La Mort des yeux/Texte entier


À ma Mère, bien affectueusement,
je dédie ces pages de pitié et d’amour.


PREMIÈRE PARTIE


« Brille donc davantage intérieurement, ô céleste lumière ! que toutes les facultés de mon esprit soient pénétrées de tes rayons ; mets des yeux à mon âme ; écarte et disperse tous les brouillards, afin que je puisse voir et dire les choses invisibles aux yeux des Mortels ».

Milton (Le Paradis Perdu).


Mardi-Septembre



Minuit…

J’ai laissé la lampe veiller près de moi. Elle éclaire timidement, de sa lueur pâle, ma petite chambre de clinique claire et nue comme une âme vide.

J’avais peur de l’ombre tantôt… Il me semblait que c’était celle de mes yeux qui accourait déjà et j’ai voulu la chasser à tout prix, la prier de s’attarder encore… Maintenant que tout se dresse, se détache dans le rayon de la flamme, que mes regards vont dans le jour, qu’ils comprennent les couleurs et les formes, je m’illusionne à nouveau, croyant à d’autres chimères, à des mieux d’hallucination…

Pourtant, il n’y a rien à faire… Au fond, je sens que la mort de la lumière approche, que c’est une affaire de mois, de jours peut-être.

Je vis lentement l’heure de ma lente agonie… Comme les moribonds, j’ai des instants de force sublime ; mes yeux voient des loins infranchissables, fouillent dans l’inconnu jusqu’à des pensées ; puis, tout à coup, revient le trouble qui me chavire, qui m’abat, qui me tue et me donne à pleurer…

Le docteur Bornant a essayé de tout, mais ma chair n’a pas travaillé… Il est venu, ce soir, de son même pas lourd et méthodique, avec sa tête de lion, son air de bonté, frapper à ma porte et j’ai compris que sa visite m’apporterait plus de consolation que de vie.

Il s’est assis au bord de mon lit, m’a parlé doucement, doucement, comme on le ferait pour un enfant ou une femme ; sa main s’est appuyée légère sur ma tempe et je n’ai même pas senti la piqûre de strychnine qu’il m’a faite et qui a donné une goutte de sang !

Oh ! lorsqu’il est sorti, suivi de l’infirmière en tablier blanc, porteuse du panier léger où grelottent les flacons et les toiles, lorsque la porte s’est refermée sur son « bonsoir, mon ami », que je l’ai entendu encore dans le long couloir — un couloir de couvent clair de deux veilleuses — se diriger vers d’autres chambres, vers d’autres misères, comme j’ai senti que j’étais seul !

À vingt ans, souffrir d’une souffrance plus grande que celle d’un mal de cœur, d’un mal d’âme ! Et moi, qui ne croyais à rien qu’à la vie, me voilà étendu depuis près d’un mois dans cette atmosphère tiède et mélancolique qui sent la résurrection et la mort…

On a des prévenances, des attentions, on me sait jeune et l’on me plaint et je déteste la pitié par-dessus tout, cette pitié mère d’amour que je sens déjà m’amener des femmes dont toute la volupté tient dans la charité et dans la faiblesse.

Mes yeux ! Mes yeux !

Rien ne les retiendra donc au bord de l’abîme d’ombre où ils vont se noyer ?

Et ma tête tourne, tourne ; et le morceau de glace jeté là-bas, sur ma toilette, me renvoie mon image, une image de spectre blond et blanc, aux lèvres rouges mordues de fièvre, aux trous immenses, des trous qui remplacent des yeux…


Jeudi…



Sur le plateau, dans la tasse en terre de Renan, brillante et coloriée, le café que m’apporte la servante fume et son parfum monte léger dans un nuage.

Par les volets entr’ouverts, le jour, un jour d’ardoise et de métal, un jour de plomb et de pluie qui alourdit, s’infiltre et je m’éveille fatigué d’une nuit sans sommeil.

— Monsieur viendra-t-il à la salle à manger aujourd’hui ?

— Oui, Louisa.

— Monsieur se sent mieux qu’hier, n’est-ce pas ?

Accoudé sur mes oreillers, je regarde cette belle fille de montagne, saine et forte, dont les cheveux lourds et cuivrés s’échappent en vagues du bonnet vaudois. Elle est rose comme un nuage d’automne au soleil couchant et je compare ma pauvre fragilité à cette robustesse, et je me demande si, en accouplant une des fleurs anémiées à cette fleur du Là-Haut, elle ne reprendrait pas du souffle et de la beauté.

Et je me lève, les jambes sans force, les reins fatigués d’un excès de lit…, je vais tâcher d’oublier près des autres un peu de moi-même.

Qui vais-je rencontrer dans le clair-obscur du hall ? Quels yeux encore angoissés et meurtris accourent ici comme à la source miraculeuse qui guérit ?

Ô la croyance, la foi irraisonnée ! que cela fait du bien d’espérer d’une espérance qui est une portion de rêve et qui se réalise par cette force du désir, du vouloir qui double l’efficacité du remède, qui devient l’aide sacrée du docteur.

J’ai eu cette foi aussi, une foi immense, immesurée et le doute l’a clouée ainsi qu’un ciel de pluie cloue des nuages sur un coin de soleil. Oui, j’ai attendu ce mieux avec un battement de tout mon être qui se tendait, avec une ardeur de prostituée à la besogne, et aussi avec le calme et la sérénité d’un enfant qui va vers l’autel recevoir l’hostie, et le mieux n’est pas venu…

Alors je me suis égaré dans mes pensées, dans mes cauchemars, dans mon délire, je me suis vu les yeux clos m’accrochant aux murs pour ne pas tomber, rôdant dans ma nuit définitive parmi le flot des foules, un flot qui me berçait de droite à gauche, dans un mouvement insensé de roulis, et qui me rejetait comme une épave après s’être fatigué longtemps de moi. Si je pouvais revenir sur tout cela, effacer de mon imagination ce tableau de détresse !

Je voudrais être ma petite voisine de chambre d’il y a huit jours ! Elle était descendue de son vieux Fribourg, haletante et émue, apportant au docteur Bornant, de la Clinique Val-Grand, son mal et sa conscience agitée. Elle s’était laissée aimer dans l’abandon de son être fragile, un soir en promenant au bord de la Sarine avec un ami, au son des cloches du Dimanche qui bôômbaient dans les tours de Saint-Nicolas. Marie Darlé et Jacques Castela avaient repris souvent la même route ; ils étaient arrivés à l’heure de confiance où entre deux baisers on parle d’avenir et l’on fait des projets. Marie s’était laissée aller à la berceuse de joie de ses vingt ans ; mais, un jour, dans la solitude de sa chambre qui donnait sur la ville haute, elle avait pensé à ses yeux endoloris, ses yeux sur lesquels elle ne devait guère compter et elle avait souffert horriblement, ne sachant plus si elle devait se donner à présent, faire supporter à un autre son inquiétude de presque infirme qui va au petit bonheur de la vie, entre le mieux et le pire.

C’est alors qu’elle était venue… Et le docteur Bornant, comme à moi, lui avait pris les mains, l’avait consolée.

— Oui, mon enfant, vous pouvez vous marier, si celui qui vous a choisie vous aime bien… bien… Soignez-vous beaucoup, lisez peu et ne brodez pas, vous conserverez ainsi toujours votre vue.

Et comme il reprenait : « si celui qui vous a choisie, vous aime bien…, bien… » elle eut un court mouvement de révolte sourde.

— C’est de la charité qu’il me faut, n’est-ce pas, docteur ?

— Non, mon amie, ce n’est pas de la charité, c’est de l’amour, un grand amour.

Alors un sourire vint qui éclaira le visage pâle de la jeune fille, ses yeux presque éteints eurent des lueurs étranges, des lueurs qui criaient la reconnaissance déjà.

S’il ne fallait qu’un grand amour ! Ô ! comme elle était sûre de celui de son Jacques ! C’était donc possible qu’elle eût droit au bonheur !

Et elle avait envie de s’agenouiller, de baiser à coups redoublés les mains blanches et fines du praticien, mais les mercis s’étranglaient dans sa gorge et elle ne se sentit que la force de courir vers la porte donnant sur la rue et d’y arriver à temps pour pleurer…

Où est-elle maintenant cette douce passante ? Les quelques jours de repos vécus ici l’ont presque sauvée. L’amour achèvera-t-il de la guérir ?

C’est elle-même qui le soir, à la veillée, m’a conté sa peine et m’a dit sa joie.


Et moi aussi je devrais vivre ! Je devrais vivre pour ce cœur qui bat loin du mien, pour ma petite amie de là-bas, aux lignes fragiles, aux cheveux dorés, aux gestes de langueur.

En quittant ma Provence, Resey Charlin m’a baisé les yeux doucement et a murmuré très tendre : « Vous guérirez, vous guérirez, j’en suis sûre… » Et je ne guéris pas malgré cette promesse d’ange, malgré ce baiser, malgré tout…


Vendredi



Je suis allé me promener au bord du Léman, à Ouchy. Les allées étaient presque vides et des feuilles tombaient doucement en musique…

J’ai suivi les cygnes qui glissaient le long des quais et semblaient de petits pages blancs portant la robe lamée du lac.

Sans savoir, j’ai marché longtemps, n’ayant rien croisé que de jeunes anglaises décolorées qui portaient des raquettes.

Comme j’étais las de me traîner, j’ai cherché un banc, me suis assis et j’ai senti encore plus de silence et de mélancolie autour de moi.

J’ai pleuré lâchement, sans oser me défendre… Pourtant les larmes qui coulaient de mes yeux n’étaient que les larmes de mon cœur.

Il me manquait quelqu’un à cette heure… Je devrais fuir la solitude à tout prix et je ne peux pas ; je cours dans le vide, à la recherche d’une impossibilité ; ma mémoire s’agite, travaille dans des gris crépusculaires qui ne s’éclaircissent point.

J’ai cru que je devenais fou, un moment… Une femme passait que j’ai prise pour elle. Sa robe était blanche et son chapeau tanguait mollement sur ses cheveux lourds… Je me suis levé. C’était la même taille, le même dessin des formes ; je devinais l’iris bleu sous le battement rythmique des cils allongés. J’ai couru et j’ai appelé « Resey ! Resey ! » Et elle s’est retournée qui ne m’a pas reconnu et qui s’est enfuie au grand trot de ses petites bottines craquant sur le gravier.

Alors j’ai senti le souffle qui me manquait, que j’étouffais en moi, que je chavirais… Lorsque j’ai rouvert les yeux, après un instant d’abattement, je n’ai plus rien vu qu’une forme vague, indécise comme une esquisse, qui se fondait sur un lointain de couleurs mortes.

C’était fini de ma vision.

J’ai repris le chemin de la Clinique, presque égaré dans l’ombre venue. Les lampes électriques noyaient dans leur reflet la silhouette des arbres qui semblaient de grands spectres légers et fous. À tâtons je me suis avancé parmi ces lueurs clignotantes, devenant plus nombreuses vers la ville penchée. Les trottoirs, sous ces faux jours, m’apparaissaient comme des flaques d’eau et ma canne tâtait les vides en avançant.

Ô ces promenades du soir, inquiétantes, dans ces lumières diaphanes qui sont, qui ne sont plus, qui sont encore ! Toutes ces intermittences de clartés et de ténèbres me font vaciller et je cherche pour m’y engouffrer une petite rue déserte et étroite où l’ombre est égale et où les passants ne me bousculent pas.

J’ai repris le chemin de la Clinique, hésitant comme un aveugle, titubant comme un homme ivre, en voyant défiler devant mes regards anémiques les toits gothiques des maisons qui dansaient.


Après-midi.



Rien ne change… Toujours des yeux cachés derrière des verres noirs, derrière des toiles. On cause encore de son mal, le même mal, l’éternel même mal ; cela m’énerve au degré d’un refrain qui se chanterait à toute heure, à toute minute.

Il me prend des envies de bâillonner ces bouches qui ont l’air de ne savoir rien dire que les mots de cataracte, rétine, atrophie et je le pourrais en agrandissant le bandeau qui couvre ces figures à moitié.

Mais que puis-je contre cette misère attroupée qui interroge, fébrile, qui boit avidement ce qu’on lui apprend d’un régime à suivre, qui se jette sur un cas de guérison comme un fauve sur un morceau de chair ?

Pourtant il fait si bon oublier ! Ils ne m’écouteront pas si je leur dis « parlons d’autre chose » ou, s’ils m’écoutent, je sentirai toujours gronder en eux ce désir de revenir, tant ces gens ont besoin, aujourd’hui, de côtoyer la souffrance en croyant ainsi plus vite l’éviter.

Non, décidément ils ne veulent pas « autre chose » et je regrette d’avoir quitté ma chambre, de m’être mêlé aux nouveaux venus. J’aurais désiré tant entendre parler des loins, des pays absents, des chers laissés, en rencontrer un qui pensât comme moi, qui me comprît. J’ai besoin de déverser le trop plein de ma vie intérieure, de me faire écouter… J’ai besoin d’expansion et de conseils. Il me faudrait toute la sensibilité, la tendresse d’une femme, pour me livrer, pour m’étendre…

Une jeune fille a passé tantôt, un livre à la main. Elle est grande et fine, et me donne avec son teint mat, ses lèvres d’amoureuse, l’impression d’une fleur de plein air que j’ai peur de voir se faner ici. Qui est-elle ? Sûrement pas une malade, probablement quelque consolatrice encore ; il en faut tant… Et la voilà qui revient guidant, maintenant, une vieille femme tremblotante qui hésite à poser ses pas.

— Tenez, asseyez-vous là, maman, dans ce fauteuil, contre le jour, vous serez bien…

Prévenante, elle avance le siège, soutient sa mère, et, lorsque celle-ci est posée contre le velours, que des mantilles la couvrent, l’enveloppent, l’enfant se met à son côté pour faire la lecture…

Et j’écoute aussi cette voix claire et pure qui chantonne un peu et je crois entendre ma Resey qui n’est pas près de moi.

Je pense à la petite salle à manger de là-bas, de ce là-bas d’outre-frontière, plus loin que le lac, vers la fin du Rhône, où le soir on se réunissait. Resey lisait tout bas ; nous regardions ensemble d’anciennes gravures et quelquefois elle se mettait au piano et s’accompagnait…

Oui, je l’entends, en cette jolie figure assise dans ce coin d’ombre éclairci à peine par une goutte de soleil qui tombe de la baie comme d’un vitrail.

Je l’entends… je l’entends… Et le murmure continu monotone, dans le silence coupé à peine par les petites quintes de toux de la vieille qui tremble…


Onze heures, soir.



Le docteur Bornant fait sa tournée quotidienne, malgré l’heure tardive, l’heure de sommeil.

En entrant il m’a demandé pardon d’arriver si tard, comme si sa bonté et son travail nécessitaient une excuse !

— Un pauvre diable qui a reçu un éclat de cuivre dans l’œil droit ; alors il a fallu que j’aille tout de suite… vous comprenez ?… L’iris avait déjà perdu sa couleur. C’est comme un empoisonnement de tout l’organe si l’on n’arrive à temps et l’ablation deviendrait obligatoire.

— Et… ?

— Et nous sommes arrivés heureusement, mais non sans peine. L’éclat s’était logé dans la chambre antérieure ; j’ai soulevé le lambeau cornéen, tandis que mon aide présentait un aimant, et le métal a suivi assez docile.

Simplement, il m’a conté l’histoire, le petit drame ; puis, après un instant qui m’a paru un soupir, une plainte à l’humanité, il m’a demandé de mes nouvelles, comment j’avais passé la journée.

Et je lui ai raconté ma promenade à Ouchy, ma solitude, mes égarements et mes craintes encore.

Il m’a raisonné comme un père attentif et bon ; je me suis senti devenir tout petit, sous mes couvertures bordées et j’aurais voulu qu’il restât, ainsi, longtemps, longtemps près de moi, à me parler, à me faire du bien.

Que je dois être faible pour m’accrocher ainsi à chaque parole des plus forts que moi !

— Nous allons faire une injection sous-conjonctivale… Vous voulez bien, n’est-ce pas ? Les résultats de la dernière sont assez bons… il faut continuer…

Et ma tête, posée à sa portée, il me prie de regarder un point fixe, en haut…

Dans le jour de la lampe, que l’infirmière tenait élevée au-dessus de ma tête, j’ai vu s’avancer l’aiguille effilée et je l’ai sentie qui grinçait en s’enfonçant, énervante, sous mes paupières crispées…

Une seconde cela… un temps rapide qui ne permet pas un cri, une portée de main pour tout arracher…

Abattu, brisé par la secousse, la respiration courte et le visage blême, je me laisse maintenant poser le coton humide et m’envelopper de toile les yeux, longuement…


Nuit…



Ces bandages m’étouffent et je sens mes yeux qui crient sous eux… J’ai des lancées aux tempes ; le sublimé qui agit semble creuser en moi de petits sillons douloureux.

Je tourne, je retourne dans ce lit dont les couvertures s’échappent et les oreillers s’écroulent. J’ai froid et j’ai chaud et la fièvre me prend par saccades qui me laisse grelottant et désemparé.

— Si j’appelais !

Mes doigts vont en tâtonnant sur le mur, ainsi que des araignées, pour trouver la sonnerie. Et la voilà maintenant qui s’agite, éraillée, plus vacarmeuse dans la nuit.

C’est Louisa qui accourt et m’interroge d’une voix blanche, une voix de sommeil.

— J’ai soif… j’ai soif… donnez-moi à boire…

Et, tandis qu’elle va chercher de quoi mouiller mes lèvres, je la devine mal éveillée, les jupes battantes, agrafées à la hâte, la taille lâche sans corset, la gorge défaite.

Une idée me prend atroce et basse de la saisir quand elle reviendra, de la coucher, de l’étreindre…

Elle n’osera pas se défendre et appeler et nous étoufferons nos soupirs en les écrasant bouche contre bouche.

J’entends le bruit assourdi des pantoufles qui battent le parquet, ma porte qui s’ouvre… Je simule un assoupissement… Je veux que Louisa s’approche, et me voit presque dévêtu…

L’odeur mâle l’attirera et je l’enlacerai à la minute exacte de curiosité lorsqu’elle se sera avancée davantage.

Et je ne vois toujours rien sous l’épais bandage qui me presse comme dans un étau. Il faut que ma sensibilité, ma compréhension, ma vue intérieure me fasse deviner, suivre attentif chaque geste de cette fille, que je me guide de son souffle, de son frôlement, de la pensée de sa pensée, de son désir que j’imagine.

Peut-être que je torture à tort ma délicatesse, que je mets trop de forme dans l’accomplissement de mon dessein et que Louisa est une femme de chambre à toute mission, à toute épreuve, jetée ici en pâture à la passion des énervés du lit tout seul.

Oui, mais si elle n’était pas cela ?

Et ma raison s’égare, se perd… Alors j’ai une minute forte et folle et je saisis la fille. Comme cela, je saurai bien…

À présent, elle se débat inquiète dans mes bras qui la meurtrissent, sous mes doigts qui vont, instinctifs, vers les pans de jupes, lacérant les boutonnières.

— Monsieur… Monsieur…

Mes baisers goulus de malade privé assomment son restant de voix.

— Tais-toi… tais-toi… je te veux…

Je m’attache ainsi qu’une pieuvre à cette chair ferme, parfumée de son parfum qui sent le neuf, le linge humide, la montagne…

Je continue à ne voir rien, toujours rien, et c’est mon obscurité qui me donne plus forte la dose de témérité bestiale et brute.

Et elle ? elle ?

Je comprends sous moi ses yeux effarés et battus qui cherchent la pitié d’un regard et qui se heurtent incessamment à cet empaquettement de linge qu’est ma tête.

Je dois lui apparaître comme une atroce poupée d’enfant, sans expression, quelque mannequin horrible dont l’étoffe cache la sciure et les crins et qui s’agiterait diaboliquement tout à coup.

Je fane de mon haleine brûlante et empoisonnée cette fleur ardente qui ne se défend plus, qui croule dans l’abandon de ses idées, dans l’atmosphère emplie de spasmes, avec une navrante résignation de bête soumise.

Il semble qu’elle râle dans sa joie des sens énervés et que sa donation est une agonie.

Puis plus rien… nos corps mêlés, assoupis, sans force, comme des loques…

Ô cette pitié folle qui me prend en ce moment pour cette fille souillée ! Je prends sa tête lourde, je l’appuie contre ma poitrine et je la caresse lentement de mes larmes chaudes qui coulent, une à une, de mes yeux ensevelis.

C’est mon tour de consolation enfin ! J’étais jaloux des autres, de ne pouvoir faire comme eux !

Je crois maintenant que j’ai créé exprès de la souffrance pour le plaisir immense de la soulager.

Il n’y a plus de secours possible pourtant et cette détresse de femme va ressembler étrangement, demain, à ma détresse à moi.

Oui, je la berce l’enfant blonde du pays des neiges et des vignes comme on me berce avec des mots jolis qui sont des mensonges, des mots de comédies et de romans, des mots qui font oublier un peu, des mots qui sont comme les voilettes atténuant des rides et cachant des horreurs…

Deux heures sonnent à l’église voisine, dans la ruelle d’en face. Le matin naît, nimbé d’ombre, dans une paix absolue.

Seul, mon lit craque, gémit sourdement, par intervalles, dans la Maison des Yeux. C’est une note jetée hagarde dans la symphonie des souffles et des respirations lourdes, jouée par les malades étendus sur leur couche, dans leur chambre, à côté…

Il faut que Louisa sorte d’ici avant le jour, qu’on ne devine rien…

Meurtrie d’amour, lasse encore de la secousse, elle se revêt lentement de ses pauvres linges frippés en évitant les bruissements d’étoffe.

Je la devine le cœur serré, près de moi qui ne lui dis plus rien, repris par mes mauvais rêves…

Est-ce donc l’écœurement qui remplacera ma pitié ?

J’ai honte à présent et la fille de la montagne n’est plus, dans ma nuit, qu’un remords.

Va-t-en !… Va-t-en !…

Des envies me prennent de lui crier ces mots… Mais elle sort doucement, à petits pas, dans la pénombre de l’heure ainsi qu’une passante chassée qui aurait compris.

Mes yeux verrouillés toujours n’ont pas vu si la servante avait un visage de morte, mais il m’a semblé, après sa sortie, qu’il traînait dans ma chambre comme un sanglot étouffé.


Dimanche



Dans l’église d’en face, petite, blanche, dentelée, entourée d’un jardinet, comme une tombe, on chante et les airs m’arrivent religieux et lents frappant mes vitres.

Ce sont des voix de femmes et des voix d’enfants mêlées aux voix de l’orgue ; des voix infinies, des voix d’au-delà…

Je me suis éveillé dans cette mélodie pieuse, reposante et sacrée et j’ai cru que c’était un rêve très doux qui continuait au matin.

Il m’a pris le désir de me lever vite, de courir à l’église, de m’agenouiller et j’ai oublié ma fatigue des veilles, la défense que l’on m’a faite de sortir.

Le ciel est net et le soleil tremble dans le feuillage sur mon chemin…

Tout me paraît reposé, nouveau, meilleur.

C’est Dimanche pour mes yeux et pour mon cœur aussi.

Je bois des couleurs et de l’air avidement comme un poitrinaire… Une autre vie passe en moi calme et pure…

J’ai trouvé de la joie…

. . . . . . . . . . . . . . .

Quelle délicieuse petite chapelle catholique et simple, égarée ici, presque cachée, semblant avoir peur et frissonner au souffle du vent !

Y a-t-il assez longtemps que je n’ai pas respiré de la fumée d’encens et vu ces statues de vierges blanches et rigides dans la lueur des vitraux qui les anime un peu !

Je viens d’apercevoir, les yeux baissés sur son missel, la petite lectrice de l’autre jour.

Pour qui prie-t-elle ?

Elle paraît être mise sous mes regards, chaque fois, pour en rappeler une autre !

À la sortie je tâcherai d’être près d’elle et je lui offrirai de l’eau bénite.

Je continue à errer de tout le restant de force de mes yeux, sur la foule à genoux qui prie ou qui rêve, mains jointes…

Les voix de tantôt se sont tues ; le prêtre en surplis, seul, continue, monotone, à dire sa messe.

C’est l’élévation…

Et comme les autres j’ai baissé la tête et j’ai frappé trois fois ma poitrine sans savoir, au juste, pourquoi je la frappais.

La sonnette dreline à petits coups, par intervalles, laissant un temps de méditation entre ses battements.

Je ne dois pas savoir implorer. Les mots, les prières ne viennent plus à ma bouche comme jadis. J’ai peut-être oublié Dieu ! Qui sait ! Et pourtant je me trouve infiniment bien, infiniment ému sous ses voûtes, desquelles semble tomber de la douceur, parmi ces femmes égrenant un chapelet, en face de l’autel de marbre sur lequel la flamme des cierges vacille.

Est-ce bien moi ?

Je voudrais que l’office ne fût jamais fini, continuer à voguer de toutes les voiles de mon âme neuve dans ce vague enlisant où je me perds.

Quelque chose me dit qu’à la même heure Resey est à l’église, et c’est peut-être par communion de pensée que je reste ici.

Rien ne me sert de m’être débattu dans cet amour… J’y reviens sans cesse… Je me suis persuadé que c’était une lâcheté, que je n’avais pas le droit, et quelque chose de plus fort, d’intime m’a convaincu, a lassé ma résistance… Voilà mon meâ culpâ de tantôt.

J’ai une excuse, une seule à ma raison, c’est que je ne savais pas quand j’ai commencé, quand j’ai dit…

Et cette soirée d’octobre, de première confidence, d’il y a un an, me revient en la mémoire avec ses détails, ses gestes, son tout, premiers pas d’un cœur qui d’abord hésite, puis s’habitue à son doute, puis va tout son chemin.


Octobre…



La lourdeur de pas incertains, de bruits de canne qui tâtonne m’ont fait tourner la tête, et de ce banc de promenade, sur lequel je me suis assis, à l’ombre des marronniers, dans ce jardin de ville, j’ai vu s’avancer un vieillard, presque une loque, les yeux enterrés sous des verres noirs.

La misère va instinctivement vers la misère.

J’ai aidé ce passant à trouver une place près de moi. Il m’a remercié avec des mots qui avaient l’air de sangloter un peu et de petits gestes saccadés, machinaux, qui paraissaient être un ajoutage à la reconnaissance des paroles.

Il resta un instant perdu, désorienté, immobile, affreux, égaré dans la recherche d’un souvenir, alors que j’achevais de le contempler sans rien dire.

C’était un homme d’une soixantaine d’années, petit, maigre, chétif, dont les vêtements trop amples de velours usé, ballottaient comme des voiles mal tendues sur son corps flétri par la souffrance et l’âge.

— Vous avez mal aux yeux ?

Il s’était cru seul… Ma voix sembla le faire revivre ; sa tête hocha de mon côté, ses mains calleuses et parcheminées s’appuyèrent, croisées, sur la pomme de son bâton ; il parut revenir de très loin, d’un monde de pensées…

— Très mal, très mal…

— Qu’avez-vous ?

— Je suis aveugle.

— Avez-vous essayé quelque chose pour guérir ?

— Tout.

— Et l’on n’a rien pu faire ?

— Rien.

— Quelle est la cause de votre cécité ?

— On m’a poignardé les yeux…

La phrase m’arriva si déchirée, si étrange et si brutale, que j’eus un moment la crainte de m’être trouvé sur le chemin d’un aveugle doublé d’un fou.

Il dut comprendre ma surprise car il ajouta presque aussitôt :

— Oui, on m’a poignardé les yeux… Imaginez un assassin raffiné, savant, mystique, qui choisit pour planter son couteau, l’orbite à la place du cœur ! Eh bien, monsieur, cet assassin existe, vous parlez à une de ses victimes, il habite Paris, il a un hôtel, des chevaux, il gagne de l’argent à force de tuer des yeux et on lui laisse continuer son commerce, son trafic, on ne l’arrête pas…

Ah ! le gueux ! le gueux !

L’horrible vieillard s’était redressé ; son buste paraissait grandi de moitié ; la vie semblait le reprendre en parlant de la mort ; il tendait son poing serré, les ongles meurtrissant la chair, dans le vide où devait se dresser pour lui l’apparition exécrée de l’homme…

— Je suis le prisonnier de l’ombre…

C’est le docteur Galki de Paris qui m’a enfermé dans de la nuit, au lieu de me vendre de la lumière que je ne marchandais même pas.

Le gueux ! le gueux !

Les arbres, autour de nous, continuaient à frissonner comme si jusqu’à leur âme pouvait arriver la voix irritée et sourde du passant. Tout le jardin semblait comprendre. On eût dit que les prés et les champs de vignes, dégringolant en pente vers le lac, souffraient et que les jets d’eau coulaient des larmes dans les bassins où se baignaient les cygnes, mollement. L’allée s’était vêtue de solitude et les enfants jouant près de leurs bonnes avaient cessé simultanément leurs cris. Il y avait une force naturelle qui les éloignait de notre banc comme d’un coin de tristesse qui n’est pas aimé des petits, qui n’est pas fait encore pour eux.

Le vieillard reprit :

— J’étais venu confiant trouver le grand oculiste ; je souffrais d’une inflammation des paupières occasionnée par le travail et les veilles.

Beaucoup de négligence et un manque de soins avaient aggravé mon état.

Introduit dans le cabinet de consultations, le docteur, après avoir jeté un coup d’œil sur ma mise simple et propre qui était celle d’un ouvrier, le dimanche, m’aborda durement par ces mots :

— Vous savez que c’est soixante francs la visite !

— Je sais, docteur, je me suis mis en règle.

— Alors venez…

Il me fit asseoir sur un tabouret, dans une chambre noire où brûlait une grosse lampe à gaz.

— Regardez-moi.

Mes yeux obéissants s’en allaient de droite à gauche, de haut en bas, sous ses commandements brusques, et j’avais le cœur serré de tant de rudesse. J’avais cru que le mal attirait la pitié et la bonté, qu’il fallait l’envelopper de paroles douces et consolantes, que c’était un devoir de l’apaiser, de l’éloigner, de faire quelque chose pour qu’on l’oubliât.

Je ne trouvais rien de tout cela chez cet homme et il n’y avait même pas, dans ce cabinet sévère meublé de livres, de grands tableaux couverts de lettres petites et grosses pour les examens de la vue, un rayon de soleil venant éclabousser les vitres, mettant un peu de joie, comme un rayon d’espérance sur ce chemin où se succédaient des peines semblables, venant, innocentes et croyantes, chercher la même voie de guérison.

Il me jeta des mots savants, auxquels je ne compris rien, et je ne sus au juste qu’une chose, en sortant, celle que j’étais gravement atteint, qu’il fallait me prêter à une opération.

— Je vous attends après-demain.

Et je revins, comme cela, des dix minutes et des dix minutes qui me coûtaient mes économies et m’apportaient de la détresse.

Ah ! ce jour de l’assassinat !

Il y avait autour de mon lit, dressé au milieu de la chambre, une foule d’aides et d’élèves. Et le docteur Galki les instruisait sur mon cas, leur donnait des détails. Il semblait me considérer comme une chair morte, prête à disséquer, une chair d’hôpital ; il ne faisait point attention que je pouvais souffrir de l’entendre.

— Nous pourrions essayer cela…

J’étais le champ d’expérience, je comprenais déjà, mais je comprenais mal. Il me prenait des envies de m’arracher à cette chirurgie d’étudiants, d’apprentis… je n’osais pas et je restais figé dans mon appréhension, les yeux rivés vers la table couverte de linges, sur laquelle les instruments jetaient la note criarde de leur métal.

Alors l’oculiste retroussa ses manches, écarta de ses longs doigts mes paupières qui pesaient lourdes sur mes yeux et pencha sa lancette.

— Docteur… docteur…

Mais il feignait de ne pas entendre, de ne pas voir les gouttes de sueur froide qui perlaient sur mon front, tous mes membres qui se raidissaient en tremblant.

— Ne bougez plus.

Et le couteau s’enfonça lâche et profond tandis que j’étais secoué d’un frisson immense qui faisait claquer mes dents.

— Ne bougez plus, nom de D…

— Mes yeux ! mes yeux !

— Ne bougez plus…

— Mes yeux !

Le sang coulait qui me mouillait maintenant, jusques aux lèvres. C’était fini…

— Quel travail voulez-vous que l’on f… avec des brutes pareilles !

Ce furent les dernières paroles que j’entendis. Mes oreilles bourdonnèrent, mes tempes battirent, je m’évanouis. Je n’ai plus recouvert la vue depuis.

Le gueux, le gueux !

Le soir noyait doucement la campagne, le vent de la nuit jouait des accords plaintifs en caressant les feuilles qui tombaient, comme des plaques d’or bruni, dans le grand vide des allées. La forme des montagnes de Savoie s’évanouissait lente, à regret, dans la buée humide et violette des fins de jour d’octobre. C’était la mort de la nature une nouvelle fois, une mort qui s’accordait charitable à celle que le vieux achevait de conter.

Je le remis sur son chemin et je le vis qui se dirigeait, par habitude, le long des grands arbres, étendant encore son bras vers des formes éteintes, dans un geste douloureux de malédiction.


10 Novembre…



Cette lettre qui m’arrive du Midi et que l’infirmière me lit m’est tellement chère que j’ai eu honte de ne l’avoir décachetée moi-même, de n’avoir enfreint les ordres du Docteur, car il est des jalousies de bonheur et de lignes écrites qui m’enveloppent à la manière de la joie avare que j’ai de ne pas prêter des livres aimés et des images rares.

Quel égoïsme douloureux mais aussi quel orgueil raffiné j’éprouve à la lecture monotonement harmonieuse de cette femme qui en parle une autre et qui en peut souffrir !

« Je suis venue ce matin, comme aux autres jours, vous apporter ma pensée première et j’ai fait à Notre-Dame d’Amour l’invocation familière de mon âme, lui demandant vos repos de peines qui s’égouttent de loin en moi qui ne vous ai plus que de cœur. »

Il m’a semblé que la voix de l’infirmière tremblait un peu ; j’ai essayé de rire, mais l’infirmière avait les yeux mouillés et je me suis tu.

— Voulez-vous que nous répondions aujourd’hui ?

— Non, plus tard, je veux écrire moi-même ; je demanderai, demain, la permission au Docteur.

Elle a posé la lettre sur la table de nuit, près de moi, avec un regret ou une peine, je ne sais, puis elle s’est avancée pour me refaire mon bandage et la toile roulée s’est dévidée lentement blanche sur mes yeux.

Aujourd’hui je ne sortirai pas.

L’infirmière dans le silence des pantoufles a des pas qui se cachent.

— Que faites-vous ?

Cela m’énerve de savoir une femme dans ma chambre quand je ne peux l’apercevoir, suivre la marche de ses gestes, défendre à sa curiosité.

J’ai peur de comprendre qu’elle va trouver quelque chose qui n’existe pas, et je crains l’éparpillement négligé des vêtements ôtés à la hâte et jetés au dos des chaises qu’elle range. Je deviens inquiet, maniaque, grogneur, je suis gêné que l’on touche à un caleçon tombé, à des bas égarés sous un lit. Il y a des intimités de doigts qui m’obsèdent ; je crains à des restants de tiédeur aux flottants des linges directement frôleurs de peau et je souffre que l’on me devine sans moi.

Pourtant après les sudations dans l’emprisonnement des couvertures de laine et l’absorption des tisanes molles, fades ou amères : mauve, bourrache, camomille, au sortir de ces transpirations factices, brisant les os, laissant humide et gluant, je me suis livré, dans de mêmes mains, au séchage de corps bienfaisant et brutal !

Est-ce ma faiblesse, si près de l’évanouissement, qui me laissait m’offrir sans arrière-pensée aux frictions des gants de crin, aux tendresses des serviettes éponge, au renouveau tranquille des changements de draps ?

L’infirmière est sortie ; elle a eu l’air de suivre ma pensée qui la mettait à la porte.



Je suis seul…

L’heure plane… En étendant le bras, je puis toucher la lettre.

Je connais les doigts qui l’ont écrite… L’infirmière m’a dit la forme et la couleur du papier. Il y a, à Aix, dans la rue Thiers, un libraire qui m’a vendu le même.

Je peuple ma solitude de menus détails ; mon imagination pousse la porte de la boutique, un timbre résonne ; le marchand est petit, vieux, maigre ; il porte un bonnet carré sur des cheveux rares ; il s’appelle monsieur Piche et il a une fille jolie qui m’offre des cartes postales très laides.

Voici les pavés larges du cours Mirabeau et les hôtels froids et solennels qui semblent regarder avec dédain le modernisme des gens qui passent.

Les beaux platanes doivent avoir maintenant des feuilles rousses ; des vendeuses de violettes et de chrysanthèmes doivent circuler dans les rues et le soleil doit être doux qui se pose sur les cariatides déjà patinées d’âge et de brouillard.

Je promène au bras de Resey… Nous sommes devant la Fontaine des Trois Grâces qui a un large rire d’eau. Les allées reprennent longuement désertes et le pas à pas s’enfonce dans le silence.

Quelle ville de méditation !

Ce couvent au bout de l’avenue Saint-Louis est bien dans son cadre de majesté et de recueillement. Ici les chemins et les maisons sont une suite de parloirs !

— Resey, te souviens-tu des Ursulines ?

Regarde la petite porte d’où tu distribuais la soupe aux pauvres, le matin !

Est-ce que tu reconnais la tourière ?

Je t’ai vue là pour la première fois ; tu étais encore en pension ; c’était à l’époque de tes examens… Je passais, j’ai regardé, tu as rougi…

Tu étais une grande fille en sarrau noir !

Le lendemain je suis revenu, tu n’étais plus devant la porte…

Un jour, par la fenêtre haute de la salle d’études, tu m’as jeté une grosse rose que j’ai ramassée, comme une fleur de sang, dans la poussière.

Te souviens-tu ?

Il y avait une amie avec toi… Dans l’encadrement gothique de la fenêtre vous faisiez d’en-bas un petit tableau d’église : deux saintes estompées derrière la gravité des barreaux de fer.

Aix ! Aix !

De ma petite chambre de clinique, solitaire et triste je pense à toi infiniment ! Sous mes yeux fermés vient l’image de ta belle figure de morte qui n’a qu’un peu de plâtre écaillé aux joues, mais qui garde intacte sa bouche qui est le jardin et l’allée et le ciel ! Je caresse la transparence de ton atmosphère aimée qui te fait la cour chèrement et t’apporte en ces mains de fiancé les bouquets pieux des mousses qui se fânent.

Moi, qui souffre et toi qui es morte !

Ma pensée et ton cœur se joignent et, devant Novembre qui pleure, tu peux encore tendrement voir tomber les larmes des mois, tandis que ma jeunesse est close et que devant les fenêtres fermées, dans cette chambre de malade, je ne puis, par cette après-midi languissante, qu’imaginer la couleur des saisons !


Mercredi.



À midi, on sonne une cloche pour annoncer le déjeuner. Les malades arrivent, un à un, tandis que dans le couloir qui donne sur la porte des chambres, d’autres — les derniers opérés — continuent, au bras de leur garde, les pas de leur promenade hygiénique.

On se salue et on serre des mains avant de prendre la place coutumière. Louisa baisse les stores des fenêtres, passe les plats et l’infirmière préside la table.

Je suis à côté de la jeune fille qui faisait l’autre jour, dans le hall, la lecture à sa mère. Elle s’appelle Paula Weigt ; elle mêle à la conversation banale des commencements de repas la note légère et fraîche de sa voix jeune que l’on s’étonne d’entendre ici.

Elle a fait une belle course matinale alors que sa mère dormait encore. Elle dit sa course. Elle a acheté des fleurs et des journaux sur la place Saint François, au bout du grand pont qui domine une partie de la ville. Elle a vu des étudiants en casquette blanche et des étudiantes en béret de velours. À la rue de Bourg, chez un libraire, elle a feuilleté un Édouard Rod et elle a mangé des gâteaux chez Mursine.

Un gros monsieur, qui a une conjonctivite, fait un parallèle entre les cigares suisses et les cigares français. Il ne fume que les hollandais et compte en passer une boîte à la douane.

Paula me demande : « Vous n’êtes pas sorti ce matin ? »

— Je suis resté très tard au lit.

— Vous êtes donc paresseux ?

— Trop paresseux, par force, mais je remonterai jusqu’à la cathédrale cette après-midi.

— Vous aimez beaucoup cette promenade ?

— Elle est originale, fatigante et triste. Elle commence sur la place du Vieux-Marché ; des escaliers de bois, couverts, grimpent dans l’entre-deux grisaille des maisons ouvrières, étroites et basses, aux volets pleins plantés dans des gonds rouillés. Aux rampes vermoulues des balcons grimpent des tiges de géraniums falots et, à des plein-pieds, des ruelles sales, pavées de gros cailloux prennent naissance, tandis que les immeubles lézardés — ceux des coins — abritent des filles.

Des marmots grouillent qui cherchent les pentes et glissent dans l’intervalle des passages où l’on heurte les résidus des baquets renversés.

Mais, là-haut, sur le plateau aux terrasses mortes, il y a ce grand poids d’église gothique qui efface toute la montée de misère. C’est une solitude qui domine, c’est un cloître ouvert sur la montagne, sur la ville et sur le ciel.

Je ne vois pas la fumée, mais je compte presque les toits étalés. J’aime les toits, les toits gris, les toits rouges, les toits dorés d’usure, les toits pointus dont les ardoises ont l’air de siffler et les toits plats, de briques, qui semblent des lits de soleil !

Le déjeuner continue ; Louisa ramasse la cuillère qu’une jeune femme, qui aide son mari à manger, a laissé tomber !

Ma voisine connaît ce couple. C’est un nouveau ménage riche qui vient de Nice ; l’homme a perdu la vue à la suite d’une fièvre typhoïde et l’on essaie de lui rendre un peu de clarté.

Je regarde…

L’aveugle a le courage de sourire à sa femme qu’il sent près de lui et qu’il ne voit plus.

On apporte le dessert.

Je reprends, pour Paula :

— … et petit à petit, les toits se confondent dans la tombée du jour ; ce n’est plus qu’un manteau immense et brun jeté sur les maisons. Sous la balustrade, où je m’appuie, un grand trou noir se dessine, tandis que les points de lumière des lampes électriques, éclairées en bas, semblent une poignée d’anémiques étoiles jetées au hasard des rues par une miraculeuse main.

Quand je tourne le dos à la ville étendue, je retrouve la cathédrale muette et tout à coup monstrueuse. La ligne des flèches et la courbe des vitraux se sont évanouies. Il n’y a plus de statues saintes dans les niches ; il n’y a pour mes yeux que de hautes pierres drapées d’ombre dans le creux des murs immenses inondés de calme et d’hiver.

Alors je suis égaré, j’ai la volupté de m’imaginer à jamais perdu et je m’ensevelis mentalement contre l’église ancienne qui n’a plus de cloches.

Maintenant, le déjeuner est terminé ; on se lève. Il y a la marche des pensionnaires vers leur chambre. L’aveugle s’appuie sur sa femme ; une dame vieille et timide qui n’a pas dit un mot pendant le repas, va demander un renseignement à l’infirmière. Paula me tend la main, va rejoindre sa mère et le monsieur qui a une conjonctivite sort devant moi, en se tournant à demi, pour m’offrir un cigare que je vais fumer dans le hall où il y a de larges fauteuils d’osier clair et une grande baie derrière laquelle est une cour où chantent, mollement, une guitare et une voix d’italien.


À l’Hôpital des Petits Aveugles.



Sœur Madeline comme vos petits aveugles ont l’air heureux ! Je les regarde depuis un moment, ils portent les couleurs de la joie sur le visage ; ils jouent entre eux sans se voir et l’on dirait qu’ils obéissent à des pensées communes.

Voyez, voyez ces deux qui courent et se rattrapent !… On peut donc être des enfants vivants avec des yeux morts ? Voyez, ils ont chaud comme des fruits ; ils mûrissent. On peut donc mûrir sans voir le soleil, sœur Madeline ?

Et moi qui sens que le soleil se cache et ne l’ai pas encore tout à fait perdu, pourquoi suis-je triste, triste et fané sur moi-même ?

Ô sœur Madeline, ne pourriez-vous me prendre avec vos enfants, me refaire petit en étouffant mes yeux, m’apprendre à jouer avec les pensées des autres, à lire avec les doigts sur les minces claviers ?

Dites, dites, c’est bon alors d’être petit et d’être aveugle ? Ils ne verront jamais la misère, la misère laide et noire que je vois, que j’aurai vue ?

C’est gris tout le temps devant eux ? Vous ont-ils conté comment c’était gris ? Moi, il me semble que ce doit être argenté ainsi que de la brume et sans nuage ; sans nuage, sœur Madeline, sans nuage, la mer morte au crépuscule, la mer hollandaise…

En navire sous le même ciel ! Ils vont en navire toute la vie ! ils marchent, marchent… non ils ne marchent pas, on les pousse, ma sœur, devant eux, ce devant eux sans transition, sans lumière autre que le gris, le gris d’argent, l’éternelle lampe grise !

Aucune voile qui tache l’horizon, aucun pavillon qui bat l’air devant eux. Pas de détresses, de signaux, d’autres routes ; rien… rien, le calme immense des regards enfermés, éteints…

Il n’y a qu’un rocher : c’est eux et ils ne s’y heurtent pas, parce qu’ils ne savent pas la peine, l’autre peine, celle du autour de soi.

Que viendraient faire alors des vagues, des vagues colorées de souffrance, de névrose, d’abîmement, des vagues qu’ils ne comprendraient pas tant ils sont éloignés de nous !


16 Novembre.



Avec Paula, nous sommes restés seuls, dans le salon, après le déjeuner. C’était la première fois.

Mes désirs des veilles bousculaient mon cœur. Tout revenait innombrable et délicieux : son visage, et sa taille souple, sa causerie et sa voix !

L’air était chaud dans la pièce ; il flambait du bois résineux dans la cheminée d’angle et le jour craintif passait dans la transparence bleue des rideaux joints.

Elle brodait, silencieuse, ouatée d’ombre… Elle avait un mouvement de musique dans les cheveux et dans les doigts ; un jeu de ruban se mêlait au jeu des boucles et le fil continuait la descente et la montée de l’aiguille sur la toile dessinée.

Elle avait l’harmonieuse inquiétude de me savoir près d’elle, amoureux et rôdeur.

Elle posa son ouvrage pour soulever un coin de rideau qui couchait trop de clarté. Une table bougea. En se retournant, les bras encore levés, elle me vit les mains devant elle.

Ses yeux ensevelirent, sous les cils, l’émotion de la crainte et du petit espoir.

— Je vous attendais.

Elle regarda si la porte était fermée, si un frisson dans les tapis ou sur les meubles ne la trahissait pas ; toute tremblante de mon geste qui l’envahissait, elle se pencha sur mon épaule, à peine, et nous nous trouvâmes contre la fenêtre, devant la nudité des premiers plans et la perspective inégale et polychrome des fonds.

— Nous irons là-bas, voulez-vous ?… Ici il me semble que l’amour ne pourrait pas vivre. Le mal, le doute, la pitié l’étoufferaient, et il ne faut pas. Nous irons là-bas, voulez-vous ? Voyez comme il y a de la lumière…

Et doucement résolue, elle a répondu presque pieuse :

— Nous irons demain.


17 Novembre



Il a neigé.

Toute la forêt de Sauvablin est blanche, rousse et verte. Le soleil fait un mélange harmonieux de couleurs qu’il fond. Au seuil des pentes, qui dominent orgueilleusement les loins de brume, des enfants se lugent adroitement, en décrivant la fine courbe des contours. La géométrie, tracée sur le tableau blanc de la terre avec la craie noire de l’acier qui marque, est capricieuse et folle et nous suivons le jeu des lignes.

En remontant vers le cœur des chênes et des sapins nous nous serrons et nous mettons notre rapprochement sur le compte de l’hiver.

Il fait froid. Dans les allées où la lumière ne vient que de la porte ouverte des branches courbées au loin, nos pas languissent et nos mains se joignent.

Nous cherchons des mots pour nous mieux persuader de nos désirs.

En me penchant, ma bouche effleure des cheveux et de la fourrure et sur la joue fraîche de Paula elle s’abandonne doucement.

Des feuilles tombent, sur nous, la musique délicate de leur vie morte et il en est deux qui tourbillonnent, longuement curieuses, devant notre amour.

— Marchons… nous ne sommes pas sages…

Le bois est sillonné d’étroits chemins comme vers une crèche. Il y a des voix qui s’approchent et trois par trois, se donnant la main, nous voyons s’avancer de petits aveugles.

Je reconnais sœur Madeline.

Paula murmure :

— Les pauvres petits !

Et j’ai de la peine en pensant que cette charité pourrait être un peu pour moi.

— Regardez-les !

— Je les ai vus souvent déjà ! Leurs yeux sont tout le temps levés ! Ils semblent attendre la communion de la lumière.

Les petits aveugles chantent maintenant une villanelle qui essaye de rythmer leurs pas et, sous la grande voûte de la forêt, ces accords grêles font un écho original et lamentable.

— Bonjour, sœur Madeline !

De petits infirmes tournent la tête instinctivement, mais sans arrêter leur chant et la mesure de leur promenade.

Et nous les voyons s’éloigner à la file, suite de petites trinités douloureuses, inconscientes de leur misère et de la peine qu’elles laissent après elles.

Nous reprenons aussi notre course et nos doigts qui se sont rapprochés servent avec notre tendresse le grand vide de notre pitié.

— Sommes-nous encore loin ?

— Je vois les petits chalets couverts de vignes rouges.

— Nous allons pouvoir nous reposer un peu. Vous devez être lasse ?

— Mais non ! Croyez-vous qu’il ne sera point trop tard pour revenir à la Clinique, si nous nous arrêtons ?

Un grand feu brûle dans la salle de la crémerie où nous sommes entrés.

Des servantes blondes, en bonnet, circulent avec des plateaux posés sur leurs mains ouvertes, dans l’intervalle des petites tables serrées, couvertes de nappes.

Il y a la vapeur claire et bonne du lait chaud qui monte des pots de porcelaine brune rangés parmi les tasses.

— Deux thés !

Nous mangeons avec appétit des tranches de pain doré couvertes de beurre et Paula est toute joyeuse de ce goûter en tête-à-tête.

Des anglaises regardent de notre côté.

La pensée d’être prise pour une dame amuse mon amie et elle se sert avec assurance une nouvelle tasse du breuvage qui est devenu trop fort.

Les servantes passent toujours avec de la bienvenue sur les lèvres, dans les yeux, sur l’épanouissement rose de leur visage.

Il y a la caissière qui suit, de la hauteur de sa chaise posée derrière le large comptoir, le mouvement un peu diminué des gens qui sortent, qui entrent, qui cherchent un bon coin, qui font des choix parmi la crémeuse multitude des gâteaux arrangés, comme des jardins, sur le brillant des compotiers.

On entend le bruit métallique de la monnaie que l’on rend et le merci gracieux des pourboires.

Le cosmopolitisme des conversations se répand en un bourdonnement sourd, hâché de petits cris et d’éclats de rire. Des pensionnaires font le tapage de toutes leurs dents, tandis que la maîtresse de pension, méthodique, indifférente, lit son Topfer.

Un allemand mange gloutonnement des sandwichs et commande coup sur coup des chopes de bière.

Paula se gante lentement avec l’air de savourer encore la douceur de se trouver très deux, au milieu de beaucoup d’autres, dans ce petit chalet de bois clair, amusant comme ces maisons de poupée que l’on rapporte d’ici et dans lesquelles ont passé les âmes fondantes des montagnes et des Robinsons.

Dehors, en face la forêt qui finit, le grand espace qui découvre l’agglomération des petites stations d’eaux et des villages français, appuyés aux rives du Léman, s’embue et nous prenons le chemin que trace le soir.


Aix-en-Provence,
Ier décembre.



Mon cher ami,


Quel grand silence depuis treize jours ! Je n’ai plus de directes nouvelles de vos yeux et de votre cœur. J’ai vu votre mère pour avoir des premières, mais les autres, celles que je ne puis avoir que de vous ?

Vous ne tenez plus vos promesses !

Et le mot quotidien que je devais recevoir ? Le docteur Bornant vous a-t-il défendu complètement d’écrire, ou êtes-vous paresseux, ou m’oubliez-vous ?

Je suis toute triste ce matin. J’imagine un tas de folies que je laisse croître en moi. Elles m’envahissent et j’ai des papillons mélancoliques qui tourbillonnent entre vous et ma pensée.

Je crains de n’être plus seule avec votre amour ! Si j’avais pu vous suivre !

Vous ne me dites pas tout ce que je comprends ! Qu’est-ce que c’est que cette jeune fille avec laquelle vous faites des promenades et ne parlez pas de moi ?

Les habitudes du pays ? Je n’y crois pas aux habitudes, et puis je suis d’ici, moi, je ne peux changer d’un coup, et me faire à la vie, à votre vie de là-bas !

Oui, je suis jalouse, jalouse, vous savez cela et vous faites exprès de me faire souffrir.

Vous êtes méchant pour votre Resey abandonnée !

Je suis triste et l’hiver, qui me ressemble, se joint à moi !

Dehors il y a les arbres nus et les allées désertes qui sont encore des visions de tendresses finies.

Qu’est-ce que cela me fait que la cour de la maison ait un visage délicieux de vieille pierre, qu’il y ait un bassin, un jet d’eau et un Éros frileux puisque j’y suis lamentable et que rien ne m’empêche de me croire seule !

Le temps a fait pour votre amour ce que le mistral a fait pour les feuilles ; il a tout chassé devant lui et il n’y a plus l’empreinte de nos pas dans le vide qui reste !

Revenez vite dire à votre Resey qu’elle a mal rêvé !

Maintenant vous n’avez besoin que de continuer un régime appris. Vous verrez comme je serai une bonne petite infirmière. Je roulerai des bandes de toile, je préparerai des compresses chaudes pour vos yeux et je vous ferai la lecture ! Vous verrez, vous verrez ! Je mettrai un joli tablier blanc et vous croirez être encore à la Clinique.

Seulement ce sera une clinique dans laquelle il n’y aura qu’un malade et il sera mieux soigné ! On lui permettra le soleil, et on lui permettra aussi d’aimer tout le temps, s’il est sage !

Revenez vite ! Vous verrez comme vous guérirez près de moi !

Alors le printemps sera de retour ; il n’y aura plus de chambre noire dans votre existence ; la chambre même du soir sera tapissée de la lumière de notre joie !

J’ai prié hier pour vous à Saint-Sauveur et je prierai encore demain à la messe de 7 heures.

Et je suis sûre que pendant que mon cœur à genoux évoque votre souvenir, vous ne pensez jamais à regarder le pauvre petit portrait de votre pauvre petite amie et à l’embrasser comme s’il devait vous répondre.

Votre désolée,
Resey.


14 décembre.



Après une troisième opération, le Docteur m’a ordonné de garder encore le lit. Les après-midi, à peine coupées des courtes visites de l’infirmière qui m’apporte mon courrier ou vient ranger la toile sur mes yeux, se suivent monotones. Quand je ne puis dormir, j’écoute les heures, les pas assourdis derrière ma porte, dans le couloir. Je songe à Paula et à Resey. Maintenant que j’ai conquis l’une, je m’en détache pour remonter vers l’autre, celle qui n’est point là et qui m’écrit.

Je m’en vais de mon cœur nouveau à mon cœur ancien. J’aime ce que je n’atteins pas directement, ce qui n’est pas en soumission d’âme, ce qui peut être encore mon désir ou l’orgueil d’une victoire à remporter.

Je mets devant mon imagination mes deux amies ; je jongle de leur confiance. Je les fais jalouses et tourmentées, méchantes et meurtries. Je les vois pleurer. Je les console en les trompant. J’écris à l’une en embrassant l’autre et je m’enfuis quand je suis à bout de l’énervement de mon jeu.

Si je m’exile dans mon mal, mon mal me torture. J’ai l’égoïsme trop court de la douleur seule. Je me remets à flot de la vie et je tourbillonne à m’en griser dans la foule qui passe, que je déteste, que j’injurie et qui affectionne mon masque, rien que mon masque : la figure d’enfant qui sourit doucement et que je prends, pour cacher à ceux qui m’approchent et pour me cacher à moi-même le grand fond de boue et d’angoisse qui m’enlise intérieurement.

Je me lève pour une heure, après deux jours de position allongée, afin de donner à Louisa le temps d’arranger mon lit.

Pendant qu’elle va et vient dans la chambre, soulevant le matelas, tirant les draps, et remontant l’oreiller, je lui serre la taille et je m’amuse à la faire rougir.

— Chut, monsieur, je suis pressée…

Je vais jusqu’au seuil de la porte regarder le mouvement des pensionnaires qui ne sont pas sortis par ce temps de pluie faisant ennuyeuse la rue, luisants les trottoirs, boueuse la chaussée, où sur les rails humides les tramways patinent, où sur la glace des devantures il y a le crêpe gris des fragiles buées.

Paula m’envoie un discret bonjour de la main ; l’infirmière fait sur les yeux des derniers opérés une tournée de pansements ; sous une lampe entourée d’un épais abat-jour vert l’aveugle de Nice, sa femme, le monsieur qui a une conjonctivite et deux dames âgées sont rangés en cercle et parlent en laissant de petits silences dans la suite pénible des conversations.

Je referme la porte ; j’embrasse Louisa qui a les mains embarrassées d’un broc et d’un baquet de zinc.

J’allume une cigarette qui traîne sur ma table parmi des horaires de trains, des livres, des paires de gants, des cravates et des brosses à habit.

Je demande à Louisa qui revient avec les ustensiles de toilette ruisselants d’eau :

— Qui habite l’étage au-dessus ? On a fait un vacarme épouvantable sur ma tête tout le jour !

— Ce sont des enfants qui jouent…

— C’est assommant…

— Le monsieur du 9 ne se plaint pas lui ! Il dit que ça fait de la vie ; ça le distrait… il n’y voit plus…

Louisa sort.

Je vais d’un fauteuil à une chaise. Je m’assieds, je me lève pour gagner du temps avant de me recoucher ; je marche de long en large sur le parquet qui brille, qui a sur sa face cirée les ombres étroites et longues des pieds des meubles.

On frappe de nouveau à la porte.

L’infirmière paraît.

— Comment vous n’êtes pas encore couché ? Je venais vous refaire le bandage… Dépêchez-vous, je vais revenir dans un instant…

Elle passe dans la chambre à côté pour soigner une dame que je n’ai jamais vue.

J’entends derrière la cloison légère quelques mots assourdis :

— Mais, mademoiselle, vous comprenez… je ne puis plus rester !… et mes enfants… mes enfants… ces pauvres petits… tant pis si je ne suis pas guérie… il faut que je parte…

Je prête encore l’oreille, mais je n’entends plus rien que le tremblement de la voix serrée qui retient des larmes et les petits pas pointus de l’infirmière qui revient.


20 décembre.



Cette après-midi, sur l’embarcadère d’Ouchy, tandis qu’un bateau venu d’Évian coupait le lac, Paula m’a montré des mouettes, mais je n’ai vu qu’une sorte de fumée glissant sur le ciel et se séparant à la manière des côtés d’un éventail qu’on ouvre !

Et cette futilité m’a été pénible, et je me suis trouvé très près et très loin de Paula tout à coup !

Notre promenade amoureuse ne s’est pas prolongée plus avant dans notre repos.

Je n’ai plus rien dit. Je me suis assis sur la rampe de pierre qui borde l’eau ; j’ai descendu mon regard dans cette eau ; mon regard n’a pu joindre sa profondeur et tout le temps je me suis miré dans une surface.

J’ai oublié la paix profonde des sapins, les murs ensanglantés de vignes vierges, toutes les petites stations du funiculaire qui m’a conduit au rendez-vous !

Le miroir m’a mis, dans un mouvement de lueurs, face à face avec l’image d’un autre coin d’une autre ville !

Ô l’eau qui bouge !

J’étais devant un port où des bateaux mouillaient, où les mâts, tels des bras levés, atteignaient le ciel ! Tous les quais étaient envahis d’une vibration d’étoffes violentes : pantalons bleus et calots rouges des portefaix, jupes vertes des vendeuses d’oranges ! Cous et mains rudes s’étalaient nus comme les visages et tandis que les premiers étaient courbés sous le poids des sacs de blés, les autres serraient les bras lisses des brouettes et des charretons !

Il y avait des marchands de poissons, de fruits mûrs et de coquillages.

Il y avait l’éclat des couteaux sur le brillant des écailles et la tache sombre des algues sur les planches dressées.

Ô l’eau qui bouge !

Au tombant des fenêtres, sur les façades rugueuses des maisons, des linges pendaient, soutenus par la tension des cordes ajustées aux espagnolettes ! Des femmes riaient, derrière les vitres sales, à des matelots de commerce attablés aux terrasses des bars, devant l’opale des absinthes, et des accordéons vibraient sous la pression des mains plissant et déplissant de la musique.

J’ai reconnu Marseille ! L’eau morte du Léman me renvoyait une image de vie violente, inaccoutumée, en opposition avec tout ce qui m’enveloppait : mal, langueur, brume, hôtels pour neurasthéniques et jardins en ordre.

Je me suis tout donné à cette fausse adaptation de ce miroir sur moi-même et je n’ai plus connu que la puissance momentanée de mes yeux !

Dans la lumière soudaine que reflétait cette pâle plaque d’eau, j’ai compté des navires et j’ai fait des voyages sans but !

J’ai sondé l’horizon, j’ai dénombré des îles, j’ai vu jusqu’aux yeux de la Vierge d’Or sur la colline de la Garde, et rien ne m’a échappé de l’espace ouvert, ni une barque lointaine, ni un phare sur la côte, ni un battement de drapeau dans le salut du vent !

J’ai vogué sous ma forme impassible, fixant démesurément un point du lac, jusqu’au moment où Paula s’est appuyée ardemment sur moi.

J’ai tourné la tête, j’ai senti que je devais avoir un air de sommeil sur la figure.

— À quoi pensais-tu, mon chéri ?

— Je pensais que j’avais des yeux plus beaux que les tiens, plus beaux que tous les yeux, des yeux infinis, des yeux qui ne mourraient jamais !

Il vint encore un bateau, des mouettes ; la planche, reliant le bord avec le quai, s’emplit de passagers cosmopolites venus de Villeneuve, de Montreux, de Vevey, d’une multitude de petites cités poitrinaires différentes de la ville grondante, tumultueuse, haute en couleur que je venais de revoir et dans laquelle Resey Charlin allait aussi lorsqu’Aix lui était trop lourd de silence et de méditation à porter sur le cœur.


Fin décembre.



J’ai trouvé un bouquet de roses dans ma chambre, un bouquet de roses rouges qui violentait l’air gris.

Je n’ai pas dit : ces fleurs sont belles, elles viennent du Midi et elles vont me parfumer ! J’ai pensé à la main de jeune fille qui les a posées ici, à la dérobée, avec dévotion, comme à l’autel d’un amour mort.

Car il est mort mon amour fragile qu’engendra le temps, le tourment des nerfs dans la maison de santé, le moment de solitude loin de la vérité du cœur !

Ces roses sont l’adieu tranquille et résigné de Paula Weigt qui est partie ce matin avec sa mère guérie…

Et je songe avec piété à cette petite fille, dont j’ai effeuillé voluptueusement les sensations, qui s’en va, semblant avoir échangé cette guérison, contre son intime douleur !


Lendemain.



Un à un, comme les jours, presque méthodiquement, les malades s’en vont que d’autres remplacent : mêmes espoirs, mêmes craintes, mêmes cas, mêmes chambres…

Hier les Weigt, aujourd’hui moi !

Le docteur Bornant m’a fait un dernier examen de la vue contre la lampe à gaz dans son cabinet ; il a écrit une ordonnance simple, m’a donné des conseils, des mesures à prendre… Il m’a permis de partir…

J’ai quitté la Clinique Val-Grand par un temps très froid et très gris. C’était le soir ; la neige qui était tombée tout le matin éclairait la forme des choses dans la nuit. La raie des trottoirs était bien marquée, la ligne des toits casquée de laine ; les sapins sur leurs bras en croix portaient l’immaculée légèreté des ouates du ciel. Une voiture attendait devant la porte ; le cocher se chauffait les mains à la lueur sourde des lanternes.

Louisa a aidé à monter la malle sur le siège. Je lui ai serré la main et donné des étrennes. Elle m’a dit doucement : « Merci, monsieur », comme si elle n’avait été autre chose, pour moi, qu’une fille d’hôtel.

On a fermé la porte. Le cheval a glissé sur ses fers, les roues ont écrasé un peu de boue blanche et la voiture s’est ébranlée dans un bruit de fouet et de petits cahots.

L’humidité embuait les vitres. Appuyé sur les coussins je n’ai pu discerner que les ombres de la rue se jouant sur les glaces levées.

J’ai reconnu le pont au roulement plus assuré et plus lourd de la voiture sur le bois.

Il y a eu un grand mouvement de clarté dans le véhicule lorsqu’il a tourné sur la place Saint-François.

Du bout de mes doigts j’ai essuyé les vitres. J’ai revu l’église fermée avec ses échafaudages coupant de carrés l’harmonie des clochers en pointe. La façade blanche de l’hôtel des Postes et celle de la banque cantonale ont vite fui et la nuit s’est encore faite à la descente des larges avenues solitaires et riches plantées de marronniers jusqu’à la gare.

L’infirmière m’attendait. Elle a pris mon billet et fait enregistrer mes bagages. Par la salle d’attente nous avons gagné le quai. Des machines ont esquissé une manœuvre et deux portions de train se sont jointes. Un homme d’équipe a passé vite en balançant une lanterne. J’ai quitté l’infirmière au seuil du wagon en la remerciant encore de ses attentions et de ses bontés.

— Soignez-vous bien ! Bon voyage…

Ses pas ont battu le trottoir et elle a glissé dans l’ombre…

J’ai pris ma place. Le bouquet de roses rouges de Paula, que j’ai emporté, se fane doucement et des feuilles sont éparses sur la banquette. Je fais une petite pluie en les chassant…

Il n’y a que deux personnes avec moi. Mes yeux suivent les formes et devinent des femmes. Je baisse de mon côté l’abat-jour et je coupe à moitié la lueur de la lampe de plafond.

Je pense déjà aux choses que je laisse et à celles qui vont les remplacer. J’ai des joies d’enfant à passer de bras en bras. Dans ma pensée j’établis un parallèle où il y a de la tendresse et de la peine de toutes parts.

Il vient le long tumulte des adieux aux départs… À la sortie de la gare le train écrase, dans le milieu du paysage, la montée de l’air, et la fumée de la locomotive, pareille au sang léger de l’espace, coule, sur la ligne des arbres, des villages éteints, des plaines fatiguées, la vaporeuse transparence de ses flocons que boivent ardemment la terre et la nuit.

Je ferme les yeux…


Sommeil.



Celui-là est mon frère qui chante dans la rue et qu’accompagne un petit enfant, et cet autre, accroupi sur les dernières marches du grand escalier de l’église, tendant la main et portant la pierre tombale d’un écriteau sur la poitrine, est mon frère aussi.

Je pense à la grande famille des aveugles ! Je voudrais la rassembler un jour pour voir si elle suffirait à peupler une ville.

Être chez soi, vivre dans la Cité des aveugles, tous pareils des yeux et n’avoir plus en soi la jalousie des vivants qui savent autre chose que la nuit !

Au long des rues nous pourrions nous heurter sans nous demander pardon, sans nous injurier, sans avoir honte, sachant bien que c’est entre nous, entre pareils que nous choquons nos allées et venues, nos pas craintifs et nos gestes de fous ; sachant que le bruit des bâtons qui tâtonnent à la montée et à la descente des trottoirs n’est pas un bruit qui dit qu’on va assommer.

La ville de l’ombre !

Elle sera à la frontière de l’éternité… Les habitants ne parleront que de la douceur et de la détresse qui mûrissent en eux.

Ils ne devront plus rien au reflet lumineux de la vie, au soleil et à l’automne ! Ils chanteront le crépuscule qui n’appartient ni au jour, ni au soir, le crépuscule des yeux qui ne labourent plus le champ de la lumière !

Ils ne diront pas aux plus jeunes : « Vous guérirez ! » Ils n’auront pas les mots de consolation vaine ; ils s’aimeront simplement dans cet autre monde, et ceux qui auront connu le soleil en parleront à ceux qui ne le connurent pas, comme des voyageurs racontent des paysages d’Italie.

Ô ces veillées d’aveugles contant et écoutant des histoires de clarté !

Je les vois… C’est dans une longue salle basse où il n’y a pas de lampe sur la table, ni de feu dans la cheminée. Contre les murs il y a des bancs d’école sur lesquels les aveugles sont assis. Il est des femmes, parmi eux, à qui des enfants et des hommes serrent doucement la main ; celles-là écoutent avidement celui qui cause et elles voient de l’amour dans la profondeur des mots.

Une voix frêle questionne :

— Maman, qu’est-ce que c’est que le soleil ?

Et ceux qui ne savent pas, rêvent…

Ils sont là, les aveugles de partout, ils sont entre eux et ils ont confiance.

Des doigts que l’adresse et l’habitude conduisent, font des petits travaux admirables et je songe à des abeilles.

Maintenant quelque chose d’heureux erre en la salle et les yeux morts rient !

Tous ces visages sont affreux de gaîté, mais ils ne le savent pas et ils continuent la joie qui plisse les traits et qui crispe les paupières.

Par la fenêtre, un long réseau de lune entre et voilà que toutes les têtes se tournent et cherchent à pénétrer plus avant dans le brouillard qui s’illumine un peu.

La lune glisse, l’ombre est revenue, les aveugles ont rêvé !

Et le sommeil tombe comme un poids de plus sur leurs yeux vagues pareils à cette heure aux yeux des vivants qui dorment aussi.


Pas à pas je rentre, à mon tour, dans la ville de l’ombre, mais je suis parmi les plus tristes qui ont connu le soleil !

DEUXIÈME PARTIE


Je sens que je vais m’évanouir ; dites-leur de m’emporter…

Stendhal.


Autre année.



Comme je l’attendais, elle est venue. Elle est venue en amante cruelle qui cache son couteau longtemps.

La mort des yeux n’avait pas, avec elle, l’autre mort, la grande, celle qui abrège tout. L’enfant est plus lâche que la mère ; en m’assassinant il n’a pas voulu que je m’en aille tout à fait.

Qu’est-ce que je suis ? Où vais-je ? Mes doigts sont mes yeux à présent, mais mes doigts ne savent que ma maison : l’alignement des portes, le poids des tentures, la forme des meubles. Où vais-je ! là il y a un peu de clarté qui submerge. Les fenêtres ! Oui, les fenêtres sans soleil, les trous blancs !

Je suis un papillon à la nuit, je cherche la lumière et j’ai des ailes, des ailes formidables qui buttent contre tout.

… J’ai fait tomber quelque chose ; j’ai heurté des débris de verre et je me suis coupé en les ramassant à tâtons pour connaître le vase que j’avais brisé.

Ma main est mouillée… c’est du sang… je ne le vois pas et j’ai moins mal.

Il y a une peur qui me torture ; je crains la laideur et j’ai peur d’être laid.

Dites-moi, mes yeux ?

Je me suis abîmé sur la froideur des glaces, des glaces muettes, des glaces éteintes. J’ai crié…

Si je n’ai plus d’expression dans le regard, si je suis immobile dans mes prunelles à quoi mon visage ressemble-t-il ? Mes yeux morts doivent me donner l’aspect d’un fou ou d’un agonisant.

Regardez-moi…

Non, ne me regardez pas, ne soyez pas des glaces, je sais, je sais, je dois avoir l’air ivre !


Mars, Mardi.



— Resey est-ce bien vous qui êtes près de moi ? Il me semble que depuis que je n’y vois plus je ne devais plus vous voir.

Voilà vos cheveux, voilà vos mains, voilà votre voix…

Êtes-vous bien assise ?

Prenez le grand fauteuil… Il doit être là, dans ce coin que je vous montre…

Je vous retrouve après un long voyage toute la même ; il n’y a guère que mes yeux qui ont vieilli !

Parlez-moi ! Je vous vois mieux quand vous me parlez.

— Je veux que vous ne souffriez pas… Il faut que votre vie soit une rue égale où il fait calme toujours. Nous promenons dans la rue et nous y promènerons si longtemps que vous ne penserez plus qu’il y a d’autres rues et que vous pourriez aller ailleurs.

Vous voulez-bien n’est-ce pas me promettre de m’aimer dans cette rue ?

— Comme ma rue vous sera monotone ! Il n’y aura pas de maisons et de fenêtres ouvertes, il n’y aura que des brumes et votre cœur prendra mal…

Comme vous m’en voudrez si un jour vous reconnaissez le soleil !

— Je ne reconnaîtrai pas le soleil qui vous a quitté ; il sera un indifférent que je verrai passer sans demander à le voir. Le soleil qui n’est pas pour tout le monde ne ressemble plus au soleil.

— Ma rue ! Je crois que nous n’y entendrons que le tintement des sons dans le creux des sébilles !

— Il y aura le bruit des cloches ! Les cloches, dans le soir, sonnent mieux parce qu’on ne les voit pas !

— Notre amour n’aura pas de couleur !

— Il sera intime comme la nuit…

— Vous aurez peur de toute cette ombre que je réfugierai près de vous.

— L’ombre tombe sur les mains mais ne les désunit pas.

— Je vous aime…

— Voulez-vous marcher un peu ?

— Dans ma rue ?

— Dans notre rue.

— Fermez les yeux… sentez lorsque l’on n’y voit pas comme pèsent sur la pensée les choses qui existent ! Il y a tant de vide devant les yeux morts, qu’étonné de ne point trouver une forme à chaque pas, on a la crainte d’être exilé de la vie ! On appelle, on crée… On se dit : là, il doit y avoir un meuble, et l’on s’appuie constamment sur son imagination ; quand elle est lasse, un moment on se laisse aller à la route et c’est lorsqu’on est confiant, habitué au large que l’on se heurte du front et que l’on ne se plaint pas parce ce que l’on a honte, près des autres, de s’être fait mal !…

Où sommes-nous ?

— Sur la terrasse du jardin. Il y a trois marches… Un… deux… trois…

— Je sens la terre.

— Il fait très doux. Les amandiers ont des fleurs.

— Je sens les arbres…

— Appuyez-vous mieux sur mon bras…

— Je m’appuie.

— Voyez, nous marchons bien maintenant ; vos pas sont sûrs.

— Je sens le jet d’eau…

— Il est devant nous. Vous le voyez ?

— Je le vois… Il monte… il a la nuance de mon regard…

— Appuyez-vous.

— Je vois encore le jet d’eau ; il est large comme l’horizon ; il danse… il danse n’est-ce pas ?

— Il a dansé.

— Je croyais qu’il dansait encore… Rentrons, je ne vois plus…

— Vous êtes fatigué ?

— Non… je me sens redevenir aveugle… je crois que nous sommes sortis de la rue… Rentrons…

— Il y a trois marches. Un… deux… trois…

— Un oiseau vient de passer… est-ce un oiseau ?

— C’est un oiseau.

— Vous me mentez… c’est peut-être une feuille dans du vent ?

— Il y avait une feuille aussi.

— Alors c’est la feuille que j’ai vue.

— Nous voilà dans la maison… votre mère n’est pas encore rentrée… je vais demander une lampe… voulez-vous que je vous fasse la lecture ?

— Vous êtes très bonne.

— Où sont les livres ?

— Ma mère a dû les ranger sur la table… Voulez-vous que je cherche ?

— Ne bougez pas je les trouverai…

— Les avez-vous ?

— J’ai le Rouet des Brumes

— Lisez…

— Quelle page ?

— Celle que vous tournerez.

— « … Je lis tes yeux, lui disait-elle, parfois, d’un air de somnambule, perdue en des songeries…

« Jan ne comprenait pas…

— « Tiens les voilà de plus près… » Et il en profitait pour rapprocher son visage, coller sa bouche ardente contre la bouche sensitive de Thérèse. »

« Celle-ci reculait, se refusait. Elle ne voulait que ses yeux. Elle recommençait à voyager dans ses yeux. C’étaient de l’eau indéfinie, les îles, les perroquets, les fruits sans noms… »


Jeudi



Les bibelots, les gravures, les étoffes, les livres, toutes les chères petites choses ; et les visages où l’on appuie son émotion quand on les a vus et compris ; et les arbres desquels on dit : comme ils sont grands, comme ils sont beaux ! et les maisons dans lesquelles on voudrait vivre sa vie parce que le regard y est entré avec la joie du soleil ; et les couleurs du temps qui sont l’harmonie, la peine et le reflet des âmes fragiles, tout cela comme c’est éteint !

Je repose sur un divan ce qui n’est pas ma fatigue, mais seulement le mensonge du sommeil qui me fait croire pareil aux vivants de la rue.

Je suis tout le soir, non tout le soir du songe, mais tout le soir du délire où l’on tient la main des enfants qui ont peur, parce que la crémaillère de la cheminée a tremblé sous le poids du vent, et parce qu’un cheveu de lune a taché de blanc un coin de la chambre.

Je suis tout le soir plus fort que le jour, le soir qui se continue sur lui-même et qui marche à pas lents sur ce même parcours ainsi que des chevaux de cérémonial.

Maintenant que j’ai fait le tour de moi-même, comme un gardien qui ne peut se délivrer, je regarde à travers les barreaux de la nuit l’espace que j’ai possédé et que je n’atteindrai plus.

Aix ! Aix !

Je suis en toi profondément, mais profondément comme sous la terre !

Tu es à présent la morte sans visage, que j’ai beaucoup aimée et dont je passe le souvenir au cou de ma pensée, ainsi qu’on passe un scapulaire.

Tes yeux, tes cheveux et tes rides ont fui dans l’au-delà de mon regard !

Je t’étreins dans ce vide solennel, parfumé d’âmes royales et de gestes d’Anjou !

Ma pensée s’échappe, mais mes yeux sont les boulets qui me rivent à la cellule, au préau et à la conciergerie.

Je dis mon âge. On ne me laisse point passer.

Je dis : Qu’est-ce que cela peut vous faire que je sois heureux ?

On ne m’écoute point et je refais lentement le tour de moi-même.

Je dis encore : laissez-moi libre un jour, une heure afin que je fasse des provisions de clartés pour longtemps, pour que celles-ci remplacent celles que j’épuise sans m’arrêter. Car j’épuise l’eau qui coule des figures et des paysages en moi. Je la bois avidement parce que je n’ai point encore pris l’habitude d’économiser, parce que je suis un aveugle nouveau.

Laissez-moi libre un jour, une heure, puis vous me renfermerez pour toujours mais avec du pain frais, avec du pain blanc dont je garderai soigneusement les miettes !


7 avril.



— Maman, Resey ne viendra-t-elle pas ce matin ?

— Non. Je t’ai dit qu’elle était souffrante encore et qu’elle resterait couchée aujourd’hui.

— Ce ne sera pas grave ?

— Je ne pense pas. Le docteur ne pourra se prononcer avant deux jours. Elle a de la fièvre…

— Tu iras prendre de ses nouvelles ?

— Tantôt.

— Je resterai seul ?

— Veux-tu sortir ?

— Non.

— Il fait beau…

— Pour moi le temps compte-t-il !

— Tu n’es pas raisonnable, mon petit. Tu guériras…

— Ma pauvre maman !…

— Je t’achèterai des violettes… Que veux-tu pour déjeuner ?… Je vais te mener au piano…

Je touche les notes, les sons me font placer les doigts. Maintenant je joue dans le silence de mes yeux !

C’est une Musette de Franck que ma mémoire appelle petit à petit. Je fais avancer un village et je fais tomber une nuit. Voici les cloches lentes, les cloches évanouies d’angelus et la musique frêle des pipeaux mêlée. Les motifs reviennent en un conte et c’est maintenant un décor simple qui s’étale devant moi comme devant une maison fermée, indifférente par sa forme, mais vivante de toute son âme enclose.

Je ne suis qu’avec la musique et mes doigts, sur le clavier, sont la main serrée que je lui donne pour ne pas encore la perdre.

Le piano pourrait me dire des histoires si je n’étais un livre moi-même et si j’avais encore du temps pour écouter après m’être lu.

Il pourrait me chanter l’émotion qu’une femme y appuya, l’énervante monotonie des leçons premières et plus près de moi les souvenirs chers : Resey, le soir, les lampes, les mélodies et les pages tournées…



Ma mère me portera des violettes ! Je respire déjà sa venue et je quitte le piano.

Je vais au pas, dans l’air de la maison familière dont j’ai mis la géométrie dans ma mémoire et que je ne heurte presque plus.

Je travaille dans l’ombre !

J’ajoute à des villes construites et que je ne peux plus voir, l’imaginative originalité de mes caprices. Je fais la pluie, je fais le beau temps, je fais les saisons, mais une pluie, un beau temps, des saisons individuels qui sont en opposition avec les véritables mouvements de la vie des autres !

Je suis moi-même et ne suis que moi pour assister à mon existence dans le long couloir de brume où il y a de petites lampes plus ou moins baissées, selon que l’huile est abondante ou rare de ma résignation.

Ma mère suit, dehors, les rues une à une et ne prendra la suivante que lorsqu’elle aura parcouru en entier celle où elle marche. Moi, je vais en même temps dans toutes les rues ; je sonne à toutes les maisons et je gravis tous les étages !

Je ne m’appuie plus aux rampes et je ne compte plus les escaliers, car je connais bien ce que je crée et que je parcours, sur place, de la vitesse profonde de ma vision enfermée.

Les musées ! les musées qui s’entassent ! J’ai dans ma tête et dans mon âme des musées que personne ne viendra voir !

J’ai des palais, des tableaux et des statues ! Je suis une vitrine aux glaces embuées qui recèle des boucles de cheveux, des empreintes de lèvres, des cœurs et des fleurs fanées !

Les musées ! Les musées !

Mes yeux morts, portes immobiles sur la façade de mon corps, n’auront personne qui viendra les regarder avec désir, en pensant qu’ils sont les gardiens jaloux des clartés de jadis conservées.

J’ai en moi précieusement le premier gisement d’une mine de lumière dont j’ai perdu le filon ! Et ma douleur qui creuse avidement la terre ne récolte que du charbon dont la poussière brune fane petit à petit mes musées !

Ô si comme devant moi, en moi il faisait sombre tout à coup pour toujours !

Faites, ô Vierge Marie, que je ne connaisse jamais les musées noirs !


Mardi 15 avril



L’état de Resey s’est aggravé. Cette lassitude bénigne est devenue enlisante. On m’a transmis à mots couverts les inquiétudes du docteur. La malade a un incessant degré anormal de fièvre ; elle est assoupie et ses nuits sont pleines de délire.

Je ne puis aller la voir. Il y a dix jours que Resey n’est venue se promener avec moi dans le jardin, m’aimer de près, me consoler et lire mes livres !

Ma mère déguise son inquiétude, mais, comme au bal on lève le masque un moment, son cœur éploré se découvre.

Elle va chaque jour aux nouvelles. Elle me quitte le plus et le moins qu’elle peut. De la fiancée au fils, elle fait le chemin de sa tendresse, ainsi qu’on suit avec soin deux fleurs, les plus chères d’une serre, à l’heure où elles fléchissent sur leur tige et où elles pleuvent leurs feuilles.

Je me couche avec incertitude et je languis ma peine chaque soir. La maison est sans bruit. Il semble que la vie ne doive plus faire d’écho et que la chambre où l’on attend avec un peu d’espoir est la sœur de la chambre lointaine où déjà l’on pleure.

Mes levers n’ont plus la même tristesse. Je ne souffre plus par moi ; on me fait souffrir et je suis l’infirme, à l’âme raffinée, qui s’est oublié dans la détresse des autres !

Ce matin, c’est ma mère qui m’éveille et je quitte ma chambre à son bras. La servante est sortie de bonne heure pour s’informer de la nuit de Resey.

Je m’impatiente déjà :

— La bonne n’est pas de retour ?

— Pas encore…

— À quoi songes-tu ?

— À rien… je prie…

— Maman, si Resey allait… partir ! Je sens des malheurs autour de ma vie. Il y a des mains qui vont, qui viennent, qui me volent ! Reste près de moi !

Du soleil doit monter du jardin, car devant mes yeux le gris est moins profond et de petites ombres s’y meuvent.

Il y a l’ironie d’une plus claire couleur au seuil de ma pensée plus triste.

Je suis impatient, je me lève en me faisant une rampe du dossier des chaises. Je vais jusqu’à la fenêtre appuyer, au dos de la vitre, la vision du fonds de mes yeux sur la vision du jardin que je ne distingue pas.

Le battement sonore du verre, sous mes doigts pliés, fait une petite musique orientale à laquelle se joint l’écho du bourdonnement d’un taon qui passe.

Je pense : Resey est derrière l’ombre grise, ce ne peut être la mort qui nous sépare, mais seulement mon regard endormi, les amandiers et le jet d’eau !

Mon imagination écarte deux branches : Je vois une figure pâle qui s’évanouit dans une pluie de feuilles…

Je bats encore la vitre… La vitre ne chante plus, la vitre pleure et il n’y a plus l’accord du taon.

— On vient de sonner ! maman, va vite !

— Ce doit être la bonne.

— Alors ?

— …

— Maman qu’est-ce que c’est ?

— …

— On m’a prié de dire à Madame que mademoiselle Resey était morte…


16 avril



La mère de Resey me mène. À tâtons j’entre dans la chambre. Je sens déjà l’odeur d’un cierge qui brûle. Je touche une barre de cuivre et je suis le contour du lit. Il y a de longs rideaux souples qui sont du brouillard sous mes doigts écartés, appuyés sur le vide.

Des fleurs sont couchées sur le drap ; le parfum des violettes s’enlise dans l’air lourd.

Je touche les perles d’une couronne et je rencontre la main de Resey, la petite main froide sur laquelle j’appuie ma pensée et mes yeux.

Je m’agenouille en gardant la main qui se laisse aller. Je pleure…

Dans un coin deux voix de femmes parlent bas. Des mots se choquent, doucement, comme des feuilles séchées qui se brisent.

— Pauvre petite… elle n’avait que vingt ans… hier, elle pensait à une robe qu’elle devait mettre dimanche…

Je suis abîmé. Je compte combien je vais être seul !

— Laissez-moi un moment encore…

Maintenant on a fermé les volets tout à fait et la rue et la lumière blotties contre eux doivent aussi avoir des sanglots.

J’écoute tout ce que je ne vois pas… J’écoute la lampe, j’écoute l’eau de la pierre enchâssée dans l’or de la bague restée au doigt de mon amie, j’écoute les visages dans l’ombre, j’écoute les glaces couvertes, j’écoute ma douleur !

— M’entends-tu ?

Je ne sais si tu es morte, tu es une aveugle à présent et nous nous cherchons !

M’entends-tu ?

Comme tu as les yeux fermés !

Reconnais-moi ! Je suis de la vie dans tes cheveux ! Ils bougent tes cheveux… Sont-ce mes mains qui les ont fait trembler, ou as-tu tourné la tête ?

M’entends-tu ?

Tu es toute froide, on dirait que tu es couchée dans de l’hiver !

Es-tu mieux contre moi ? Je voudrais que tu aies chaud dans ton sommeil !

M’entends-tu ?

J’essaye de te comprendre en te touchant…

Pourquoi ne respires-tu pas ? Mets tes yeux de mon côté !

Tu ne me sens pas ?

Ô comme tu es aveugle !



Chacun de mes pas croit n’être pas sûr. Mes bras levés qui hésitent semblent chasser la nuit. Je pousse une porte et mes mains sont tant absorbées à chercher des chemins qu’elles n’ont plus le temps de s’arrêter pour m’essuyer les yeux…


Mai, jeudi.



Je suis dans la salle à manger vers la cheminée, près du feu et la tiédeur qui monte m’engourdit avec l’air de me séparer de toute chose. La pendule tictonne doucement, méthodique, berceuse monotone, et semble régler le silence.

Je ne sais pas où je vais et je ne sais plus où je vis. Il y a des souvenirs qui glissent indistincts, des figures effacées qui tourbillonnent et je sens des doigts, des bouches et des tendresses de femmes qui n’osent me toucher, de peur de s’abîmer en me frôlant.

Je reste indifférent ; je n’ai pas de désirs, je crois que je n’ai plus de peine.

Cette descente de passé vivant qui s’achemine vers moi comme un pèlerinage à une ville morte me laisse tranquille infiniment. Je suis cette cité de pierres éteintes, de murs lézardés dans laquelle on vient ainsi qu’en un cimetière pour regarder, pour s’attendrir et pour ne pas vivre.

Il s’est passé, jadis, quelque chose dans ces ruines. Quoi ? On ne se souvient plus et l’on marche dans la poussière qui tombe des temps, en pensant que dans un moment on s’époussètera au soleil, on pourra rire et ne plus prier en soi.

Les villes mortes sont si vieilles et les cimetières si désolés qu’ils n’ont plus de cœur et je suis comme eux, et comme eux j’assiste, impassible, à ce défilé de voyageurs rapides qui font des visites de curiosité et de politesse.

Les uns sont venus en se bousculant pour ne pas rester seuls avec moi ; ils devaient avoir honte. Une dame, traînant une fillette que je n’avais vue, portait une voilette très épaisse sur le visage et des vêtements très amples qui la déformaient. La fillette a demandé : « Maman, qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui a les yeux tout blancs ? »

La dame a répondu : « C’est un aveugle » et j’ai reconnu la voix de Paula Weigt.

Il est passé des gens qui ont dit entre eux : « C’est fini, il n’y a plus rien à faire », et qui m’ont jeté un regard de pitié, comme on jette une poignée de terre sur une tombe.

Très loin, très loin, un tablier blanc faisait une tache claire dans le paysage indécis de ma pensée. Ce petit nuage tremblant tombait de la pluie d’âme et le chemin qui l’apportait se mouillait de sa tristesse, lentement.

Louisa, la servante, m’est apparue ; j’ai regardé sans oser penser à la nuit fiévreuse de la Clinique, à l’horreur des gestes…

Il est venu aussi l’infirmière douce qui me lisait mes lettres, et les malades, mes frères de Béthusy, dont quelques-uns comme moi n’étaient pas guéris.

Puis la marche des souvenirs s’est arrêtée brusquement. Il y avait une barrière qui semblait ne pouvoir être franchie. Le reste du passé est devenu, à force de se joindre contre l’obstacle, une multitude douloureuse de ne pouvoir s’écouler.

J’ai ouvert la porte, la porte la plus dérobée de la cité que je suis et il s’est abattu sur mon cœur l’armée à demi détruite, l’armée des fuyards de ma vie.

Elle est là, réfugiée un moment, celle qui a déserté mon amour. Toute la foule des journées, dans lesquelles s’éparpillaient mes sentiments d’attachement et de tendresse, chante un hymne de désolation. Ô comme la voix de Resey plane mortellement parmi ce chœur où il y a des larmes !

J’écoute… C’est une litanie profonde qui s’égrène, c’est une romance sans paroles dont l’harmonie seule dit le cours du temps. C’est le départ, ce sont les bras noués autour du cou, c’est la consolation et la promesse éternelle d’aimer. Voici ma petite maison d’Aix, les rues caillouteuses, la place des Prêcheurs silencieuse que je quitte. La gare est proche, il y a la voie lumineuse des rails dans la nuit, la lueur rouge des signaux et la sonnerie électrique des annonces de trains. Un coup de sifflet, une portière que l’on ferme brusquement, un envoi de baisers et un agitement de mouchoir…

Je suis loin déjà dans la nuit…

J’ai le visage de ma mère et celui de Resey qui m’accompagnent encore…

Quelle musique douce me suit et se transforme !

Voilà le chœur qui chante mon oubli, voici la sérénade joyeuse des amours frêles, les préludes éclatants de ma fatale nuit, voici l’abandon et voici la mort…



— Qui vient ?

Un bruit de pas coupe le silence de méditation qui m’enlace et me berce.

Dans la salle à manger on apporte une lampe. On range des assiettes sur la nappe et des verres choqués tintent doucement.

Est-il déjà si tard que l’on apprête la table pour le dîner ?

Ma mère me guide et me fait asseoir… Je n’entends plus le tic-tac du balancier de la pendule sur la cheminée, je n’entends plus que la vie qui marche, à nouveau, ironique, près de moi.


Lundi



Maman, ne pleure pas ; je ne souffre plus d’attendre le mal. Vois, je t’appartiens mieux aveugle !

Figure-toi que je suis petit, tout petit, que je ne connais pas la vie et que tu m’apprends à marcher. Il y a ta main que j’avais oubliée et que tu me redonnes. Elle est douce, ta main, douce comme tout, comme de la soie. Je sens qu’elle est un peu fanée, à sa chair moins ferme. Est-ce que tes mains ont des cheveux blancs ?

Maman, je te croirai toujours jeune maintenant que mes yeux ne te verront plus vieillir !

Ne pleure pas…

Je n’ai plus que ton amour, plus que le tien, celui des autres est parti.

Comme tu me tiédis dans l’hiver de mon âme ; tu es l’oreiller de ma nuit et je dors sur toi, paisible de toute ma confiance. Je couche mon cœur dans ton lit, contre ton cœur et je suis ton enfant. Mère, mon cœur est froid ! Mets-toi plus près, encore plus près, jusqu’à ce qu’il fasse chaud sur toute ma vie.

Ne me quitte pas, ne me quitte pas, tu sais que sans toi j’aurais peur à présent !

Mais non, je suis fou, de quoi aurais-je peur et qui viendrait me prendre ?

Les mains de Resey se sont disjointes, ses cheveux blonds se sont dénoués et j’ai brûlé toutes ses lettres.

Je suis vieux d’un amour passé. Pourquoi suis-je venu faire chanter mon âme à l’aube alors que j’entendais déjà le soir marcher sur moi ?

C’est mal, je n’aurais pas dû. Un aveugle doit demander une main pour le conduire et non un cœur pour l’adorer.


L’automne est en moi. Des feuilles qui sont des images de femmes tombent de l’arbre de mes pensées qui se secoue. Elles bruissent et s’attardent dans toutes mes allées qui sont veuves et traînent après elles des ombres qui semblent des crêpes très longs.

Maman, maman, il y a des baisers qui sont loin, remplace-les moi.

Tu es la meilleure, celle qui n’abandonne jamais. Je suis petit et tu me gardes.

Ne pleure pas…



Fin