La Mort de notre chère France en Orient/45

Calmann-Lévy (p. 235-238).


XLV

LETTRE DU COMMANDANT DEFORGE.


Le Bouscat-Bordeaux, 22 février 1920.
Cher et Illustre Maître,

Votre profonde connaissance des choses d’Orient devrait être prise en sérieuse considération par notre Gouvernement. Notre intérêt, comme vous le dites dans vos articles de l’Œuvre, sinon le droit et la justice, nous commande de traiter les Turcs avec douceur et avec sympathie. Et les raisons en sont de mille sortes. De tous les Orientaux, c’est le plus probe, le plus loyal, le plus fidèle à la France. Tous les poilus de l’armée d’Orient sont là pour l’attester et j’en ai interrogé plusieurs sur ce sujet alors que je commandais le dépôt d’infanterie d’Angoulême. Tous détestent le levantin : Grec, Juif, Arménien, etc… Seul le Turc compte pour eux. Ils disent de lui : « C’est un homme et non un mercanti. » Car le mercanti a fleuri avec plus d’éclat encore que chez nous sur les bords du Vardar et sur les rives de la Corne d’Or.

Tous les Français qui ont, comme vous, vécu avant la guerre chez les Ottomans, sont de votre avis. Tout dernièrement, en avril 1919, mon fils, officier à l’armée d’Orient, a vu Salonique et Constantinople. Il m’a confirmé tout ce que j’avais appris par mes enquêtes. Il a eu lui-même maintes fois la preuve de la sympathie que le Turc éprouve pour nous, et entre autres faits probants, il m’a cité celui-ci : Un jour qu’agacé par des enfants qui s’obstinaient à se placer devant son appareil photographique, il leur intimait l’ordre de s’écarter, un petit garçon lui a dit en pur français : « Photographiez-nous, monsieur, vous aurez ainsi le portrait de plusieurs petits Ottomans qui aiment la France. »

Notre influence séculaire, qui gêne les Britanniques, va disparaître, si le Gouvernement n’y prend garde, et nos sujets musulmans ne comprendront pas notre attitude. Leur loyalisme s’en ressentira. Pour laisser pleine liberté à l’Angleterre, nous aurons préparé la ruine de notre commerce dans le Levant et créé des ferments de désaffection chez nos concitoyens de nos colonies africaines. Je dis : concitoyens, anticipant sur ce que, j’espère, une Chambre bien inspirée doit faire, en donnant à tous ceux qui peinèrent, qui souffrirent pour la grande Cause, les droits de citoyen français.

Continuez, cher Maître, votre propagande. Vous travaillez pour la Patrie, pour la plus grande France. Une de vos admiratrices de l’île Maurice (notre Alsace-Lorraine de l’Océan Indien) me parle souvent de vous et de votre amour pour la probe et loyale Turquie. Je dirai même la libérale Turquie.

Quoi de plus libéral en effet que d’avoir permis à toutes les nationalités chrétiennes de vivre au sein de l’Empire, chacune avec un statut spécial !

Jamais en France, ni en Angleterre, rien n’a été fait de pareil. Au contraire les Dragonnades en France, les persécutions des catholiques en Angleterre en sont la preuve. Et si l’on ose parler des Massacres d’Arménie, que l’Angleterre n’oublie pas l’exécution du Canadien français Riel et le sort fait à des millions d’Irlandais morts, non sous les balles, mais de faim et de misère. Et encore est-il bien sûr qu’il y ait eu autant d’Arméniens massacrés, et la question sentimentale ne déguiserait-elle pas des visées politiques et impérialistes !

Agréez, cher Maître…

Signé : COMMANDANT DEFORGE.