La Mort de notre chère France en Orient/34


XXXIV

LETTRE D’UNE MÈRE DONT LE FILS
EST TOMBÉ AUX DARDANELLES


Courbevoie (Seine), 26 janvier 1920.
Monsieur,

Votre appel si émouvant en faveur des Turcs m’a rappelé un article d’avant la guerre de M. Herriot, où il était dit en substance que si les Turcs étaient chassés d’Europe, la civilisa­tion disparaîtrait avec eux.

La guerre infâme que nous venons de subir m’a pris mon unique enfant, parti aux Darda­nelles en 1915. J’ai gardé jusqu’à ce jour la conviction qu’il avait été fait prisonnier par les Turcs et l’espoir que je le reverrai. Ceci est mon soutien.

Mais le but de ma lettre est surtout de vous faire connaître les réflexions de l’officier qui me reçut au bureau des renseignements des prisonniers de guerre.

Lui ayant manifesté mon étonnement au sujet du silence complet fait autour des prisonniers restés entre les mains des Turcs, voici quelle fut sa réponse : « Nous savons fort bien qu’ils ne traitent pas mal les prisonniers, surtout les Français, car la France n’a jamais rompu complètement avec la Turquie. » Comme je lui faisais remarquer que ceux qui ont des leurs là-bas seraient soulagés s’ils connaissaient la vérité, il me répliqua : « Oh ! madame, vous êtes naïve de croire que nous puissions avouer que des prisonniers sont bien traités. »

Sans commentaires, allais-je dire, mais je ne pus m’empêcher de m’indigner contre cette façon d’entretenir la haine et le mensonge entre les peuples, afin de pouvoir faire la guerre, et j’ajoutai que l’expédition des Dardanelles était une honte pour la France, un vrai jeu de massacres d’hommes sacrifiés à l’avance. Qui donc vengera toutes ces infamies ?

J’ai vu bon nombre de ces enfants échappés à cette horreur. Ils m’ont certifié avoir vu des Turcs panser et renvoyer ensuite dans leurs rangs de pauvres petits tombés entre leurs mains. Où j’habite il y a une famille turque, braves gens, dont les enfants sont tombés sur le front français, et qui ont souffert de toutes les tracasseries de la foule idiote. À la face de ces inconscients, j’ai embrassé un de leurs enfants, jeune homme de quinze à seize ans, en disant : « Voici ma vengeance, j’embrasse mon enfant dans le vôtre. »

Signé : CHARLOTTE POITEVIN.