La Mort du fermier (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 200-204).


LA MORT DU FERMIER


Il était mort, soudain, sur son champ, à midi.


Par le chemin passant derrière le village,
À bras d’homme on le porta chez lui.
Son sarrau bleu lui voilait le visage.
Le chien, à coups d’aboi, l’accueillit dans la cour,
Et sa fille, poussant un grand cri sourd,
Laissa tomber par terre,
D’entre ses mains,
Le pain.

La nouvelle courut des clos jusqu’aux chaumières.
Des gens passaient hâtant le pas ;
D’autres, au seuil des portes,

Se rassemblaient et parlaient bas ;
D’autres faisaient escorte

Aux fils du mort qui se hâtaient là-bas ;
Une servante vieille et tannée
Partit chercher la fille aînée
Qui habitait au loin.

Sur son vieux lit refait avec grand soin
On étendit le corps, les mains en pointe.
Deux chandelles brûlaient.
Un peu de sang perlait
Aux lèvres jointes.
Bientôt filles et fils furent là,
Debout,
Dans sa chambre, devant leur père.

Le silence s’y installa
Autoritaire ;
Mais les mouches volaient
De-ci, de-là, en longs remous ;
Et le branlant volet
Laissait filtrer une longue lumière
Par un long trou.

Et les femmes soudain sanglotèrent :

« La terre,
Large et belle, la terre

Qui leur était le bien commun
Depuis toujours, sous les parents défunts,
Qui donc l’émietterait comme un épi d’avoine !
Il faut soigner et conserver le patrimoine
Selon la volonté du mort qui gisait là. »

L’aîné des fils, tout à coup, s’en alla.
On l’entendit, dans la cuisine, ouvrir l’armoire,
Saisir un broc et se verser trois fois à boire.
Et quand on l’eut rejoint, brusquement il parla :
« La terre,
Il faut la vendre ;
Et puisqu’il est celui
Qui seul la peut reprendre,
Grâce à son or,
La terre,
Qu’il ait raison ou qu’il ait tort,
Sera dûment sa terre à lui.
C’était d’ailleurs la volonté du père. »

L’autre fils dit : « Il faut que le bien reste entier,
Commun à tous, avec ses vingt-quatre bonniers
Allant du chemin creux jusqu’à la ferme haute.

Le vendre ou le couper serait là lourde faute. »


L’aîné haussa les épaules et ne répondit pas.

L’une des sœurs violemment saisit son bras,
Et lui tendant le poing, comme un morceau de haine,
Jura : « Si notre terre était vendue un jour,
Il ne s’y ferait plus ni moisson, ni labour,
Et la mort seule aurait pour soi tout le domaine. »

L’aîné, qui la savait sorcière, eut un sursaut ;
Mais sa colère et sa rancune étant trop fortes,
Il fit un geste bref et lui montra la porte.

Alors ce fut à qui lui crierait le plus haut :
Qu’il était fourbe et ladre et doublement infâme.
On lui reprochait tout : sa ruse et son argent ;
On lui jetait au front ce que disaient les gens
De sa fille deux fois mère et de sa femme
Dont le village entier avait connu le lit.
Lui seul, depuis vingt ans, les avait tous salis.
Les yeux luisaient, les poings serraient leur rage,
Des coups brusques sonnaient sur la table de bois
Et la maison tremblait du seuil jusques au toit,
Tant s’amassait de hargne en ce funèbre orage.

Oh ! ce combat sinistre et rauque, à volets clos,

Dans le silence entier des campagnes massives ;
Ceux qui passaient se regardaient au bord du clos

En surprenant soudain les haines convulsives
Qui se mordaient et se déchiraient là.

Le charpentier survint pour prendre la mesure
Du mort chargeant le lit de sa vaste ossature.
Aux coups de son talon la porte s’ébranla.
Un brusque arrêt barra le cours de la querelle.
Les sœurs, prises de peur, se parlaient bas entre elles.
Le charpentier cria son nom et l’on ouvrit.
Son mètre en main, il s’approcha du lit :
Les chandelles s’étaient peu à peu consumées ;
La lame de lumière entrant par le volet fermé
Barrait le front du mort, étrangement ;
Et les taons et les mouches
S’arrêtaient par moments
Pour boire aux deux caillots de sang

Qui rougissaient sa bouche.