… et moi je dors !


Elle est pourtant mince et fluette !
La plus légère pichenette
Tournerait à l’assassinat !
Tout le jour, aucune énergie…
Migraine, rhume ou névralgie
La torturent, ce pauvre chat !
Mais, étrange bizarrerie,
Le soir, elle a le diable au corps,
Et danse, danse avec furie,
Danse toujours… et moi, je dors !

Jusqu’à deux heures je suis brave !
Tandis qu’Alfred ou bien Octave
La font tourner comme un tonton,
Avec les maris ou les pères
J’entame des whists peu prospères
Et je tripote le carton.
Mais quand deux heures sont sonnées
Je vais essayer les ressorts

Des causeuses capitonnées…
Ma femme danse… et moi, je dors !

Je dors… et dans un vague rêve
Je la vois, tournoyant sans trêve,
Coupée en deux par un bras noir
Qui l’entraîne en pleine mêlée
Au bruit d’une valse endiablée…
Toujours la même chaque soir.
Ah ! je la connais, la gredine,
Avec son tonnerre d’accords…
À cette musique assassine
Ma femme danse… et moi je dors !

Je dors… ou plutôt, soyons justes !
Nous dormons… car je vois les bustes
Des pauvres maris accablés
Qui tombent de droite et de gauche
Comme sous l’acier qui les fauche

Dans la plaine tombent les blés !
Compagnons de la même chaîne,
En dépit des mêmes efforts
Nous cédons, murmurant à peine :
« Ma femme danse… et moi je dors ! »

Aux premiers rayons de l’aurore
Sans répit, elle tourne encore
Et toute fraîche, d’un air gai,
Avec sa gentille manière :
« Rien qu’une valse, la dernière…
« Si tu n’es pas trop fatigué !!! »
Enfin, on part… Dans la voiture
Que sa robe emplit à pleins bords
Ses pieds s’agitent en mesure…
Ma femme danse… et moi je dors !

Mais plus tard j’aurai ma vengeance !
Je la vois déjà qui s’avance…

Elle sera terrible un jour !
La fille vengera le père…
Elle a treize mois… ce n’est guère…
Mais tout doit venir à son tour.
La danse fera naître en elle
À vingt ans, les mêmes transports ;
Et ma femme alors dira d’elle :
« Ma fille danse… et moi, je dors ! »

Oui, dans vingt ans, ma blonde aimée,
Notre fillette bien-aimée
À votre place tournera,
Et jusqu’au matin amusée
Comme vous sera courtisée
Par des messieurs nec plus ultra !
Ainsi que moi, vous prendrez place
Sur les fauteuils aux doux ressorts
Et murmurerez à voix basse :
« Ma fille danse… et moi je dors ! »


Moi (si je suis encore au monde)
J’aurai cette ivresse profonde
De pouvoir m’exempter du bal,
Et rattraperai, je l'espère,
Les mauvaises nuits de naguère,
Tout, intérêt et capital.
Dans mon lit, sans prêter l’oreille
Au vent qui gémit au dehors,
Je me dirai : « Ma femme veille…
« Ma fille danse… et moi je dors ! »