La Mort en face/Le Testament d’un condamné

LE TESTAMENT D’UN CONDAMNÉ

L’an trente cinq de mes années,
Ainsi que Villon prisonnier,
Comme Cervantès enchaîné,
Condamné comme André Chénier,
Devant l’heure des Destinées,
Comme d’autres en d’autres temps,
Sur ces feuilles mal griffonnées,
Je commence mon testament.

Par arrêt, des biens d’ici-bas
On veut me prendre l’héritage,
C’est facile, je n’avais pas
Terre ou argent en partage
Et mes livres ou mes images
On peut les disperser aux vents ;
La tendresse ni le courage
Ne sont objets de jugement.

En premier, mon âme est laissée
À Dieu qui fut son créateur,
Ni sainte, ni pure, je sais,
Seulement celle d’un pécheur ;
Puissent dire les saints français
Qui sont ceux de la confiance,
Qu’il ne lui arriva jamais
De pécher contre l’espérance.


Quel don offrir à ma patrie
Qui m’a rejeté d’elle-même ?
J’ai cru que je l’avais servie,
Mais encor aujourd’hui je l’aime.
Elle m’a donné mon pays
Et la langue qui fut la mienne,
Je ne puis lui léguer ici
Que mon corps en terre inhumaine.

Et puis je laisse mon amour,
Et mon enfance, avec mon cœur,
Le souvenir des premiers jours,
Le cristal, le plus pur bonheur,
Ah ! je laisse tout ce que j’aime,
Le premier baiser, la fraîcheur,
Je laisse vraiment tout moi-même
Ou, s’il existe, le meilleur,

À toi, à la première image,
Au sourire de mon berceau,
À la tendresse et au courage,
À la féerie des jours si beaux,
Soleil même dans les sanglots,
Fierté aux temps les plus méchants,
Pour qui rien ne change à nouveau
L’âge qu’a toujours ton enfant.

Et pour toi, ma sœur, mon amie,
(J’ai passé, oh ! si peu de temps
Loin de toi, toute notre vie
Nos cœurs, du même battement
Ont battu), ce que je te laisse
C’est nos greniers des vieux printemps,
C’est les jeux de notre jeunesse,
Nos promesses d’étudiants,

C’est, parmi la neige glacée,
La gaîté qui restait la tienne,

Le sourire que tu faisais,
Par delà les grilles lointaines,
Toi, si fière, ô toi, indomptée,
Rieuse parmi les déveines,
Mon amie de tous nos étés,
Ma sœur des joies et des peines.

À toi encor que j’ai vu naître,
Comme une enfant de mes douze ans,
Petite sœur à la fenêtre,
Tu vins aussi, aux jours pesants,
À toi, tout ce qui nous assemble,
Le mépris des cœurs trop fuyants,
Le silence qui nous ressemble,
Et l’amour qui n’est pas bruyant.

Petits enfants de ma maison,
Ô vous qui ne m’oublierez pas,
(Et peut-être d’autres viendront)
Vous qui m’avez donné ici-bas
Vos joues, l’étreinte de vos bras,
Votre sommeil sur qui je veille
Je vous appelle ici tout bas,
Je vous rends toutes ces merveilles.

Et maintenant, à toi, Maurice,
À toi, frère de ma jeunesse,
Que te donnerai-je qui puisse
N’être à toi de ce que je laisse ?
Voici Paris qui fut à nous,
Voici Florence qui se dresse
Et, sur les chemins secs et roux
Voici notre Espagne sans cesse.

Mais voici surtout, ô mon frère,
Le cœur de notre adolescence ;
Nul hasard ne le désespère,
À tout il garde sa confiance.

Au destin, même bien masqué,
Nous disions oui d’une voix claire,
Quel qu’il fût. Et rien n’a manqué
Aux cadeaux qu’il pouvait nous faire.

Bien ou mal acceptons le lot !
Je le lui rends tout pêle-mêle
Mais je te laisse le plus beau,
Nos dix-sept ans, l’aube nouvelle,
La couleur du matin profond,
Nos années pareilles et belles,
Les enfants dans notre maison
Et notre jeunesse immortelle.

Et puis, voici, pour mes amis
Chacun leur carte-souvenir.
Vous d’hier et vous d’aujourd’hui,
Vous m’entourez sans vous enfuir,
Vous allumez sur mon passage
Le plus beau feu de l’avenir.
Je tends mes mains à vos images,
Elles me gardent de frémir.

Cher José, voici la Cité
Et la cour de Louis-le-Grand.
Georges, pour un futur été
Voici la route dans les champs.
Henri, voici les quais de Seine
Et les livres à feuilleter
Et le pays de la Sirène
Que nous aurions dû visiter.

Voici les Noëls de Vendôme
Notre-Dame des Pèlerins,
Le passé fut si beau en somme
Qu’il ne faut blâmer le destin.
Jusqu’au bout de nos années d’hommes
Nous aurons gardé le meilleur,

Le savoir de ce que nous sommes,
La jeunesse de notre cœur.

Et pour toi, depuis si longtemps
De l’adolescence surgie,
Je n’ai que d’étranges présents
À te laisser, ô mon amie ;
Moins de joie, c’est sûr, que de peines,
L’asile où j’abritais ma vie
Au cœur des mauvaises semaines
Et ce qui jamais ne s’oublie.

Pour vous, les frères de la guerre,
Les compagnons des barbelés,
Fidèles dans toutes misères,
Vous ne cessez de me parler ;
Voici nos neiges sur le camp,
Voici nos espoirs d’exilés,
Notre attente de si longtemps,
Notre foi que rien n’a troublé.

Et vous, garçons de mon pays,
Voici les mots que nous disions,
Nos feux de camp parmi la nuit,
Et nos tentes dans les buissons.
Vous le savez mieux que personne
J’ai voulu garder ma patrie
Du sang versé et je vous donne
Ce sang gardé, ô mes amis.

Cher Nell, notre Sainte colline,
Le petit peuple du Marché,
La rue grouillante où l’on chemine,
Les charrettes de maraîchers
Ils sont à toi, ami têtu,
Qui dans l’ombre toujours devines.
Ce que l’espoir jamais battu
Malgré l’apparence dessine.


Et pour vous les derniers venus,
Compagnons des sombres journées,
Ô captifs des cachots reclus
Gardez ces heures condamnées,
Gardez le froid, gardez l’ennui :
Pour ceux qui ne les auraient plus,
Ce sont des trésors eux aussi,
Avec vous, je les ai connus.

Quelques ombres, quelques visages
Ont droit encore à quelques grains.
Finissons vite le partage
Avant que vienne le destin.
Tous ceux-là, qui garçons ou filles
Sont venus couper mon chemin,
Peuvent bien dans la nuit qui brille
Attendre avec moi le matin.

Pour eux tous, j’avais les mains pleines
Elles sont vides maintenant
Des images les plus lointaines,
Du passé le plus émouvant.
Je ne garde pour emporter
Au delà des terres humaines,
Loin des plaisirs de mes étés,
Des amitiés qui furent miennes,

Que ce qu’on ne peut m’enlever
L’amour et le goût de la terre,
Le nom de ceux dont je rêvais
Au cœur de mes nuits de misère,
Les années de tous mes bonheurs
La confiance de mes frères,
Et la pensée de mon honneur
Et le visage de ma mère.

Fresnes, le 22 janvier 1945.