La Mort de notre chère France en Orient/26

Calmann-Lévy (p. 175-177).


XXVI

LETTRE OUVERTE DE M. ABEL HERMANT
À PIERRE LOTI


Les Turcs aiment l’ami d’Aziyadé, non seule­ment parce qu’il les aime, mais parce qu’il les comprend et qu’il les estime. Vous avez le cou­rage de votre affection, et vous n’avez cessé de les défendre, même quand ces pauvres égarés ont tiré l’épée contre nous. Vous l’avez pu faire en toute conscience et sans manquer au patrio­tisme le plus jaloux. Vous aviez le droit de publier, puisque c’était la vérité, que, seuls de tous nos ennemis, ils étaient loyaux, chevale­resques, généreux et ne violaient pas les lois de la guerre. Votre témoignage a été confirmé par celui de tous les soldats qui ont fait les campagnes d’Orient. Aujourd’hui, vous les défendez encore, vous les plaignez : qui sait si votre sentiment ne serait pas la meilleure des politiques ? Bien des politiciens le croient. Ce peuple du moins doit savoir que Loti ne l’a pas abandonné, et il n’est point ingrat : je doute que ce soit lui qui ait effacé votre nom et proscrit votre souvenir.

Qui que ce soit, pardonnez, souriez et consolez-vous. Personne au monde n’a le pouvoir de rompre les liens subtils de l’amitié que vous avez nouée avec le merveilleux Orient. On aura beau gratter sur les murs les caractères qui signifient votre nom mortel, vous ne sauriez plus être absent, ni des cimetières en pente de Scutari, ni d’Eyoub, ni des rives de la Corne d’Or, ni des jardins du vieux sérail. Vous errez autour des murs, vous êtes debout sur les tours carrées, fendues par le canon de Mahomet II, vous buvez l’eau de la fontaine qui est devant la porte de la Félicité. Dans les ruelles de Stamboul on rencontrera toujours le fantôme vagabond et mélancolique de Loti, à la recherche d’un autre fantôme.

ABEL HERMANT.


Réponse de Pierre Loti à la lettre précédente.
Cher Monsieur,

Vous m’apprenez que mon nom a été enlevé des murs de mon cher Stamboul ; si cette petite nouvelle est exacte, croyez bien que l’idée ne me vient même pas d’accuser les Turcs ; non, les auteurs tout désignés de cette mesquinerie sont les Grecs, n’en doutez pas, ça leur ressemble trop ; c’est eux qui, à peine en possession de Salonique, s’étaient hâtés de faire disparaître tout ce qui pouvait perpétuer notre souvenir, tout ce qui était écrit en français, les enseignes des magasins et les noms des rues. N’en doutez pas, c’est eux qui de connivence avec nos autres bons alliés les Anglais procèdent rageusement dans les rues de Stamboul à une épuration analogue.

PIERRE LOTI.