La Mort en face/Le Jugement des juges

LE JUGEMENT DES JUGES

Ceux qu’on enferme dans le froid sous les serrures solennelles,
Ceux qu’on a de bure vêtus, ceux qui s’accrochent aux barreaux,
Ceux qu’on jette la chaîne aux pieds dans les cachots sans soupiraux,
Ceux qui gardent les mains liées, refusés à l’aube nouvelle,
Ceux qui tombent dans le matin, tout disloqués à leur poteau,
Ceux qui lancent un dernier cri au moment de quitter leur peau
Ils seront quelque jour pourtant la Cour de Justice éternelle.


Car avant même de juger le criminel et l’innocent,
Ce sont les juges tout d’abord qu’il faudra bien que l’on rassemble,
Qui sortiront de leurs tombeaux, du fond des siècles tous ensemble,
Sous leur galon de militaire ou leur robe couleur de sang,
Les colonels de nos falots, les procureurs dont le dos tremble,
Les évêques qui face au ciel ont jugé ce que bon leur semble,
Ils seront à leur tour aussi à la barre du jugement.


Quand la trompette sonnera, ce sera le premier travail !
Mauvais garçons, de cent mille ans vous n’aurez eu tant de besogne !
Pour tuer, pour dérober vous n’aviez guère de vergogne,
Mais vous avez bien aujourd’hui à soigner un autre bétail,
Regardez dans le petit jour, c’est le chien de berger qui grogne.
Il mord leurs mollets solennels, et le fouet claque à votre poigne.
Rassemblez les juges ici dans l’enceinte du grand foirail.



Pour les juger, je vous le dis, nous aurons sans doute les saints.
Mais les saints ne suffisent pas pour énoncer tant de sentences.
Ceux qu’on a jugés les premiers, autrefois, pendant l’existence,
Comme il est dit au livre vrai, ne seront jugés qu’à la fin.
Ils jugeront d’abord le juge, ils pèseront les circonstances.
À leur tour alors d’écouter l’attaque autant que la défense.
Les juges vont enfin passer au tribunal du grand matin.


Les tire-laine dans la nuit, les voleurs crachant leurs poumons,
Les putains des brouillards anglais accostant les passants dans l’ombre,
Les déserteurs qui passaient l’eau happés dans le canot qui sombre,
Les laveurs de chèques traqués, les nègres saouls dans leur boxon,
Les gamins marchands d’explosifs, les terroristes des jours sombres,
Les tueurs des grandes cités serrés par les mouchards sans nombre
Avant d’être à nouveau jugés font la grande cassation.


On les verra se rassembler, montant vers nous du fond des âges,
Ceux qui, les raquettes aux pieds, parmi les neiges du Grand Nord,
Ont frappé au bord des placers leurs compagnons les chercheurs d’or,
Ceux qui, dans la glace et le vent, au comptoir de saloons sauvages,
Ont bu dans des verres grossiers l’alcool de grain des hommes forts
Et qui, négligeant la loi, confondant l’oubli et la mort
Ont rejeté les vieux espoirs de gagner les tièdes rivages.


Ils s’assiéront auprès de ceux qui ont tiré dans les tranchées
Et puis qui ont dit non un jour, fatigués des années d’horreur,
Des soldats tués pour l’exemple et des décimés par erreur,
Et près des durs, des militants de toutes les causes gâchées,
De ceux qui tombent en hiver sous les balles des fusilleurs,
De ceux qu’enferment aux cachots les polices des Empereurs,
Et des jeunesses de partout par leurs chefs en fuite lâchées.


Oui tous, les soldats, les bandits, on leur fera bonne mesure ;
Ne craignez pas, hommes de bien, ils seront jugés eux aussi,
Mais c’est à eux pour commencer qu’il convient de parler ici.
Car la parole est tout d’abord à ceux qui courent l’aventure,
Et non à ceux qui pour juger se sont satisfait d’être assis,
De poser sur leur calme front leur toque noire ou leur képi,
Et de gagner d’un peu de sang leur carrière et leur nourriture.



Les adversaires d’autrefois pour ce jour se sont accordés.
Les juges traînés au bûcher sont auprès des mauvais enfants,
Car les juges seront jugés par coupables et innocents.
Au delà des verrous tirés qui d’entre eux pourra s’aborder ?
Qui verra ses lacets rendus, sa cravate et ses vêtements ?
Socrate juge la cité, Jeanne signe le jugement,
Et à la cour siègent ce soir la Reine et Charlotte Corday.


Ils passeront, ils répondront aux tribunaux des derniers jours
Ceux-là qui avaient tant souci de garder leur hermine blanche,
Et les cellules s’ouvriront sans besoin de verrous ni clanches ;
À la cour du suprême appel, ce n’est pas les mêmes toujours,
Ô frères des taules glacées, qui seront du côté du manche,
Les pantins désarticulés attachés au poteau qui penche
Se dresseront pour vous entendre, ô juges qui demeuriez sourds.


Et ceux qui ont passé leurs nuits à remâcher leurs mauvais rêves,
Les pâles joueurs de couteau, les héros morts pour leur combat,
Les filles qui sur le trottoir glissent la drogue dans leurs bas,
Ceux-là qui pendant des années ont perdu leur sang et leur sève,
Par le juge et par le mouchard et par Caïphe et par Judas,
Ils verront le grand Condamné, Roi des condamnés d’ici bas,
Ouvrir pour juges et jugés le temps de la grande relève.

Fresnes, le 23 janvier 1945.