Calmann Lévy, éditeurs (p. 3-10).

APRÈS LE DÎNER





L’invité, plein d’indolence,
Se balance
Dans un fauteuil en cuir noir,
Soufflant un léger nuage

Qui voyage

Jusqu’au plafond du fumoir.


Après la table brillante

Et bruyante

Où l’on a trop bien dîné,
Pouvoir s’allonger à l’aise,

À l’anglaise…

Quel plaisir de raffiné !

Et puis, n’est-ce pas ? nous sommes

Tous entre hommes,

Et l’on n’est pas obligé
D’éviter maint sujet leste,

Et, modeste,

De parler en abrégé.

Non, non ! Causons sans vergogne !…

Le bourgogne

Nous a réjoui l’esprit :
On voit l’existence en rose,

Chacun ose

Risquer son petit récit.


Point de grave politique

Qui vous pique

Ou vous met en désaccord ;
Point d’affaire délayée,

Embrouillée,

Qui bien vite vous endort ;

Mais quelque gauloiserie

Dont on rie

À ventre déboutonné ;
Quelque cancan ridicule

Qui circule

Et qui meure aussitôt né ;

Une intrigue de coulisse

Qui se glisse

Dans le monde, en tapinois ;
Une aventure de chasse

Qu’on « replace »

Pour la deux centième fois ;


Une anecdote… inventée,

Racontée

Avec un air important ;
Bref, tout ce qui, fin ou bête,

Dans la tête

Vous a passé pour l’instant.



Et cependant, délaissées,

Espacées

Dans le salon vide et froid,
Les femmes entre elles causent

Et se posent

De trois quarts, le buste droit.

Et ce sont des phrases vides,

Insipides,

Sur le vilain temps qu’il fait ;

Sur le bébé que l’on sèvre ;

Sur la fièvre

Que donnent les dents de lait ;

Des propos sur la dernière

Couturière

« Que l’on veut quitter toujours »,
Sur l’étoffe dont la mode

S’accommode,

Peau de cygne ou fin velours ;

Sur les visites rendues

Ou bien dues

Depuis « des temps et des temps » ;
Sur les politesses faites ;

Sur les fêtes

Que prépare le printemps ;

Sur le roman que chacune,

Blonde ou brune,

A lu, lit ou bien lira ;

Sur la dernière soirée

Consacrée

À bâiller… à l’Opéra ;

Sur le baryton en vogue,

Sur la drogue

Qui guérit… pour le moment ;
Sur l’ennui des domestiques,

Gens pratiques,

Qui « manquent de dévouement » ;

Sur le monde et ses usages,

Les voyages,

Les médecins, les abbés,
Les spectacles, les offices,

Les nourrices,

Les couches et les bébés !

Et tout cela roule, roule,

Coule, coule,

En soupirs apitoyés ;

Pauvres, pauvres femmelettes,

Si seulettes,

Comme vous vous ennuyez !

L’heure passe, lente, lente,

Dans l’attente

Du retour du sexe laid
Qui, saturé de fumée

Parfumée,

S’obscurcit le cervelet.



Enfin, voici qu’ils reviennent !…

Ils se tiennent

Debout, dans le salon clair,
Traînant une odeur profane

De Havane

Dont bientôt s’imprègne l’air.


Mais chacune, très mignonne,

Leur pardonne,

Et l’on entend dans les coins
— Où tout aussitôt l’on jase —

Cette phrase :

« Était-ce bien bon, au moins ? »