Calmann Lévy, éditeurs (p. i-vii).

PRÉFACE




Mon cher ami,

Oui, certes, j’accepte la dédicace du volume de poésies que vous allez publier. Je l'accepte avec gratitude, car je dois à la lecture de ces vers une récréation charmante et saine. Ils m’ont rappelé et fait apprécier davantage certains caractères de notre génie national, dans un moment de crise où ils menacent de s’altérer et de disparaître.

Voilà, direz-vous, un bien gros éloge ! La Muse qui trotte n’y prétendait point. Ah ! je le sais, ce titre est modeste, mais il est spirituel aussi, à la fois juste et léger, deux qualités dont l’union rare est éminemment française et qui, parfois accompagnées d’un attendrissement délicat, distinguent toutes vos productions.

Peut-être me trompé-je, mais je ne vois guère que la France où la Muse excelle à trotter, c’est-à-dire sache effleurer le sol d’un pied leste et sûr, faire de la grâce dans sa démarche avec la palpitation de ses grandes ailes repliées. Cette Immortelle est femme et quelle femme trotte plus élégamment que la Parisienne ? Votre Muse, mon cher ami, est parisienne, et je lui sais gré de demeurer avec jalousie française, car c’est à Paris, chose pénible à constater, que l’esprit français risque surtout de se corrompre en cherchant l’originalité hors de sa propre essence.

Cet inquiétant phénomène éclate aujourd’hui dans notre art, dans d’autres aussi. Je ne suis pas musicien, mais j’entends dire, et je le crois sans peine, que les hommages passionnés de plusieurs de nos compositeurs à la technique wagnérienne pourraient, à la longue, entraîner chez eux l’abdication de leur propre génie musical.

Quand on dit que l’Art n’a pas de patrie, il faut s’entendre. Si cela signifie qu’une admiration loyale est due à toutes les manifestations du Beau sans égard à leurs lieux d’origine, j’y souscris, et encore devons-nous, selon moi, non pas l’admiration, qui ne se commande pas, mais seulement le respect aux chefs-d’œuvre des peuples dont le cerveau n’est pas constitué pour jouir des mêmes formes que le nôtre. Mais si cette assertion que l’Art n’a pas de patrie signifie qu’un peuple peut sans nul risque pour sa propice esthétique s’assimiler celles des autres, je m’inscris en faux.

Il me semble, en effet, qu’une œuvre d’art vaut surtout par le tempérament qu’elle exprime, autrement dit par l’idéal particulier de son créateur. Le tempérament, l’idéal français est inaliénable. Il n’est pas pour cela stationnaire : il obéit, comme toutes choses, à la loi du devenir ; il évolue en se dégageant toujours davantage à mesure que le mélange des races dont nous sommes issus se fait plus intime, car il représente précisément la synthèse des éléments ethniques de ce mélange. Le sentiment patriotique, depuis Jeanne d’Arc jusqu’à nos jours, est la conscience de plus en plus nette que nous prenons de notre unité nationale. Depuis un quart de siècle, cette conscience est devenue, chez l’élite de la nation, plus profonde et plus ombrageuse. Le goût littéraire en est parent ; c’est un sens national et à ce titre sa fortune nous est à cœur ; il représente ce qu’il y a de plus français dans nos moyens d’expression, dans nos ressources de langage. Les fautes de goût ne sont sensibles dans la littérature d’un pays qu’aux esprits indigènes.

Aucune ne vous échappe dans la nôtre, vous n’en laissez se glisser aucune dans vos écrits. Vous vous montrez en cela, comme à tous égards, excellent patriote. Je n’ose approfondir mes appréhensions devant le discrédit croissant de ce mot goût. Je n’en ai d’ailleurs pas le loisir dans ces lignes rapides. Je voudrais du moins préciser un peu la signification du mot léger par lequel j’ai tout d’abord qualifié le titre de votre livre. Gardez-vous de le prendre au sens péjoratif qu’on lui prête d’ordinaire en l’appliquant à l’esprit français. N’est-ce pas la plus légère excitation qui souvent impressionne le plus efficacement la sensibilité ? Le chatouillement d’une barbe de plume fait tressaillir.

Aussi, pour stigmatiser la vanité lamentable de la vie mondaine, n’avez-vous pas besoin d’user de violence. Il vous suffit de l’esquisser, en vous jouant, avec une finesse de dédain beaucoup plus pénétrante. Combien votre aimable censure de cette société oisive est propre à consoler les gens que la gravité de leurs occupations empêche de s’y mêler ! Ce que vous en notez si gaiment réconcilie avec l’austère silence des bibliothèques et des laboratoires ceux que par moments pourraient de loin tenter le froufrou et le caquetage des salons ou des plages en vogue.

Aimable censure, ai-je dit ; c’est que le piquant n’en est jamais venimeux. Le sourire qu’elle éveille ne se sent complice d’aucune intention méchante. Vous n’égayez point aux dépens du cœur ; il n’a jamais, chez vous, à désavouer l’esprit. La satire y gagne un ornement qu’elle exclut d’ordinaire : la grâce. Le domaine de la grâce est supérieur à celui de la cruauté ; il est, à coup sûr, moins accessible au vulgaire. Je vous félicite de ne le pas déserter.

Assez d’autres, d’une moins amicale clairvoyance, ne manqueront pas de signaler dans ces petits poèmes les écueils d’un genre où la simplicité familière côtoie de si près le prosaïsme. Pour moi, je me plais de préférence à y relever l’aisance de votre vers. Il emboîte à merveille, sans trahir en rien son secret labeur, le pas alerte et capricieux de votre esprit ; jamais il ne fausse par quelque maladresse la direction des traits qu’il a charge de décocher. Cette sorte d’habileté je l’admire avec une entière candeur ; elle est si différente de celle qu’exige la traduction poétique de ma pensée habituelle ! Dans les cadres impérieux du rythme, la vive éclosion d’une saillie me semble bien plus malaisée à respecter que n’importe quel état d’âme réfléchi ; une fleur n’est-elle pas plus vulnérable qu’un fruit ? (Vous voyez par cette image que je ne m’humilie pas !)

La mesure de vos vers n’emprunte rien aux innovations récentes. Je ne saurais m’en plaindre, j’appartiens par mes maîtres au passé. Vous y demeurez également fidèle. Vous pensez comme moi sans doute qu’il n’y a rien eu d’arbitraire dans la préférence accordée par l’oreille à certaines combinaisons harmonieuses que lui offrait le langage spontané. Ces combinaisons, déterminées par des rapports arithmétiques, ne sont pas en nombre illimité ; tout porte à croire que, dans son œuvre de sélection séculaire, l’ouïe en a épuisé les essais. Il serait, en effet, surprenant qu’elle eût jusqu’à nos jours négligé de reconnaître les délices d’un vers de treize syllabes, par exemple. Les sens ne sont pas coutumiers d’oublis pareils dans la recherche de leurs voluptés.

Il faut clore enfin cette lettre déjà longue ; et je m’aperçois que je vous ai moins entretenu de la Muse qui trotte que de mes préoccupations personnelles en matière de poésie. Pardonnez-le-moi, mon cher ami ; vous m’avez imprudemment fourni l'occasion de disserter : je l'ai saisie avec d’autant plus d’ardeur, croyez-le bien, que j’y trouvais associée celle de vous renouveler le témoignage de ma plus affectueuse estime.


SULLY PRUDHOMME.