La Mort des yeux/DEUXIÈME PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
Je sens que je vais m’évanouir ; dites-leur de m’emporter…
Comme je l’attendais, elle est venue. Elle est venue en amante cruelle qui cache son couteau longtemps.
La mort des yeux n’avait pas, avec elle, l’autre mort, la grande, celle qui abrège tout. L’enfant est plus lâche que la mère ; en m’assassinant il n’a pas voulu que je m’en aille tout à fait.
Qu’est-ce que je suis ? Où vais-je ? Mes doigts sont mes yeux à présent, mais mes doigts ne savent que ma maison : l’alignement des portes, le poids des tentures, la forme des meubles. Où vais-je ! là il y a un peu de clarté qui submerge. Les fenêtres ! Oui, les fenêtres sans soleil, les trous blancs !
Je suis un papillon à la nuit, je cherche la lumière et j’ai des ailes, des ailes formidables qui buttent contre tout.
… J’ai fait tomber quelque chose ; j’ai heurté des débris de verre et je me suis coupé en les ramassant à tâtons pour connaître le vase que j’avais brisé.
Ma main est mouillée… c’est du sang… je ne le vois pas et j’ai moins mal.
Il y a une peur qui me torture ; je crains la laideur et j’ai peur d’être laid.
Dites-moi, mes yeux ?
Je me suis abîmé sur la froideur des glaces, des glaces muettes, des glaces éteintes. J’ai crié…
Si je n’ai plus d’expression dans le regard, si je suis immobile dans mes prunelles à quoi mon visage ressemble-t-il ? Mes yeux morts doivent me donner l’aspect d’un fou ou d’un agonisant.
Regardez-moi…
Non, ne me regardez pas, ne soyez pas des glaces, je sais, je sais, je dois avoir l’air ivre !
— Resey est-ce bien vous qui êtes près de moi ? Il me semble que depuis que je n’y vois plus je ne devais plus vous voir.
Voilà vos cheveux, voilà vos mains, voilà votre voix…
Êtes-vous bien assise ?
Prenez le grand fauteuil… Il doit être là, dans ce coin que je vous montre…
Je vous retrouve après un long voyage toute la même ; il n’y a guère que mes yeux qui ont vieilli !
Parlez-moi ! Je vous vois mieux quand vous me parlez.
— Je veux que vous ne souffriez pas… Il faut que votre vie soit une rue égale où il fait calme toujours. Nous promenons dans la rue et nous y promènerons si longtemps que vous ne penserez plus qu’il y a d’autres rues et que vous pourriez aller ailleurs.
Vous voulez-bien n’est-ce pas me promettre de m’aimer dans cette rue ?
— Comme ma rue vous sera monotone ! Il n’y aura pas de maisons et de fenêtres ouvertes, il n’y aura que des brumes et votre cœur prendra mal…
Comme vous m’en voudrez si un jour vous reconnaissez le soleil !
— Je ne reconnaîtrai pas le soleil qui vous a quitté ; il sera un indifférent que je verrai passer sans demander à le voir. Le soleil qui n’est pas pour tout le monde ne ressemble plus au soleil.
— Ma rue ! Je crois que nous n’y entendrons que le tintement des sons dans le creux des sébilles !
— Il y aura le bruit des cloches ! Les cloches, dans le soir, sonnent mieux parce qu’on ne les voit pas !
— Notre amour n’aura pas de couleur !
— Il sera intime comme la nuit…
— Vous aurez peur de toute cette ombre que je réfugierai près de vous.
— L’ombre tombe sur les mains mais ne les désunit pas.
— Je vous aime…
— Voulez-vous marcher un peu ?
— Dans ma rue ?
— Dans notre rue.
— Fermez les yeux… sentez lorsque l’on n’y voit pas comme pèsent sur la pensée les choses qui existent ! Il y a tant de vide devant les yeux morts, qu’étonné de ne point trouver une forme à chaque pas, on a la crainte d’être exilé de la vie ! On appelle, on crée… On se dit : là, il doit y avoir un meuble, et l’on s’appuie constamment sur son imagination ; quand elle est lasse, un moment on se laisse aller à la route et c’est lorsqu’on est confiant, habitué au large que l’on se heurte du front et que l’on ne se plaint pas parce ce que l’on a honte, près des autres, de s’être fait mal !…
Où sommes-nous ?
— Sur la terrasse du jardin. Il y a trois marches… Un… deux… trois…
— Je sens la terre.
— Il fait très doux. Les amandiers ont des fleurs.
— Je sens les arbres…
— Appuyez-vous mieux sur mon bras…
— Je m’appuie.
— Voyez, nous marchons bien maintenant ; vos pas sont sûrs.
— Je sens le jet d’eau…
— Il est devant nous. Vous le voyez ?
— Je le vois… Il monte… il a la nuance de mon regard…
— Appuyez-vous.
— Je vois encore le jet d’eau ; il est large comme l’horizon ; il danse… il danse n’est-ce pas ?
— Il a dansé.
— Je croyais qu’il dansait encore… Rentrons, je ne vois plus…
— Vous êtes fatigué ?
— Non… je me sens redevenir aveugle… je crois que nous sommes sortis de la rue… Rentrons…
— Il y a trois marches. Un… deux… trois…
— Un oiseau vient de passer… est-ce un oiseau ?
— C’est un oiseau.
— Vous me mentez… c’est peut-être une feuille dans du vent ?
— Il y avait une feuille aussi.
— Alors c’est la feuille que j’ai vue.
— Nous voilà dans la maison… votre mère n’est pas encore rentrée… je vais demander une lampe… voulez-vous que je vous fasse la lecture ?
— Vous êtes très bonne.
— Où sont les livres ?
— Ma mère a dû les ranger sur la table… Voulez-vous que je cherche ?
— Ne bougez pas je les trouverai…
— Les avez-vous ?
— J’ai le Rouet des Brumes…
— Lisez…
— Quelle page ?
— Celle que vous tournerez.
— « … Je lis tes yeux, lui disait-elle, parfois, d’un air de somnambule, perdue en des songeries…
« Jan ne comprenait pas…
— « Tiens les voilà de plus près… » Et il en profitait pour rapprocher son visage, coller sa bouche ardente contre la bouche sensitive de Thérèse. »
« Celle-ci reculait, se refusait. Elle ne voulait que ses yeux. Elle recommençait à voyager dans ses yeux. C’étaient de l’eau indéfinie, les îles, les perroquets, les fruits sans noms… »
Les bibelots, les gravures, les étoffes, les livres, toutes les chères petites choses ; et les visages où l’on appuie son émotion quand on les a vus et compris ; et les arbres desquels on dit : comme ils sont grands, comme ils sont beaux ! et les maisons dans lesquelles on voudrait vivre sa vie parce que le regard y est entré avec la joie du soleil ; et les couleurs du temps qui sont l’harmonie, la peine et le reflet des âmes fragiles, tout cela comme c’est éteint !
Je repose sur un divan ce qui n’est pas ma fatigue, mais seulement le mensonge du sommeil qui me fait croire pareil aux vivants de la rue.
Je suis tout le soir, non tout le soir du songe, mais tout le soir du délire où l’on tient la main des enfants qui ont peur, parce que la crémaillère de la cheminée a tremblé sous le poids du vent, et parce qu’un cheveu de lune a taché de blanc un coin de la chambre.
Je suis tout le soir plus fort que le jour, le soir qui se continue sur lui-même et qui marche à pas lents sur ce même parcours ainsi que des chevaux de cérémonial.
Maintenant que j’ai fait le tour de moi-même, comme un gardien qui ne peut se délivrer, je regarde à travers les barreaux de la nuit l’espace que j’ai possédé et que je n’atteindrai plus.
Aix ! Aix !
Je suis en toi profondément, mais profondément comme sous la terre !
Tu es à présent la morte sans visage, que j’ai beaucoup aimée et dont je passe le souvenir au cou de ma pensée, ainsi qu’on passe un scapulaire.
Tes yeux, tes cheveux et tes rides ont fui dans l’au-delà de mon regard !
Je t’étreins dans ce vide solennel, parfumé d’âmes royales et de gestes d’Anjou !
Ma pensée s’échappe, mais mes yeux sont les boulets qui me rivent à la cellule, au préau et à la conciergerie.
Je dis mon âge. On ne me laisse point passer.
Je dis : Qu’est-ce que cela peut vous faire que je sois heureux ?
On ne m’écoute point et je refais lentement le tour de moi-même.
Je dis encore : laissez-moi libre un jour, une heure afin que je fasse des provisions de clartés pour longtemps, pour que celles-ci remplacent celles que j’épuise sans m’arrêter. Car j’épuise l’eau qui coule des figures et des paysages en moi. Je la bois avidement parce que je n’ai point encore pris l’habitude d’économiser, parce que je suis un aveugle nouveau.
Laissez-moi libre un jour, une heure, puis vous me renfermerez pour toujours mais avec du pain frais, avec du pain blanc dont je garderai soigneusement les miettes !
— Maman, Resey ne viendra-t-elle pas ce matin ?
— Non. Je t’ai dit qu’elle était souffrante encore et qu’elle resterait couchée aujourd’hui.
— Ce ne sera pas grave ?
— Je ne pense pas. Le docteur ne pourra se prononcer avant deux jours. Elle a de la fièvre…
— Tu iras prendre de ses nouvelles ?
— Tantôt.
— Je resterai seul ?
— Veux-tu sortir ?
— Non.
— Il fait beau…
— Pour moi le temps compte-t-il !
— Tu n’es pas raisonnable, mon petit. Tu guériras…
— Ma pauvre maman !…
— Je t’achèterai des violettes… Que veux-tu pour déjeuner ?… Je vais te mener au piano…
Je touche les notes, les sons me font placer les doigts. Maintenant je joue dans le silence de mes yeux !
C’est une Musette de Franck que ma mémoire appelle petit à petit. Je fais avancer un village et je fais tomber une nuit. Voici les cloches lentes, les cloches évanouies d’angelus et la musique frêle des pipeaux mêlée. Les motifs reviennent en un conte et c’est maintenant un décor simple qui s’étale devant moi comme devant une maison fermée, indifférente par sa forme, mais vivante de toute son âme enclose.
Je ne suis qu’avec la musique et mes doigts, sur le clavier, sont la main serrée que je lui donne pour ne pas encore la perdre.
Le piano pourrait me dire des histoires si je n’étais un livre moi-même et si j’avais encore du temps pour écouter après m’être lu.
Il pourrait me chanter l’émotion qu’une femme y appuya, l’énervante monotonie des leçons premières et plus près de moi les souvenirs chers : Resey, le soir, les lampes, les mélodies et les pages tournées…
Ma mère me portera des violettes ! Je respire déjà sa venue et je quitte le piano.
Je vais au pas, dans l’air de la maison familière dont j’ai mis la géométrie dans ma mémoire et que je ne heurte presque plus.
Je travaille dans l’ombre !
J’ajoute à des villes construites et que je ne peux plus voir, l’imaginative originalité de mes caprices. Je fais la pluie, je fais le beau temps, je fais les saisons, mais une pluie, un beau temps, des saisons individuels qui sont en opposition avec les véritables mouvements de la vie des autres !
Je suis moi-même et ne suis que moi pour assister à mon existence dans le long couloir de brume où il y a de petites lampes plus ou moins baissées, selon que l’huile est abondante ou rare de ma résignation.
Ma mère suit, dehors, les rues une à une et ne prendra la suivante que lorsqu’elle aura parcouru en entier celle où elle marche. Moi, je vais en même temps dans toutes les rues ; je sonne à toutes les maisons et je gravis tous les étages !
Je ne m’appuie plus aux rampes et je ne compte plus les escaliers, car je connais bien ce que je crée et que je parcours, sur place, de la vitesse profonde de ma vision enfermée.
Les musées ! les musées qui s’entassent ! J’ai dans ma tête et dans mon âme des musées que personne ne viendra voir !
J’ai des palais, des tableaux et des statues ! Je suis une vitrine aux glaces embuées qui recèle des boucles de cheveux, des empreintes de lèvres, des cœurs et des fleurs fanées !
Les musées ! Les musées !
Mes yeux morts, portes immobiles sur la façade de mon corps, n’auront personne qui viendra les regarder avec désir, en pensant qu’ils sont les gardiens jaloux des clartés de jadis conservées.
J’ai en moi précieusement le premier gisement d’une mine de lumière dont j’ai perdu le filon ! Et ma douleur qui creuse avidement la terre ne récolte que du charbon dont la poussière brune fane petit à petit mes musées !
Ô si comme devant moi, en moi il faisait sombre tout à coup pour toujours !
Faites, ô Vierge Marie, que je ne connaisse jamais les musées noirs !
L’état de Resey s’est aggravé. Cette lassitude bénigne est devenue enlisante. On m’a transmis à mots couverts les inquiétudes du docteur. La malade a un incessant degré anormal de fièvre ; elle est assoupie et ses nuits sont pleines de délire.
Je ne puis aller la voir. Il y a dix jours que Resey n’est venue se promener avec moi dans le jardin, m’aimer de près, me consoler et lire mes livres !
Ma mère déguise son inquiétude, mais, comme au bal on lève le masque un moment, son cœur éploré se découvre.
Elle va chaque jour aux nouvelles. Elle me quitte le plus et le moins qu’elle peut. De la fiancée au fils, elle fait le chemin de sa tendresse, ainsi qu’on suit avec soin deux fleurs, les plus chères d’une serre, à l’heure où elles fléchissent sur leur tige et où elles pleuvent leurs feuilles.
Je me couche avec incertitude et je languis ma peine chaque soir. La maison est sans bruit. Il semble que la vie ne doive plus faire d’écho et que la chambre où l’on attend avec un peu d’espoir est la sœur de la chambre lointaine où déjà l’on pleure.
Mes levers n’ont plus la même tristesse. Je ne souffre plus par moi ; on me fait souffrir et je suis l’infirme, à l’âme raffinée, qui s’est oublié dans la détresse des autres !
Ce matin, c’est ma mère qui m’éveille et je quitte ma chambre à son bras. La servante est sortie de bonne heure pour s’informer de la nuit de Resey.
Je m’impatiente déjà :
— La bonne n’est pas de retour ?
— Pas encore…
— À quoi songes-tu ?
— À rien… je prie…
— Maman, si Resey allait… partir ! Je sens des malheurs autour de ma vie. Il y a des mains qui vont, qui viennent, qui me volent ! Reste près de moi !
Du soleil doit monter du jardin, car devant mes yeux le gris est moins profond et de petites ombres s’y meuvent.
Il y a l’ironie d’une plus claire couleur au seuil de ma pensée plus triste.
Je suis impatient, je me lève en me faisant une rampe du dossier des chaises. Je vais jusqu’à la fenêtre appuyer, au dos de la vitre, la vision du fonds de mes yeux sur la vision du jardin que je ne distingue pas.
Le battement sonore du verre, sous mes doigts pliés, fait une petite musique orientale à laquelle se joint l’écho du bourdonnement d’un taon qui passe.
Je pense : Resey est derrière l’ombre grise, ce ne peut être la mort qui nous sépare, mais seulement mon regard endormi, les amandiers et le jet d’eau !
Mon imagination écarte deux branches : Je vois une figure pâle qui s’évanouit dans une pluie de feuilles…
Je bats encore la vitre… La vitre ne chante plus, la vitre pleure et il n’y a plus l’accord du taon.
— On vient de sonner ! maman, va vite !
— Ce doit être la bonne.
— Alors ?
— …
— Maman qu’est-ce que c’est ?
— …
— On m’a prié de dire à Madame que mademoiselle Resey était morte…
La mère de Resey me mène. À tâtons j’entre dans la chambre. Je sens déjà l’odeur d’un cierge qui brûle. Je touche une barre de cuivre et je suis le contour du lit. Il y a de longs rideaux souples qui sont du brouillard sous mes doigts écartés, appuyés sur le vide.
Des fleurs sont couchées sur le drap ; le parfum des violettes s’enlise dans l’air lourd.
Je touche les perles d’une couronne et je rencontre la main de Resey, la petite main froide sur laquelle j’appuie ma pensée et mes yeux.
Je m’agenouille en gardant la main qui se laisse aller. Je pleure…
Dans un coin deux voix de femmes parlent bas. Des mots se choquent, doucement, comme des feuilles séchées qui se brisent.
— Pauvre petite… elle n’avait que vingt ans… hier, elle pensait à une robe qu’elle devait mettre dimanche…
Je suis abîmé. Je compte combien je vais être seul !
— Laissez-moi un moment encore…
Maintenant on a fermé les volets tout à fait et la rue et la lumière blotties contre eux doivent aussi avoir des sanglots.
J’écoute tout ce que je ne vois pas… J’écoute la lampe, j’écoute l’eau de la pierre enchâssée dans l’or de la bague restée au doigt de mon amie, j’écoute les visages dans l’ombre, j’écoute les glaces couvertes, j’écoute ma douleur !
— M’entends-tu ?
Je ne sais si tu es morte, tu es une aveugle à présent et nous nous cherchons !
M’entends-tu ?
Comme tu as les yeux fermés !
Reconnais-moi ! Je suis de la vie dans tes cheveux ! Ils bougent tes cheveux… Sont-ce mes mains qui les ont fait trembler, ou as-tu tourné la tête ?
M’entends-tu ?
Tu es toute froide, on dirait que tu es couchée dans de l’hiver !
Es-tu mieux contre moi ? Je voudrais que tu aies chaud dans ton sommeil !
M’entends-tu ?
J’essaye de te comprendre en te touchant…
Pourquoi ne respires-tu pas ? Mets tes yeux de mon côté !
Tu ne me sens pas ?
Ô comme tu es aveugle !
Chacun de mes pas croit n’être pas sûr. Mes bras levés qui hésitent semblent chasser la nuit. Je pousse une porte et mes mains sont tant absorbées à chercher des chemins qu’elles n’ont plus le temps de s’arrêter pour m’essuyer les yeux…
Je suis dans la salle à manger vers la cheminée, près du feu et la tiédeur qui monte m’engourdit avec l’air de me séparer de toute chose. La pendule tictonne doucement, méthodique, berceuse monotone, et semble régler le silence.
Je ne sais pas où je vais et je ne sais plus où je vis. Il y a des souvenirs qui glissent indistincts, des figures effacées qui tourbillonnent et je sens des doigts, des bouches et des tendresses de femmes qui n’osent me toucher, de peur de s’abîmer en me frôlant.
Je reste indifférent ; je n’ai pas de désirs, je crois que je n’ai plus de peine.
Cette descente de passé vivant qui s’achemine vers moi comme un pèlerinage à une ville morte me laisse tranquille infiniment. Je suis cette cité de pierres éteintes, de murs lézardés dans laquelle on vient ainsi qu’en un cimetière pour regarder, pour s’attendrir et pour ne pas vivre.
Il s’est passé, jadis, quelque chose dans ces ruines. Quoi ? On ne se souvient plus et l’on marche dans la poussière qui tombe des temps, en pensant que dans un moment on s’époussètera au soleil, on pourra rire et ne plus prier en soi.
Les villes mortes sont si vieilles et les cimetières si désolés qu’ils n’ont plus de cœur et je suis comme eux, et comme eux j’assiste, impassible, à ce défilé de voyageurs rapides qui font des visites de curiosité et de politesse.
Les uns sont venus en se bousculant pour ne pas rester seuls avec moi ; ils devaient avoir honte. Une dame, traînant une fillette que je n’avais vue, portait une voilette très épaisse sur le visage et des vêtements très amples qui la déformaient. La fillette a demandé : « Maman, qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui a les yeux tout blancs ? »
La dame a répondu : « C’est un aveugle » et j’ai reconnu la voix de Paula Weigt.
Il est passé des gens qui ont dit entre eux : « C’est fini, il n’y a plus rien à faire », et qui m’ont jeté un regard de pitié, comme on jette une poignée de terre sur une tombe.
Très loin, très loin, un tablier blanc faisait une tache claire dans le paysage indécis de ma pensée. Ce petit nuage tremblant tombait de la pluie d’âme et le chemin qui l’apportait se mouillait de sa tristesse, lentement.
Louisa, la servante, m’est apparue ; j’ai regardé sans oser penser à la nuit fiévreuse de la Clinique, à l’horreur des gestes…
Il est venu aussi l’infirmière douce qui me lisait mes lettres, et les malades, mes frères de Béthusy, dont quelques-uns comme moi n’étaient pas guéris.
Puis la marche des souvenirs s’est arrêtée brusquement. Il y avait une barrière qui semblait ne pouvoir être franchie. Le reste du passé est devenu, à force de se joindre contre l’obstacle, une multitude douloureuse de ne pouvoir s’écouler.
J’ai ouvert la porte, la porte la plus dérobée de la cité que je suis et il s’est abattu sur mon cœur l’armée à demi détruite, l’armée des fuyards de ma vie.
Elle est là, réfugiée un moment, celle qui a déserté mon amour. Toute la foule des journées, dans lesquelles s’éparpillaient mes sentiments d’attachement et de tendresse, chante un hymne de désolation. Ô comme la voix de Resey plane mortellement parmi ce chœur où il y a des larmes !
J’écoute… C’est une litanie profonde qui s’égrène, c’est une romance sans paroles dont l’harmonie seule dit le cours du temps. C’est le départ, ce sont les bras noués autour du cou, c’est la consolation et la promesse éternelle d’aimer. Voici ma petite maison d’Aix, les rues caillouteuses, la place des Prêcheurs silencieuse que je quitte. La gare est proche, il y a la voie lumineuse des rails dans la nuit, la lueur rouge des signaux et la sonnerie électrique des annonces de trains. Un coup de sifflet, une portière que l’on ferme brusquement, un envoi de baisers et un agitement de mouchoir…
Je suis loin déjà dans la nuit…
J’ai le visage de ma mère et celui de Resey qui m’accompagnent encore…
Quelle musique douce me suit et se transforme !
Voilà le chœur qui chante mon oubli, voici la sérénade joyeuse des amours frêles, les préludes éclatants de ma fatale nuit, voici l’abandon et voici la mort…
— Qui vient ?
Un bruit de pas coupe le silence de méditation qui m’enlace et me berce.
Dans la salle à manger on apporte une lampe. On range des assiettes sur la nappe et des verres choqués tintent doucement.
Est-il déjà si tard que l’on apprête la table pour le dîner ?
Ma mère me guide et me fait asseoir… Je n’entends plus le tic-tac du balancier de la pendule sur la cheminée, je n’entends plus que la vie qui marche, à nouveau, ironique, près de moi.
Maman, ne pleure pas ; je ne souffre plus d’attendre le mal. Vois, je t’appartiens mieux aveugle !
Figure-toi que je suis petit, tout petit, que je ne connais pas la vie et que tu m’apprends à marcher. Il y a ta main que j’avais oubliée et que tu me redonnes. Elle est douce, ta main, douce comme tout, comme de la soie. Je sens qu’elle est un peu fanée, à sa chair moins ferme. Est-ce que tes mains ont des cheveux blancs ?
Maman, je te croirai toujours jeune maintenant que mes yeux ne te verront plus vieillir !
Ne pleure pas…
Je n’ai plus que ton amour, plus que le tien, celui des autres est parti.
Comme tu me tiédis dans l’hiver de mon âme ; tu es l’oreiller de ma nuit et je dors sur toi, paisible de toute ma confiance. Je couche mon cœur dans ton lit, contre ton cœur et je suis ton enfant. Mère, mon cœur est froid ! Mets-toi plus près, encore plus près, jusqu’à ce qu’il fasse chaud sur toute ma vie.
Ne me quitte pas, ne me quitte pas, tu sais que sans toi j’aurais peur à présent !
Mais non, je suis fou, de quoi aurais-je peur et qui viendrait me prendre ?
Les mains de Resey se sont disjointes, ses cheveux blonds se sont dénoués et j’ai brûlé toutes ses lettres.
Je suis vieux d’un amour passé. Pourquoi suis-je venu faire chanter mon âme à l’aube alors que j’entendais déjà le soir marcher sur moi ?
C’est mal, je n’aurais pas dû. Un aveugle doit demander une main pour le conduire et non un cœur pour l’adorer.
L’automne est en moi. Des feuilles qui sont des images de femmes tombent de l’arbre de mes pensées qui se secoue. Elles bruissent et s’attardent dans toutes mes allées qui sont veuves et traînent après elles des ombres qui semblent des crêpes très longs.
Maman, maman, il y a des baisers qui sont loin, remplace-les moi.
Tu es la meilleure, celle qui n’abandonne jamais. Je suis petit et tu me gardes.
Ne pleure pas…